“Neveu de Gómez Manrique (1412-1490), Jorge Manrique naît probablement à Paredes de Navas, sans doute en 1440. Quatrième fils du grand maître don Rodrigo Manrique (1406-1476) , il est, comme les membres de son illustre famille, soldat de profession, menant une vie liée aux querelles dynastiques. Il fait son éducation à Tolède. Chevalier de l’ordre de Santiago, commandeur de Montizón, partisan de l’infant Alfonso contre Enrique IV, roi “anormal” qui, selon Pierre Vilar, règne sur une cour aux moeurs étranges, il se rallie, à la mort de ce dernier, à la cause de soeur Isabel. La future Reine Catholique prétend à la succession de son frère, contre les partisans de Juana, la fille du roi, tenue pour illégitime et surnommée la Beltraneja. Jorge Manrique meurt, très jeune, les armes à la main, devant la forteresse de Garcí-Muñoz.”
Son oeuvre tient toute entière dans son Cancionero, mais elle doit sa postérité à un moment d’inspiration. Lorsque son père meurt en 1476, il compose une élégie funèbre, les quarante strophes de Coplas a la muerte de su padre. Elles sont une des sources essentielles de la poésie espagnole.
(Notices et notes de l’Anthologie bilingue de la poésie espagnole. Bibliothèque de la Pléiade. NRF, Gallimard. 1995.)
Coplas de Don Jorge Manrique por la muerte de su padre
Recuerde el alma dormida,
avive el seso y despierte
contemplando
cómo se pasa la vida,
cómo se viene la muerte
tan callando,
cuán presto se va el placer,
cómo, después de acordado,
da dolor;
cómo, a nuestro parescer,
cualquiera tiempo pasado
fué mejor.
Pues si vemos lo presente
cómo en un punto s’es ido
e acabado,
si juzgamos sabiamente,
daremos lo non venido
por pasado.
Non se engañe nadie, no,
pensando que ha de durar
lo que espera,
más que duró lo que vio
porque todo ha de pasar
por tal manera.
Nuestras vidas son los ríos
que van a dar en la mar,
qu’es el morir;
allí van los señoríos
derechos a se acabar
E consumir;
allí los ríos caudales,
allí los otros medianos
E más chicos,
Alleguados, son iguales
los que viven por sus manos
E los ricos.
Dexo las invocaciones
de los famosos poetas
y oradores;
non curo de sus fictiones,
que traen yerbas secretas
sus sabores;
Aquél sólo m’ encomiendo,
aquél sólo invoco yo
de verdad,
que en este mundo viviendo
el mundo non conoció
su deidad.
[………………………………………………]
Decidme: la hermosura,
la gentil frescura y tez
de la cara,
el color e la blancura,
cuando viene la vejez,
¿cuál se para?
Las mañas e ligereza
E la fuerça corporal
de juventud,
todo se torna graveza
cuando llega al arrabal
de senectud.
[…………………………………………………]
¿Qué se hizo el rey don Juan?
Los infantes d’ Aragón
¿qué se hicieron?
¿Qué fue de tanto galán,
qué fue de tanta invinción
que truxeron?
Las justas e los torneos,
paramentos, bordaduras
e çimeras,
¿fueron sino devaneos?
¿qué fueron sino verduras
de las eras?
¿Qué se hicieron las damas,
sus tocados e vestidos,
sus olores?
¿Qué se hicieron las llamas
de los fuegos encendidos
d’amadores?
¿Qué se hizo aquel trobar,
las músicas acordadas
que tañían?
¿Qué se hizo aquel dançar,
aquellas ropas chapadas
que traían?
Pues el otro, su heredero,
don Enrique, ¡qué poderes
alcanzaba!
¡Cuán blando, cuán halaguero
el mundo con sus placeres
se le daba!
Mas verás cuán enemigo,
cuán contrario, cuán cruel
se le mostró;
habiéndole seido amigo,
¡cuán poco duró con él
lo que le dió!
Las dádivas desmedidas,
los edificios reales
llenos d’ oro,
las baxillas tan febridas,
los enriques e reales
del tesoro;
los jaeces, los cavallos
de sus gentes e atavíos
tan sobrados,
¿dónde iremos a buscallos?
¿qué fueron sino rocíos
de los prados?
Pues su hermano el inocente,
qu’ en su vida sucesor
le ficieron
¡qué corte tan excellente
tuvo e cuánto grand señor
le siguieron!
Mas, como fuese mortal,
metióle la muerte luego
en su fragua.
¡Oh, juïcio divinal,
cuando más ardía el fuego,
echaste agua!
Pues aquel gran Condestable,
maestre que conoscimos
tan privado,
non cumple que dél se hable,
Mas sólo como lo vimos
degollado.
Sus infinitos tesoros,
sus villas y sus lugares,
su mandar,
¿qué le fueron sino lloros?
¿Qué fueron sino pesares
al dexar?
E los otros dos hermanos,
maestres tan prosperados
como reyes,
C’a los grandes e medianos
truxeron tan sojuzgados
a sus leyes;
aquella prosperidad
qu’en tan alta fue subida
y ensalzada,
¿qué fue sino claridad
que cuando más encendida
fue amatada?
Tantos duques excellentes,
tantos marqueses e condes
e varones
como vimos tan potentes,
di, Muerte, ¿dó los escondes
e traspones?
E las sus claras hazañas
que hicieron en las guerras
y en las paces,
cuando tú, cruda, t’ensañas,
con tu fuerça las atierras
E deshaces.
Las huestes innumerables,
los pendones, estandartes
e banderas,
los castillos impugnables,
los muros e baluartes
e barreras,
la cava honda, chapada,
o cualquier otro reparo,
¿qué aprovecha?
cuando tú vienes airada,
todo lo pasas de claro
con tu flecha.
[…………………………………………………]
«Coplas» sur la mort de son père
Que l’âme endormie s’éveille,
L’esprit s’avive et s’anime,
Contemplant
Comme s’écoule la vie,
Comme s’approche la mort
Tant muette;
Comme le plaisir part vite,
Et, remémoré, qu’il est
Douloureux,
Comme à notre entendement
Tout moment dans le passé
Fut meilleur.
Lors si voyons le présent
Si vitement en allé,
Achevé,
Si nous jugeons sagement,
Nous tiendrons le non venu
Pour passé.
Que nul ne se leurre, non,
Pensant que ce qu’il attend
Durera
Plus que dura ce qu’il vit,
Puisque tout s’écoulera
Mêmement.
Nos vies, elles sont les fleuves
Qui vont se perdre en la mer
Du mourir;
Là s’en vont les seigneuries
Sans détours se consumer
Et s’éteindre;
Là vont les fleuves majeurs,
Là vont les autres, moyens
Ou petits,
Et là deviennent égaux,
Ceux qui vivent de leurs mains
Et les riches.
J’omets les invocations
Des très fameux orateurs
Et poètes;
N’ai cure de leurs fictions,
Elles ont d’herbes secrètes
La saveur.
Á celui-là seul me fie,
Celui seul, en vérité,
Que j’invoque,
Lui qui vécut en ce monde
Où fut sa divinité
Méconnue.
……………………………
Dites- moi, que sont beauté
Gentille fraîcheur et teint
Du visage,
La roseur et la blancheur,
Lorsque vieillesse survient,
Que sont-elles?
L’adresse et l’agilité
Et la force corporelle
De jeunesse,
Tout se mue en pesanteur
Quand on parvient au faubourg
De vieillesse.
……………………………….
Où est le roi Don Juan?
Et les infants d’Aragon
Où sont-ils?
Qu’advint-il de ces galants,
De toutes les inventions
Qu’apportèrent?
Les joutes et les tournois,
Les parements, broderies
Et cimiers,
Que furent sinon chimères,
Que furent-ils sinon herbes
Dans les aires?
Que sont devenues ces dames
Leurs coiffes et vêtements
Leurs parfums?
Que sont devenues les flammes
Des feux où se consumaient
Les amants?
Qu’advint-il de ces trouvères,
Des musiques mélodieuses
Qu’ils jouaient?
Que sont devenues leurs danses,
Et ces robes damassées
Qu’ils portaient?
Et, l’autre, son héritier,
Don Enrique, à quel pouvoir
Parvenait!
Combien doux, combien flatteur
Le monde avec ses plaisirs
Se donnait!
Mais voyez combien adverse,
Combien contraire et cruel
Se montra:
L’ayant comblé d’amitié,
Combien peu dura pour lui
Son offrande.
Les présents démesurés,
Les édifices royaux
Garnis d’or,
Les vaisselles scintillantes,
Les écus et les réaux
Du trésor,
Les harnais et les chevaux
De ses gens et leurs parures
Opulentes,
Où irons-nous les chercher?
Qu’étaient-ils, sinon rosée
Sur les prés?
Et son frère l’innocent,
Que l’on fit son successeur,
Lui vivant,
Qu’excellente fut sa cour,
Et combien de grands seigneurs,
Le suivirent!
Mais comme il était mortel,
L’emporta bientôt la Mort
Dans sa forge.
Ô céleste jugement!
Quand le feu ardait le plus,
L’eau tomba.
Puis ce fameux connétable,
Grand-Maître que nous connûmes
Favori,
Point ne sied d’en dire plus,
Hormis que décapité
Nous le vîmes.
Ses innombrables trésors,
Et ses villes et ses bourgs,
Et ses charges,
Que lui furent, sinon larmes?
Que furent-ils sinon peine,
les quittant?
Aussi les deux autres frères,
Maîtres prospères autant
Que des rois,
Qui les grands et les petits
Fortement assujétirent
Á leurs lois;
Cette prospérité-là
Aux grandes cimes portée
Et louée,
Que fut donc sinon lueur
Qui lorsque plus éclatante
Fut éteinte?
Et tant de ducs renommés,
Tant de marquis et de comtes,
de barons,
Que nous vîmes si puissants,
Dis, Mort, où les caches-tu
Et les gardes?
Toutes les actions fameuses
Qu’ils accomplirent en guerre
Et en paix,
Toi, cruelle, tu t’acharnes,
Et ta force les renverse
Et défait.
Les innombrables armées,
Les pennons, les étendards,
Les bannières,
Les châteaux inexpugnables,
les murailles, les remparts,
Les barrières,
Les fossés forts et profonds,
Où n’importe quel refuge,
Á quoi servent?
Car tu viens irritée,
Tout, à ton gré, tu transperces
de ta flèche.
………………………………………
Coplas, GLM, Paris, 1962. Traduction Guy Lévis-Mano.
Les Coplas ont été traduites par Guy Lévis Mano (Coplas, Éditions GLM, 1962), puis par Guy Debord (Stances sur la mort de son père, Champ libre, 1980, réédition Le Temps qu’il fait, 1996). Serge Fauchereau a publié une traduction en 2005 aux éditions Séquences. Michel Host, une autre en 2011 aux Éditions de l’Atlantique.