Ryusuke Hamaguchi – Marc Dugain

Allers-retours entre le cinéma et la littérature.

Le meilleur film que j’ai vu cet automne est de loin Drive my car (2h59) du metteur en scène japonais Ryusuke Hamaguchi (né en 1978 et Prix du scénario au Festival de Cannes 2021). C’est l’ adaptation d’une nouvelle d’ Haruki Murakami, la première du recueil Des hommes sans femmes de 2014 (Belfond, 2017. 10-18).
Un metteur en scène et acteur de théâtre, Yusuke Kafuku, forme avec sa femme Oto, scénariste de télévision, un couple malheureux. La mort de leur fille, alors qu’elle n’était qu’une enfant, les a éloignés et Oto a des amants. Un soir, Kafuku retrouve son épouse morte sur le sol de leur appartement, emportée par une attaque. Après quarante minutes de projection, apparaît le générique (!). Deux ans après cette mort, Kafuku se rend à Hiroshima. Il a obtenu une résidence artistique pour monter Oncle Vania d’Anton Tchekhov et recruter des acteurs. Quand il prend la route seul, la voix d’Oto l’accompagne quand il met une cassette dans l’autoradio de sa Saab 900 rouge. Sa femme s’est enregistrée et lui donne la réplique dans Oncle Vania, pièce dont il doit s’imprégner. A Hiroshima, les responsables du festival l’obligent à se faire conduire par une jeune fille taciturne et balafrée, Misaki. Les deux personnages vont apprendre à se connaître, à se raconter, à guérir peut-être. Lui a perdu sa femme et sa fille, elle sa mère. L’intérieur de la voiture est le principal décor du film. Inlassablement, Kufuku fait relire à ses acteurs le texte d’Oncle Vania. Il a réuni des comédiens de nationalité différente qui jouent dans leur propre langue. Une jeune muette utilise même le langage des signes. La dernière partie du film se transforme en road-movie. Les deux personnages principaux partent d’Hiroshima pour retrouver la maison de Misaki dans la froide et enneigée région d’ Hokkaidō, île située à l’Extrême-Nord d’où elle est originaire.
Ce sont les femmes qui mènent toujours le jeu dans ce film. Oto invente des scénarios, Misaki conduit. Comme Sonia dans Oncle Vania, elles regardent vers l’avenir. Elles sont maîtres du mouvement, de la vie.

https://www.youtube.com/watch?v=dVLC8Wn9QMo

Anton Tchekhov, Oncle Vania 1900. version française : Génia Cannac et Georges Perros. 1960. L’Arche éditeur.

« Sonia : Qu’y faire ! Nous devons vivre. (Un temps). Nous allons vivre, oncle Vania. Passer une longue suite de jours, de soirées interminables, supporter patiemment les épreuves que le sort nous réserve. Nous travaillerons pour les autres, maintenant et jusqu’à la mort, sans connaître de repos, et quand notre heure viendra, nous partirons sans murmure, et nous dirons dans l’autre monde que nous avons souffert, que nous avons été malheureux, et Dieu aura pitié de nous. Et alors, mon oncle, mon cher oncle, une autre vie surgira, radieuse, belle, parfaite, et nous nous réjouirons, nous penserons à nos souffrances présentes avec un sourire attendri, et nous nous reposerons. Je le crois, mon oncle, je le crois ardemment, passionnément…(Elle s’agenouille devant lui et pose sa tête sur les mains de son oncle ; d’une voix lasse :) Nous nous reposerons ! (Téléguine joue doucement de la guitare.) Nous nous reposerons ! Nous entendrons la voix des anges, nous verrons tout le ciel rempli de diamants, le mal terrestre et toutes nos peines se fondront dans la miséricorde qui régnera dans le monde, et notre vie sera calme et tendre, douce, comme une caresse… Je le crois, je le crois… (Elle essuie avec son mouchoir les larmes de son oncle.) Mon pauvre, mon pauvre oncle Vania, tu pleures. Tu n’as pas connu de joie dans ta vie, mais patience, oncle Vania, patience… Nous nous reposerons… (Elle l’enlace.) Nous nous reposerons !
(On entend les claquettes du veilleur de nuit. Téléguine joue en sourdine. Maria Vassilievna écrit dans les marges de sa brochure, Marina tricote son bas.)
Nous nous reposerons ! »

https://www.youtube.com/watch?v=YDFTjoizelc

Nous avons vu lundi 18 octobre au cinéma de la Ferme du Buisson Eugénie Grandet de l’écrivain-réalisateur Marc Dugain. Le film est classique, sec et austère et n’a rien à voir avec Drive my car. Il a été tourné essentiellement au Mans et à Saumur. Les acteurs sont assez bons : Olivier Gourmet (Félix Grandet) Valérie Bonneton (Madame Grandet) Joséphine Japy (Eugénie). La fin du film s’éloigne totalement du roman d’Honoré de Balzac. La fille soumise, l’amoureuse transie devient une femme libérée, qui s’est éloignée de l’Église, va voyager et vivre sa vie.
J’avais relu le roman il y a quelques années et parcouru l’étude de Philippe Berthier, Eugénie Grandet, Gallimard, Foliothèque n° 14. 1992. Ce professeur à la Sorbonne Nouvelle termine justement son étude par la fin d’Oncle Vania.

On peut rappeler aussi que la première publication de Fiodor Dostoïevski a été une traduction en russe d’Eugénie Grandet en 1844.

Honoré de Balzac

Honoré de Balzac (Félix Vallotton). 1895. Paris, BNF.

Illusions perdues, roman publié en trois parties entre 1837 et 1843. Incipit.

PREMIÈRE PARTIE.

LES DEUX POÈTES.
«À l’époque où commence cette histoire, la presse de Stanhope et les rouleaux à distribuer l’encre ne fonctionnaient pas encore dans les petites imprimeries de province. Malgré la spécialité qui la met en rapport avec la typographie parisienne, Angoulême se servait toujours des presses en bois, auxquelles la langue est redevable du mot faire gémir la presse, maintenant sans application. L’imprimerie arriérée y employait encore les balles en cuir frottées d’encre, avec lesquelles l’un des pressiers tamponnait les caractères. Le plateau mobile où se place la forme pleine de lettres sur laquelle s’applique la feuille de papier était encore en pierre et justifiait son nom de marbre. Les dévorantes presses mécaniques ont aujourd’hui si bien fait oublier ce mécanisme, auquel nous devons, malgré ses imperfections, les beaux livres des Elzevier, des Plantin, des Alde et des Didot, qu’il est nécessaire de mentionner les vieux outils auxquels Jérôme-Nicolas Séchard portait une superstitieuse affection; car ils jouent leur rôle dans cette grande petite histoire.»

Ce roman vu par Marcel Proust (Contre Sainte-Beuve, 1954) :
“La lecture de cet admirable livre qui s’appelle Les Illusions perdues restreint et matérialise plutôt ce beau titre : Illusions perdues . Il signifie que Lucien de Rubempré venant à Paris s’est rendu compte que Mme de Bargeton était ridicule et provinciale, que les journalistes étaient des fourbes, que la vie était difficile. Illusions toutes particulières, toutes contingentes, dont la perte peut l’acculer au désespoir et qui donnent une puissante marque de réalité au livre, mais qui font rabattre un peu de la poésie philosophique du titre. Chaque titre doit être ainsi pris au pied de la lettre : Un Grand Homme de Province à Paris, Splendeurs et Misères des Courtisanes, A combien l’Amour revient aux Vieillards, etc. Dans La Recherche de l’Absolu, l’absolu est plutôt une formule, une chose, alchimique que philosophique. Du reste il n’en est peu question. Et le sujet du livre est bien plutôt les ravages que l’égoïsme d’une passion étend dans une famille aimante qui la subit, quelque soit d’ailleurs l’objet de cette passion. Balthazar Claës est le frère des Hulot, des Grandet…
…Le style est tellement la marque de la transformation que la pensée de l’écrivain fait subir à la réalité, que dans Balzac, il n’y a pas à proprement parler de style… le style ne suggère pas, ne reflète pas : il explique. Il explique d’ailleurs à l’aide des images les plus saisissantes, mais non fondues avec le reste, qui font comprendre ce qu’il veut dire, comme on le fait comprendre dans la conversation, si on a une conversation géniale, mais sans se préoccuper de l’harmonie du tout et de ne pas intervenir…. “Le rire de M. de Bargeton était comme des boulets endormis qui se réveillent…” ” On ne pouvait pas ne pas comparer M. X… à une vipère gelée.”

Honoré de Balzac

Buste d’Honoré de Balzac dans le jardin de la maison où il vécut de 1840 à 1847, 47 rue Raynouard à Passy.

Honoré de Balzac est né le 20 mai 1799 à Tours et mort à Paris le 18 août 1850 à 51 ans. C’est l’un des grands romanciers du XIXème siècle français. Son cycle romanesque « La Comédie humaine » réunit plus de quatre-vingt-dix romans et nouvelles parus de 1829 à 1855. Balzac a exercé et exerce encore une influence mondiale sur l’art romanesque.

Discours de Victor Hugo aux funérailles de Balzac , le 29 août 1850)  (Extrait) :
«Tous ses livres ne forment qu’un livre, livre vivant, lumineux, profond, où l’on voit aller et venir et marcher et se mouvoir, avec je ne sais quoi d’effaré et de terrible mêlé au réel, toute notre civilisation contemporaine ; livre merveilleux que le poëte a intitulé comédie et qu’il aurait pu intituler histoire, qui prend toutes les formes et tous les styles, qui dépasse Tacite et va jusqu’à Suétone, qui traverse Beaumarchais et qui va jusqu’à Rabelais ; livre qui est l’observation et qui est l’imagination ; qui prodigue le vrai, l’intime, le bourgeois, le trivial, le matériel, et qui par moments, à travers toutes les réalités brusquement et largement déchirées, laisse tout à coup entrevoir le plus sombre et le plus tragique idéal.

A son insu, qu’il le veuille ou non, qu’il y consente ou non, l’auteur de cette oeuvre immense et étrange est de la forte race des écrivains révolutionnaires. Balzac va droit au but. Il saisit corps à corps la société moderne. Il arrache à tous quelque chose, aux uns l’illusion, aux autres l’espérance, à ceux-ci un cri, à ceux-là un masque. Il fouille le vice, il dissèque la passion. Il creuse et sonde l’homme, l’âme, le coeur, les entrailles, le cerveau, l’abîme que chacun a en soi. Et, par un don de sa libre et vigoureuse nature, par un privilège des intelligences de notre temps qui, ayant vu de près les révolutions, aperçoivent mieux la fin de l’humanité et comprennent mieux la Providence, Balzac se dégage souriant et serein de ces redoutables études qui produisaient la mélancolie chez Molière et la misanthropie chez Rousseau.

Voilà ce qu’il a fait parmi nous. Voilà l’oeuvre qu’il nous laissé, oeuvre haute et solide, robuste entassement d’assises de granit, monument, oeuvre du haut de laquelle resplendira désormais sa renommée. Les grands hommes font leur propre piédestal; l’avenir se charge de la statue.»

Oeuvres complètes, Politique, éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, 1985, pp.326-328

Balzac vu par Charles Baudelaire:

«Si Balzac a fait de ce genre roturier [le roman] une chose admirable, toujours curieuse et souvent sublime, c’est parce qu’il y a jeté tout son être. J’ai mainte fois été étonné que la grande gloire de Balzac fût de passer pour un observateur ; il m’avait toujours semblé que son principal mérite était d’être visionnaire, et visionnaire passionné. Tous ses personnages sont doués de l’ardeur vitale dont il était animé lui-même. Toutes ses fictions sont aussi colorées que les rêves. Depuis le sommet de l’aristocratie jusqu’aux bas fonds de la plèbe, tous les acteurs de sa Comédie sont plus âpres à la vie, plus actifs et rusés dans la lutte, plus patients dans le malheur, plus goulus dans la jouissance, plus angéliques dans le dévouement, que la comédie du vrai monde ne nous les montre. Bref, chacun chez Balzac, même les portières, a du génie. Toutes les âmes sont des armes chargées de volonté jusqu’à la gueule. C’est bien Balzac lui-même Et comme tous les êtres du monde extérieur s’offraient à l’oeil de son esprit avec un relief puissant et une grimace saisissante, il a fait se convulser ses figures ; il a noirci leurs ombres et illuminé leurs lumières. Son goût prodigieux du détail, qui tient à une ambition immodérée de tout voir, de tout faire voir, de tout deviner, de tout faire deviner, l’obligeait d’ailleurs à marquer avec plus de force les lignes principales, pour sauver la perspective de l’ensemble. Il me fait quelquefois penser à ces aquafortistes qui ne sont jamais contents de la morsure, et qui transforment en ravines les écorchures principales de la planche. De cette étonnante disposition naturelle sont résultées des merveilles. Mais cette disposition se définit généralement : les défauts de Balzac. Pour mieux parler, c’est justement là ses qualités.»

Baudelaire, Théophile Gautier, article paru dans L’Artiste, 13 mars 1859 (Œuvres complètes, Gallimard, “Bibliothèque de La Pléiade”, t. II, 1976, p. 120

Bureau de Balzac, 47 rue Raynouard. Passy.