J’ai pris le temps d’écouter hier soir la dernière rencontre entre Juan José Saer et ses lecteurs de Santa Fe. Cette vidéo fut enregistrée le 26 septembre 2002, trois ans avant la mort du grand écrivain argentin.
Les propos de Juan José Saer m’ont paru très intéressants et m’ont confirmé ce dont je me doutais: Saer était un grand écrivain et une personne sensée. Il affirme avec justesse, me semble-t-il, que sa génération n’avait pas à choisir entre Jorge Luis Borges et Roberto Artl.
Valérie Rapaud sur Facebook a posté quelques vers du poème Descartes de Jorge Luis Borges (Le chiffre, 1981). Ce texte ainsi que le prologue et El hacedor ont été publiés dans le numéro n° 419 de La NRF (03/12/1987) dans une très bonne traduction de Claude Esteban (1935-2006), mon ancien professeur à l’Institut Hispanique (31 Rue Gay-Lussac, 75005 Paris). Je publie ici les deux premiers textes. Je n’ai pas pu trouver pour le moment la traduction intégrale du poème El Hacedor (Le créateur).
Prólogo (Jorge Luis Borges)
El ejercicio de la literatura puede enseñaros a eludir equivocaciones, no a merecer hallazgos. Nos revela nuestras imposibilidades, nuestros severos límites. Al cabo de los años, he comprendido que me está vedado ensayar la cadencia mágica, la curiosa metáfora, la interjección, la obra sabiamente gobernada o de largo aliento. Mi suerte es lo que suele denominarse poesía intelectual. La palabra es casi un oxímoron; el intelecto (la vigilia) piensa por medio de abstracciones, la poesía (el sueño), por medio de imágenes, de mitos o de fábulas. La poesía intelectual debe entretejer gratamente esos dos procesos. Así lo hace Platón en sus diálogos; así lo hace también Francis Bacon en su enumeración de los ídolos de la tribu, del mercado de la caverna y del teatro. El maestro del género es, en mi opinión, Emerson; también lo han ensayado, con diversa felicidad, Browning y Frost, Unamuno y, me aseguran, Paul Valéry.
Admirable ejemplo de una poesía puramente verbal es la siguiente estrofa de Jaimes Freyre:
Peregrina paloma imaginaria
que enardeces los últimos amores;
alma de luz, de música y de flores,
peregrina paloma imaginaria.
No quiere decir nada y a la manera de la música dice todo.
Ejemplo de poesía intelectual es aquelle silva de Luis de León, que Poe sabía de memoria:
Vivir quiero conmigo,
gozar quiero del bien que debo al Cielo,
a solas, sin testigo,
libre de amor, de celo,
de odio, de esperanza, de recelo.
No hay una sola imagen. No hay una sola hermosa palabra, con la excepción dudosa de testigo, que no sea una abstracción.
Estas páginas buscan, no sin incertidumbre, una vía media.
J.L.B
Buenos Aires, 29 de abril de 1981
La Cifra, 1981.
Prologue
L’exercice de la littérature peut nous apprendre à éviter des erreurs, non à mériter des trouvailles. Il nous révèle nos incapacités, nos limites sévères. Au fil des ans,j’ai fini par comprendre qu’il m’était interdit d’essayer la cadence magique, la métaphore étrange, l’interjection, l’oeuvre savamment gouvernée ou de longue haleine. Le sort qui me revient est ce que l’on nomme, d’ordinaire, poésie intellectuelle. L’expression est quasiment un oxymoron. L’intellect (la conscience vigile) pense par abstractions la poésie (le rêve), par images, mythes ou fables. La poésie intellectuelle doit entrelacer avec bonheur ces deux manières. Ainsi le fait Platon dans ses dialogues; ainsi le fait encore Francis Bacon dans son énumération des idoles de la tribu, du marché, de la caverne et du théâtre. Le maître du genre, à mon avis, est Emerson. S’y sont essayés également, avec des fortunes diverses, Browning et Frost, Unamuno et, m’assure-t-on, Paul Valéry.
Admirable exemple d’une poésie purement verbale est le quatrain suivant de Jaimes Freyre :
Voyageuse colombe imaginaire,
toi qui ravives le dernier amour;
âme de fleurs, de musique et de jour,
voyageuse colombe imaginaire.
Cela ne veut rien dire, et à la façon de la musique, cela dit tout.
Exemple de poésie intellectuelle est cette strophe de Luis de Leôn, que Poe savait par coeur :
Je veux vivre avec moi,
je veux goûter ce bien qu’un Ciel me donne,
sans témoin, sans personne,
libre d’amour, d’émoi,
de haines ou d’espoirs, de désarroi.
Il n’y a pas une seule image. Il n’y a pas un seul mot superbe, à l’exception, peut-être, de témoin, qui ne soit pas une abstraction.
Ces pages cherchent, non sans incertitude, une voie médiane.
J.L.B
Buenos Aires, 29 avril 1981
La NRF n°419. 1 décembre 1987.
Le Chiffre, 1988. Gallimard. Traduction: Claude Esteban
Descartes (Jorge Luis Borges)
Soy
el único hombre en la tierra y acaso no haya tierra ni hombre.
Acaso un dios me engaña.
Acaso un dios me ha condenado
al tiempo, esa larga ilusión.
Sueño la luna y sueño mis ojos
que perciben la luna.
He soñado la tarde y la mañana del
primer día.
He
soñado a Cartago y a las legiones que desolaron a Cartago.
He
soñado a Lucanoo.
He
soñado la colina del Gólgota y las cruces de Roma.
He
soñado la geometría.
He soñado el punto, la línea, el plano
y el volumen.
He soñado el amarillo, el azul y el rojo.
He
soñado mi enfermiza niñez.
He soñado los mapas y los reinos
y aquel duelo en el alba.
He
soñado el inconcebible dolor.
He soñado mi espada.
He
soñado a Elisabeth de Bohemia.
He
soñado la duda y la certidumbre.
He soñado el día de ayer.
Quizá
no tuve ayer, quizá no he nacido.
Acaso sueño haber soñado.
Siento un poco de frío, un poco de miedo.
Sobre el Danubio está la noche.
Seguiré soñando a Descartes y a la fe de sus padres.
La cifra, 1981.
Descartes
Je
suis le seul homme sur la Terre et peut-être n’y a-t-il ni Terre ni
homme.
Peut-être
qu’un dieu me trompe .
Peut-être
qu’un dieu m’a condamné au temps, cette longue illusion.
Je
rêve la lune et je rêve mes yeux
qui
la perçoivent
J’ai
rêvé le soir et le matin du premier jour.
J’ai
rêvé Carthage et les légions qui devastèrent Carthage.
J’ai
rêvé Lucain.
J’ai
rêvé la colline du Golgotha et les croix de Rome.
J’ai
rêvé la géométrie.
J’ai
rêvé le point, la ligne, le plan et le volume.
J’ai
rêvé le jaune, le rouge et le bleu.
J’ai
rêvé mon enfance maladive.
J’ai
rêvé les mappemondes et les royaumes et le deuil à l’aube.
J’ai
rêvé la douleur inconcevable.
J’ai rêvé mon épée.
J’ai
rêvé Elisabeth de Bohême.
J’ai
rêvé le doute et la certitude.
J’ai
rêvé la journée d’hier.
Peut-être
n’ai-je pas eu d’hier, peut-être ne suis pas né.
Je
rêve, qui sait, d’avoir rêvé.
J’éprouve un peu froid, un peu de crainte.
La nuit s’étend sur le Danube.
Je continuerai de rêver à Descartes et à la foi de ses pères.
La NRF n°419. 1 décembre 1987.
Le Chiffre, 1988. Gallimard. Traduction: Claude Esteban.