Visite hebdomadaire chez Gibert. J’achète quelques livres dont La vie des morts (Gallimard, 2021) de Jean-Marie Laclavetine. J’avais lu son livre précédent Une amie de la famille (Gallimard, 2019). Le 1 novembre 1968, sur les rochers qui surplombent la Chambre d’Amour à Biarritz, sa sœur aînée Annie avait été emportée par une vague. Elle avait vingt ans, lui quinze. Un demi-siècle plus tard, il a pu évoquer ce jour et partir à la recherche d’Annie. Dans ce nouveau livre, il décide de dire à Annie ce que les vivants lui ont raconté d’elle, de lui montrer à quel point elle est restée présente. « La vie des morts ». Les proches décédés continuent de lui parler.
Deux citations en exergue: Pablo Neruda et Tennesse Williams.
On peut y lire quinze vers du deuxième poème de Vaguedivague (Estravagario).
Pido silencio
Ahora me dejen tranquilo.
Ahora se acostumbren sin mí.
Yo voy a cerrar los ojos.
Y sólo quiero cinco cosas,
cinco raíces preferidas.
Una es el amor sin fin.
Lo segundo es ver el otoño.
No puedo ser sin que las hojas
vuelen y vuelvan a la tierra.
Lo tercero es el grave invierno,
la lluvia que amé, la caricia
del fuego en el frío silvestre.
En cuarto lugar el verano
redondo como una sandía.
La quinta cosa son tus ojos,
Matilde mía, bienamada,
no quiero dormir sin tus ojos,
no quiero ser sin que me mires:
yo cambio la primavera
por que tú me sigas mirando.
Amigos, eso es cuanto quiero.
Es casi nada y casi todo.
Ahora si quieren se vayan.
He vivido tanto que un día
tendrán que olvidarme por fuerza,
borrándome de la pizarra:
mi corazón fue interminable.
Pero porque pido silencio
no crean que voy a morirme:
me pasa todo lo contrario:
sucede que voy a vivirme.
Sucede que soy y que sigo.
No será, pues, sino que adentro
de mí crecerán cereales,
primero los granos que rompen
la tierra para ver la luz,
pero la madre tierra es oscura:
y dentro de mí soy oscuro:
soy como un pozo en cuyas aguas
la noche deja sus estrellas
y sigue sola por el campo.
Se trata de que tanto he vivido
que quiero vivir otro tanto.
Nunca me sentí tan sonoro,
nunca he tenido tantos besos.
Ahora, como siempre, es temprano.
Vuela la luz con sus abejas.
Déjenme solo con el día.
Pido permiso para nacer.
Estravagario, 1958.
Je demande le silence
Qu’on me laisse tranquille à présent.
Qu’on s’habitue sans moi à présent.
Je vais fermer les yeux.
Et je ne veux que cinq choses,
cinq racines préférées.
L’une est l’amour sans fin.
La seconde est de voir l’automne.
Je ne peux être sans que les feuilles
volent et reviennent à la terre.
La troisième est le grave hiver,
La pluie que j’ai aimé, la caresse
Du feu dans le froid sylvestre.
Quatrièmement l’été
rond comme une pastèque.
La cinquième chose ce sont tes yeux,
ma Mathilde bien aimée,
je ne veux pas dormir sans tes yeux,
je ne veux pas être sans que tu me regardes:
je change le printemps
afin que tu continues à me regarder.
Amis, voilà ce que je veux.
C’est presque rien et c’est presque tout.
A présent si vous le désirez partez.
J’ai tant vécu qu’un jour
vous devrez m’oublier inéluctablement,
vous m’effacerez du tableau :
mon coeur n’a pas de fin.
Mais parce que je demande le silence
ne croyez pas que je vais mourir :
c’est tout le contraire qui m’arrive
il advient que je vais me vivre.
Il advient que je suis et poursuis.
Ne serait-ce donc pas qu’en moi
poussent des céréales,
d’abord les grains qui déchirent
la terre pour voir la lumière,
mais la terre mère est obscure,
et en moi je suis obscur :
Je suis comme un puits dans les eaux
duquel la nuit dépose ses étoiles
et poursuis seul à travers la campagne.
Le fait est que j’ai tant vécu
que je veux vivre encore autant.
je ne me suis jamais senti si vibrant,
je n’ai jamais eu tant de bécots.
A présent, comme toujours, il est tôt.
La lumière vole avec ses abeilles.
Laissez-moi seul avec le jour.
Je demande la permission de naître.
Vaguedivague, Gallimard, 1971. Traduction de Guy Suarès.
Collection Poésie/Gallimard n° 485, 2013.