René Char – Georges Mounin

René Char et son chat. Céreste (Alpes-de-Haute-Provence), septembre 1941.

Je lis en ce moment avec intérêt la Correspondance 1943-1988 (Édition Gallimard, 2020) entre René Char et son premier exégète, Georges Mounin (de son vrai nom, Louis Leboucher 1910-1993).

À l’automne 1938, les deux hommes se rencontrent à L’Isle-sur-Sorgue (Vaucluse), ville natale du poète, où Louis Leboucher, militant communiste depuis 1934, a été nommé comme instituteur.

Les deux hommes se sentent proches pendant la guerre. Louis Leboucher a été affecté, à ce moment-là, à l’école primaire supérieure de La Tour-du-Pin (Isère) et leur échange de lettres est abondant malgré la clandestinité dans laquelle vit le résistant René Char et les dangers qu’il court. À la demande de celui-ci, il héberge le poète Gilbert Lély (1904-1985), futur éditeur et biographe du marquis de Sade, menacé par les lois antijuives. Plus tard, il cherche un abri pour la belle-mère du poète, madame Goldstein, elle aussi menacée.

À la fin de la guerre, l’ essai de Georges Mounin, Avez-vous lu Char?, paraît chez Gallimard (Collection Les Essais n°XXII) le 30 septembre 1946. Le recueil de René Char Feuillets d’Hypnos est publié chez le même éditeur le 24 mai 1946. L’oeuvre du poète de l’Isle-sur-Sorgue est reconnue dès lors à sa véritable place.

Leur amitié souffre plus tard, car Louis Leboucher reste longtemps un communiste stalinien fidèle à la ligne de Parti. De 1946 à 1958, il est professeur d’italien à l’École normale d’instituteurs d’Aix-en Provence. Il fait lire à Char Umberto Saba, dont il introduit la poésie en France, puis Eugenio Montale. Il se consacre à la linguistique à partir de 1958 et enseigne la linguistique générale et la sémiologie à l’université de Provence de 1961 à 1976.

La biographie de Georges Mounin peut être consultée dans le précieux Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social (Le Maitron) Mounin Georges, pseudonyme de Leboucher Louis, Julien. Né le 20 juin 1910 à Vieux-Rouen-sur-Bresle (Seine-Inférieure). Professeur; linguiste; membre du Parti communiste (1933-1980).

(Notice rédigé par Nicole Racine, version mise en ligne le 30 novembre 2010, dernière modification le 30 novembre 2010.)

https://maitron.fr/spip.php?article123388

J’ai été un peu surpris par un passage de la lettre de Char à Mounin du 2 février 1945:

«Avez-vous lu L’Éternelle Revue. Il y a un admirable poème de Prévert: Complainte de Vincent, qui m’émeut beaucoup.» (page 130)

L’Éternelle Revue (1944-1945) est une revue créée dans la clandestinité par Paul Éluard. Elle sera dirigée par Louis Parrot («Une revue qui est de son temps comme on est d’un parti. Une revue qui est française comme on est universel ». 6 numéros seront publiés, dont 1 double, en 5 livraisons du n° 1 (décembre 1944) au n° 5-6 (avril 1946). Le poème de Prévert se trouve justement dans le premier numéro.

Amaury Nauroy, qui a établi l’édition de la Correspondance, précise en note: «Il n’est pas surprenant que le poème l’ait touché (ne serait-ce que ces vers: «L’enfant nue toute seule sans âge/ Regarde le pauvre Vincent/ Foudroyé par son propre orage.»

Jacques Prévert n’est plus aujourd’hui un poète à la mode. Beaucoup de ses poèmes sont un peu datés. Mais, Complainte de Vincent est un beau poème. Il évoque le séjour de quatorze mois de Van Gogh à Arles. Le peintre y arrive le 20 février 1888, après avoir passé deux ans à Paris. Il est à la recherche de chaleur, de lumière, de couleurs. Le 23 octobre, Paul Gauguin arrive à Arles. Les deux hommes vivent et peignent ensemble pendant deux mois. Le 23 décembre, sous le coup d’une violente crise, probablement signe précurseur de sa maladie, Van Gogh se tranche le lobe de l’oreille gauche. Après une seconde crise, en février 1889, il se fait volontairement interner à l’hôpital psychiatrique de Saint-Rémy-de-Provence le 8 mai 1889. Il mourra le 29 juillet 1890 à Auvers-sur-Oise (Val d’Oise).

Complainte de Vincent (Jacques Prévert)
À Paul Éluard
À Arles où roule le Rhône
Dans l’atroce lumière de midi
Un homme de phosphore et de sang
Pousse une obsédante plainte
Comme une femme qui fait son enfant
Et le linge devient rouge
Et l’homme s’enfuit en hurlant
Pourchassé par le soleil
Un soleil d’un jaune strident
Au bordel tout près du Rhône
L’homme arrive comme un roi mage
Avec son absurde présent
Il a le regard bleu et doux
Le vrai regard lucide et fou
De ceux qui donnent tout à la vie
De ceux qui ne sont pas jaloux
Et montre à la pauvre enfant
Son oreille couchée dans le linge
Et elle pleure sans rien comprendre
Songeant à de tristes présages
L’affreux et tendre coquillage
Où les plaintes de l’amour mort
Et les voix inhumaines de l’art
Se mêlent aux murmures de la mer
Et vont mourir sur le carrelage
Dans la chambre où l’édredon rouge
D’un rouge soudain éclatant
Mélange ce rouge si rouge
Au sang bien plus rouge encore
De Vincent à demi mort
Et sage comme l’image même
De la misère et de l’amour
L’enfant nue toute seule sans âge
Regarde le pauvre Vincent
Foudroyé par son propre orage
Qui s’écroule sur le carreau
Couché dans son plus beau tableau
Et l’orage s’en va calmé indifférent
En roulant devant lui ses grands tonneaux de sang
L’éblouissant orage du génie de Vincent
Et Vincent reste là dormant rêvant râlant
Et le soleil au-dessus du bordel
Comme une orange folle dans un désert sans nom
Le soleil sur Arles
En hurlant tourne en rond.

Paroles, 1946.

Allée dans les environs d’Arles. (Vincent Van Gogh) 1888.

René Crevel – René Char

René Crevel (Man Ray) vers 1932.

Je viens de terminer la biographie de François Buot: Crevel. Grasset 1991.

Principales oeuvres de René Crevel:
1924 Détours. Éditions de la NRF.
1925 Mon corps et moi. Éditions du Sagittaire (Simon Kra).
1926 La Mort difficile. Simon Kra.
1927 Babylone. Simon Kra.
L’Esprit contre la raison. Éditions des Cahiers du sud.
1929 Êtes-vous fous? Éditions de la NRF.
1930 Paul Klee. Éditions de la NRF.
1931 Dali ou l’Antiobscurantisme. Éditions surréalistes chez José Corti.
1932 Le Clavecin de Diderot. Éditions surréalistes chez José Corti.
1933 Les pieds dans le plat. Éditions du Sagittaire (anciennes Éditions Simon Kra).
1989 Le Roman cassé. Éditions Jean-Jacques Pauvert.

En 1932, René Crevel comme André Breton, Paul Éluard et René Char, intègre l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires (AEAR, créée en France en mars 1932 par Paul Vaillant-Couturier), proche du parti communiste. Il participe très activement, dans ses dernières années, au combat antifasciste et particulièrement aux organisations qui portent secours aux victimes du fascisme comme le Secours Rouge ou le Comité Thaelmann. À cette époque, il est surtout proche de ses amis surréalistes Paul Éluard, René Char et Tristan Tzara.

Avant le début du Congrès international pour la défense de la culture, suscité par l’AEAR, et qui se tient du 21 au 25 juin 1935 à La Mutualité à Paris, René Crevel se suicide au gaz dans la nuit du 17 au 18 juin à 34 ans. Il ne laisse que ces mots sur un bristol: «Prière de m’incinérer. Dégoût.» Il n’est pas parvenu à concilier l’idéal surréaliste et les exigences de la lutte politique.

Maison de la Mutualité (Victor Lesage) 1930. 24 rue Saint-Victor. 75005-Paris.

On peut trouver deux beaux textes de René Char sur Crevel, son ami, dans ses Oeuvres complètes (Bibliothèque de la Pléiade. NRF. 1983)

Le pas ouvert de René Crevel

Mais si les mots sont des bêches?

Alors la mort, en dessous, n’aura capté que ton écho.
Ta parole bouclée se confond toujours avec la vapeur exhalée par nos bouches
Quand l’hiver sème son givre sur nos manteaux.
L’esprit ne veut pas durcir comme pierre
Et lutte avec le limon qui l’entraîne à s’y essayer.
Mais le sommeil, le sommeil, est une bêche parcimonieuse.
Ô, qui veut partir, disparaisse dans la nuit que la douleur ne malmène plus!

La parole en archipel. 1952-60. Au-dessus du vent.

René Crevel

…Écrire sur Crevel signifierait que je puis me pencher de sang-froid sur son image, tirer à moi, du fond du temps, cette branche où des fleurs tardives vivaient en bonne intelligence avec des fruits bientôt sur leur automne, enfin lever ce qui n’appartient qu’à mon souvenir, cette haute écluse d’amitié qui ne me déçut jamais tant son ordre était sensible et sa fraîcheur à toute épreuve.
Je n’ai pu, depuis la mort de ce frère précieux, relire un seul de ses ouvrages. C’est dire combien je m’ennuie de lui, de l’éclat de sa présence, des conquêtes de sa pensée dont il était prodigue. C’est l’homme, parmi ceux que j’ai connus, qui donnait le mieux et le plus vite l’or de sa nature. Il ne partageait pas, il donnait. Sa main ruisselait de cadeaux optimistes, de gentillesses radicales qui vous mettaient les larmes aux yeux. Il s’en excusait car il n’aimait pas obliger. Il était courageux et fidèle, d’une bonne foi jamais relâchée. Il a lutté sa vie durant, sous les fausses apparences du papillon des trèfles, sans se dégrader dans les méandres et les clairs-obscurs de la lutte; lutté contre tout: contre ses microbes, contre l’héritage des siens, contre l’injustice des hommes, contre le mensonge qu’il avait en horreur, contre les besognes – tout en les accomplissant – auxquelles on voulait, les derniers temps, le plier sous prétexte de l’entraîner à je ne sais quelle abêtissante discipline. Mais comme cela est fréquent chez les natures désintéressées et généreuses, il ne croyait pas à son obstination, à son importance, à sa fermeté. Il ne s’est pas tué pour manquer l’heure ou la responsabilité d’un rendez-vous un peu plus lourd que les autres. Je puis m’en porter garant. Il n’était pas, lui, un voluptueux de vie maudite.

1948.

Recherche de la base et du sommet. III. Grands astreignants ou la conversation souveraine.

René Char

René Char. 1966.

Billets à Francis Curel

I

«… Je ne désire pas publier dans une revue les poèmes que je t’envoie. Le recueil d’où ils sont extraits, et auquel en dépit de l’adversité je travaille, pourrait avoir pour titre Seuls demeurent. Mais je te répète qu’ils resteront inédits, aussi longtemps qu’il ne se sera pas produit quelque chose qui retournera entièrement l’innommable situation dans laquelle nous sommes plongés. Mes raisons me sont dictées en partie par l’assez incroyable et détestable exhibitionnisme dont font preuve depuis le mois de juin 1940 trop d’intellectuels parmi ceux dont le nom jadis était précédé ou suivi d’un prestige bienfaisant, d’une assurance de solidité quand viendrait l’épreuve qu’il n’était pas difficile de prévoir… On peut être un agité, un déprimé, ou moralement un instable, et tenir à son honneur! Ce serait trop pénible.

Après le désastre, je n’ai pas eu le cœur de rentrer à Paris. À peine si je puis m’appliquer ici, dans un lointain que j’ai choisi, mais que je trouve encore trop à proximité des allées et venues des visages résignés à eux-mêmes et aux choses. Certes, il faut écrire des poèmes, tracer avec de l’encre silencieuse la fureur et les sanglots de notre humeur mortelle, mais tout ne doit pas se borner là. Ce serait dérisoirement insuffisant.

Je te recommande la prudence, la distance. Méfie-toi des fourmis satisfaites. Prends garde à ceux qui s’affirment rassurés parce qu’ils pactisent. Ce n’est pas toujours facile d’être intelligent et muet, contenu et révolté. Tu le sais mieux que personne. Regarde, en attendant, tourner les dernières roues sur la Sorgue. Mesure la longueur chantante de leur mousse. Calcule la résistance délabrée de leurs planches. Confie-toi à voix basse aux eaux sauvages que nous aimons. Ainsi tu seras préparé à la brutalité, notre brutalité qui va commencer à s’afficher hardiment. Est-ce la porte de notre fin obscure, demandais-tu? Non. Nous sommes dans l’inconcevable, mais avec des repères éblouissants.»

1941

II

“… Je veux n’oublier jamais que l’on m’a contraint – pour combien de temps? – à devenir un monstre de justice et d’intolérance, un simplificateur claquemuré, un personnage arctique qui se désintéresse du sort de quiconque ne se ligue pas avec lui pour abattre les chiens de l’enfer. Les rafles d’Israélites, les séances de scalp dans les commissariats, les raids terroristes des polices hitlériennes sur les villages ahuris, me soulèvent de terre, plaquent sur les gerçures de mon visage une gifle de fonte rouge. Quel hiver! Je patiente, quand je dors, dans un tombeau que des démons viennent fleurir de poignards et de bubons.
L’humour n’est plus mon sauveur. Ce qui m’accable, puis m’arrache de mes gonds, c’est qu’à l’intérieur de la nation écrêtée pourtant par les courants discordants suivis de pouvoirs falots et relativement débonnaires, – la répression de l’agitation ouvrière et les cruelles expéditions coloniales mises à part, dague que la haine de classes et la cupidité éternelle poussent par intervalles dans quelque chair au préalable excommuniée – puissent se compter si nombreux les individus méditants qui se rendent gaillardement à l’appeau du tortionnaire et s’enrôlent parmi ses légions. Quelle entreprise d’extermination dissimula moins ses buts que celle-ci? Je ne comprends pas, et si je comprends, ce que je touche est terrifiant. A cette échelle, notre globe ne serait plus, ce soir, que la boule d’un cri immense dans la gorge de l’infini écartelé. C’est possible et c’est impossible.»

1943

Recherche de la base et du sommet. Gallimard, 1955.

René Char – Georges de La Tour

Nicolas de Staël.
Composition sans titre pour René Char, 1952.

René Char a découvert en 1934 le peintre Georges de La Tour (1593-1652) lors d’une exposition à l’Orangerie (Les peintres de la réalité en France au XVII ème siècle). Ce peintre, méconnu alors, surgit dans son imaginaire. Un tableau, intitulé Le Prisonnier (ou Job raillé par sa femme. 1650? Musée départemental d’art ancien et contemporain d’Épinal), le marque particulièrement. Il en achète plusieurs reproductions. Il va l’accompagner pendant de nombreuses années.

Pendant la seconde guerre mondiale, le résistant Char avait fixé au mur de son P.C. à Céreste (Alpes-de-Haute-Provence) la reproduction de ce tableau.

Il consacre plusieurs écrits au peintre.

Dans les Feuillets d’Hypnos 178, il dialogue avec le tableau en l’impliquant dans le contexte de Seconde Guerre mondiale. Il y évoque les «ténèbres hitlériennes».

Le Prisonnier (ou Job raillé par sa femme).1620-50. Epinal, Musée départemental d’art ancien et contemporain.

178

La reproduction en couleur du Prisonnier de Georges de La Tour que j’ai piquée sur le mur de chaux de la pièce où je travaille, semble, avec le temps, réfléchir son sens dans notre condition. Elle serre le cœur mais combien désaltère! Depuis deux ans, pas un réfractaire qui n’ait, passant la porte, brûlé ses yeux aux preuves de cette chandelle. La femme explique, l’emmuré écoute. Les mots qui tombent de cette terrestre silhouette d’ange rouge sont des mots essentiels, des mots qui portent immédiatement secours. Au fond du cachot, les minutes de suif de la clarté tirent et diluent les traits de l’homme assis. Sa maigreur d’ortie sèche, je ne vois pas un souvenir pour la faire frissonner. L’écuelle est une ruine. Mais la robe gonflée emplit soudain tout le cachot. Le Verbe de la femme donne naissance à l’inespéré mieux que n’importe quelle aurore.
Reconnaissance à Georges de La Tour qui maîtrisa les ténèbres hitlériennes avec un dialogue d’êtres humains.

Feuillets d’Hypnos (1946), in Fureur et Mystère Poésie/Gallimard, 1967, p. 133.

Un autre texte de René Char, extrait aussi de Fureur et mystère, rend hommage à la Madeleine à la veilleuse.

Madeleine à la veilleuse (ou Madeleine Terff). vers 1642-44. Paris, Louvre.

MADELEINE A LA VEILLEUSE

par Georges de La Tour

Je voudrais aujourd’hui que l’herbe fût blanche pour fouler l’évidence de vous voir souffrir; je ne regarderais pas sous votre main si jeune, la forme dure, sans crépi de la mort. Un jour discrétionnaire, d’autres pourtant moins avides que moi, retireront votre chemise de toile, occuperont votre alcôve. Mais ils oublieront en partant de noyer la veilleuse et un peu d’huile se répandra par le poignard de la flamme sur l’impossible solution.

La Fontaine narrative, 1947, in Fureur et Mystère. Poésie/Gallimard, 1967, p. 215.

Dans Le Nu perdu , Char écrit un texte intitulé Justesse de Georges de La Tour. Il y fait allusion à des tableaux du peintre tels que Le tricheur ou Le vielleur.

Le tricheur à l’as de carreau (ou Le Tricheur Landry). 1635. Paris, Louvre.
Le Vielleur. 1631-36. Nantes, Musée des beaux-arts.

I

Justesse de Georges de La Tour

26 janvier 1966

L’unique condition pour ne pas battre en interminable retraite était d’entrer dans le cercle de la bougie, de s’y tenir, en ne cédant pas à la tentation de remplacer les ténèbres par le jour et leur éclair nourri par un terme inconstant.
٭

Il ouvre les yeux. C’est le jour, dit-on. Georges de La Tour sait que la brouette des maudits est partout en chemin avec son rusé contenu. Le véhicule s’est renversé. Le peintre en établit l’inventaire. Rien de ce qui infiniment appartient à la nuit et au suif brillant qui en exalte le lignage ne s’y trouve mélangé. Le tricheur, entre l’astuce et la candeur, la main au dos, tire un as de carreau de sa ceinture; des mendiants musiciens luttent, l’enjeu ne vaut guère plus que le couteau qui va frapper; la bonne aventure n’est pas le premier larcin d’une jeune bohémienne détournée; le joueur de vielle, syphilitique, aveugle, le cou flaqué d’écrouelles, chante un purgatoire inaudible. C’est le jour, l’exemplaire fontainier de nos maux. Georges de La Tour ne s’y est pas trompé.

Dans la pluie giboyeuse, in Le nu perdu 1964-1970 Poésie/Gallimard, 1978, p. 70.

Extrait d’un entretien de René Char avec Raymond Jean (Le Monde, 11 janvier 1969):

  • Pourquoi dans le texte central de Dans la pluie giboyeuse, avez-vous placé, côte à côte le peintre Georges de La Tour et le poème sur Albion?
  • Pour être celui, non qui édifie, mais qui inspire, il faut se placer dans une vérité que le temps ne cesse de fortifier et de confirmer. Georges de La Tour est cet homme-là. Baudelaire et lui ont des faiblesses mais pas des manques. Voilà qui les rend admirables. Georges de La Tour – ne souriez pas – est souvent mon Intercesseur auprès du mystère poétique, donc du mystère humain. Il n’y a pas d’auréole d’élu derrière la tête de ses sujets ni sur la sienne. Le peintre sait. Le peintre et l’homme. Je dis : sait, et non savait. Baudelaire également sait. Dieu et Satan sont chez lui tel le jour et la nuit chez de La Tour. Immense et juste allégorie ! C’est mortel, périssable, oui, mais c’est Imputrescible ! Capture de poète…
    Albion ? Permettez-moi d’affirmer que ce site, ce territoire superbe, étripé, empoisonné bientôt, couvert de crachats, démentiellement, pour des motifs sordides et sinistres, entre dans le contexte du Mal universel ; et si paradoxal que cela paraisse, il y a un exorcisme à lui opposer, point éloigné de celui que Georges de La Tour manie révolutionnairement, lorsqu’il peint Le Tricheur, ensuite Madeleine à la veilleuse, ou inversement.
  • Qu’entendez-vous par le dernier poème du livre et son titre Ni éternel, ni temporel?
  • J’aimerais disposer encore un peu de terre arable sur le rocher stimulant et obscur, avant de mourir. Ici mes intercesseurs sont des plus modestes : le corbeau et l’alouette. “

(Le plateau d’Albion a accueilli, de 1971 à 1996, les missiles qui constituaient une composante essentielle de la force de dissuasion nucléaire française. Les dix-huit silos à missiles et les deux postes de conduite de tir ont depuis été démantelés. Il y eut une vague de protestations lorsque l’installation des silos avait été soulevée en 1965-1966. L’Association pour la sauvegarde de la Haute-Provence avait organisé alors plusieurs manifestations, dont une à Fontaine-de-Vaucluse avec René Char, qui était l’auteur d’une affiche-poème emblématique, La Provence point Oméga.)


René Char – Albert Camus. L’éternité à Lourmarin.

René Char (dit Capitaine Alexandre) à Céreste en 1944.

L’éternité à Lourmarin, 1960.

( Le manuscrit de ce texte figure dans une lettre de René Char à Jean-Paul Samson, créateur de la revue Témoins, où il fut originellement publié en 1960. Il est repris en 1962 dans La Parole en archipel)

“Il n’ y a plus de ligne droite ni de route éclairée avec un être qui nous a quittés. Où s’étourdit notre affection? Cerne après cerne, s’il approche c’est pour aussitôt s’enfouir. Son visage parfois vient s’appliquer contre le nôtre, ne produisant qu’un éclair glacé. Le jour qui allongeait le bonheur entre lui et nous n’est nulle part. Toutes les parties — presque excessives — d’une présence se sont d’un coup disloquées. Routine de notre vigilance…

Pourtant cet être supprimé se tient dans quelque chose de rigide, de désert, d’essentiel en nous, où nos millénaires ensemble font juste l’épaisseur d’une paupière tirée.

Avec celui que nous aimons, nous avons cessé de parler, et ce n’est pas le silence. Qu’en est-il alors? Nous savons, ou croyons savoir. Mais seulement quand le passé qui signifie s’ouvre pour lui livrer passage. Le voici à notre hauteur, puis loin, devant.

À l’heure de nouveau contenue où nous questionnons tout le poids d’énigme, soudain commence la douleur, celle de compagnon à compagnon, que l’archer, cette fois, ne transperce pas.”

Albert Camus René Char, Correspondance 1946-1959. Gallimard, 2007. Folio n°6274. 2017.

(J’ai déjà publié ce texte il y a un an. Albert Camus est mort le 4 janvier 1960, tué sur le coup dans un accident de voiture à Villeblevin, près de Montereau (Yonne). Mon père, J.F. est né le 4 janvier 1910 à Oran (Algérie).

René Char

René Char.

Marthe

Marthe que ces vieux murs ne peuvent pas s’approprier, fontaine où se mire ma monarchie solitaire, comment pourrais-je jamais vous oublier puisque je n’ai pas à me souvenir de vous: vous êtes le présent qui s’accumule. Nous nous unirons sans avoir à nous aborder, à nous prévoir comme deux pavots font en amour une anémone géante.

Je n’entrerai pas dans votre coeur pour limiter sa mémoire. je ne retiendrai pas votre bouche pour l’empêcher de s’ouvrir sur le bleu de l’air et la soif de partir. Je veux être pour vous la liberté et le vent de la vie qui passe le seuil de toujours avant que la nuit ne devienne introuvable.

Le Poème pulvérisé, 1945-1947 in Fureur et mystère, 1962.

René Char

René Char.

Baudelaire mécontente Nietzsche

C’est Baudelaire qui postdate et voit juste de sa barque de souffrance, lorsqu’il nous désigne tels que nous sommes. Nietzsche, perpétuellement séismal, cadastre tout notre territoire agonistique. Mes deux porteurs d’eau.

Obligation, sans reprendre souffle, de raréfier, de hiérarchiser êtres et choses empiétant sur nous.
Comprenne qui pourra. Le pollen n’échauffant plus un avenir multiple s’écrase contre la paroi rocheuse.

Que nous défiions l’ordre ou le chaos, nous obéissons à des lois que nous n’avons pas intellectuellement instituées. Nous nous en approchons à pas de géant mutilé.

De quoi souffrons-nous le plus? De souci. Nous naissons dans le même torrent, mais nous y roulons différemment, parmi les pierres affolées. Souci? Instinct garder.

Fils de rien et promis à rien, nous n’aurions que quelques gestes à faire et quelques mots à donner.
Refus. Interdisons notre hargneuse porte aux mygales jactantes, aux usuriers du désert. L’œuvre non vulgarisable, en volet brisé, n’inspire pas d’application, seulement le sentiment de son renouveau.

Ce que nous entendons durant le sommeil, ce sont bien les battements de notre coeur, non les éclairs de notre âme sans emploi.

Mourir, c’est passer à travers le chas de l’aiguille après de multiples feuillaisons. Il faut aller à travers la mort pour émerger devant la vie, dans l’état de modestie souveraine.

Qui appelle encore? Mais la réponse n’est point donnée.
Qui appelle encore pour un gaspillage sans frein? Le trésor entrouvert des nuages qui escortèrent notre vie.

La nuit talismanique qui brillait dans son cercle, 1972.

Charles Baudelaire 1844 (Emile Deroy (1820–1846).
Friedrich Nietzsche, 1875.

Albert Camus – René Char

Aujourd’hui, Marc Bassets a publié dans Babelia, supplément culturel de El País un article intitulé Camus-Char, biografía de una amistad. Une nouvelle maison d’édition vient en effet de traduire en espagnol la correspondance entre Albert Camus et René Char Correspondencia 1946-1959, publiée par Gallimard en 2007.

Les deux hommes se sont rencontrés en 1946. A partir de 1954, ils habitent le même immeuble 4 rue de Chanaleilles, Paris VII. Ils se découvrent même un arrière-pays commun, selon René Char, une terre de patrie dont le paysage est celui des alentours de L’Isle-sur-le-Sorgue, et plus généralement le Vaucluse entre Ventoux et Luberon. En septembre 1958, Albert Camus achète une maison à Lourmarin. A sa mort, le 4 janvier, il est enterré dans le cimetière de ce village.

A ce moment-là, René Char ne voulut pas écrire dans la précipitation un texte pour son ami. L’hommage de la NRF commença dans le numéro du 1 février 1960 et continua dans le numéro entier du 1 mars 1960. Char composa, lui, seulement sept semaines plus tard, L’éternité à Lourmarin. Il forma avec Jean Grenier et Jean Bloch-Michel, autour de Francine Camus, un groupe pour prendre les premières décisions concernant l’oeuvre et les papiers personnels d’Albert Camus.

L’éternité à Lourmarin (René Char)

Albert Camus

Il n’ y a plus de ligne droite ni de route éclairée avec un être qui nous a quittés. Où s’étourdit notre affection? Cerne après cerne, s’il approche c’est pour aussitôt s’enfouir. Son visage parfois vient s’appliquer contre le nôtre, ne produisant qu’un éclair glacé. Le jour qui allongeait le bonheur entre lui et nous n’est nulle part. Toutes les parties — presque excessives — d’une présence se sont d’un coup disloquées. Routine de notre vigilance…Pourtant cet être supprimé se tient dans quelque chose de rigide, de désert, d’essentiel en nous, où nos millénaires ensemble font juste l’épaisseur d’une paupière tirée.

Avec celui que nous aimons, nous avons cessé de parler, et ce n’est pas le silence. Qu’en est-il alors? Nous savons, ou croyons savoir. Mais seulement quand le passé qui signifie s’ouvre pour lui livrer passage. Le voici à notre hauteur, puis loin, devant.

À l’heure de nouveau contenue où nous questionnons tout le poids d’énigme, soudain commence la douleur, celle de compagnon à compagnon, que l’archer, cette fois, ne transperce pas.

La Parole en archipel, 1962.

Lourmarin. Tombe d’Albert Camus.

René Char-Alberto Giacometti II

Alberto Giacometti dans son atelier (Ernst Scheidegger ) 1960.

Célébrer Giacometti (René Char)

En cette fin d’après-midi d’avril 1964 le vieil aigle despote, le maréchal-ferrant agenouillé, sous le nuage de feu de ses invectives (son travail, c’est-à-dire lui-même, il ne cessa de le fouetter d’offenses), me découvrit, à même le dallage de son atelier, la figure de Caroline, son modèle, le visage peint sur toile de Caroline — après combien de coups de griffes, de blessures, d’hématomes? —, fruit de passion entre tous les objets d’amour, victorieux du faux gigantisme des déchets additionnés de la mort, et aussi des parcelles lumineuses à peine séparées, de nous autres, ses témoins temporels. Hors de son alvéole de désir et de cruauté. Il se réfléchissait, ce beau visage sans antan qui allait tuer le sommeil, dans le miroir de notre regard, provisoire receveur universel pour tous les yeux futurs.

Retour amont, 1966.

Portrait de René Char (Alberto Giacometti) 1964.

René Char – Alberto Giacometti I

Complément du texte publié sur ce blog le 14 avril 2018.

Préface au Visage nupcial , Poésie/Gallimard. 2018. (Marie-Claude Char)

“En 1954, Char rend visite à Giacometti à la campagne où il loge chez des amis. Tôt levé, Char admire la beauté de l’aube et l’apparition de la vie naissante au travers de la silhouette d’un couple dans le lointain. cette apparition lui rappelle les sculptures de Giacometti et lui inspire son premier texte sur le travail de l’artiste, qui sera publié dans Recherche de la base et du sommet et qu’il lui envoie fin août de l’Isle-sur-Sorgue. Giacometti reçoit le texte à Paris, et s’installe pour lui répondre au café-tabac de la place d’Alésia, lieu où il vient chaque jour lire les journaux et voir ses amis. Il lui exprime son émotion: “C’était une merveilleuse surprise de recevoir ta lettre et de lire ton texte merveilleux avec son étrange résonance. Je ne le mérite d’aucune manière…ton texte est comme une voix lointaine et très proche qui trouble le temps et qui me parle, comme un visage que je regarde et qui me regarde…Il y a longtemps que je me suis arrêté d’écrire, je suis resté assis seul à la terrasse place d’Alésia et pendant ce temps je sentais que je voudrais te lire…on ferme, on enlève les chaises autour de moi…J’espère te voir quand tu seras à Paris et je voudrais te dessiner.”

Alberto Giacometti

Du linge étendu, linge de corps et linge de maison, retenu par des pinces, pendait à une corde. Son insouciant propriétaire lui laissait volontiers passer la nuit dehors. Une fine rosée blanche s’étalait sur les pierres et sur les herbes. Malgré la promesse de chaleur la campagne n’osait pas encore babiller. La beauté du matin, parmi les cultures désertes, était totale, car les paysans n’avaient pas ouvert leur porte, à large serrure et à grosse clé, pour éveiller seaux et outils. La basse-cour réclamait. Un couple de Giacometti, abandonnant le sentier proche, parut sur l’aire. Nus ou non. Effilés et transparents, comme les vitraux des églises brulées, gracieux, tels des décombres ayant beaucoup souffert en perdant leur poids et leur sang anciens. Cependant hautains de décision, à la manière de ceux qui se sont engagés sans trembler sous la lumière irréductible des sous-bois et des désastres. Ces passionnés de laurier-rose s’arrêtèrent devant l’arbuste du fermier et humèrent longuement son parfum. Le linge sur la corde s’effraya. Un chien stupide s’enfuit sans aboyer. L’homme toucha le ventre de la femme qui remercia d’un regard, tendrement. Mais seule l’eau du puits profond, sous son petit toit de granit, se réjouit de ce geste, parce qu’elle en percevait la lointaine signification. A l’intérieur de la maison, dans la chambre rustique des amis, le grand Giacometti dormait.

1954

Recherche de la base et du sommet, II Alliés substantiels, 1971.

Deux figures dans un paysage II,1955.