J’ai vu dans la nuit La cime aiguë de la montagne ; J’ai vu la plaine noyée au loin Dans la clarté d’une lune invisible J’ai vu, tournant la tête, Les pierres noires amoncelées, Ma vie tendue comme une corde, Début et fin, L’ultime instant Mes mains.
“ Comme sombre celui qui porte les grandes pierres.’’ Ces pierres je les ai soulevées autant que je l’ai pu Ces pierres je les ai aimées autant que je l’ai pu Ces pierres, mon destin. Par mon sol même mutilé Par ma tunique même supplicié, Par mes dieux même condamné, Ces pierres. Je sais qu’ils ne peuvent savoir, mais moi Qui tant de fois ai pris La voie qui mène du meurtrier à la victime De la victime au châtiment Du châtiment au nouveau meurtre : A tâtons Dans la pourpre intarissable Le soir de ce retour Quand se mirent à siffler les Erinnyes Parmi l’herbe rare J’ai vu les serpents et les vipères entrelacés Lovés sur la race maudite Notre destin.
Voix jaillies de la pierre, du sommeil Plus sourdes ici où s’assombrit le monde, Souvenir de l’effort s’enracinant dans le rythme De pieds oubliés frappant le sol. Corps engloutis dans les assises De l’autre temps, nus. Yeux Fixés, fixés sur un point Que tu cherches à discerner mais en vain – L’âme Qui lutte pour devenir ton âme.
Le silence même n’est plus à toi En ce lieu où les meules ont cessé de tourner.
Octobre 1935.
Poèmes 1933-1955 suivis de Trois poèmes secrets. NRF Poésie/Gallimard n°229.1989. Traduction : Jacques Lacarrière, Egérie Mavraki.
Je viens de finir le livre de Yannis Kiourtsakis : Camus et Séféris, Une affaire de lumière. La tête à l’envers, 2024. Je cite ici les dernières pages (74 et 75). On les retrouve aussi sur le site Terre de femmes (la revue de poésie & de critique d’Angèle Paoli)
Telle est pour Camus comme pour Séféris, la triade sacrée, œuvre de la nature ou de la divinité, peu importe. Et à l’image de cette œuvre, la créature qu’est l’être humain est conçue par eux, loin de tout humanisme abstrait, dans sa présence la plus concrète, la plus charnelle, la plus humble. Parions donc, avec Camus, pour la renaissance. Deux incidents, tout à fait menus, mais qu’ils prennent soin de narrer l’un et l’autre, nous y aideront :
Juin 1958. Camus et ses amis français déjeunent, après leur baignade, en plein air dans une taverne de Samos. Un groupe « de beaux enfants » viennent les observer. « L’une des petites filles, Matina, aux yeux dorés, touche, écrit-il, mon cœur ». Quand les amis quittent la taverne, Matina vient près de la voiture, et alors, note Camus, « je prends sa petite main ».
Novembre 1967. Séféris déjeune en compagnie près de la mer dans un village du Magne. Son attention est attirée par une petite vieille, mince, agile, vivace, qui marche au loin très vite en faisant jouer sa canne en l’air, sans s’y appuyer. « C’est ma tante, elle a 102 ans », dit un des convives. Cette apparition hante, il ne sait pourquoi, son esprit pendant plusieurs jours ; et il finit par écrire : « Cette créature est restée dans ma mémoire comme un don de Dieu. »
C’est à la lumière de tels faits, apparemment insignifiants, mais ô combien significatifs, que j’aimerais clore cet essai en lisant les deux pensées suivantes. Séféris – conférence sur Dante (1966) : « S’il est vrai que l’enfer c’est les autres, comme l’affirme l’un de nos maîtres penseurs, il est non moins vrai que le paradis c’est les autres. Et les autres sont aussi nous-mêmes […] Paradis et enfer ne peuvent, je crois, être séparés, et, si nous le pouvons, ne mettons pas en pièces l’âme humaine.»
Camus, Retour à Tipasa : « Il y a seulement de la malchance à ne pas être aimé ; il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous, aujourd’hui mourons de ce malheur. »
Georges Séféris (Giorgios Stylianou Séfériadès) est un des grands poètes grecs contemporains. Il est né à Smyrne (aujourd’hui Izmir en Turquie) le 29 février 1900.
Son père est professeur d’université et un traducteur renommé.
Georges Séféris suit sa famille à Athènes en 1914 où il termine sa scolarité secondaire. Il fait ensuite des études de droit et de littérature à Paris. Il y reste jusqu’en 1924.
Il s’engage dans la carrière diplomatique en 1926. En 1941, il s’exile avec le gouvernement grec libre pour échapper à l’occupation nazie. Il est envoyé dans divers pays pendant la Seconde Guerre mondiale. Il sert son pays en Crète, au Caire, en Afrique du Sud, en Turquie et au Moyen-Orient.
Il est ambassadeur à Londres de 1957 à 1962. Il prend sa retraite en 1962. Il retourne alors à Athènes et se consacre entièrement à son oeuvre.
Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1963. Après le coup d’état militaire du 21 avril 1967, il fait une déclaration publique contre la junte des colonels.
Il meurt à Athènes le 20 septembre 1971. 30 000 personnes suivent son cercueil le lendemain et font de ses obsèques une manifestation spontanée contre la dictature.
Bibliographie
Journal 1945-1951. Traduction : Lorand Gaspar. Mercure de France, 1973.
Essais, Hellénisme et création. Traduction : Denis Kohler. Mercure de France, 1987.
Poèmes (1933-1955) suivi de Trois poèmes secrets. NRF Poésie/Gallimard n°229. 1989. Traduction : Jacques Lacarrière, Égérie Mavraki, Yves Bonnefoy et Lorand Gaspar.
Six Nuits sur l’Acropole. Traduction Gilles Ortlieb. Calmann-Lévy, 1994. Le bruit du temps, 2013.
Journées 1925-1944. Traduction Gilles Ortlieb. Le bruit du temps, 2021.
Les poèmes. Traduction Michel Volkovitch. Le miel des anges, 2023.