Nous avons vu le film J’accuse de Roman Polanski le dimanche 16 novembre au cinéma Arlequin, rue de Rennes, Paris VI. Salle pleine. Je partage l’avis de Philippe Lançon. C’est un bon film. https://www.youtube.com/watch?v=cZ6q-c4Bues
J’ai écouté deux émissions de France Culture:
1) Le cours de l’Histoire par Xavier Mauduit. France Culture, 18/11/2019. L’histoire sur grand écran (1/4) “J’accuse !” de Roman Polanski, qu’en pensent les historiennes et les historiens?
- Marie Aynié, professeure agrégée, enseignante à Sciences Po, elle est l’auteure de l’ouvrage Les amis inconnus: se mobiliser pour Dreyfus, 1897-1899, Privat, 2011.
- Marie-Neige Coche, professeure d’histoire-géographie et d’enseignement moral et civique en lycée à Versailles, elle a co-édité avec Vincent Duclert les correspondances d’Alfred Dreyfus, Lucie Dreyfus Écrire, c’est résister. Correspondance (1894-1899) aux éditions Folio Histoire, 2019.
- Pauline Peretz, maître de conférences en histoire contemporaine à Paris 8, chercheuse à l’Institut d’histoire du temps présent, et entre autres, l’auteure, avec Pierre Gervais et Pierre Stutin, du Dossier secret de l’Affaire Dreyfus, Alma, 2012.
- Pierre Gervais, historien, spécialiste d’histoire économique et sociale américaine du 18e et 19e siècle et qui a également travaillé sur les questions archivistiques entourant l’Affaire Dreyfus, il est le co-auteur du Dossier secret de l’Affaire Dreyfus, Alma, 2012. https://www.franceculture.fr/emissions/le-cours-de-lhistoire/jaccuse-de-roman-polanski-quen-pensent-les-historiennes-et-les-historiens
2) Répliques par Alain Finkielkraut France Culture Samedi 23/11/2019. Qui est le colonel Picquart? Débat sur le rôle du Colonel Marie-Georges Piquart dans la révision du procès du Colonel Alfred Dreyfus.
Philippe Oriol. Le faux ami du capitaine Dreyfus : Picquart, l’affaire et ses mythes. Grasset, 2019.
Christian Vigouroux. Georges Picquart : la biographie. Dalloz, 2019.https://www.franceculture.fr/emissions/repliques/qui-est-le-colonel-picquart
Charlie Hebdo, 22/11/2019
Je n’accuse pas (Philippe Lançon)
En 1983, j’avais 20 ans, je faisais des études de droit, et un livre, entre autres, m’avait impressionné: L’Affaire, de Jean-Denis Bredin. Je connaissais en gros le déroulé de l’affaire Dreyfus. Ce livre me l’exposa dans la plupart de ses dimensions, avec éloquence, suspense et précision. Je n’exagère pas si j’affirme qu’il m’a fait pour la première fois vivre de l’intérieur une injustice liée à la raison d’État, le courage de ceux qui l’avaient révélée, mais aussi le vieil antisémitisme de la société française. Après l’avoir fini, j’ai lu et relu «J’accuse…!», l’article de Zola publié dans L’Aurore, puis les textes de Charles Péguy et de bien d’autres: un fil culturel était tiré. J’ai pris ce temps de lecture sur des études de droit qui, pour l’essentiel, m’ennuyaient. À cette époque, Edgar Degas commençait à me passionner. Son antidreyfusisme et son antisémitisme m’ont attristé. J’ai cherché à les comprendre en lisant, en les plaçant dans leur contexte, sans excès de vertu anachronique. Il ne me serait pas venu à l’idée de renoncer à voir ses œuvres à cause de ses opinions. Ce n’était pas l’idée que je me faisais de la faculté – de la liberté – de juger. J’ai vite compris qu’il fallait me démerder, tout seul, avec ça. J’ai du mal à juger les vivants, soit parce que je les connais, soit parce que je ne les connais pas ; j’en ai plus encore à juger les morts.
Trente-six ans plus tard, voici J’accuse, le film de Roman Polanski, 86 ans, des Érinyes féministes autour du crâne et des procédures au cul. Ce n’est pas un grand film, mais c’est un bon film: sobre, bien fait, presque austère, un peu haché au montage. Inspiré par un livre de l’Américain Robert Harris, qui en a écrit le scénario, il raconte l’affaire Dreyfus du point de vue de celui qui la fit exploser: le lieutenant-colonel Picquart. C’est un bon choix historique et dramaturgique. Comme dans toute bonne tragédie, Picquart est le héros sur qui reposent les tensions et les contradictions ; celui qui, étant d’abord antisémite et viscéralement lié à l’armée, va peu à peu, douloureusement, fermement enquêter, comprendre, changer. Il est l’homme clé de l’affaire Dreyfus, celui qui a pris les plus grands risques ; qui a affronté, seul, son destin face à une institution militaire, la sienne, muette et mensongère. Jean Dujardin l’incarne à merveille: sans fioritures, sans effet comique, sans second degré ; frontal et digne, presque muet. La marque d’un grand acteur est de faire oublier, en quelques plans, les rôles qui l’ont fait connaître. Il y a aussi, dans ce film, de nombreux comédiens de la Comédie-Française. Pourquoi ? Je n’en sais rien. J’y vois de leur part, peut-être à tort, un soutien discret, implicite, à la liberté de créer.
Pendant l’essentiel du film, Picquart est seul avec sa conscience, sans rien pouvoir partager: ses supérieurs et ses collègues sont devenus ses ennemis. C’est cela, visiblement, qui a le plus intéressé Polanski. Il filme, comme toujours, avec ce mélange dérangeant de simplicité et de brutalité, naturaliste et enfantin. Il y a quelque chose de Daumier, mais, comme dans les autres registres où il a excellé, on ne sait jamais tout à fait ce qui relève de la caricature ou de la réalité. Les monstres l’intéressent, peut-être parce qu’il les a subis, peut-être parce qu’il en est un. Le film s’achève par une entrevue, onze ans plus tard, entre Dreyfus, réintégré dans l’armée sans ce qui lui est dû, et Picquart, devenu ministre de la Guerre. Le second est impuissant à satisfaire la juste demande du premier. Le pessimisme de Polanski conclut l’histoire d’une manière sourde: si le combat pour la justice et la vérité a été gagné, c’est sans joie, avec trop d’efforts, laissant chacun plus raide, plus lourd, plus seul, plus fatigué. Il y a eu épreuve, connaissance, apprentissage, et, s’il y a bien victoire, elle est amère.
La croisade contre le mal tourne au procès expéditif
On remarque dans une scène, juste un plan, Roman Polanski, tel Hitchcock apparaissant furtivement dans ses films. Il est en habit, dans une soirée de type Verdurin, où Picquart, qui était un homme cultivé, est invité par sa maîtresse. Polanski est un invité parmi d’autres. Il est filmé de loin, une seconde, tout petit, au milieu d’un groupe. On ne sait pas qui c’est: une silhouette. C’est le moment de dire que la polémique qui a cherché à étouffer le film sous le refrain «Polanski le violeur» est d’une confondante ineptie. À aucun moment on ne peut croire que le metteur en scène se compare à Dreyfus, quand bien même il l’aurait dit dans un moment de paranoïa ou d’agacement. Ce qu’il raconte, c’est simplement, nettement, l’affaire Dreyfus. Mais, comme dans d’autres polémiques contemporaines, la croisade contre le Mal tourne au procès expéditif. Elle paraît s’appuyer sur les certitudes de l’ignorance plus que sur les prospérités de la vertu. S’il est en effet toujours question, chez celles et ceux qui poursuivent Polanski, des crimes que l’homme a ou aurait commis, il n’est jamais question de ce qu’il a vécu, l’enfance au ghetto de Cracovie, la famille exterminée par les nazis, l’assassinat de sa femme enceinte, Sharon Tate, la campagne de presse infâme qui suivit. Il n’est pas davantage question de ses grands films, Rosemary’s Baby, Répulsion, Le Locataire, Chinatown, Tess, Le Pianiste. C’est comme s’ils ne devaient pas exister – comme s’ils n’existaient plus. On efface de la photo tout ce qui pourrait nuancer le refrain de «Polanski le violeur». L’affaire Dreyfus et l’affaire Esterhazy, dit Picquart à ses supérieurs, c’est la même affaire. Il a raison. Les films de Polanski et «Polanski le violeur», pour certains, c’est aussi la même affaire. Pourquoi ? Pourquoi tant de rage, quand on n’est ni flic ni juge, à vouloir être flic et juge exclusivement à charge, de surcroît dans le sens du vent?
Marguerite Duras parlait de la vie matérielle. Il existe une vie idéologique. Elle est, à mon avis, beaucoup plus liée aux caractères qu’aux convictions. Il y a des gens pour qui tout est politique, jusqu’à la manière de poser son derrière sur la lunette des WC ; et il y en a, dont je suis, qui n’envisagent pas leur existence de cette façon-là. Les premiers ne cessent de rabâcher aux seconds que ceux-ci font de la politique, même et surtout en croyant ne pas en faire. Par exemple, aller voir un film de Polanski et le regarder pour ce qu’il est, un film qui raconte une histoire, est pour ceux-là nécessairement un acte politique. Cette vision du monde, des hommes, m’a toujours agacé: ceux qui prétendent m’imposer leur vision politique me prennent soit pour un imbécile en suggérant que, contrairement à eux, je suis inconscient de mes actes, soit pour un hypocrite, en suggérant que je suis complaisant au mal qu’ils dénoncent. En résumé, ils veulent m’imposer une grille de lecture qui installe leur pouvoir. Je comprends alors que je sais pourquoi je travaille, depuis trente ans, dans certains journaux: parce qu’il y reste possible d’ignorer ce type d’injonctions ; de prendre ses distances avec l’atmosphère sous pression de l’air du temps. Ceux qui voudraient interdire de voir des films de Polanski, ou d’en parler librement pour ce qu’ils sont, veulent fixer un cadre idéologique dans lequel il est impossible de prononcer ce nom, Polanski, sans l’associer au viol ou à l’abus de pouvoir. Voir ses films est une bonne manière de les envoyer paître et de rappeler le spectateur – mais cela vaudrait aussi bien pour un lecteur – à ce qui nourrit son autonomie: son enthousiasme, sa résistance, sa solitude.
Philippe Lançon, Chroniques de l’homme d’avant. Les Échappés. Parution le : 07/11/2019. Ce recueil réunit une soixantaine de textes journalistiques et littéraires parus dans Charlie Hebdo entre 2004 et 2015.