George Orwell

George Orwell au travail sur sa machine à écrire à Canonbury (Frédéric Pajak).

La lecture de Simon Leys m’a incité à relire ce texte de George Orwell

Souvenirs sur la Guerre d’Espagne (Looking Back on the Spanish War), 1942 in George Orwell, Écrits de combat. Bartillat. Omnia poche. 2021.

” Un matin de bonne heure, j’étais sorti en compagnie d’un autre homme pour tirer sur les fascistes qui se trouvaient dans les tranchées aux alentours de Huesca. Nos lignes étaient séparées des leurs de trois cents mètres environ, distance à laquelle, avec nos vieux fusils, nous ne pouvions atteindre nos cibles avec précision ; mais en nous glissant furtivement jusqu’à un endroit situé à une centaine de mètres de la tranchée fasciste, on pouvait, avec un peu de chance, faire mouche par une brèche du parapet. Malheureusement, le terrain qu’il fallait traverser pour rejoindre cet endroit était aussi plat qu’un champ de betteraves et sans le moindre abri à l’exception de quelques fossés, et il était indispensable de sortir pendant qu’il faisait encore noir pour revenir peu après l’aube, avant que la lumière ne soit trop bonne. Cette fois-là, aucun fasciste ne s’est montré, si bien que nous sommes restés trop longtemps à attendre, au point d’être surpris par l’aube. Nous étions dans un fossé, mais derrière nous s’étendaient deux cents mètres de terrain plat où même un lapin aurait été à découvert. Nous tentions encore de nous donner du courage pour traverser cette étendue en toute hâte quand une clameur et des coups de sifflets se sont élevés de la tranchée fasciste. Des avions de notre camp approchaient. C’est alors qu’un homme, qui portait vraisemblablement un message à un officier, a bondi hors de la tranchée et s’est mis à courir au grand jour le long de la crête du parapet. Il était à moitié vêtu et il retenait son pantalon à deux mains en courant. J’ai hésité à lui tirer dessus. Il est vrai que je suis un mauvais tireur, qu’il était peu probable que je touche un homme en train de courir à une centaine de mètres de distance, et que je songeais surtout à rejoindre notre tranchée pendant que l’attention des fascistes était fixée sur les avions. Il n’en reste pas moins que si je n’ai pas tiré, c’était en partie à cause de ce détail du pantalon. J’étais venu ici pour tirer sur des « fascistes », mais un homme qui retient son pantalon n’est pas un « fasciste » ; c’est de toute évidence un semblable, un homme comme vous, et l’on n’a pas envie de lui tirer dessus.
Que prouve cet incident ? Pas grand-chose, car c’est le genre de mésaventure qui se produit tout le temps dans n’importe quelle guerre. “

” Early one morning another man and I had gone out to snipe at the Fascists in the trenches outside Huesca. Their line and ours here lay three hundred yards apart, at which range our aged rifles would not shoot accurately, but by sneaking out to a spot about a hundred yards from the Fascist trench you might, if you were lucky, get a shot at someone through a gap in the parapet. Unfortunately the ground between was a flat beet-field with no cover except a few ditches, and it was necessary to go out while it was still dark and return soon after dawn, before the light became too good. This time no Fascists appeared, and we stayed too long and were caught by the dawn. We were in a ditch, but behind us were two hundred yards of flat ground with hardly enough cover for a rabbit. We were still trying to nerve ourselves to make a dash for it when there was an uproar and a blowing of whistles in the Fascist trench. Some of our aeroplanes were coming over. At this moment a man, presumably carrying a message to an officer, jumped out of the trench and ran along the top of the parapet in full view. He was half-dressed and was holding up his trousers with both hands as he ran. I refrained from shooting at him. It is true that I am a poor shot and unlikely to hit a running man at a hundred yards, and also that I was thinking chiefly about getting back to our trench while the Fascists had their attention fixed on the aeroplanes. Still, I did not shoot partly because of that detail about the trousers. I had come here to shoot at ‘Fascists’; but a man who is holding up his trousers isn’t a ‘Fascist’, he is visibly a fellow creature, similar to yourself, and you don’t feel like shooting at him.
What does this incident demonstrate? Nothing very much, because it is the kind of thing that happens all the time in all wars. “

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/04/23/hommage-a-la-catalogne-george-orwell-1938/

Hommage à la Catalogne (George Orwell) 1938

George Orwell et son fils Richard. 1946.

” Cette guerre, à laquelle j’ai pris une part si inefficace, m’a laissé des souvenirs qui sont pour la plupart de mauvais souvenirs, et cependant je ne puis souhaiter ne pas en avoir été. Quand on a eu un aperçu d’un désastre tel que celui-ci – car, quelle qu’en soit l’issue, cette guerre d’Espagne, de toute manière, se trouvera avoir été un épouvantable désastre, sans même parler du massacre et des souffrances physiques- il n’en résulte pas forcément de la désillusion ou du cynisme. Il est assez curieux que dans son ensemble cette expérience m’ait laissé une foi, pas seulement non diminuée, mais accrue, dans la dignité des êtres humains. Et j’espère que le récit que j’en ai fait n’induit pas trop en erreur. Je crois que devant un événement comme celui-là, personne n’est, ne peut-être, absolument véridique. Il est difficile d’arriver à une certitude à propos de quelque fait que ce soit, à moins d’en avoir été soi-même le témoin oculaire, et, consciemment ou inconsciemment, chacun écrit en partisan. Au cas où je ne vous l’aurais pas déjà dit précédemment au cours de ce livre, je vais vous dire à présent ceci: méfiez-vous de ma partialité, des erreurs sur les faits que j’ai pu commettre, et de la déformation qu’entraîne forcément le fait de n’avoir vu qu’un coin des événements. Et méfiez-vous exactement des mêmes choses en lisant n’importe quel autre livre sur la guerre d’Espagne.”

Barcelona, Plaça George Orwell.