Deux poèmes d’Idea Vilariño, grande poétesse uruguayenne.
Todo es muy simple
Todo es muy simple mucho más simple y sin embargo aún así hay momentos en que es demasiado para mí en que no entiendo y no sé si reírme a carcajadas o si llorar de miedo o estarme aquí sin llanto sin risas en silencio asumiendo mi vida mi tránsito mi tiempo.
1962.
Tout est simple
Tout est très simple beaucoup plus simple et pourtant même comme ça il y a des moments où c’est trop pour moi où je ne comprends pas et je ne sais pas si je dois rire aux éclats ou si je dois pleurer de peur ou rester là sans pleur sans rire en silence assumant ma vie mon chemin mon temps.
Es negro
Es negro para siempre. Las estrellas los soles y las lunas y pingajos de luz diversos son pequeños errores suciedad pasajera en la negrura espléndida sin tiempo silenciosa.
Il fait noir
Il fait noir pour toujours. Les étoiles les soleils et les lunes et tous les débris de lumière ce sont là de petites erreurs saleté passagère dans la noirceur splendide intemporelle silencieuse.
France Culture, Jacques Bonnaffé lit la poésie. 2019.
On cherche toutes les nuits avec peine au milieu de terres lourdes et suffocantes ce petit oiseau de lumière qui flamboie et nous fuit dans une plainte.
Ultime anthologie. Éditions La Barque, 2017. Traduit de l’espagnol (Uruguay) par Eric Sarner.
La poétesse uruguayenne Idea Vilariño (1920-2009) était la fille de Leandro Vilariño (1892-1944), anarchiste et poète. Ses frères s’appelaient Numen (1929-2017), Poema, Azul et Alma.
Le poète surréaliste Benjamin Péret (1899-1959) a eu un fils avec la cantatrice brésilienne Elsie Houston. Il s’appelait Geyser et est né le 31 août 1931 à Rio de Janeiro.
André Breton et Jacqueline Lamba ont eu une fille Aube qui est née le 20 décembre 1935.
Échos d’histoire. Des prénoms peu catholiques.
“Parmi les anarchistes rencontrés ou évoqués par l’historien américain Paul Avrich dans les années 1970 , nombreux sont celles et ceux qui portent de jolis prénoms : Anarchia, Ateo, Athos, Ferrer, Freethought (libre pensée), Hyperion, Ideale, Thoreau, Liber et Liberto et Liberty, Lucifer, Marx, Proudhon, Radium, Revolte, Ribelle, Spartaco, Voltaire et Voltairine, la seule un peu connue. Le militant anarchiste italien Onofrio Gilioli, établi à Fontenay-sous-Bois, avait quant à lui neuf enfants : Rivoluzio (1903-1937), Libero (1905-1927), Siberia (1908-2005), Equo (Egal, 1910-1997), Scintilla (Etincelle, 1912-2004), Protesta (1916-2006), Sovverte (Subversive, 1920-2004), Ribelle (1923-en vie) et Feconda Vendetta (Vengeance féconde, 1926-2008).
Quant au cousin de Louis Bertoni, Mosè, il quitta la Suisse pour fonder une colonie libertaire au Paraguay, avec semble-t-il ses treize enfants, aux noms patriotiques ou militants : Reto Divicone (selon Divico, chef helvète vaincu par Jules César), Arnold da Winkelried, Werner Stauffacher, Walter Fürst (les « trois Suisses » qui auraient fondé la Confédération en 1291 ou en 1307), Guillermo Tell, Vera Zassulich, Sofia Perovskaja, Elvezia Libera (Libre Helvétie), Linneo (Linné), Aristotele…
L’état civil français peut être frileux. Lorsqu’en 1884 Paule Mink et Maxime Negro voulurent prénommer leur fils Lucifer Blanqui Vercingétorix, sans d’ailleurs le déclarer, ils furent sérieusement tancés par le tribunal civil de Montpellier, qui attribua à l’enfant le prénom de son père et condamna ce dernier aux dépens.
D’autres communes semblent plus ouvertes. Aimé Auguste Barthelemi Charpentier eut trois fils à Paris, tous trois militants anarchistes : Spartacus en 1892, Cyvoct Auguste en 1894 (en l’honneur de Cyvoct), Vindex en 1897, figurant sous ces prénoms à l’état civil. La fille de Jean Baptiste Martenot, Vengeance, est née à Dijon en 1891 et morte à Madagascar en 1973 sous son même prénom. À Vienne (Isère) en 1889, Victor Fages aurait prénommé son fils Spies en l’honneur d’un des martyrs de Chicago de 1887.
Les prénoms commémoratifs peuvent être guerriers, Napoléon ou Vercingétorix ou Joffre, parfois simplement connotés : je me souviens d’une rencontre au CIRA de deux visiteurs nés dans les années 1940, Joseph et Benito… Mais Ferrer Lallemand est né trois ans après l’exécution de Francisco Ferrer, et il y aurait eu une trentaine de garçons nés en France entre 1910 et 1912 à porter ce prénom.
C’est la République qui inspire le plus souvent les parents anticléricaux : on trouve dans le Maitron une vingtaine de Voltaire, une douzaine de Danton, deux Robespierre. Et le Dictionnaire international des militants anarchistes raconte que « Pedro Beltran Wells, dont le véritable nom était Auguste Maximilien Robespierre Audoui, avait appelé son fils Auguste, Voltaire, Platon Audoui et ses trois filles Violette Louise Michel, Aurore et Harmonie ». Le calendrier offre des prénoms chantants : le Maitron connaît une dizaine de Germinal, six Floréal, ainsi que Louis, Marceau, Albert, Fructidor Volat, Albert Messidor Crudenaire, Noël, Prairial, Ferdinand Ducastel (qui avait probablement un frère, Noël Républicain). Pas de prêtres, mais des réjouissances : le fils de Lavalette, né à Genève en 1873, fut « baptisé » au vin blanc, au Temple-Unique, du nom de Louis-Michel, en hommage évidemment à Louise Michel ; et on aurait vu Marguerite Tinayre présider la même année « la cérémonie d’un baptême civil et donner aux nouveau-nés les noms de Danton, de Millière et de Flourens ».
On ne rigole pas toujours avec le calendrier. En 1936, André Prudhommeaux découvre que les mairies détiennent des registres des prénoms autorisés et que « la loi vient même de restreindre notablement le champ des fantaisies individuelles » : pas de prénoms à consonance étrangère, ni de noms de fleurs ou tirés de l’histoire, révolutionnaire ou pas ; « les dérogations admises durant la dernière guerre en faveur de braves imbéciles qui désiraient appeler leur fils Joffre ou leur fille Artillerie-Baïonnette-Victoire ont été abolies par un retour complet à la loi du 1er avril 1803 ». Il s’amuse à citer, dans un article de la petite revue Simplement (« Le monopole des prénoms », n° 31, mai-juin 1936), quelques dizaines de noms absurdes et imprononçables. « Le droit d’ignorer l’État n’existant pas, tout nouveau-né doit être présenté à l’état civil, qui l’enregistre et l’affuble d’un nom, d’une nationalité, d’une famille, à peu près comme on marque les veaux ou les moutons des initiales de leur propriétaire. » Deux ans plus tard, Dori et André pourront quand même appeler leur fille Jenny, peut-être grâce à une mère suisse.
En Espagne, les prénoms républicains ou progressistes (Lénine, Trotsky, Durruti, Libertad…) ou encore catalans fleurissent dans les années trente. Déjà le 26 février 1939, un décret oblige les parents à changer l’état civil de leurs enfants dans les registres, sous peine de leur voir attribuer le nom du saint de leur jour de naissance. C’est la victoire de l’imaginaire national catholique. Les enfants d’Espagnols nés en France prennent leur revanche, ils s’appellent Ideal, Frater, Liberto, Everest, Myrtille ou Amapola, joli coquelicot.
D’autres font d’habiles détournements : les sœurs italiennes Ana et Dina apprirent sur le tard que l’on aurait voulu les prénommer Anarchia et Dinamite… Qui dit mieux ?
P.S. du 26 novembre : Les deux fils d’Auguste Gauvin s’appelaient Platon Démosthène et Lucrèce.”
(Le Maitron. Dictionnaire biographique. Mouvement ouvrier. Mouvement social)
9 poèmes d’Idea Vilariño, traduits en français par Eric Sarner. Ultime anthologie. La Barque, 2017.
Adiós
Adiós. Salgo como de un traje estrecho y delicado difícilmente un pie después despacio el otro, Salgo como de bajo un derrumbe arrastrándome sorda al dolor deshecha la piel y sin ayuda. Salgo penosamente al fin de ese pasado de ese arduo aprendizaje de esa agónica vida.
Adieu
Adieu. Je sors comme d’un costume étroit et délicat difficilement un pied puis doucement l’autre. Je sors comme du dessous d’un éboulement en rampant sourde à la douleur la peau défaite et sans personne. Je sors avec peine finalement de ce passé de ce pénible apprentissage de cette vie déchirée.
Comparación
Como en la playa virgen
dobla el viento
el leve junco verde
que dibuja
un delicado círculo en la arena
así en mí
tu recuerdo.
Comparaison
Comme sur la plage vierge
le vent plie
le mince roseau vert
qui dessine
dans le sable un cercle délicat
ainsi en moi
le souvenir de toi.
Eso
Mi cansancio
mi angustia
mi alegría
mi pavor
mi humildad
mis noches todas
mi nostalgia del año
mil novecientos treinta
mi sentido común
mi rebeldía.
Mi desdén
mi crueldad y mi congoja
mi abandono
mi llanto
mi agonía
mi herencia irrenunciable y dolorosa
mi sufrimiento
en fin
mi pobre vida.
Voilà
Ma fatigue
mon angoisse
ma joie
ma frayeur
mon humilité
mes nuits toutes
ma nostalgie de l’année
mille neuf cent trente
mon bon sens
ma révolte.
Mon mépris
ma cruauté et ma peine
mon abandon
mes larmes
mon tourment
mon héritage inaliénable et douloureux
ma souffrance
enfin
ma pauvre vie.
La metamorfosis
Entonces soy los pinos
soy la arena caliente
soy una brisa suave
un pájaro liviano delirando en el aire
o soy la mar golpeando de noche
soy la noche.
Entonces no soy nadie.
La métamorphose
Donc je suis les pins
je suis le sable chaud
je suis une brise douce
un oiseau léger délirant dans l’air
ou bien je suis la mer qui cogne la nuit
je suis la nuit.
Donc je ne suis personne.
La noche
La noche no era el sueño
Era su boca
Era su hermoso cuerpo despojado
De sus gestos inútiles
Era su cara pálida mirándome en la sombra
La noche era su boca
Su fuerza y su pasión
Era sus ojos serios
Esas piedras de sombras cayéndose en mis ojos
Y era su amor en mí
Invadiendo tan lenta
Tan misteriosamente.
La nuit
La nuit ce n’était pas le rêve
c’était sa bouche
c’était son beau corps dépouillé
de ses gestes inutiles
c’était son visage pâle me regardant dans l’ombre.
La nuit c’était sa bouche
sa force et sa passion
c’était ses yeux graves
ces pierres d’ombre
qui roulaient dans mes yeux
c’était son amour en moi
une invasion si lente
si mystérieuse
La piel
Tu contacto
Tu piel
Suave fuerte tendida
Dando dicha
Apegada
Al amor a lo tibio
Pálida por la frente
Sobre los huesos fina
Triste en las sienes
Fuerte en las piernas
Blanda en las mejillas
Y vibrante
Caliente
Llena de fuegos
Viva
Con una vida ávida de traspasarse
Tierna
Rendidamente íntima
Así era tu piel
Lo que tomé
Que diste.
La peau
Ton toucher
Ta peau
douce forte tendue
donnant du bonheur
collée
à l’amour au tiède
pâle sur le front
fine sur les eaux
triste sur les tempes
forte dans les jambes
molle dans les joues
et vibrante
chaude
pleine de feux
vive
avec une vie avide de se transpercer
tendre
en soumission intime.
Ainsi était ta peau
ce que j’ai pris
c’est ce que tu as donné.
Puede ser
Puede ser que si vieras Hiroshima digo Hiroshima mon amour si vieras si sufrieras dos horas como un perro si vieras cómo puede doler doler quemar y retorcer como ese hierro el alma desprender para siempre la alegría como piel calcinada y vieras que no obstante es posible seguir vivir estar sin que se noten llagas quiero decir entonces puede ser que creyeras puede ser que sufrieras comprendieras.
Peut-être
Peut-être que si tu avais vu Hiroshima
je veux dire Hiroshima mon amour
si tu avais vu
si tu avais souffert deux heures comme un chien
si tu avais vu
comment peut souffrir souffrir brûler
et se tordre comme ce bout de fer l’âme
arracher pour toujours le bonheur
comme peau calcinée
et tu aurais vu que pourtant
on peut continuer à vivre à être
sans que les plaies se voient
je veux dire
voilà
peut-être tu aurais cru
peut-être tu aurais souffert
compris.
Sabés
Sabés
dijiste
nunca
nunca fui tan feliz como esta noche.
Nunca. Y me lo dijiste
en el mismo momento
en que yo decidía no decirte
sabés
seguramente me engaño
pero creo
pero ésta me parece
la noche más hermosa de mi vida.
Tu sais
Tu sais
tu as dit
jamais
jamais je n’ai été heureux comme cette nuit.
Jamais. Et tu me l’as dit
à l’instant même
où je décidais moi de ne pas te dire
tu sais
je me trompe sûrement
mais je crois
mais il me semble que c’est
la plus belle nuit de ma vie.
Uno siempre está solo
Uno siempre está solo pero a veces está más solo.
On est toujours seul
On est toujours seul mais parfois encore plus seul.
Antonio Muñoz Molina habla de Idea Vilariño (El País, 8 de marzo de 2008)
Je relis les poèmes d’Idea Vilariño publiés dans Vuelo ciego (Colección Visor de Poesía) 2004.
Cette poétesse triste, désespérée a bien vécu 88 ans. Elle a été professeure, traductrice, poétesse, une intellectuelle du XX ème siècle en somme. Militante de gauche, ses textes ont été chantés par Los Olimareños (Los orientales et Ya me voy pa’ la guerrillas), Alfredo Zitarrosa (1936-1989) (La canción y el poema), Daniel Viglietti (1939-2017) (A una paloma).
Je me souviens de la fin des années 70, de l’arrivée de jeunes chiliens, argentins, uruguayens fuyant les dictatures sanglantes du Cône sud et trouvant refuge en Europe. Idea Vilariño, elle, ne pouvait plus enseigner dans son pays.
La canción y el poema (o La canción) (Idea Vilariño-Alfredo Zitarrosa)
Hoy que el tiempo ya pasó,
hoy que ya pasó la vida,
hoy que me río si pienso,
hoy que olvidé aquellos días,
no sé por qué me despierto
algunas noches vacías
oyendo una voz que canta
y que, tal vez, es la mía.
Quisiera morir –ahora– de amor,
para que supieras
cómo y cuánto te quería,
quisiera morir, quisiera… de amor,
para que supieras…
Algunas noches de paz,
–si es que las hay todavía–
pasando como sin mí
por esas calles vacías,
entre la sombra acechante
y un triste olor de glicinas,
escucho una voz que canta
y que, tal vez, es la mía.
Quisiera morir –ahora– de amor,
para que supieras
cómo y cuánto te quería;
quisiera morir, quisiera… de amor,
para que supieras…
Ya no será
ya no
no viviré contigo
no criaré a tu hijo
no coseré tu ropa
no te tendré de noche
no te besaré al irme
nunca sabrás quién fui
por qué me amaron otros.
No llegaré a saber
por qué ni cómo nunca
ni si era de verdad
lo que dijiste que era
ni quién fuiste
ni qué fui para ti
ni cómo hubiera sido
vivir juntos
querernos
esperarnos
estar.
Ya no soy más que yo
para siempre y tú
ya
no serás para mí
más que tú. Ya no estás
en un día futuro
no sabré dónde vives
con quién
ni si te acuerdas.
No me abrazarás nunca
como esa noche
nunca.
No volveré a tocarte.
No te veré morir.
Poemas de amor, 1957.
Idea Vilariño est une poétesse uruguayenne, née à Montevideo (Uruguay) le 18 août 1920. Elle est éduquée dans une famille de classe moyenne. La musique et la littérature y étaient très présentes. Son père, Leandro Vilariño (1892-1944), était un poète anarchiste. Comme ses frères Azul et Numen et ses soeurs Alma et Poema, elle étudie la musique et pratique le piano et le violon. Sa mère, Josefina Romani, était une grande lectrice de littérature européenne. À 16 ans, une maladie la sépare de sa famille et la rend plus sensible et fragile.
Très jeune, elle commence à écrire et publie sa première œuvre, La Suplicante en 1945. Elle enseigne la littérature dans l’enseignement secondaire de 1952 au Coup d’État de 1973. En 1985, elle reprend l’enseignement à la Faculté des Sciences humaines et de l’éducation.
Dans son pays, elle appartient à la Génération de 45 (ou Générationcritique) avec Juan Carlos Onetti, Mario Benedetti, Sarandy Cabrera, Carlos Martínez Moreno, Ángel Rama, Carlos Real de Azúa, Carlos Maggi, Alfredo Gravina notamment. Elle écrit dans des revues littéraires comme Clinamen, Número, Marcha, La Opinión, Brecha, Asir et Texto Crítico.
Plusieurs de ses livres parlent de son intense amour pour Juan Carlos Onetti qu’elle rencontre en 1950 dans un café du centre de Montevideo lors d’une réunion des écrivains qui participaient à la revue Número. Leur relation est longue et tumultueuse. Onetti dédie Los adioses en 1954 “A Idea Vilariño”. En 1957, Idea Vilariño fait de même avec Poemas de amor qui évoque l’indécision d’Onetti et leur séparation. Le romancier se marie alors avec sa quatrième épouse, la violoniste Dorothea Muhr. Leur correspondance ne cesse qu’avec le décès de Juan Carlos Onetti à Madrid le 30 mai 1994. Idea Vilariño, elle, meurt à Montevideo le 28 avril 2009 à 88 ans.