M. m’a poussé à rechercher cette lettre de Kafka à Milena, que j’aime particulièrement, dans les deux dernières traductions parues. Gallimard avait publié la traduction d’Alexandre Vialatte en 1956. Milena avait confié les lettres de Kafka à l’écrivain et journaliste allemand Willy Haas (1891-1973), qui fut marié de 1920 à 1936 à sa grande amie, la traductrice Jarmila Reiner (1896-1990). Willy Haas revint en Europe en 1947, récupéra ces lettres qu’il avait laissées en lieu sûr et les édita à New York en 1952 avec une préface, mais sans l’autorisation de la fille de Milena, Jana Cerná (1928-1981).
Franz Kafka, Prague, fin mars ou début avril 1922. Á Milena. Traduction : Robert Kahn. NOUS, 2015.
« Voilà si longtemps que je ne vous ai pas écrit, Madame Milena, et même aujourd’hui je n’écris qu’à la suite d’un hasard. Je n’aurais en fait pas à m’excuser de ne pas vous avoir écrit, vous savez bien à quel point je hais les lettres. Tout le malheur de ma vie, – ce qui ne veut pas dire que je me plains, mais que je veux faire une constatation dans l’intérêt général – vient, si l’on veut, des lettres ou de la possibilité d’en écrire. Les êtres humains ne m’ont presque jamais trompé, mais les lettres toujours, et, en fait, pas celles des autres mais les miennes. Dans mon cas c’est un malheur particulier, dont je ne veux pas parler davantage, mais aussi en même temps un malheur général. La facilité de l’écriture des lettres -d’un point de vue simplement théorique- doit avoir causé une effroyable désagrégation des âmes dans le monde. C’est une fréquentation des fantômes et, pas seulement du fantôme du destinataire mais aussi de son propre fantôme, qui se développe sous la main dans la lettre qu’on écrit, ou même dans une suite de lettres, quand une lettre durcit l’autre et peut la faire témoigner. Comment a-t-on pu en arriver à penser que les êtres humains pourraient se fréquenter grâce aux lettres ! On peut penser à quelqu’un d’éloigné et on peut saisir quelqu’un de proche, tout le reste est hors du pouvoir de l’être humain. Mais écrire des lettres, cela signifie se dénuder devant les fantômes, ce qu’ils attendent avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, mais les fantômes les boivent sur le chemin jusqu’à la dernière goutte. Grâce à cette riche nourriture ils se multiplient incroyablement. L’humanité le sent et lutte contre cela, et pour exclure le plus possible le fantomatique d’entre les êtres humains, pour atteindre la fréquentation naturelle, la paix des âmes, elle a inventé le train, l’auto, l’aéroplane, mais cela ne sert plus à rien, ce sont visiblement des inventions qui ont été faites dès la chute, l’adversaire est beaucoup plus calme et plus fort, il a inventé après la poste le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil. Les fantômes ne mourront pas de faim, mais nous serons anéantis.
Je m’étonne que vous n’ayez encore rien écrit à ce sujet, non pour éviter ou atteindre quelque chose par la publication, pour cela il est trop tard, mais pour au moins « leur » montrer qu’on les a reconnus.
On peut d’ailleurs aussi « les » reconnaître aux exceptions, en effet ils laissent parfois passer une lettre sans anicroches et elle arrive comme une main amicale, elle se pose, légère et bonne dans la vôtre. Bon mais cela aussi n’est probablement que l’apparence, et de tels cas sont peut-être les plus dangereux, dont l’on doit se protéger plus que des autres, mais, si c’est une tromperie, elle est en tout cas parfaite.
Il m’est arrivé aujourd’hui quelque chose de semblable et voilà en fait pourquoi j’ai eu l’idée de vous écrire. J’ai reçu aujourd’hui une lettre d’un ami que vous connaissez aussi; nous ne nous étions pas écrit depuis longtemps, ce qui est des plus raisonnables. Va avec ce qui précède le fait que les lettres sont d’extraordinaires antisomnifères. Dans quel état arrivent-elles ! Desséchées, vides et énervantes, une joie d’un instant suivie d’une longue souffrance. Pendant qu’on les lit dans l’oubli de soi, le peu de sommeil qu’on a se lève, s’envole par la fenêtre ouverte et ne revient pas avant longtemps. Voilà donc pourquoi nous ne nous écrivons point. Mais je pense souvent à lui, même si c’est trop fugitif. Toute ma pensée est trop fugitive. Mais hier soir j’ai beaucoup pensé à lui, pendant des heures, j’ai passé les heures nocturnes au lit, si précieuses pour moi à cause de leur hostilité, à reprendre toujours les mêmes mots dans une lettre imaginée par laquelle je lui donnais des informations qui me paraissaient alors très importantes. Et le matin une lettre de lui est vraiment arrivée, elle contenait en plus la remarque que mon ami avait eu l’impression depuis un mois ou plus exactement un mois auparavant qu’il devait venir me voir, une remarque qui correspond curieusement à des choses que j’ai vécues.
Cette histoire de lettres m’a donné l’occasion d’écrire une lettre, et puisque j’écrivais, comment aurais-je pu alors ne pas vous écrire aussi, Madame Milena, à vous qui êtes celle à qui j’aime le plus écrire. (si tant est qu’on puisse seulement aimer écrire, ce qui n’est dit que pour les fantômes, ces êtres lubriques qui assiègent ma table)
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Cela fait longtemps que je n’ai rien trouvé de vous dans les journaux, à part les articles sur la mode, qui m’ont paru dans les derniers temps, à quelques exceptions près, joyeux et sereins, même le dernier article du printemps. Il est vrai que je n’avais pas lu la Tribuna pendant trois semaines (je vais pourtant essayer de me la procurer) j’étais à Spindelmühle.
Franz Kafka, Journaux et lettres 1914-1924. Oeuvres complètes IV. Bibliothèque de la Pléiade. NRF. Gallimard. 2022. Traduction : Jean-Pierre Lefebvre.
22-17. Á Milena Pollack
Prague [, le 6 avril 1922, ou après].
« Il y a si longtemps que je ne vous ai pas écrit, Madame Milena, et de plus, je ne vous écris qu’à la suite d’un hasard. Á dire vrai, Je n’aurais pas à m’excuser de ne pas vous avoir écrit, vous savez, n’est-ce pas, combien je hais les lettres. Tout le malheur de ma vie, – disant cela, je n’entends pas me plaindre, mais faire une constatation instructive générale – provient, si l’on veut, des lettres ou de la possibilité d’en écrire. Les êtres humains ne m’ont presque jamais trompé, mais les lettres toujours, non pas celles des autres, là encore, mais les miennes. C’est un malheur particulier dans mon cas, dont je ne veux pas parler davantage, mais en même temps aussi un malheur universel. La facilité qu’il y a à écrire des lettres doit – d’un point de vue purement théorique – avoir produit dans le monde une affreuse désagrégation des âmes. Car il s’agit d’un commerce avec les spectres, et ce, non seulement avec le fantôme du destinataire, mais aussi avec son propre fantôme, qui se développe sous votre main dans la lettre qu’on écrit, ou alors même dans une série de lettres, où chaque lettre endurcit l’autre et peut se réclamer d’elle comme de son témoin. Comment en est-on seulement venu à l’idée que les gens puissent commercer entre eux par lettres ! On peut penser à un être éloigné et l’on peut attraper un être proche, toute autre chose dépasse les forces humaines. Mais écrire des lettres signifie se mettre à nu devant les spectres, ce qu’ils attendent avec avidité. Les baisers écrits n’ arrivent pas à destination, mais sont bus en route par les spectres. Cette abondante nourriture leur permet de se multiplier en quantité inouïe. L’humanité ressent cela et se bat là contre, pour neutraliser le plus possible ce qu’il y a de fantomatique entre les êtres, et accéder au commerce naturel, à la paix des âmes ; elle a inventé les chemins de fer, l’auto, l’aéroplane, mais ça ne sert plus à rien, ce sont manifestement des inventions, faites alors qu’on est déjà dans la chute, la partie adverse s’en trouve d’autant plus tranquille et forte ; après la poste elle a inventé le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil. Les esprits ne mourront pas de faim, mais ils sombreront.
Je m’étonne que vous n’ayez pas encore écrit sur ce sujet, non pas pour empêcher ou obtenir quelque chose par la publication, pour cela il est trop tard, mais pour au moins « leur » montrer au moins qu’on les a reconnus.
On peut du reste aussi les reconnaître aussi aux exceptions, parfois en effet ils laissent passer une lettre sans l’empêcher, et elle arrive comme une main amicale, se pose légère et bonne dans la vôtre. Á dire vrai, cela aussi n’est vraisemblablement qu’apparence et ces cas d’espèce sont peut-être les plus dangereux, dont il faut davantage se garder que d’ autres, mais, si ce n’est qu’une illusion, elle est en tout cas parfaite.
Quelque chose de semblable m’est arrivé aujourd’hui et c’est pourquoi j’ai eu l’idée de vous écrire. J’ai reçu aujourd’hui une lettre d’un ami que vous connaissez ; il y a déjà longtemps que nous nous écrivons , ce qui est extrêmement raisonnable. Il ressort n’est-ce pas de ce qui est dit ci-dessus que les lettres sont un merveilleux antisomnifère. Dans quel état arrivent-elles ! Desséchées, vides et exaspérantes, avec à l’arrière- plan de ces sentiments une joie d’un instant mariée à une longue souffrance. Quand on les lit en s’ oubliant, le peu de sommeil qu’on a se lève, s’envole par la fenêtre ouverte et ne revient pas de longtemps. C’est donc pourquoi nous ne nous écrivons pas. Mais je pense souvent à lui, quoique de façon trop fugace. Ma pensée tout entière est trop fugace. Mais hier soir, j’ai beaucoup pensé à lui, pendant des heures, j’ai employé les heures de nuit dans mon lit, si précieuses pour moi en raison de leur hostilité, à lui répéter continûment dans une lettre imaginaire quelques informations qui jadis m’ apparaissaient extrêmement importantes. Et vers le matin est réellement arrivée une lettre de lui contenant par surcroît la remarque que depuis un mois ou plus exactement un mois auparavant cet ami avait eu le sentiment qu’il devait venir me voir, une remarque qui s’accorde avec des choses que j’ai vécues.
Cette histoire de lettre m’a donné l’occasion d’écrire une lettre, et dès lors que j’en ai déjà écrit une comment devrais-je alors ne pas vous écrire aussi, Madame Milena, la personne à laquelle je préfère peut-être écrire. (dans la mesure tout simplement où l’on peut aimer écrire, ce qui n’est dit que pour les fantômes libidineux qui assiègent mon bureau).
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Il y a déjà longtemps que je ne trouve rien de vous dans les journaux, sinon des articles sur la mode, qui m’ont paru ces derniers temps réjouissants et paisibles, à quelques petites exceptions près, surtout le dernier article sur le printemps. Il est vrai qu’auparavant, pendant trois semaines, je n’ai pas lu la Tribuna (je tenterai cependant de me la procurer) j’étais à Spindelmühle.
Alexandre Vialatte à propos des Lettres à Milena de Franz Kafka.
Lectures pour tous – 04.09.1956 – 09:04.