Anna Akhmatova – Philip Roth – Edna O’Brien

Portrait d’Anna Akhmatova (Natan Altman 1889-1970). 1914. Saint-Petersbourg, Musée russe.

Bien qu’elle fût censurée, traquée, persécutée par le régime soviétique, Anna Akhmatova refusa toujours d’émigrer, ce qu’elle considérait comme de la trahison envers sa culture.

J’ai pensé à un passage de l’entretien entre Philip Roth et la grande écrivaine irlandaise Edna O’Brien, décédée le 25 juillet 2024 à Londres. On peut trouver ce texte dans Parlons travail (Shop talk. A writer and his colleagues and their work, 2001). Gallimard, 2004.

” ROTH : La plupart des écrivains américains que je connais éprouveraient un grand désarroi à l’idée de vivre hors du pays qui est leur sujet, la source de leur langue et de leurs obsessions. Bien des écrivains d’Europe de l’Est sont demeurés derrière le rideau de fer malgré les rigueurs du totalitarisme parce qu’elles leur semblaient préférables, à tout prendre, aux dangers de l’exil. Et si l’on cherche de parfaits exemples d’écrivains ayant voulu rester à portée de voix du milieu de leur enfance, j’en vois deux, américains, l’un comme l’autre, et piliers de la littérature américaine du XXe siècle : Faulkner, revenu s’établir dans le Mississipi après une brève période à l’étranger, et Bellow, qui, à l’issue de ses tribulations, est revenu vivre et enseigner à Chicago. A contrario, il est bien connu que ni Beckett ni Joyce n’ont eu envie ou besoin de se baser en Irlande une fois qu’ils ont commencé d’exploiter leur héritage irlandais. mais vous, qui avez quitté l’Irlande toute jeune femme pour faire votre vie à Londres, ne vous en a-t-il rien coûté en tant qu’écrivain ? N’y a-t-il pas une autre Irlande que celle de votre jeunesse dont vous auriez pu tirer matière ?

O’BRIEN : S’établir quelque part et situer ce qu’on écrit, c’est une force pour l’écrivain et un panneau indicateur pour le lecteur. mais quand on trouve ses racines trop menaçantes, trop envahissantes, alors il faut partir. Joyce a dit que l’Irlande est une truie qui dévore ses petits. il entendait par là que le pays attaquait sauvagement ses écrivains. Ce n’est pas par hasard que nos deux auteurs les plus illustres, lui-même et Beckett, sont partis une fois pour toutes, même s’il n’ont jamais perdu la spécificité de leur conscience irlandaise. Pour ma part, je crois que si j’étais restée, je n’aurais jamais écrit une seule ligne. On m’aurait surveillée, et pire encore, jugée ; j’aurais perdu cette faculté précieuse qui a nom liberté. Les écrivains sont toujours en cavale, et moi j’avais bien des choses à mes trousses. Oui, je me suis dépouillée, et je suis sûre que j’y ai perdu quelque chose, une continuité, un contact au jour le jour avec la réalité. Cependant, au contraire des écrivains d’Europe de l’Est, moi j’ai l’avantage de pouvoir revenir. Ce doit être terrible pour eux, cette irréversibilité, ce bannissement absolu, comme celui d’une âme dont le paradis se refuse. “

(Publié initialement dans la New York Times Book Review en 1984).

Edna O’Brien – Philip Roth.

Philip Roth

Philip Roth. 2007. (Ethan Hill)

American Pastoral. 1997. Pastorale américaine. Gallimard, 1999 (Traduction Josée Kamoun). Pages 47-48.
« On lutte contre sa propre superficialité, son manque de profondeur, pour essayer d’arriver devant autrui sans attente irréaliste, sans cargaison de préjugés, d’espoirs, d’arrogance; on ne veut pas faire le tank, on laisse son canon, ses mitrailleuses et son blindage; on arrive devant autrui sans le menacer, on marche pieds nus sur ses dix orteils au lieu d’écraser la pelouse sous ses chenilles; on arrive l’esprit ouvert, pour l’aborder d’égal à égal, d’homme à homme, comme on disait jadis. Et, avec tout ça, on se trompe à tous les coups. Comme si on n’avait pas plus de cervelle qu’un tank. On se trompe avant même de rencontrer les gens, quand on imagine la rencontre avec eux; et puis quand on rentre chez soi, et qu’on raconte la rencontre à quelqu’un d’autre, on se trompe de nouveau. Or, comme la réciproque est généralement vraie, personne n’y voit que du feu, ce n’est qu’illusion, malentendu qui confine à la farce. Pourtant, comment s’y prendre dans cette affaire si importante –les autres– qui se vide de toute la signification que nous lui supposons et sombre dans le ridicule, tant nous sommes mal équipés pour nous représenter le fonctionnement intérieur d’autrui et ses mobiles cachés? Est-ce qu’il faut pour autant que chacun s’en aille de son côté, s’enferme dans sa tour d’ivoire, isolée de tout bruit, comme les écrivains solitaires, et fasse naître les gens à partir des mots, pour postuler ensuite que ces êtres de mots sont plus vrais que les vrais, que nous massacrons tous les jours par notre ignorance? Le fait est que comprendre les autres n’est pas la règle, dans la vie. L’histoire de la vie, c’est de se tromper sur leur compte, encore et encore, encore et toujours, avec acharnement et, après y avoir bien réfléchi, se tromper à nouveau. C’est même comme ça qu’on sait qu’on est vivant : on se trompe. Peut-être que le mieux serait de renoncer à avoir tort ou raison sur autrui, et continuer rien que pour la balade. Mais si vous y arrivez, vous… alors vous avez de la chance.»

Citation déjà publiée sur mon blog le 23 mai 2019. Bis repetita.

Philip Roth

Philip Roth dans les années 80. (Bernard Gotfryd)

Philip Roth est décédé le 22 mai 2018 à quatre-vingt-cinq ans, six ans après avoir cessé d’écrire.

J’ai acheté hier Pourquoi écrire? à la Librairie Compagnie, 58 rue des Ecoles.

Philip Roth, Pastorale américaine (American pastoral) , 1997. Gallimard, 1999. (Traduction Josée Kamoun). Pages 47-48.
«On lutte contre sa propre superficialité, son manque de profondeur, pour essayer d’arriver devant autrui sans attente irréaliste, sans cargaison de préjugés, d’espoirs, d’arrogance; on ne veut pas faire le tank, on laisse son canon, ses mitrailleuses et son blindage; on arrive devant autrui sans le menacer, on marche pieds nus sur ses dix orteils au lieu d’écraser la pelouse sous ses chenilles; on arrive l’esprit ouvert, pour l’aborder d’égal à égal, d’homme à homme, comme on disait jadis. Et, avec tout ça, on se trompe à tous les coups. Comme si on n’avait pas plus de cervelle qu’un tank. On se trompe avant même de rencontrer les gens, quand on imagine la rencontre avec eux; et puis quand on rentre chez soi, et qu’on raconte la rencontre à quelqu’un d’autre, on se trompe de nouveau. Or, comme la réciproque est généralement vraie, personne n’y voit que du feu, ce n’est qu’illusion, malentendu qui confine à la farce. Pourtant, comment s’y prendre dans cette affaire si importante –les autres– qui se vide de toute la signification que nous lui supposons et sombre dans le ridicule, tant nous sommes mal équipés pour nous représenter le fonctionnement intérieur d’autrui et ses mobiles cachés? Est-ce qu’il faut pour autant que chacun s’en aille de son côté, s’enferme dans sa tour d’ivoire, isolée de tout bruit, comme les écrivains solitaires, et fasse naître les gens à partir des mots, pour postuler ensuite que ces êtres de mots sont plus vrais que les vrais, que nous massacrons tous les jours par notre ignorance? Le fait est que comprendre les autres n’est pas la règle, dans la vie. L’histoire de la vie, c’est de se tromper sur leur compte, encore et encore, encore et toujours, avec acharnement et, après y avoir bien réfléchi, se tromper à nouveau. C’est même comme ça qu’on sait qu’on est vivant : on se trompe. Peut-être que le mieux serait de renoncer à avoir tort ou raison sur autrui, et continuer rien que pour la balade. Mais si vous y arrivez, vous… alors vous avez de la chance.»

Philip Roth

Philip Roth.

Philip Roth a cessé d’écrire en 2012. Il est mort le 22 mai 2018, à quatre-vingt cinq ans. Il est enterré dans le cimetière de Bard College (New York) comme Hannah Arendt. J’achetais tous ses livres. Ce n’est plus possible et cela me manque.

Mais Gallimard vient de publier en Folio un volume regroupant ses essais. Du côté de Portnoy et autres essais (1975, publié en français en 1978) était introuvable. J’ai lu Parlons travail (2001, publié chez Gallimard en 2004). Explications (150 pages) est inédit en français.

Josyane Savigneau me conseille sur Twitter: «Si vous lisez l’anglais achetez le volume 10 de la Library of America.» Mon niveau d’anglais reste encore bien trop insuffisant malheureusement. Je me contenterai donc d’acheter et de lire le Folio que j’ai vu hier à L’Arbre à Lettres, 62 Rue du Faubourg Saint-Antoine, 75012 Paris avant d’aller chercher S. et N. à l’école.

Présentation du livre sur le site Gallimard:

Pourquoi écrire? [Why write?]
Traduction de l’anglais (États-Unis) par Lazare Bitoun, Michel et Philippe Jaworski et Josée Kamoun. Collection Folio (n° 6646), Gallimard. Parution : 16-05-2019. 638 pages. 10,80 euros.

Ce volume contient Du côté de Portnoy et autres essais – Parlons travail – Explications.

«Me voilà, sans mes tours de passe-passe, à nu et sans aucun de ces masques qui m’ont donné toute la liberté d’imaginer dont j’avais besoin pour écrire des romans.»

Cette compilation d’essais et d’entretiens a été conçue par Philip Roth comme le chapitre final de son œuvre, celui où le romancier, qui avait publiquement annoncé la fin de sa carrière littéraire, contemple le fruit d’une vie d’écriture et se prépare au jugement dernier. Il y dévoile les coulisses de son travail, revient sur ses controverses et livre de nombreuses anecdotes où le goût de la fiction le dispute à la stricte biographie. Au fil des trois sections du recueil (dont la dernière, Explications, est inédite en France), chaque page démontre l’acuité et la force de persuasion de celui qui fut un des auteurs essentiels du XXe siècle. Et ne vous laissez pas berner par la promesse initiale : la sincérité avouée de Roth n’est pas la moindre de ses ruses…

Philip Roth

Philip Roth et sa mère 1935.

« Mais combien de temps l’homme peut-il passer à se rappeler le meilleur de l’enfance? Et s’il profitait du meilleur de la vieillesse? A moins que le meilleur de la vieillesse ne soit justement cette nostalgie du meilleur de l’enfance » La Tache (The Human Stain ) (USA:2000; France 2002).

Le romancier américain Philip Roth, né le 19 mars 1933 à Newark (New Jersey), est mort le 22 mai 2018 à Manhattan, New York.

Dès qu’un de ses livres sortait, je me précipitais pour l’acheter dans une librairie, le plus souvent à la Librairie Compagnie, 58 rue des Ecoles, Paris V. C’était fini depuis 2012. Il n’écrivait plus, ne publiait plus. Il est décédé à 85 ans.

Ses grands-parents faisait partie de l’immigration juive venue de Galicie polonaise vers 1900. Son grand-père se destinait au rabbinat, mais en Amérique, il devint ouvrier dans une fabrique de chapeaux. Son père, Herman Roth (1901 – 1989), était courtier en assurances, puis responsable d’une agence. Son «grand frère», Sanford (Sandy) (1927-2009), fera des études de graphisme publicitaire. Philip Roth grandit sous F.D.Roosevelt, connut une enfance heureuse, patriote et démocrate, dans son quartier de Weequahic. Il pensa devenir avocat, puis fit des études de lettres. En 1955, il partit enseigner la littérature à Chicago. Il y rencontra sa première femme Maggie Williams, un peu plus âgée que lui, divorcée, mère de deux enfants, d’un milieu ouvrier du Michigan. C’était une protestante aux longs cheveux blonds, aux yeux bleus. Cette histoire d’amour romanesque et toxique, un des épisodes clés de sa vie, va influencer toute son œuvre.

Philip Roth, ses parents et son frère Sandy, à Newark.

Aharon Appelfeld

Le romancier israélien Aharon Appelfeld est mort le 4 janvier 2018 à l’âge de 85 ans.

Il était né en 1932 à Jadova, près de Czernowitz en Bucovine (aujourd’hui Tchernivtsi, en Ukraine) dans une famillle aisée. Compatriote du poète Paul Celan (1920-1970) qu’il rencontrera plus tard.

Sa mère fut assassinée en 1940. Il entendait encore, disait-il, la détonation du coup de feu qui la tua.

Il connut le ghetto, puis la séparation d’avec son père (qu’il ne reverra qu’en 1957) et la déportation dans un camp à la frontière ukrainienne, en Transnistrie, en 1941. Il parvint à s’évader à l’automne 1942 et se cacha dans les forêts pendant plusieurs mois. Il trouva refuge pour l’hiver chez des paysans qui lui donnèrent un abri et de la nourriture contre du travail, mais fut obligé de cacher qu’il était juif. Il fut ensuite recueilli par l’Armée rouge. Il traversa l’Europe pendant des mois avec un groupe d’adolescents orphelins, arriva en Italie et, grâce à une association juive, s’embarqua clandestinement pour la Palestine où il arriva en 1946.

Il commença à écrire dans les années 60.

L’écriture me rend à moi-même, et me rend mon père, ma mère, et la première maison où j’ai vu le jour. C’est presque toujours de cette maison que je pars vers mes voyages imaginaires. Franchir le seuil de ce lieu qui n’existe plus me procure la stabilité nécessaire, et l’assurance que mon entreprise sera fructueuse.
J’avoue : l’écriture ne me pousse pas à écrire sur mon quotidien, mes liens sociaux ou politiques. Je pars à la recherche d’une musique qui me conduira vers les visions de mon enfance qui me purifient, et me permettent de prendre conscience d’autres pans de ma vie. La musique est mon guide.” (La musique des mots simples, publié dans Le Monde, 13/03/2018).

Il se définissait comme “un écrivain juif” en Israël.

Il fut l’ami de Philip Roth et apparaît dans le roman de celui-ci: Opération Shylock : Une confession, 1993.
Voir aussi l’entretien de Philip Roth avec Aharon Appelfeld dans Parlons travail, Gallimard, 2006. “Appelfeld est l’écrivain déplacé d’une fiction déplacée qui a fait du déplacement et de la désorientation un sujet qui lui est propre.

Romans à lire absolument (très bien traduits par Valérie Zenatti):
Histoire d’une vie, 1999 (publié aux éditions de l’Olivier en 2004. Prix Médicis étranger)
Les partisans, 2015 (Editions de l’Olivier).

Paris Librairie Les Cahiers de Colette. 23 Rue Rambuteau, 75004 Paris.