Paul Éluard (Eugène Grindel) est né le 14 décembre 1895 à Saint-Denis. Il est mort d’une crise cardiaque à Charenton-le-Pont le 18 novembre 1952 à 56 ans. Les oeuvres littéraires tombent en général dans le domaine public 70 ans après la mort de leur auteur. C’est aussi le cas du poète surréaliste à partir du 1 janvier 2023. On constate donc un nombre important de publications et de rééditions de cet écrivain. Les Éditions Seghers ont republié tout leur fonds Éluard avec une nouvelle maquette qui rappelle ” Poètes d’aujourd’hui “. Il avait été le premier poète publié en mai 1944 dans cette collection.
Le Temps des Cerises a édité deux anthologies en avril 2023.
La mémoire des nuits – Tome 1. Poèmes choisis et présentés par Olivier Barbarant et Victor Laby. La mémoire des nuits – Tome 2. Ecrits sur l’art. Textes choisis et présentés par Olivier Barbarant et Victor Laby. Ces deux tomes regroupent plus de quarante recueils de poèmes, des discours, des préfaces et des articles. Ils soulignent les liens entretenus par Paul Éluard avec les grands artistes de son temps. Ils ne favorisent pas l’une des époques de l’écrivain au regard d’une autre.
C’est le tome II qui m’a particulièrement intéressé. On y trouve trois textes sur Charles Baudelaire. Voici le premier.
Paul Éluard. Préface au Choix de Textes de Charles Baudelaire. Éditions GLM, 1939. Avec un portrait par Marcoussis.
« Baudelaire aux bras tendus aux mains ouvertes, juste entre les hommes, homme entre les justes et Baudelaire malheureux, oublié, exilé, absurde. Baudelaire blanc, Baudelaire noir, jour et nuit le même diamant, dégagé des poussières de la mort.
Comment un tel homme, que ses contemporains traitent d’idole orientale, monstrueuse et difforme, de héros de cour d’assises, de pensionnaire de Bicêtre, de guillotiné, comment un tel homme, fait comme pas un autre pour réfléchir le doute, la haine, le mépris, le dégoût, la tristesse pouvait-il manifester si hautement ses passions et vider le monde de son contenu pour en accuser les beautés défaites, les vérités souillées, mais si soumises, si commodes ? Pourquoi s’était-il donné pour tâche de lutter, avec une rigueur inflexible, contre la saine réalité, contre cette morale d’esclaves qui assure le bonheur et la tranquillité des prétendus hommes libres ? Pourquoi opposait-il le mal à faire au bien tout fait, le diable à Dieu, l’intelligence à la bêtise, les nuages au ciel immobile et pur ? Écoutez-le dire, avec quelle violence désespérée, qu’il mentirait en n’avouant pas que tout lui-même est dans son livre. Il fait profession de foi de « franchise absolue, moyen d’originalité ». Malgré la solitude, malgré la pauvreté, malgré la maladie, malgré les lois, il avoue, il combat. Toutes les puissances du malheur se sont rangées de son côté. Peut-être y a-t-il quelque chance de gagner ? Le noir, le blanc triompheront-ils du gris, de la saleté ? La main vengeresse achèvera-t-elle d’écrire, sur les murs de l’immense prison, la phrase maudite qui les fera crouler ? Mais la lumière faiblit. La phrase était interminable. Baudelaire ne voit plus les mots précieux, mortels. Ses armes le blessent. Une fois de plus, il découvre sa propre fin. Où des juges avaient été impuissants, la maladie réussit. Baudelaire est muet. De l’autre côté des murs, la nuit recommence à gémir.
« Je ne conçois guère (mon cerveau serait-il un miroir ensorcelé ?) un type de Beauté où il n’y ait du Malheur. » Ce goût du malheur fait de Baudelaire un poète éminemment moderne, au même titre que Lautréamont ou Rimbaud. Á une époque où le sens du mot bonheur se dégrade de jour en jour, jusqu’à devenir synonyme d’inconscience, ce goût fatal est la vertu surnaturelle de Baudelaire. Ce miroir ensorcelé ne s’embue pas. Sa profondeur préfère les ténèbres tissées de larmes et de peurs, de rêves et d’étoiles aux lamentables cortèges des nains du jour, des satisfaits noyés dans leur sourire béat. Tout ce qui s’y reflète profite de l’étrange lumière que les ombres d’une vie infiniment soucieuse d’elle-même créent et fortifient, avec amour. »
Du 28 septembre 2022 au 27 mars 2023 au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía de Madrid (Bâtiment Sabatini, 3 ème étage), on peut voir une exposition passionnante et peu commune : Francesc Tosquelles Como una máquina de coser en un campo de trigo. Elle a été présentée d’abord aux Abattoirs de Toulouse (14 octobre 2021-6 mars 2022), puis au Centre de Culture Contemporaine de Barcelone (8 avril-28 août 2022).
Francesc Tosquelles est un psychiatre espagnol. Il est né à Reus (Catalogne) le 22 août 1912 et décédé à Granges-sur-Lot le 25 septembre 1994. Il a exercé d’abord à l’Institut Pere Mata de Reus. Catalaniste, marxiste, militant du Bloc ouvrier et paysan (BOC), puis du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM), c’est un grand connaisseur de la psychanalyse. Barcelone est dans les années trente la Vienne espagnole. Pendant la Guerre Civile, il exerce comme médecin capitaine dans des hôpitaux de campagne près du front (Sarineña, Guadalajara). Il doit s’exiler en 1939. En France, il est enfermé comme tant d’autres républicains espagnols dans le camp de concentration de Septfonds (Tarn-et-Garonne). Il travaille ensuite à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole (Lozère) de 1940 à 1962. D’abord employé comme infirmier, il doit refaire sa formation, le gouvernement français ne reconnaissant pas ses diplômes espagnols. Après avoir franchi tous les échelons de la hiérarchie hospitalière, il devient psychiatre et est nommé médecin directeur de l’hôpital en 1953. Il occupait en réalité la fonction depuis au moins dix ans. Pendant la guerre, il y a à Saint-Alban environ 900 malades. La population du bourg n’est, elle, que de 2000 à 3000 habitants. Á l’époque de la République espagnole, il a déjà abordé les racines sociales de la maladie mentale et humanisé l’institution psychiatrique. En France, il développe une pratique radicalement novatrice, mêlant l’exercice clinique, la politique et la culture. Il réussit à nourrir ses malades alors que le médecin de Lyon Max Lafont rappelle dans son livre (L’Extermination douce : la mort de 40 000 malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques en France, sous le Régime de Vichy. AREFPPI, Toulouse, 1987) que 40 000 malades mentaux sont morts de faim dans les asiles de l’Hexagone pendant la Guerre. Il est à l’origine avec Lucien Bonnafé (1912-2003) de la psychothérapie institutionnelle. Tous deux ont en 1942 fondé La Société du Gévaudan.
Le titre de l’exposition évoque la célèbre phrase de Lautréamont : « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie. » (Les Chants de Maldoror, 1869), reprise souvent par le mouvement surréaliste. Francesc Tosquelles a fait de l’artisanat, de l’écriture, de l’art, du cinéma, du théâtre des instruments essentiels de la thérapie. Il a voulu relier la terre, le travail collectif, l’imagination et la nature. Des poètes comme Paul Éluard (Souvenirs de la maison des fous, 1946) et Tristan Tzara (Parler seul, 1948-50) se sont refugiés là pendant la guerre ainsi que des résistants et des Juifs. Ces activités ont donné naissance après-guerre à la notion d’art brut. Jean Dubuffet a acheté à Saint-Alban en septembre 1945 les premières œuvres d’art brut (celles d’Auguste Forestier 1887-1958 et Marguerite Sirvins 1890-1957, internés dans ce centre). Jean Oury, Frantz Fanon, Roger Gentis, Félix Guattari sont aussi passés par Saint-Alban. Les malades ont imprimé la thèse de Jacques Lacan De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité (1932) à l’imprimerie du club.
On trouve dans l’exposition des documents, des photographies, des enregistrements dans lesquels Tosquelles expose sa conception de la pratique psychiatrique. On peut voir aussi des œuvres créées par des artistes et des malades mentaux de l’hôpital de Saint-Alban provenant de la Collection de l’Art Brut de Lausanne et d’autres collections particulières.
Je conseille le livre récent de Joana Masó : Tosquelles. Curar las instituciones. Arcadia/ Atmarcadia, 2022.
On peut aussi écouter les émissions de France-Culture : Á Barcelone, une exposition consacrée à François Tosquelles, figure majeure de l’histoire de la psychiatrie (6 minutes) du 6 juin 2022.
Francesc Tosquelles était hétérodoxe, excentrique, éclectique, mais aussi pragmatique. Il ne manquait pas d’humour.
“Los maestros que tenemos son los enfermos, no tenemos otro maestro, todos los demás maestros elaboran teorías”.
“El miedo a morir vestidos lo tenemos todos”.
“El inconsciente no existe, insiste pero no existe”.
“El genio catalán es surrealista genéticamente, nunca se sabe si hablamos en serio o desbarramos, hay que desbarrar.”.
“Cuando nos paseamos por el mundo, lo que cuenta no es la cabeza, son los pies. Saber dónde pisas”.
“El exilio se inscribe en los pies, porque son los que cruzan las fronteras”.
« Un malade va d’un espace à l’autre, il ne peut pas rester à l’arrêt, l’important, c’est son trajet. L’important est de se libérer de l’oppression : le droit au vagabondage, c’est le premier droit du malade. »
« La Société du Gévaudan produit, produit et produit, et, à ce moment-là, il est impossible de dire qui est le fait de quoi et le fait de qui, tellement la réalité du travail collégial à Saint-Alban a été profonde. Vraiment, le producteur, c’est la Société du Gévaudan. »
« Pour préparer les lendemains qui chantent, on parlait alors psychiatrie, on révisait les concepts de base et les types d’action possibles. On analysait l’hôpital psychiatrique, et on disait, entre blague et sérieux, que l’hôpital, c’était un marquisat, le territoire d’un marquis. La structure du médecin-chef était celle du châtelain, avec les classes sociales étagées, les infirmiers, les malades…»
« Une institution, c’est un lieu d’échanges, c’est un lieu où le commerce, c’est-à-dire les échanges, devient possible. Donc le problème pour moi, à Saint-Alban, était simplement de faire que dans l’hôpital soit possible qu’il existe des institutions : d’où l’accent qu’on a mis sur le club comme un appareil qui permettait de faire éclater l’établissement classique et de faciliter qu’il survienne à sa place un ensemble de lieux institutionnels. »
« Je pense que lorsque tu poses les bases d’une psychothérapie, institutionnelle ou non, on part toujours d’une feuille blanche, d’une page blanche. Tu invites quelqu’un à utiliser une feuille de dessin. »
« L’action du psychothérapeute n’est pas celle de faire le pape, mais de tendre des ponts. Parce que la caractéristique du malade – mais aussi de celui qui est bien – est d’être sur une berge, puis sur une autre, mais d’oublier le pont. »
« Rien ne va jamais de soi. Le travail n’est jamais terminé qui transforme un établissement de soins en institution, une équipe soignante en collectif. C’est l’élaboration constante des moyens matériels et sociaux, des conditions conscientes et inconscientes d’une psychothérapie. Et celle-ci n’est pas le fait des seuls médecins ou spécialistes, mais d’un agencement complexe où les malades eux-mêmes ont un rôle primordial. »
” L’isolement est au cœur du problème de l’origine de la maladie et au cœur de cette démarche thérapeutique. »
Pour conclure, voici un poème de Paul Éluard, écrit à Saint-Alban en 1943.
Le cimetière des fous
Ce cimetière enfanté par la lune Entre deux vagues de ciel noir Ce cimetière archipel de mémoire Vit de vents fous et d’esprits en ruine
Trois cents tombeaux réglés de terre nue Pour trois cents morts masqués de terre Des croix sans nom corps du mystère La terre éteinte et l’homme disparu
Les inconnus sont sortis de prison Coiffés d’absence et déchaussés N’ayant plus rien à espérer Les inconnus sont morts dans la prison
Leur cimetière est un lieu sans raison
Asile de Saint-Alban, 1943.
Le lit la table. Éditions des Trois Collines, Genève, 1944.
Le lundi 26 avril 1937, jour de marché, a lieu une attaque aérienne contre la petite ville de Guernica, capitale sprituelle du Pays basque . Sous le nom de code opération Rügen, 44 avions de la Légion Condor allemande nazie et 13 avions de l’Aviation Légionnaire italienne fasciste procèdent au bombardement de la ville . L’attaque commence à 16 h 30, aux bombes explosives puis à la mitrailleuse pendant plus de trois heures. Après avoir lâché quelque cinquante tonnes de bombes incendiaires, les derniers avions quittent le ciel de Guernica vers 19 h 45. Après le bombardement, un cinquième de la ville est en flammes. Le feu se propage au deux tiers des habitations. Le gouvernement basque fait état de 1 654 morts et 889 blessés. Il s’agit du premier raid de l’histoire de l’aviation militaire moderne sur une population civile sans défense. La contre-propagande fasciste a accusé les habitants d’avoir eux-mêmes fomenté cette opération. Aujourd’hui encore, des militants du parti fasciste espagnol Vox nie les faits.
Pablo Picasso a réalisé, dans son atelier de la rue des Grands-Augustins à Paris, son plus célèbre tableau (349,31 × 776,61 cm) du 1 mai au 4 juin 1937. Il l’ a exposé à l’Exposition internationale de Paris du 12 juillet 1937 à la fin de l’année 1937. Il s’agissait d’un commande du gouvernement de la République espagnole.
Le tableau a été conservé au MoMa de New York pendant la dictature franquiste. Il a été transféré en Espagne le 11 septembre 1981 et installé dans le Casón del Buen Retiro à Madrid. Il est alors protégé par des vitres anti-balles et par la Garde civile. Depuis 1992, le tableau est exposé au Musée national centre d’art Reina Sofía. Depuis 1995, il n’y a plus de vitres anti-balles.
L’amitié entre Paul Éluard et Pablo Picasso a été très forte entre 1935 et 1952, date de la mort du poète.
La victoire de Guernica (Paul Éluard)
I Beau monde des masures De la nuit et des champs
II Visages bons au feu visages bons au fond Aux refus à la nuit aux injures aux coups
III Visages bons à tout Voici le vide qui vous fixe Votre mort va servir d’exemple
IV La mort cœur renversé
V Ils vous ont fait payer le pain Le ciel la terre l’eau le sommeil Et la misère De votre vie
VI Ils disaient désirer la bonne intelligence Ils rationnaient les forts jugeaient les fous Faisaient l’aumône partageaient un sou en deux Ils saluaient les cadavres Ils s’accablaient de politesses
VII Ils persévèrent ils exagèrent ils ne sont pas de notre monde
VIII Les femmes les enfants ont le même trésor De feuilles vertes de printemps et de lait pur Et de durée Dans leurs yeux purs
IX Les femmes les enfants ont le même trésor Dans les yeux Les hommes le défendent comme ils peuvent
X
Les femmes les enfants ont les mêmes roses rouges Dans les yeux Chacun montre son sang
XI La peur et le courage de vivre et de mourir La mort si difficile et si facile
XII Hommes pour qui ce trésor fut chanté Hommes pour qui ce trésor fut gâché
XIII Hommes réels pour qui le désespoir Alimente le feu dévorant de l’espoir Ouvrons ensemble le dernier bourgeon de l’avenir
XIV Parias la mort la terre et la hideur De nos ennemis ont la couleur Monotone de notre nuit Nous en aurons raison.
Luis Cernuda (1902-1963) a traduit 6 poèmes de L’amour la poésie de Paul Éluard (Éditions Gallimard, 1929) alors qu’il se trouvait à Toulouse comme lecteur d’Espagnol de l’École Normale. Il s’agissait d’une commande de José María Hinojosa pour la revue de Málaga Litoral, créée en 1926 par Manuel Altolaguirre et Emilio Prados. Ces traductions seront publiées dans le numéro du 9 juillet 1929. Cette revue fut essentielle pour le rayonnement des poètes de la Génération de 1927.
Premièrement (Paul Eluard)
VIII. Mon amour pour avoir figuré mes désirs Mis tes lèvres au ciel de tes mots comme un astre Tes baisers dans la nuit vivante Et le sillage des tes bras autour de moi Comme une flamme en signe de conquête Mes rêves sont au monde Clairs et perpétuels.
Et quand tu n’es pas là
Je rêve que je dors je rêve que je rêve.
°°°
Para figurar mis deseos mi amor
De tus palabras en el cielo
Puso tus labios como un astro
En la noche vivaz tus besos
Y alrededor de mí la estela de tus brazos
Como una llama en signo de conquista
Mis sueños en el mundo
Son claros y perpetuos
Y cuando allí no estás Sueño que duermo sueño que sueño.
XV. Elle se penche sur moi Le cœur ignorant Pour voir si je l’aime Elle a confiance elle oublie Sous les nuages de ses paupières Sa tête s’endort dans mes mains Où sommes-nous Ensemble inséparables Vivants vivants Vivant vivante Et ma tête roule en ses rêves.
°°°
Sobre mí se inclina Cozazón ignorante Por ver si la amo Confía y olvida Sus párpados son nubes encima De su cabeza dormida en mis manos Estamos en dónde Mezcla inseparable Vivaces vivaces Yo vivo ella viva Mi cabeza rodando en sus sueños
XXII. Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin Ciel dont j’ai dépassé la nuit Plaines toutes petites dans mes mains ouvertes Dans leur double horizon inerte indifférent Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin Je te cherche par delà l’attente Par delà moi même Et je ne sais plus tant je t’aime Lequel de nous deux est absent.
°°°
Como quien vela disgustos la frente al cristal
Cielo cuya noche transpuse
Llanuras pequeñísimas en mis manos abiertas
Inerte indiferente en su doble horizonte
Como quien vela disgustos la frente al cristal
Más allá de la espera te busco
Más allá de mí mismo
Y no sé ya tanto amor te tengo
Cuál de los dos está ausente
Seconde nature
II. Toutes les larmes sans raison Toute la nuit dans ton miroir La vie du plancher au plafond Tu doutes de la terre et de ta tête Dehors tout est mortel Pourtant tout est dehors Tu vivras de la vie d’ici Et de l’espace misérable Qui répond à tes gestes Qui placarde tes mots Sur un mur incompréhensible
Et qui donc pense à ton visage?
°°°
Lágrimas todas sin razón
En tu espejo la noche entera
La vida del suelo en el techo
Dudas de la tierra y tu cabeza
Afuera todo es mortal
Aunque todo se halla fuera
Vivirás la vida de aquí
Y del miserable espacio
A tus gestos ¿quién responde?
Tus palabras ¿quién las guarda
En un muro incomprensible?
¿Y quién piensa en tu semblante?
IX. Les yeux brûlés du bois Le masque inconnu papillon d’aventure Dans les prisons absurdes Les diamants du cœur Collier du crime.
Des menaces montrent les dents
Mordent le rire
Arrachent les plumes du vent
Les feuilles mortes de la fuite.
La faim couverte d’immondices
Étreint le fantôme du blé
La peur en loques perce les murs
Des plaines pâles miment le froid.
Seule la douleur prend feu.
°°°
Ojos quemados del bosque
Máscara incógnita mariposa de aventura
En prisiones absurdas
Diamantes del corazón
Collar del crimen
Las amenazas muestran los dientes
Muerden la risa
Arrancan las plumas del viento
Las hojas muertas de la fuga
El hambre cubierta de inmundicias
Abraza el fantasma del trigo
El miedo en girones atraviesa lo muros
Pálidas llanuras representan el frío.
Sólo el dolor se incendia.
XVI. Ni crime de plomb Ni justice de plume Ni vivante d’amour Ni morte de désir.
Elle est tranquille indifférente
Elle est fière d’être facile
Les grimaces sont dans les yeux
Des autres ceux qui la remuent.
Elle ne peut pas être seule
Elle se couronne d’oubli
Et sa beauté couvre les heures
Qu’il faut pour n’être plus personne.
Elle va partout fredonnant
Chanson monotone inutile
La forme de son visage.
°°°
Ni crimen de plomo
Ni justicia de pluma
Ni de amor viviendo
Ni muerta de deseo.
Es tranquila indiferente
Orgullosa de ser fácil
Los gestos van a los ojos
De aquellos que la conmueven.
Hallarse no puede sola
Y se corona de olvido
Su beldad cubre las horas
Justas para no ser nadie.
Silbando en todo lugar Canción monótona inútil La forma de su semblante.
Deux autres poèmes d’Éluard pour saluer son grand ami, Pablo Picasso:
À PABLO PICASSO (Paul Éluard) I Les uns ont inventé l’ennui d’autres le rire Certains taillent à la vie un manteau d’orage Ils assomment les papillons font tourner les oiseaux en eau Et s’en vont mourir dans le noir Toi tu as ouvert des yeux qui vont leur voie Parmi les choses naturelles à tous les âges Tu as fait la moisson des choses naturelles Et tu sèmes pour tous les temps On te prêchait l’âme et le corps Tu as remis la tête sur le corps Tu as percé la langue d l’homme rassasié Tu as brûlé le pain bénit de la beauté Un seul cœur anima l’idole et les esclaves Et parmi tes victimes tu continues à travailler Innocemment C’en est fini des joies greffées sur le chagrin.
II
Un bol d’air bouclier de lumière
Derrière ton regard aux trois épées croisées
Tes cheveux nattent le vent rebelle
Sous ton teint renversé la coupole et la hache de ton front
Délivrent la bouche tendue à nu
Ton nez est rond et calme
Les sourcils sont légers l’oreille est transparente
À ta vue je sais que rien n’est perdu.
III
Fini d’errer tout est possible
Puisque la table est droite comme un chêne
Couleur de bure couleur d’espoir
Puisque dans notre champ petit comme un diamant
Tient le reflet de toutes les étoiles
Tout est possible on est ami avec l’homme et la bête
A la façon de l’arc-en-ciel
Tour à tour brûlante et glaciale
Notre volonté est de nacre
Elle change de bourgeons et de fleurs non selon l’heure mais selon
La main et l’œil que nous nous ignorions
Nous toucherons tout ce que nous voyons
Aussi bien le ciel que la femme
Nous joignons nos mains à nos yeux
La fête est nouvelle.
IV
L’oreille du taureau à la fenêtre
De la maison sauvage où le soleil blessé
Un soleil d’intérieur se terre
Tentures du réveil les parois de la chambre
Ont vaincu le sommeil.
V
Est-il argile plus aride que tous ces journaux déchirés
Avec lesquels tu te lanças à la conquête de l’aurore
De l’aurore d’un simple objet
Tu dessines avec amour ce qui attendait d’exister
Tu dessines dans le vide
Comme on ne dessine pas
Généreusement tu découpas la forme d’un poulet
Tes mains jouèrent avec ton paquet de tabac
Avec un verre avec un litre qui gagnèrent
Le monde enfant sortit d’un songe
Bon vent pour la guitare et pour l’oiseau
Une seule passion pour le lit et la barque
Pour la verdure morte et pour le vin nouveau
Les jambes des baigneuses dénudent vague et plage
Matin tes volets bleus se ferment sur la nuit
Dans les sillons la caille a l’odeur de noisette
Des vieux mois d’Août et des jeudis
Récoltes bariolées paysannes sonores
Écailles des marais sécheresse des nids
Visage aux hirondelles amères au couchant rauque
Le matin allume un fruit vert
Dore les blés les joues les cœurs
Tu tiens la flamme entre tes doigts
Et tu peins comme un incendie
Enfin la flamme unit enfin la flamme sauve.
VI
Je reconnais l’image variable de la femme Astre double miroir mouvant La négatrice du désert et de l’oubli Source aux seins de bruyère étincelle confiance Donnant le jour au jour et son sang au sang Je t’entends chanter sa chanson Ses mille formes imaginaires Ses couleurs qui préparent le lit de la campagne Puis qui s’en vont teinter des mirages nocturnes Et quand la caresse s’enfuit Reste l’immense violence Reste l’injure aux ailes lasses Sombre métamorphose un peuple solitaire Que le malheur dévore Drame de voir où il n’y a rien à voir Que soi et ce qui est semblable à soi Tu ne peux pas t’anéantir Tout renaît sous tes yeux justes Et sur les fondations des souvenirs présents Sans ordre ni désordre avec simplicité S’élève le prestige de donner à voir.
Cahiers d’Art n°3-10, automne 1938.
Pablo Picasso (Paul Éluard)
Les armes du sommeil ont creusé dans la nuit
Les sillons merveilleux qui séparent nos têtes.
À travers le diamant, toute médaille est fausse,
Sous le ciel éclatant, la terre est invisible.
Le visage du cœur a perdu ses couleurs
Et le soleil nous cherche et la neige est aveugle.
Si nous l’abandonnons, l’horizon a des ailes
Et nos regards au loin dissipent les erreurs.
Pablo Picasso fuit incognito (seul Jaume Sabartés était dans la confidence) le 23 mars 1936 à Juan-les-Pins avec Marie-Thérèse Walter et la petite Maya. Éluard, qui n’est pas au courant de leur existence, est étonné de cette disparition. Picasso réapparaît le 15 mai 1936 au vernissage de l’exposition Wolfgang Paalen.
À Pablo Picasso ( Paul Éluard)
I
Bonne journée j’ai revu qui je n’oublie pas
Qui je n’oublierai jamais
Et des femmes fugaces dont les yeux
Me faisaient une haie d’honneur
Elles s’enveloppèrent dans leurs sourires
Bonne journée j’ai vu mes amis sans soucis Les hommes ne pesaient pas lourd Un qui passait Son ombre changée en souris Fuyait dans le ruisseau
J’ai vu le ciel très grand
Le beau regard de gens privés de tout
Plage distant où personne n’aborde
Bonne journée qui commença mélancolique Noir sous les arbres verts Mais qui soudain trempée d’aurore M’entra dans le coeur par surprise.
15 mai 1936
II
Montrez-moi cet homme de toujours si doux
Qui disait les doigts font monter la terre
L’arc-en-ciel qui se noue le serpent qui roule
Le miroir de chair où perle un enfant
Et ces mains tranquilles qui vont leur chemin
Nues obéissantes réduisant l’espace
Chargées de désirs et d’images
L’une suivant l’autre aiguilles de la même horloge
Montrez-moi le ciel chargé de nuages
Répétant le monde enfoui sous mes paupières
Montrez-moi le ciel dans une seule étoile
Je vois bien la terre sans être ébloui
Les pierres obscures les herbes fantômes
Ces grands verres d’eau des grands blocs d’ambre des paysages
Les jeux du fer et de la cendre
Les géographies solennelles des limites humaines
Montrez-moi aussi le corsage noir Les cheveux tirés les yeux perdus De ces filles noires et pures qui sont d’ici de passage et d’ailleurs à mon gré. Qui sont de fières portes dans les murs de cet été D’étranges jarres sans liquide toutes en vertus Inutilement faites pour des rapports simples Montrez-moi ces secrets qui unissent leurs tempes Á ces palais absents qui font monter la terre.
Pablo Picasso, Paul Éluard. Una amistad sublime (Pablo Picasso, Paul Eluard, une amitié sublime).
Cette exposition a été présentée au Musée Picasso de Barcelone du 8 novembre 2019 au 15 mars 2020. Elle le sera au musée d’Art et d’Histoire Paul-Éluard de Saint-Denis du 13 novembre 2020 au 15 février 2021.
Paul Éluard et Pablo Picasso font connaissance en 1916. Parmi les surréalistes, Éluard est un des plus attentifs à la peinture. Encore dadaïste, il achète des œuvres du peintre espagnol dès 1921 lors des ventes Kahnweiler.
Éluard et Picasso deviennent vraiment très proches à la fin de 1935. Fin 1935 – début 1936, Éluard présente au peintre espagnol à Saint-Germain-des-Prés la photographe Dora Maar (Henriette Theodora Markovitch) qui sera la compagne du peintre de 1936 à 1945.
Pablo Picasso fuit incognito (seul Jaume Sabartés était dans la confidence) le 23 mars 1936 à Juan-les-Pins avec Marie-Thérèse Walter et la petite Maya. Éluard n’est pas au courant de leur existence et est très étonné de cette disparition. Picasso réapparaît le 15 mai 1936 au vernissage de l’exposition Wolfgang Paalen. Éluard écrit alors le premier poème intitulé À Pablo Picasso.
Les deux artistes parcourent ensemble la période de la Guerre d’Espagne, de l’Occupation, de la Libération, mais aussi l’engagement dans le Parti Communiste Français (Éluard adhère au début de 1942 et Picasso le 4 octobre 1944) et le Mouvement pour la Paix.
Leurs créations se font écho: ainsi les poèmes Novembre 1936, publié dans L’Humanité, ou La Victoire de Guernica et les gravures de Picasso, Sueño y mentira de Franco (8 janvier 1937) ou l’extraordinaire Guernica.
Ils réalisent et publient ensemble des livres illustrés. Chacun inspire l’autre, et aux portraits du poète par Picasso répondent les poèmes d’Éluard consacrés au peintre.
Paul Éluard est le témoin de la rupture de Picasso et de Dora Maar, mais il continue de rendre visite à la photographe qu’il apprécie beaucoup.
Il écrit un texte pour le documentaire Guernica (1950) d’Alain Resnais. C’est un des films les plus justes sur Picasso.
Pablo Picasso et Françoise Gilot sont les témoins du mariage d’Éluard avec Odette, dite Dominique Lemort, le 15 juin 1951 à Saint-Tropez.
Le poète meurt le 18 novembre 1952 à 56 ans. Le peintre en est très affecté. Il veille le corps d’Éluard et dessine une colombe avec l’inscription «pour mon cher Paul Éluard». Le poète est enterré le 22 novembre 1952 au cimetière du Père-Lachaise à Paris. Picasso assiste à la cérémonie alors que le plus souvent lorsqu’il apprend la mort d’un proche, il s’enferme dans le silence. Pour lui, toute parole est alors vaine.
J’ai lu le livre La tondue, 1944-1947 (Vendémiaire, 2011). Les auteurs, Philippe Frétigné (facteur de clavecins à Chartres) et Gérard Leray (professeur d’histoire-géographie), ont longtemps travaillé sur l’histoire de la Libération de Chartres. Le point de départ du livre c’est une des photographies les plus connues de la Libération. La Tondue de Chartres a été prise le 16 août 1944, rue du Cheval-Blanc à Chartres, par Robert Capa (pseudonyme d’Endre Ernő Friedmann 1913-1954). Ce photographe a couvert cinq conflits en dix-huit ans. Il est mort le 25 mai 1954 pendant la guerre d’Indochine en sautant sur une mine. Simone Touzeau, vingt-trois ans, a été tondue et marquée au front par un fer rouge. Elle s’avance dans les rues de Chartres, tenant dans ses bras un bébé. La foule qui l’accompagne est à la fois curieuse et hostile. Cette femme est exhibée avec sa famille dans les rues parce qu’elle a eu cet enfant d’un soldat allemand. Mais, quelques jours plus tard, elle est aussi soupçonnée d’être à l’origine d’une rafle. Dans la nuit du 24 au 25 février 1943, cinq chefs de famille de son voisinage avaient été arrêtés par la police de sûreté allemande et accusés d’avoir écouté la BBC. Quatre seront déportés au camp de concentration de Mauthausen. Deux d’entre eux, Fernand Guilbault et Edouard Babouin, n’en reviendront pas. L’accusation n’était pas fondée, mais Simone Touseau avait été embauchée comme secrétaire-interprète par l’armée d’occupation en décembre 1942. C’était une adhérente du PPF de Jacques Doriot depuis 1943. Elle était aussi partie comme volontaire pour travailler en Allemagne de septembre à novembre 1943. Sa mère et elle seront ensuite arrêtées, incarcérées à la prison de Chartres puis transférées au camp de Pithiviers. Elles seront traduites en justice au printemps 1945 pour « atteinte à la sûreté extérieure de l’État ». Elles risquaient la peine de mort. Toute la famille Touseau sera ostracisée ensuite par les Chartrains. En 1946, Simone Touseau apprit la mort de son fiancé allemand, Erich Göz, tué près de Minsk le 8 juillet 1944 à 44 ans. Transférée à Fresnes, elle bénéficiera d’un classement sans suite et sera libérée le 29 novembre 1946. Le 8 mars 1947, elle sera condamnée à dix ans d’indignité nationale. La responsable des dénonciations semble avoir été Ella Amerzin-Meyer ( née le 22 août 1911 ), une autre interprète de nationalité suisse, maîtresse du chef de la sécurité nazie locale. Elle s’enfuiera en Allemagne, sera retrouvée et condamnée aux travaux forcés à perpétuité. Mais le jugement sera ensuite annulé, car elle avait obtenu entre temps la nationalité allemande. Elle décédera le 20 janvier 2016 à 104 ans. La pression du voisinage étant très forte, la famille Touseau déménagera à Saint-Arnoult-en-Yvelines, mais la rumeur finira par les rattraper. Simone Touzeau se mariera en 1954, aura deux autres enfants, puis mourra, dépressive et alcoolique, à l’Hôtel-Dieu de Chartres le 21 février 1966 à 44 ans. L’enfant de la photo ( née le 23 mai 1944 ) est toujours vivant mais souhaite rester anonyme. Convaincu de l’innocence de sa famille dans la rafle de 1943 et désireux de protéger ses proches, il a brûlé toutes les lettres de ses parents. Entre juin et décembre 1944, environ 20 000 femmes françaises ont subi l’humiliation de la tonte.
Bibliographie Alain Brossat, Les Tondues, un carnaval moche, Paris, éditions Manya, janvier 1993. Réédition en 2008. Les Tondues, éditions Hachette. Fabrice Virgili La France « virile ». Des femmes tondues à la Libération. Petite Bibliothèque Payot, 2004.
Comprenne qui voudra ( Paul Eluard )
En ce temps là, pour ne pas châtier
les coupables, on maltraitait des filles.
On allait même jusqu’à les tondre.
Comprenne qui voudra
Moi mon remords ce fut
La malheureuse qui resta
Sur le pavé
La victime raisonnable
À la robe déchirée
Au regard d’enfant perdue
Découronnée défigurée
Celle qui ressemble aux morts
Qui sont morts pour être aimés
Une fille faite pour un bouquet
Et couverte
Du noir crachat des ténèbres
Une fille galante
Comme une aurore de premier mai
La plus aimable bête
Souillée et qui n’a pas compris
Qu’elle est souillée
Une bête prise au piège
Des amateurs de beauté
Et ma mère la femme
Voudrait bien dorloter
Cette image idéale
De son malheur sur terre.
Texte initialement publié dans Les Lettres françaises du 2 décembre 1944
Au rendez-vous allemand, 1944.
Le 1er septembre 1969, Gabrielle Russier, jeune professeur agrégée de Lettres, mère de deux enfants et épouse divorcée (donc libre), se suicidait. Elle avait, dans l’après-Mai 68, entretenu une liaison avec l’un de ses élèves du Lycée Antoine de Saint-Exupéry de Marseille appelé aussi lycée Nord, Christian Rossi, (elle : 32 ans ; lui : 17 ans). Elle venait d’être condamnée à un an de prison avec sursis, sur plainte des parents de la ” victime ” pour détournement de mineur.
Le 22 septembre 1969 le nouveau Président de la République, Georges Pompidou ( élu le 15 juin précédent ) tenait sa première conférence de presse. À la fin de la conférence, le journaliste de Radio Monte-Carlo, Jean-Michel Royer, lui demanda ce qu’il pensait de ce fait-divers ” qui pose des problèmes de fond “.
Surpris par la question ou ému par le drame, le Chef de l’État répondit, en se ménageant de longs silences : “Je ne vous dirai pas tout ce que j’ai pensé sur cette affaire. Ni même d’ailleurs ce que j’ai fait. Quant à ce que j’ai ressenti, comme beaucoup, eh bien, Comprenne qui voudra ! Moi, mon remords, ce fut la victime raisonnable au regard d’enfant perdue, celle qui ressemble aux morts qui sont morts pour être aimés. C’est de l’Éluard. Mesdames et Messieurs, je vous remercie “.
Paul Éluard, écrivit dans un tout autre contexte, celui de l’épuration ( et de la ” collaboration sentimentale ” de nombreuses Françaises avec des soldats allemands ). Georges Pompidou devait s’attendre à la question et avait préparé quelques vers de ce poème. L’intention était louable et l’émotion non feinte.
On a su, depuis, qu’il avait effectivement ordonné une enquête sur la responsabilité mêlée de l’Éducation nationale et de la Justice, et plus précisément sur le fait que le cas de Gabrielle Russier avait échappé aux mesures d’amnistie qui, traditionnellement, accompagnent toute nouvelle élection.