Je lis et relis les poèmes de Primo Levi, publiés dans le recueil À une heure incertaine.
(Traduction Louis Bonalumi. Préface de Jorge Semprún. Gallimard, Collection Arcades n° 53, 1997.) Ils sont directs, anti-hermétiques et anti-lyriques. « Écrire, c’est transmettre ; que dire, si le message est codé et si personne n’en connaît la clef ? », affirmait Primo Levi. J’en ai choisi trois pour ce blog.
Si c’est un homme (Shemà)
Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
Considérez si c’est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui pour un non.
Considérez si c’est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu’à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
N’oubliez pas que cela fut,
Non, ne l’oubliez pas:
Gravez ces mots dans votre cœur.
Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant;
Répétez-les à vos enfants.
Ou que votre maison s’écroule,
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous.
10 janvier 1946.
Poème liminaire de Si c’est un homme. Julliard, 1987. Traduction Martine Schruoffeneger.
Se questo è un uomo (Shemà)
Voi che vivete sicuri
nelle vostre tiepide case,
voi che trovate tornando a sera
il cibo caldo e visi amici:
Considerate se questo è un uomo
che lavora nel fango
che non conosce pace
che lotta per mezzo pane
che muore per un si o per un no.
Considerate se questa è una donna,
senza capelli e senza nome
senza più forza di ricordare
vuoti gli occhi e freddo il grembo
come una rana d’inverno.
Meditate che questo è stato:
vi comando queste parole.
Scolpitele nel vostro cuore
stando in casa andando per via,
coricandovi, alzandovi.
Ripetetele ai vostri figli.
O vi si sfaccia la casa,
la malattia vi impedisca,
i vostri nati torcano il viso da voi.
10 gennaio 1946
Se questo è un uomo, 1947.
Shemà signifie « écoute ! » en hébreu. C’est le premier mot de la prière fondamentale de l’hébraïsme dans laquelle se trouve affirmée l’unité de Dieu. Certains vers de ce poème en sont une paraphrase.
Buna
Pieds en sang, terre maudite,
La cohorte est longue dans les matins gris.
Fume la Buna aux mille cheminées,
Tel que les autres jours, un jour nous attend.
La sirène est terrible à l’aube :
« Vous multitude aux visages éteints
Sur la monotonie atroce de la boue
Un nouveau jour de souffrance est né. »
Camarade épuisé, je peux voir dans ton cœur,
Et je lis dans tes yeux, camarade souffrant,
Dans ta poitrine, il y a le froid, la peur, le rien,
Tu as brisé en toi la dernière valeur.
Camarade gris tu fus un homme fort,
Près de toi une femme marchait.
Camarade vide qui n’as plus de nom,
Homme désert qui n’as plus de larmes,
Si pauvre que tu n’as plus mal,
Si fatigué que tu n’as plus peur,
Homme éteint qui fus un homme fort :
Si jamais nous nous retrouvions face à face
Là-haut dans la tendresse ensoleillée du monde,
Quel visage aurions-nous l’un pour l’autre, lequel ?
28 novembre 1945.
Á une heure incertaine. Traduction L. Bonalumi. Gallimard. Collection Arcades. 1997.
Buna est le nom de l’usine de caoutchouc dans laquelle Primo Levi a travaillé durant sa captivité.
Buna Lager
Piedi piagati e terra maledetta,
Lunga la schiera nei grigi mattini,
Fuma la Buna dai mille camini,
Un giorno come ogni giorno ci aspetta.
Terribili nell’alba le sirene :
“Voi moltitudine dei visi spenti,
Sull’orrore monotono del fango
E’ nato un altro giorno di dolore”.
Compagno stanco ti vedo nel cuore
Ti vedo negli occhi compagno dolente
Hai dentro il petto freddo fame niente,
Hai rotto dentro l’ultimo valore.
Compagno grigio fosti un uomo forte,
Una donna ti camminava accanto,
Compagno vuoto che non hai più nome,
Uomo deserto che non hai più pianto,
Così povero che non hai più male,
Così stanco che non hai più spavento,
Uomo spento che fosti un uomo forte :
Se ancora ci trovassimo davanti
Lassù nel dolce mondo sotto il sole,
Con quale viso ci staremmo a fronte ?
Paru en revue le 22 juin 1946. Ad ora incerta. Garzanti Editore. 1984. 1990.
Procuration
Ne sois pas effrayé par l’ampleur de la tâche,
On a besoin de toi, qui es moins fatigué.
Et puis, tu as l’ouïe fine, alors, écoute
Combien le sol sonne creux sous tes pieds.
Réfléchis à nos erreurs :
Il en fut parmi nous,
Qui cherchèrent à l’aveuglette
Comme un homme aux yeux bandés
Reconstituerait un profil ;
D’autres ont joué les corsaires;
D’autres encore s’en sont remis à la bonne volonté.
Apporte ton aide, sans être sûr de toi.
Tente, même si tu n’es pas sûr de toi.
Parce que, justement, tu n’es pas sûr de toi.
Vois s’il t’est possible de réprimer le dégoût et l’ennui
De nos doutes, de nos certitudes.
Nous n’avons jamais été aussi riches, pourtant,
Nous vivons au milieu de monstres embaumés
Et de monstres obscènes tellement ils sont en vie.
Que les ruines ne t’effraient point,
Ni la puanteur des décharges :
Nous en déblayâmes plus d’une à mains nues,
Alors que nous avions ton âge.
Relève le défi autant que tu le peux.
Nous avons peigné la chevelure des comètes.
Déchiffré les secrets de la genèse,
Foulé les sables de la lune,
Construit Auschwitz, détruit Hiroshima.
Tu vois : nous ne sommes pas demeurés inactifs,
Donc, tout perplexe que tu sois, assume ;
Et abstiens-toi de nous appeler maîtres.
24 juin 1986.
Á une heure incertaine. Traduction L. Bonalumi. Gallimard. Collection Arcades. 1997.
Delega
Non spaventarti se il lavoro è molto:
C’è bisogno di te che sei meno stanco.
Poiché hai sensi fini, senti
Come sotto i tuoi piedi suona cavo.
Rimedita i nostri errori:
C’è stato pure chi, fra noi,
S’è messo in cerca alla cieca
Come un bendato ripeterebbe un profilo,
E chi ha salpato come fanno i corsari,
E chi ha tentato con volontà buona.
Aiuta, insicuro. Tenta, benché insicuro,
Perché insicuro. Vedi
Se puoi reprimere il ribrezzo e la noia
Dei nostri dubbi e delle nostre certezze.
Mai siamo stati così ricchi, eppure
Viviamo in mezzo a mostri imbalsamati,
Ad altri oscenamente vivi.
Non sgomentarti delle macerie
Né del lezzo delle discariche: noi
Ne abbiamo sgomberate a mani nude
Negli anni in cui avevamo i tuoi anni.
Reggi la corsa, del tuo meglio. Abbiamo
Pettinato la chioma alle comete,
Decifrato la sabbia della luna,
Costruito Auschwitz e distrutto Hiroshima.
Vedi: non siamo rimasti inerti.
Sobbarcati, perplesso;
Non chiamarci maestri.
24 giugno 1986
Ad ora incerta. Garzanti Editore. 1984. 1990.
J’avais déjà publié ici-même Aux amis le 6 mai 2021.