Mary Elizabeth Plummer (1849 – 1922) était l’épouse d’origine américaine de Georges Clemenceau. Celui-ci arriva aux États-Unis en 1865, après avoir fui la France en raison de son implication dans la lutte contre le régime de Napoléon III. Il enseigna dans un collège pour jeunes filles à Stamford (Connecticut), où Mary Elizabeth Plummer étudiait. Ils se marièrent en 1869 et déménagèrent en France un an plus tard. Ils auront trois enfants (Madeleine, Thérèze Juliette et Michel William Benjamin). Mary Elisabeth Plummer et Clemenceau se séparèrent en 1876 et divorcèrent en 1891.
Bien que Clemenceau se vantât de plusieurs centaines conquêtes féminines, lorsque sa femme se prit pour Madame de Rénal et le trompa avec le précepteur de leurs enfants, il la mit en prison pendant deux semaines à la prison Saint-Lazare où l’on enfermait prostituées et femmes adultères. Il la renvoya aux États-Unis sur un bateau à vapeur en troisième classe, divorça et obtint la garde de leurs enfants et la déchéance de sa nationalité française. Revenue vivre en France, mais restée perturbée psychologiquement par ces événements conjugaux particulièrement humiliants, l’ex-Madame Georges Clemenceau mourut seule le 13 septembre 1922, dans son appartement parisien, au 208 rue de la Convention. Elle fut enterrée au cimetière de Bagneux avec une concession pour 5 ans. Sa tombe a aujourd’hui disparu.
Nathalie Piégay, Une femme invisible, Editions du Rocher, 2018.
Nathalie Piégay, professeure à l’Université de Genève, a présenté La Semaine sainte dans l’édition des Oeuvres romanesques complètes d’Aragon, dirigée par Daniel Bougnoux dans la bibliothèque de la Pléiade (cinq tomes).
Dans ce livre, à la fois récit à la première personne et biographie, elle s’intéresse à la vie de la mère du poète, Marguerite Toucas-Massillon (1873-1942). Celle-ci est issue d’une famille de la bonne bourgeoisie. Son père, Fernand Toucas, amateur de peinture et de jeu a été sous-préfet de Guelma en Algérie. Son frère Edmond (1881-1937) sera, lui, sous-préfet de Commercy (Meuse) après la Première Guerre Mondiale. Marguerite s’éprend de Louis Andrieux (1840-1931), ami de Fernand et protecteur d’Edmond. Ce personnage important de la Troisième République fut successivement Procureur de la République, préfet de police, ambassadeur et député. Il termina sa carrière comme doyen de l’Assemblée nationale. Lorsqu’elle tombe enceinte, elle décide de garder l’enfant. Elle résiste à la pression de son amant et de sa mère qui voulaient qu’elle avorte.
Entre-temps, Fernand Toucas a perdu son poste (pour corruption) et a quitté sa famille pour ouvrir des salles de jeu à Constantinople. Louis Andrieux, marié, ne reconnaît pas son fils illégitime et prive même Marguerite du statut légal de mère. Officiellement, Louis Aragon est né de parents “non dénommés”. Il sera élevé en croyant être le fils adoptif de sa grand-mère, Claire, et le petit frère de Marguerite. Celle-ci ne lui révélera la vérité qu’en juin1917, craignant qu’il ne meure à la guerre sans savoir qui étaient ses vrais parents.
Marguerite est le pilier de cette famille bourgeoise déclassée depuis la fuite du père. Elle vit dans les difficultés matérielles et supporte stoïquement le caractère insupportable de sa mère. Elle n’a pas les moyens de s’émanciper, mais soutiendra pourtant financièrement toute sa famille. De 1899 à 1904, elle tiendra au 20 Avenue Carnot à Paris (XVII) la pension Etoile-Famille. Louis Aragon a décrit cette avenue comme «l’avenue aux catalpas». En réalité, elle est bordée de paulownias dont les fleurs ressemblent à celles du catalpa.
Marguerite vécut pendant trente-quatre ans une longue histoire d’amour clandestine avec Louis Andrieux et finit par devenir femme de lettres . D’abord traductrice de romans policiers anglais, elle écrira ensuite des romans à l’eau de rose pour plusieurs maisons d’édition et des magazines féminins. Elle réussira à vivre de sa plume et posèdera la carte de la Société des Gens de Lettres..
On sait peu de choses de la mère d’Aragon. Les sources sont maigres. Le poète en a peu parlé. Roselyne Collinet-Waller a publié en 2001 aux Presses Universitaires de Strasbourg, l’étude Aragon et le père, romans. Mais, la vie de Marguerite semble une vie minuscule à une époque où les femmes bourgeoises se soumettaient à l’ordre familial. Nathalie Piégay a recréé sa vie, s’est rendue dans la plupart des lieux qu’elle a fréquenté. Elle parle avec empathie de cette femme que son fils a aimé, mais a un peu délaissé.
LE MOT : Ce poème est construit autour du secret qui a entouré la naissance et la vie de Louis Aragon jusqu’à son départ de la Gare de l’Est pour Saint-Dizier et le front en juin 1917. Sa mère, Marguerite Toucas-Massillon, poussée par son amant, Louis Andrieux, lui avoue le secret de sa naissance. Le poète avait probablement compris la vérité avant cette confession. Néanmoins, cet épisode fut très douloureux pour lui. Sa mère passait pour être sa soeur et Louis Andrieux, son parrain. Le mot”maman” n’avait jamais été prononcé ni par l’enfant ni par sa mère.
LE TEMPS DES CERISES: La famille paternelle de Marguerite Toucas-Massillon était originaire de Solliès-Toucas dans le Var où elle possédait de vastes cerisaies. Louis Aragon y passa des vacances lorsqu’il était enfant. Il évoque un jeune homme, amoureux de sa mère que celle-ci aurait éconduit. le Temps des cerises évoque son histoire personnelle, mais le premier vers du poème paraphrase le début du Temps des cerises, la chanson emblématique de la Commune de Paris. On ne peut pas oublier que comme Procureur de la République, Louis Andrieux participa à la répression de la Commune de Lyon en avril 1871 et fut ensuite Préfet de Police de Paris de 1879 à 1881. Il a fait expulser les religieuses des congrégations en 1880. Le jeune homme de Solliès semble être l’antithèse du père haï.
MARGUERITE: Aragon a peu utilisé le sonnet sous sa forme classique. il s’agit ici d’un poème de circonstance écrit pour être gravé sur la tombe de sa mère qui mourut d’un cancer du sein le 2 mars 1942 et fut enterrée dans l’ancien cimetière de Cahors.
Le mot n’a pas franchi mes lèvres
Le mot n’a pas touché mon cœur
Est-ce un lait dont la mort nous sèvre
Est-ce une drogue une liqueur
Jamais je ne l’ai dit qu’en songe
Ce lourd secret pèse entre nous
Et tu me vouais au mensonge
A tes genoux
Nous le portions comme une honte
Quand mes yeux n’étaient pas ouverts
Et les tiens à la fin du compte
Demandaient pardon d’être verts
Te nommer ma sœur me désarme
J’ai trop respecté ton chagrin
Le silence a le poids des larmes
Et leur refrain
Puisque tu dors et que leurs rires
Ne peuvent blesser ton sommeil
Permets-moi devant tous de dire
Que le soleil est le soleil
Que si j’ai feint c’est pour toi seule
Jusqu’à la fin fait l’innocent
Pour toi seule jusqu’au linceul
Caché mon sang
J’avais naissant le tort de vivre
J’irai jusqu’au bout de mes torts
La vie est une histoire à suivre
Et la mort en est le remords
Ceux peut-être qui me comprennent
Ne feront pas les triomphants
Car une morte est une reine
A son enfant
II. Le temps des cerises
Lorsqu’une voix chante au loin le Temps des Cerises
C’est vous deux que j’entends les mots que vous disiez
Et je vous vois fleurir tout un printemps de chemises
Au soleil de Solliès entre les cerisiers
Il fallait écouter ce garçon ta jeunesse
Il était comme nous de terre et de chanson
Qui donc t’en détourna qui voulait que je naisse
Et les arbres neigeaient quand il t’a dit Dansons
Il était comme nous sensible aux moindres choses
Qu’importait avec lui de vivre pauvrement
L’armoire de bois blanc que tu couvris de roses
Pour lui tu l’aurais peinte et non pour moi Maman
Il pleurait au théâtre Il aimait les histoires
Il était comme nous trop crédule et je crains
Qu’il aurait lançant ses sous sur le comptoir
Pour te plaire acheté leurs mouchoirs aux forains
Un soir tu m’as parlé de lui de ce jeune homme
Je ne demandais rien Que ne l’as-tu suivi
Pas plus que lui pourtant tu n’étais économe
Tu m’as donné ta vie en me donnant la vie
C’est un cadeau trop lourd. Que veux-tu que j’en fasse
Que ne l’as-tu repris cet univers volé
Et tes yeux se fermant à tout jamais s’efface
Le toit couleur de pain sur les coteaux brûlés
Le bois des cerisiers laisse très peu de cendres
Il saigne sur mon coeur des larmes de grenat
Un beau printemps tous deux nous n’irons plus descendre
Du côté des Toucas ou des Caffarena
III. Marguerite
Ici repose un coeur en tout pareil au temps
Qui meurt à chaque instant de l’instant qui commence
Et qui se consumant de sa propre romance
Ne se tait que pour mieux entendre qu’il attend
Rien n’a pu l’apaiser jamais ce coeur battant
Qui n’a connu du ciel qu’une longue apparence
Et qui n’aura vécu sur la terre de France
Que juste assez pour croire au retour du printemps
Avait-elle épuisé l’eau pure des souffrances
Sommeil ou retrouvé ses rêves de vingt ans
Qu’elle s’est endormie avec indifférence
Qu’elle ne m’attend plus et non plus ne m’entend
Lui mrumurer les mots secrets de l’espérance
Ici repose enfin celle que j’aimais tant
Paru d’abord dans la revue de Pierre Seghers Poésie 43, n°12 janvier-février 1943 et repris en 1946 dans En étrange pays dans mon pays lui-même.
I.
Ce livre a peut-être besoin de plus d’une préface; et finalement il reste toujours le doute qu’il soit possible que quelqu’un, sans qu’il ait fait quelque expérience semblable, soit par une préface rapproché de l’expérience de ce livre. Il semble écrit dans la langue du vent du dégel: il y a dedans de l’excitation, de l’intranquillité, de la contradiction, du temps d’avril, si bien que l’on est rappelé aussi bien à la proximité de l’hiver qu’à la victoire sur l’hiver, qui vient, qui doit venir, qui peut-être est déjà venue… La gratitude jaillit perpétuellement, comme si même le plus inattendu s’était produit, la gratitude de celui qui guérit, – car la guérison fut cet inattendu. «gai savoir»: cela signifie les saturnales d’un esprit qui a résisté patiemment à une pression effroyablement longue – patiemment, fortement, froidement, sans se soumettre, mais sans espoir –, et qui d’un seul coup est assailli par l’espoir, par l’espoir de santé, par l’ivresse de la guérison. Comment s’étonner que cela mette au jour beaucoup de déraisonnable et de fou, beaucoup de tendresse vandale gaspillée à des problèmes qui ont le poil piquant et qui ne sont pas conçus pour être cajolés et séduits. Ce livre entier n’est rien que réjouissance après une longue privation et impuissance, la jubilation des forces revenues, de la foi éveillée de nouveau en un demain et en un lendemain, du soudain sentiment et du pressentiment de l’avenir, des aventures proches, des mers réouvertes, des buts de nouveau permis, en lesquels de nouveau avoir foi. Et tout ce qui était derrière moi alors! Ce bout de désert, d’épuisement, d’incroyance, de givre au milieu de la jeunesse, cette état de vieillard intervenant au mauvais endroit, cette tyrannie de la douleur encore dépassée par la tyrannie de la fierté, qui repoussait les conclusions de la fierté – et les conclusions sont des consolations -, cette solitude radicale comme défense contre un mépris de l’humanité devenu maladivement lucide, cette réduction fondamentale sur ce que la connaissance a d’amer, d’âpre, de douloureux, et comment la prescrivait le dégoût qui d’une peu prudente diète et complaisance spirituelle – on l’appelle romantisme – avait peu a peu grandi, oh qui pourrait le sentir après moi! Mais celui qui pourrait m’accorderait sans doute davantage qu’un peu de folie, d’exubérance de «gai savoir», – par exemple la poignée de chants qui cette fois sont jointes à ce livre – des chants dans lesquels un poète d’une façon difficilement pardonnable se moque de tous les poètes. – Ah, ce n’est pas seulement sur les poètes et leurs beaux «sentiments lyriques» que ce ressuscité doit exercer sa méchanceté: qui sait quelle victime il se cherche, quel monstre d’étoffe parodique le provoquera sous peu? «Incipit tragoedia» – c’est la fin de ce livre préoccupant-non-préoccupant: il faudra être sur ses gardes! Est donné congé à quelque chose d’exemplairement grave et méchant: incipit parodia, il n’y a aucun doute…
II.
– Mais laissons là Monsieur Nietzsche: qu’est-ce que ça peut nous faire que Monsieur Nietzsche ait retrouvé la santé?…Un psychologue connaît peu de questions aussi attirantes que celle du rapport entre la santé et la philosophie, et au cas où il tombe lui-même malade, il apporte toute sa curiosité scientifique avec lui dans la maladie. On a en effet, à supposer que l’on soit une personne, nécessairement la philosophie de sa personne: mais il y a là une différence considérable. Chez l’un ce sont ses manques qui philosophent, chez l’autre ses richesses et ses forces. Le premier a la nécessité de sa philosophie, ne serait-ce que comme appui, apaisement, médecine, soulagement, élévation, mise à distance de lui-même; chez l’autre elle n’est qu’un beau luxe, dans le meilleur cas la volupté d’une gratitude triomphante, qui doit quand même pour finir s’inscrire en majuscules cosmiques au ciel des notions. Dans l’autre, dans les cas les plus habituels toutefois, quand les états de nécessité font la philosophie, comme chez tous les penseurs malades – et peut-être que les penseurs malades sont majoritaires dans l’histoire de la philosophie –: qu’est-ce qu’il sera de la pensée même qui est soumise à la pression de la maladie? Voilà la question qui concerne le psychologue: et ici l’expérimentation est possible. Pas autrement que ne le fait un voyageur qui résout de se réveiller à une heure déterminée et qui ensuite se livre tranquille au sommeil: ainsi nous philosophes à supposer que nous tombions malade, nous nous abandonnons temporairement corps et âme à la maladie – nous fermons pour ainsi dire les yeux devant nous. Et comme celui-là sait que quelque chose ne dort pas, que quelque chose compte les heures et le réveillera, ainsi nous aussi nous savons que l’instant décisif nous trouvera éveillé, – qu’ensuite quelque chose surgit et prend l’esprit sur le fait, je veux dire la faiblesse ou le changement d’avis ou la résignation ou l’endurcissement ou l’empoussièrement et toutes ces façons de désigner l’état maladif de l’esprit, qui aux jours de la santé ont contre elles la fierté de l’esprit (car on en reste au vieux dicton «l’esprit fier, le paon, le cheval sont les trois bêtes les plus fières»-). Après une telle interrogation de soi-même, tentation de soi-même, on apprend à regarder d’un œil plus fin tout ce qui dans l’absolu a été philosophé jusqu’alors; on devine mieux qu’avant les involontaires détours, ruelles latérales, places pour le repos, endroits ensoleillés de la pensée, sur lesquels sont conduits et séduits les penseurs souffrants justement en tant que souffrants, on sait désormais où inconsciemment le corps malade et ses besoins entraîne l’esprit, le pousse, l’attire – vers le soleil, le calme, la douceur, la patience, la médecine, le baume en un sens quelconque. Chaque philosophie qui met la paix au dessus de la guerre, chaque éthique avec une conception négative du concept de bonheur, chaque métaphysique et physique qui connaît un point final, un état final de quelque nature que ce soit, chaque exigence principalement esthétique ou religieuse d’un en-marge, d’un au-delà, d’un en-dehors, d’un au-dessus, autorise à se demander si ce n’est pas la maladie qui a inspiré le philosophe. Le déguisement inconscient des besoins physiologiques sous le manteau de l’objectif, de l’idéal, du purement spirituel s’étend loin jusqu’à l’épouvante, – et bien souvent je me suis demandé si, en fin de compte, la philosophie jusqu’alors n’avait pas été qu’une interprétation du corps et un malentendu du corps. Derrière les plus hauts jugements de valeur par lesquels l’histoire de la pensée a été menée jusqu’ici, gisent dissimulés des malentendus sur la texture corporelle, soit de l’individu, soit des états ou des races entières. Il faut dans un premier temps toujours prendre toutes les folies de la métaphysiques, en particulier ses réponses à la question de la valeur de l’existence, comme les symptômes de corps bien précis; et si ces approbations du monde ou négations du monde en bloc, mesurées scientifiquement, ne contiennent pas une graine de signification, en revanche elles donnent à l’historien et au psychologue des indices d’autant plus valables qu’ils sont des symptômes, comme déjà dit, du corps, de ce qui lui réussit et de ce qu’il manque, de sa plénitude, de sa puissance, de sa domination de soi dans l’histoire, ou bien au contraire de ses scrupules, de ses épuisements, de ses appauvrissements, de son pressentiment de la fin, de sa volonté de fin. J’attends toujours qu’un médecin philosophique dans le sens extraordinaire du terme – un homme tel qu’il puisse s’occuper de la santé d’ensemble du peuple, de l’époque, de la race, de l’humanité – aie le courage de promouvoir jusqu’à son terme mon soupçon et d’oser cette phrase: dans toute la philosophie il s’est agi jusqu’ici non pas de vérité, mais de quelque chose d’autre, disons de santé, avenir, croissance, puissance, vie…
III.
– On devine que je veux sans ingratitude prendre congé de cette époque de lourd dépérissement, dont les gains ne sont pas encore épuisées pour moi aujourd’hui: de même que je suis absolument conscient de l’avantage que j’ai avec ma santé changeante sur tous les trapus de l’esprit. Un philosophe qui fait le chemin à travers de nombreuses santés et qui continue à le faire, a traversé autant de philosophies: il ne peut qu’appliquer à chaque fois l’état dans lequel il est à la forme et au monde spirituels – cet art de la transfiguration c’est précisément la philosophie. Il n’est pas libre à nous philosophes de séparer âme et corps comme le fait le peuple, il nous est encore moins libre de séparer âme et esprit. Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes, pas des appareils à objectiver et à enregistrer et aux viscères froides, – nous devons continuellement enfanter nos pensées de notre douleur et maternellement leur donner tout ce que nous avons en nous de sang, cœur, feu, désir, passion, tourment, conscience, destin, fatalité. Vivre – cela veut dire pour nous continuellement transformer tout ce que nous sommes en lumière et flamme, et aussi tout ce qui nous touche, nous ne pouvons autrement. Et pour ce qui concerne la maladie: ne serions nous pas presque tentés de nous demander si elle nous est superflue absolument? C’est seulement la grande douleur qui est la dernière libératrice de l’esprit, comme le maître d’apprentissage du grand soupçon, qui fait de chaque U un X, un vrai X véritable, ce qui veut dire l’avant dernière lettre avant la dernière…C’est seulement la grande douleur, cette longue lente douleur qui prend son temps, dans laquelle nous sommes comme brûlés dans un feu de bois vert, qui nous force nous philosophes à descendre dans notre tréfonds ultime et à nous défaire de toute confiance, de tout ce qui est bon, dissimulant, doux, moyen, dans quoi nous avons peut-être auparavant placé notre humanité. Je doute qu’une telle douleur «améliore» –; mais je sais qu’elle approfondit. Soit parce que nous apprenons à lui opposer notre fierté, notre sarcasme, notre volonté et que nous faisons comme l’indien qui, si violemment torturé soit-il, se dédommage de son tortureur par la méchanceté de sa langue; soit parce que devant la douleur nous nous retirons dans ce néant oriental – on l’appelle Nirvana – dans le muet, raide, sourd abandon de soi, oubli de soi, dissolution de soi: on ressort de tels longs, dangereux exercices de maîtrise de soi comme un autre homme, avec quelques nouveaux points d’interrogation, avant tout avec la volonté d’interroger à présent davantage, d’interroger plus profondément, plus sévèrement, plus durement, plus méchamment, plus calmement que l’on avait interrogé jusque là. C’en est fini de la confiance en la vie – la vie même est devenu problème. – Qu’on ne croie pas qu’on en devient nécessairement un sombre type! Même l’amour de la vie est encore possible – mais on aime autrement. C’est l’amour pour une femme qui nous fait douter… Le charme de tout ce qui pose problème, la joie en X est en revanche chez de tels gens plus spirituels, plus spiritualisés, trop grande pour que cette joie ne se déverse pas toujours telle une claire lueur sur toute la détresse du problème, sur tout le danger de l’incertitude, et même sur la jalousie de l’amant. Nous connaissons un bonheur nouveau…
IV.
Enfin, pour ne pas laisser l’essentiel non dit: on sort de tels abîmes, d’un si grave dépérissement, et aussi du dépérissement du grave soupçon, comme né de nouveau, mué, plus délicat, plus méchant, avec un goût plus fin pour la joie, avec une langue plus délicate pour toutes les bonnes choses, avec des sens plus gais, avec une deuxième dangereuse innocence dans la joie, plus enfant à la fois et cent fois plus raffiné que l’on ne l’a jamais été. Oh comme la jouissance répugne désormais, la grossière sourde brune jouissance telle que la comprennent sinon les jouisseurs, nos «cultivés», nos riches et gouvernants! Avec quelle méchanceté nous écoutons désormais le gros boum-boum de foire annuelle par lequel l’«homme cultivé» et l’habitant des grandes villes se fait violer à travers art, livre et musique, pour des «jouissances spirituelles», avec l’aide de boissons spirituelles! Combien maintenant nous fait mal aux oreilles le cri théâtral de la passion, comme est devenu étranger à notre goût toute l’émeute romantique et le fatras des sens qu’aime la populace cultivée, avec ses aspirations au sublime, à l’élevé, à l’extravagant! Non, s’il faut absolument que nous qui guérissons ayons besoin d’art, c’est d’un autre art – un art moqueur, léger, fugitif, divinement désembarassé, divinement artificiel, qui comme une flamme claire nous fait grimper dans un ciel sans nuage! Avant tout: un art pour les artistes, seulement pour les artistes! Nous nous entendons mieux à ce qui est la première nécessité en la matière, la gaieté, toute gaieté, mes amis! aussi en tant qu’artistes –: je voudrais le prouver. Nous savons trop bien plusieurs choses à présent, nous les savants: oh comme désormais nous apprenons à bien oublier, à bien ne pas savoir, en tant qu’artistes! Et pour ce qui touche à notre avenir: on nous trouvera difficilement encore sur les chemins de ces jeunes égyptiens, qui la nuit rendent les temples peu sûrs, qui embrassent les colonnes sculptées et qui dévoilent, découvrent, veulent étaler dans la claire lumière absolument tout ce qui a été avec de bonnes raisons dissimulé. Non, ce mauvais goût, cette volonté de vérité, de «vérité à tout prix», ce délire de jeune homme dans l’amour de la vérité – nous n’y avons plus goût: nous sommes pour cela trop expérimentés, trop sérieux, trop joyeux, trop consumés, trop profonds… Nous ne croyons plus que la vérité reste la vérité quand on lui retire son voile; nous avons trop vécu pour croire encore à cela. Aujourd’hui une chose nous semble convenable: ne pas vouloir voir toute chose nue, ne pas vouloir être là pour toute chose, ne pas vouloir tout comprendre et «savoir. «Est-ce que c’est vrai que le bon Dieu est partout?» demandait une petite fille à sa mère: «mais je trouve ça indécent» – un signe pour les philosophes! On devrait davantage honorer la honte avec laquelle la nature s’est cachée derrière des énigmes et des incertitudes colorées. Peut-être la vérité est une femme qui a des raisons de ne pas laisser voir ses raisons? Peut-être que son nom est, pour parler grec, Baubo? … Oh ces Grecs! Ils s’y entendaient à vivre: et il est nécessaire de s’en tenir bravement à la surface, au pli, à la peau, d’adorer l’apparence, de croire aux formes, aux sons, aux paroles, à toute l’Olympe de l’apparence! Ces Grecs étaient superficiels – par profondeur! Et n’y revenons nous pas justement, nous les intrépides de l’esprit, qui avons escaladé les plus hauts et dangereux sommets de l’esprit actuel et de là avons regardé autour de nous, qui de là avons regardé en contrebas? N’y sommes nous pas justement – des Grecs? Adorateurs des formes, des sons, des paroles? Justement pour cela – des artistes?
J’ai vu samedi dernier au Centre Pompidou dans le cadre de Génération Documentaire (40 ans de cinéma aux Films d’ici) le film de Carmen Castillo Calle Santa Fe (2007). 164 minutes. La réalisatrice chilienne était présente dans la salle ainsi que le journaliste Olivier Duhamel.
Elle a survécu à son compagnon, Miguel Enríquez, chef du parti d’extrême-gauche, le MIR, qui résistait à la répression sanglante de la dictature du Général Pinochet après le coup d’état du 11 septembre 1973. Il a été abattu le 5 octobre 1974, au cours d’un affrontement avec les agents de la Direction de l’intelligence nationale (DINA), au 275 de la rue Santa Fe, à San Miguel, une municipalité de la banlieue sud de Santiago du Chili. Carmen Castillo était enceinte. Elle a été gravement blessée, mais elle a survécu. Un voisin a appelé une ambulance et elle a pu être emmenée à l’hôpital. Quelques semaines plus tard, après une intense campagne de solidarité internationale, elle fut expulsée du pays avec interdiction d’y revenir sous peine de mort.
Le point de départ du film est le voyage de la réalisatrice sur les lieux où elle a vécu dans la clandestinité. Elle se souvient, revient à Santiago, rencontre sa famille aisée et influente, retrouve la rue, la maison où elle et Miguel Enríquez habitaient. Elle retrouve des survivants, des militants du MIR qui évoquent les choix politiques d’alors. Elle s’interroge: tous les actes de résistance valaient-ils la peine? Miguel Enríquez est-il mort pour rien? Valait-il la peine de sacrifier sa famille, ses enfants? Fallait-il que le MIR donne la consigne aux exilés de rentrer lutter au Chili?
Carmen Castillo parcourt le passé: des jours lumineux de l’Unité populaire de Salvador Allende (1970-1973) aux longues années de la dictature, avec tous ceux qui ont résisté à cette époque, mais elle montre aussi les jeunes qui luttent aujourd’hui et qui pensent différemment qu’elle. Elle rêve de faire de la maison de la rue Santa Fe un lieu de mémoire pour les centaines de militants du MIR assassinés par la dictature. Les jeunes semblent trouver cela inutile.
Elle mêle souvenirs personnels, images d’archives, commentaires actuels des témoins de l’époque. Le film est long (164 minutes), mais évite à la fois l’abus de la narration à la première personne et l’accumulation d’archives. Le travail de la monteuse, Eva Feigeles-Aimé, est remarquable.
Le film se termine sur la longue, interminable liste des morts et des disparus.
Le MIR était un parti né le 15 août 1965 qui se réclamait du marxisme et du communisme. Ses militants venaient de différents courants révolutionnaires (trotskystes, guevaristes, chrétiens révolutionnaires, ex-socialistes ou communistes) Il critiquait le parlementarisme et l’électoralisme des partis de gauche traditionnels. Après l’élection de Salvador Allende à la présidence du pays, le MIR soutint le gouvernement de l’Unité Populaire, mais n’y participa pas. La direction en exil du parti décida sa dissolution en 1989, sans débat ni consultation des militants,
On peut penser à la pièce de Bertolt Brecht La vie de Galilée. Dans la Scène 13, Andrea, disciple de Galilée, indigné par le fait que son maître ait abjuré suite à la condamnation de l’Eglise, s’écrie : “Malheureux le pays qui n’a pas de héros!”. Galilée le reprend quelques répliques plus tard: “Malheureux le pays qui a besoin de héros.”
Filmographie
1983: Les murs de Santiago (Los muros de Santiago) Documentaire TV.
1984: Estado de guerra: Nicaragua.
1994: La flaca Alejandra (documentaire TV).
1994-99: Tierras extranjeras. Série de longs métrages pour Arte.
1995: La verdadera historia del Subcomandante Marcos.
1996: Inca de Oro.
1999: El bolero, una educación amorosa.
2000: Viaje con la cumbia por Colombia.
2000: María Félix, la inalcanzable.
2001: El Camino del Inca.
2002: El astrónomo y el indio.
2003: José Saramago, el tiempo de una memoria.
2003: Mísia, la voz del fado.
2004: El país de mi padre.
2007: Rue Santa Fe (Calle Santa Fe) (documentaire).
2010: Pour tout l’or des Andes (El tesoro de América – El oro de Pascua Lama) (documentaire TV).
2011 : Victor Serge, l’insurgé (documentaire France 5 – JEM productions).
2013: L’Espagne de Juan Goytisolo, Manuel Rivas et Bernardo Atxaga (54’). Serie: L’Europe des écrivains.
2015: On est vivants (Aún estamos vivos).
2017: Cuba en suspens (documentaire Arte).
Le poète chilien, Pablo Neruda, Prix Nobel de littérature 1971, visita Machu Picchu le 22 octobre 1943 avec sa seconde épouse Delia del Carril.
El poeta chileno, Pablo Neruda, Premio Nobel de literatura en 1971, visitó Machu Picchu el 22 de octubre de 1943 con su segunda esposa Delia del Carril.
“Pero antes de llegar a Chile hice otro descubrimiento que agregaría un nuevo estrato al desarrollo de mi poesía.
Me detuve en el Perú y subí hasta las ruinas de Machu Picchu. Ascendimos a caballo. Por entonces no había carretera. Desde lo alto vi las antiguas construcciones de piedra rodeadas por las altísimas cumbres de los Andes verdes. Desde la ciudadela carcomida y roída por el paso de los siglos se despeñaban torrentes. Masas de neblina blanca se levantaban desde el río Wilcamayo. Me sentí infinitamente pequeño en el centro de aquel ombligo de piedra; ombligo de un mundo deshabitado, orgulloso y eminente, al que de algún modo yo pertenecía. Sentí que mis propias manos habían trabajado allí en alguna etapa lejana, cavando surcos, alisando peñascos.
Me sentí chileno, peruano, americano. Había encontrado en aquellas alturas difíciles, entre aquellas ruinas gloriosas y dispersas, una profesión de fe para la continuación de mi canto.
Allí nació mi poema “Alturas de Machu Picchu”.
Pablo Neruda, Confieso que he vivido, 1974.
Alturas de Machu Picchu
XII
Sube a nacer conmigo, hermano…
Dame la mano desde la profunda
zona de tu dolor diseminado.
No volverás del fondo de las rocas.
No volverás del tiempo subterráneo.
No volverá tu voz endurecida.
No volverán tus ojos taladrados.
Mírame desde el fondo de la tierra,
labrador, tejedor, pastor callado:
domador de guanacos tutelares:
albañil del andamio desafiado:
aguador de las lágrimas andinas:
joyero de los dedos machacados:
agricultor temblando en la semilla:
alfarero en tu greda derramado:
traed a la copa de esta nueva vida
vuestros viejos dolores enterrados.
Mostradme vuestra sangre y vuestro surco,
decidme: aquí fui castigado,
porque la joya no brilló o la tierra
no entregó a tiempo la piedra o el grano:
señaladme la piedra en que caísteis
y la madera en que os crucificaron,
encendedme los viejos pedernales,
las viejas lámparas, los látigos pegados
a través de los siglos en las llagas
y las hachas de brillo ensangrentado.
Yo vengo a hablar por vuestra boca muerta.
A través de la tierra juntad todos
los silenciosos labios derramados
y desde el fondo habladme toda esta larga noche,
como si yo estuviera con vosotros anclado,
contadme todo, cadena a cadena,
eslabón a eslabón, y paso a paso,
afilad los cuchillos que guardasteis,
ponedlos en mi pecho y en mi mano,
como un río de tigres amarillos,
como un río de tigres enterrados,
y dejadme llorar, horas, días, años,
edades ciegas, siglos estelares.
Dadme el silencio, el agua, la esperanza.
Dadme la lucha, el hierro, los volcanes.
Apegadme los cuerpos como imanes.
Acudid a mis venas y a mis bocas.
Hablad por mis palabras y mi sangre.
Canto General, 1950.
Les Hauteurs de Machu Picchu
XII
Monte naître avec moi, mon frère.
Donne-moi la main, de cette profonde
zone de ta douleur disséminée.
Tu ne reviendras pas du fond des roches.
Tu ne reviendras pas du temps enfoui sous terre.
Non, ta voix durcie ne reviendra pas.
Ne reviendront pas tes yeux perforés.
Regarde-moi du tréfonds de la terre,
laboureur, tisserand, berger aux lèvres closes:
dresseur de tutélaires güanacos:
maçon de l’échafaudage défié:
porteur d’eau de larmes andines:
joaillier des doigts écrasés:
agriculteur qui trembles dans la graine:
potier répandu dans ta glaise:
apportez à la coupe de la vie nouvelle
vos vieilles douleurs enterrées.
Montrez-moi votre sang, votre sillon,
dites-moi: en ce lieu on m’a châtié
car le bijou n’a pas brillé ou car la terre
n’avait pas donné à temps la pierre ou le grain:
Désignez-moi la pierre où vous êtes tombés
et le bois où vous fûtes crucifiés,
illuminez pour moi les vieux silex,
les vieilles lampes, les fouets collés
aux plaies au long des siècles
et les haches à l’éclat ensanglanté.
Je viens parler par votre bouche morte.
Rassemblez à travers la terre
toutes vos silencieuses lèvres dispersées
et de votre néant, durant toute cette longue nuit, parlez-moi
comme si j’étais ancré avec vous,
racontez-moi tout, chaîne à chaîne,
maillon à maillon, pas à pas,
affûtez les couteaux que vous avez gardés,
mettez-les sur mon cœur et dans ma main,
comme un fleuve jaune d’éclairs,
comme un fleuve des tigres enterrés,
et laissez-moi pleurer, des heures, des jours, des années,
des âges aveugles, des siècles stellaires.
Donnez-moi le silence, l’eau, l’espoir.
Donnez-moi le combat, le fer et les volcans.
Collez vos corps à moi ainsi que des aimants.
Accourez à ma bouche et à mes veines.
Parlez avec mes mots, parlez avec mon sang.
Chant général. Traduction: Claude Couffon, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 1977.
Le poète René Char ne publie pas un seul livre entre Le visage nuptial, paru en décembre 1938 et Seuls demeurent, édité chez Gallimard en février 1945 par Raymond Queneau. Pas un seul texte non plus en revue entre 1939 et 1944.
Ce géant d’un mètre quatre-vingt-treize, ancien rugbyman, se cache à Céreste (Alpes de-Haute-Provence) dès 1940 pour ne pas être arrêté par la police de Vichy. En 1942, membre de l’Armée secrète, il change de nom. Il s’appelle désormais «Alexandre». Au maquis, il n’est plus écrivain, mais combattant. Le Capitaine Alexandre commande la section atterrissage parachutage-région 2 de la zone Durance. Son QG est installé à Céreste. La S.a.p. organise aussi des sections de combat.
René Char est deux fois résistant: par la rigueur de son écriture et par son action réelle au côté des partisans.
En 1946, Albert Camus demande de publier dans sa collection Espoir les Feuillets d’Hypnos, notes intimes du poète dans le maquis. C’est un recueil à la portée universelle.
Pour René Char, l’expérience de la résistance fut fondatrice: refus de publier durant l’Occupation, dénonciation du nazisme et de la collaboration française, interrogations aiguës et douloureuses sur son action et ses missions, prise de distance sitôt la guerre terminée.
Note sur le Maquis.
Montrer le côté hasardeux de l’entreprise, mais avec un art comme à dessein rétrospectif, dans sa nouveauté tirée de nos poitrines, dans sa vérité ou la sincère approximation de celle-ci. Ce sont les «fautes» de l’ennemi, sa consigne d’humilier avant d’exterminer, qui surtout nous favorisèrent. Sans le travail forcé en Allemagne, les persécutions, la contamination et les crimes, un petit nombre de jeunes gens seulement aurait pris le maquis et les armes. La France de 1940 ne croyait pas, chez elle, ni à la cruauté ni à l’asservissement; cette France livrée au râteau fantastique de Hitler par la pauvreté d’esprit des uns, la trahison très préparée des autres, la toute-puissante nocivité enfin d’interêts adversaires. De plus, l’énigme des années 1939-1940 pesait sur son insouciance de la veille comme une chape de plomb.
Dans la rapide succession des espoirs et des déceptions, des soudains en-avant suivis de déprimantes tromperies qui ont jalonné ces quarante dernières années, on peut discerner à bon droit la marque d’une fatalité maligne, la même dont on entrevoit périodiquement l’intervention au cours des tranches excessives de l’Histoire, comme si elle avait pour mission d’interdire tout changement autre que superficiel de la condition profonde des hommes. Mais je dois chasser cette appréhension. L’année qui accourt a devant elle le champ libre…
Contrairement à l’opinion avancée, le courage du désespoir fait peu d’adeptes. Une poignée d’hommes solitaires, jusqu’en 1942, tenta d’engager de près le combat. Le merveilleux est que cette cohorte disparate composée d’enfants trop choyés et mal aguerris, d’individualistes à tous crins, d’ouvriers par tradition soulevés, de croyants généreux, de garçons ayant l’exil du sol natal en horreur, de paysans au patriotisme fort obscur, d’imaginatifs instables, d’aventuriers précoces voisinant avec les vieux chevaux de retour de la Légion étrangère, les leurrés de la guerre d’Espagne; ce conglomérat fut sur le point de devenir entre les mains d’hommes intelligents et clairvoyants un extraordinaire verger comme la France n’en avait connu que quatre ou cinq fois au cours de son existence et sur son sol. Mais quelque chose, qui était hostile, ou simplement étranger à cette espérance, survint alors et la rejeta dans le néant. Par crainte d’un mal dont les pouvoirs devaient justement s’accroître du temps mort laissé par cet abandon!
Pour élargir, jusqu’à la lumière – qui sera toujours fugitive -, la lueur sous laquelle nous nous agitons, entreprenons, souffrons et subsistons, il faut l’aborder sans préjugés, allégée d’archétypes qui subitement sans qu’on soit averti, cessent d’avoir cours. Pour obtenir un résultat valable de quelque action que ce soit, il est nécessaire de la dépouiller de ses inquiètes apparences, des sortilèges et des légendes que l’imagination lui accorde déjà avant de l’avoir menée, de concert avec l’esprit et les circonstances, à bonne fin; de distinguer la vraie de la fausse ouverture par laquelle on va filer vers le futur. L’observer nue et la proue face au temps. L’évidence, qui n’est pas sensation mais regard que nous croisons au passage, s’offre souvent à nous, à demi dissimulée. Nous désignerons la beauté partout où elle aura une chance de survivre à l’espèce d’intérim qu’elle paraît assurer au milieu de nos soucis. Faire longuement rêver ceux qui ordinairement n’ont pas de songes et plonger dans l’actualité ceux dans l’esprit desquels prévalent les jeux perdus du sommeil.
1944
I. Pauvreté et privilège dans Recherche de la base et du sommet.
Camille Claudel est morte à l’asile de Montfavet le 19 Octobre 1943 à 78 ans d’un ictus apoplectique, vraisemblablement par suite de la malnutrition sévissant à l’hôpital. 30 ans d’enfermement forcé. Elle avait été internée le 10 mars 1913 après une demande de placement volontaire de sa mère.
Lettre à son frère Paul Claudel
3 mars 1927
Mon cher Paul.
J’ai eu de tes nouvelles dernièrement indirectement, j’ai appris que tu avais envoyé une certaine somme d’argent à Monsieur le Directeur pour améliorer mon sort dans la mesure du possible. Tu as bien fait d’avoir confiance en mr. le Directeur car c’est un homme qui a une grande réputation d’honnêteté et en même temps il a une grande bienveillance à mon égard. Tu peux être sûr que dans tous les cas il fera tout ce qu’il pourra pour moi et toi-même je suis sûre que ton intention est de me soulager, tu fais de bien gros sacrifices pour moi ce qui est d’autant plus méritoire de ta part que tu as des charges extraordinaires de tous les côtés. Cinq enfants et que de frais, que de voyages, que d’hôtels à payer.
Je me suis demandé souvent comment tu peux en venir à bout. Il faut que tu aies la tête solide pour gouverner les choses avec tant d’intelligence et d’en venir à bout, de triompher de toutes les difficultés! Ce n’est pas moi qui serais capable d’une chose pareille!
Ton intention est bonne et aussi celle de mons. le Directeur mais dans une maison de fous les choses sont bien difficiles à obtenir, les changements sont bien difficiles à faire ; même si on le veut, il est bien difficile de créer un état de choses supportables. Il y a des règlements établis, il y a une manière de vivre adoptée, pour aller contre les usages, c’est extrêmement difficile ! Il s’agit de tenir en respect toutes sortes de créatures énervées, violentes, criardes, menaçantes, il faut pour cela un ordre très sévère, même dur à l’occasion autrement on n’en viendrait pas à bout. Tout cela crie, chante, gueule à tue-tête du matin au soir et du soir au matin. Ce sont des créatures que leurs parents ne peuvent pas supporter tellement elles sont désagréables et nuisibles. Et comment se fait-il que moi, je sois forcée de les supporter ? Sans compter les ennuis qui résultent d’une telle promiscuité. Ca rit, ça pleurniche, ça raconte des histoires à n’en plus finir avec des détails qui se perdent les uns dans les autres ! que c’est ennuyeux d’être au milieu de tout cela, je donnerai 100 000 si je les avais pour en sortir de suite. Ce n’est pas ma place au milieu de tout cela, il faut me retirer de ce milieu : après 14 ans aujourd’hui d’une vie pareille je réclame la liberté à grands cris. Mon rêve serait de regagner tout de suite Villeneuve et de ne plus en bouger, j’aimerais mieux une grange à Villeneuve qu’une place de 1ère pensionnaire ici. Les premières ne sont pas mieux que les 3èmes c’est exactement la même chose surtout pour moi qui ne vis que de mon régime ; il est donc inutile d’augmenter les frais à ce point. L’argent que tu as envoyé pourrait servir à payer la 3ème classe.
Ce n’est pas sans regret que je te vois dépenser ton argent dans une maison d’aliénés. De l’argent qui pourrait m’être si utile pour faire de belles œuvres et vivre agréablement ! quel malheur! J’en pleurerais. Arrange-toi avec mr. le Directeur pour me remettre de 3ème classe ou alors retires-moi tout de suite d’ici, ce qui serait beaucoup mieux ; quel bonheur si je pouvais me retrouver à Villeneuve ! Ce joli Villeneuve qui n’a rien de pareil sur la terre!
Il y aujourd’hui 14 ans que j’eus la désagréable surprise de voir entrer dans mon atelier deux sbires armés de toutes pièces, casqués, bottés, menaçants en tous points. Triste surprise pour un artiste : au lieu d’une récompense, voilà ce qui m’est arrivé ! c’est à moi qu’il arrive des choses pareilles car j’ai toujours été en but à la méchanceté. Dieu ! ce que j’ai supporté depuis ce jour-là ! Et pas d’espoir que cela finisse. Chaque fois que j’écris à maman de me reprendre à Villeneuve, elle me répond que sa maison est en train de fondre c’est curieux à tous les points de vue. Cependant j’ai hâte de quitter cet endroit ; Plus ça va, plus c’est dur ! Il arrive tout le temps de nouvelles pensionnaires, on est les unes sur les autres, foussi comme on dit à Villeneuve, c’est à croire que tout le monde devient fou. Je ne sais pas si tu as l’intention de me laisser là mais c’est bien cruel pour moi ! On me dit que tu vas revenir pour le mariage de ta fille le 20 Avril. Il est fort probable que tu n’auras pas le temps de t’occuper de moi ; on s’arrangera pour t’envoyer encore à l’étranger faire des conférences. On saura t’éloigner de Paris et de moi surtout, j’ai bien peu de chance de vous toucher. Le départ d’ici est la seule chose que je souhaite, aucune modification ne peut me rendre heureuse ici ; il n’y a rien de bien de possible. Nous avons eu un hiver terrible: du mistral sans arrêter pendant six mois, l’océan glacial arctique n’est rien à côté de ça!
Dire qu’on est si bien à Paris et qu’il faut y renoncer pour des lubies que vous avez dans la tête.
J’ai entendu dire que Reine avait été très malade et qu’elle avait subi une opération très douloureuse. Espérons qu’elle va mieux à présent. Il parait que Louise aussi a été bien malade, tout cela me fait trembler. Surtout s’il arrive quelque malheur, ne m’abandonne pas ici toute seule et ne fais rien sans me consulter. Etant donné que je connais les mœurs de l’établissement c’est moi qui sait ce qu’il me faut.
Heureusement que j’ai la protection du docteur Charpenel et celle de mons. le Directeur, je te remercie de t’adresser à eux.
Ne prends pas ma lettre en mauvaise part.
Si tu n’as pas l’intention de venir me voir, tu devrais décider maman à faire le voyage, je serais bien heureuse de la voir encore une fois. En prenant le rapide, ce n’est pas si fatigant qu’on le dit, elle pourrait bien faire cela pour moi malgré son grand âge.
Là-dessus je te quitte en t’embrassant ainsi que ta fille Gigette qui je crois est encore avec toi.
Ta femme n’a pas voulu me voir ni les autres. Je n’espère plus les revoir.
Ta sœur Camille.
Depuis 2017, Simone Weil a une rue à son nom à Madrid.
El País, 19/10/2018
Simone Weil y la memoria histórica
(Alejandro del Río Herrmann, editor en la editorial Trotta, que publica las obras de Simone Weil.)
La pensadora francesa, sin renunciar a su pacifismo, no pudo evitar tomar partido en la Guerra Civil española
La reciente inclusión en el callejero de Madrid del nombre de Simone Weil, en el marco de la aplicación de la conocida como Ley de Memoria Histórica, da pie para evocar el breve paso de la pensadora francesa por la Guerra Civil española y reflexionar sobre el significado de esa experiencia.
Simone Weil llega a Barcelona el 9 de agosto de 1936 gracias a un carnet de periodista. Como escribirá más tarde a Georges Bernanos, lo único que la horrorizaba más que la guerra era permanecer en la retaguardia; sin renunciar a su pacifismo, no puede evitar tomar partido. Además, viene a España movida todavía por la esperanza en una revolución y queriendo conocer de primera mano los cambios sociales que están acometiendo los anarquistas. En Barcelona se entrevista con Andrés Nin y Julián Gorkin, dirigentes del POUM. Gorkin rechaza su descabellado plan de internarse en las líneas enemigas para averiguar el paradero de Joaquín Maurín en Galicia. Finalmente, consigue enrolarse en las milicias de la CNT y va a Pina de Ebro, donde se incorpora a un pequeño grupo internacional dentro de la columna Durruti. Participa en varias misiones peligrosas, aunque no llega a disparar el fusil que ha aprendido a manejar. En su Diario de guerra anota: “Un hermoso día. Si me cogen, me matarán… Pero nos lo merecemos. Los nuestros han vertido mucha sangre. Soy moralmente cómplice”. Esta lacerante mala conciencia no la abandonará ya. En Pina pregunta a los campesinos por los asuntos que los afectan, la colectivización de los cultivos y de la producción, sus condiciones de vida tras el estallido de la guerra, y escucha sus opiniones sobre el servicio militar, el cura del pueblo o los propietarios. Un desafortunado accidente la obliga a regresar a Barcelona, donde la esperan sus padres, que la habían seguido hasta allí. Solo ha estado unos pocos días en el frente de batalla. Después de unas semanas de convalecencia, deja España el 25 de septiembre. No volverá más.
Los “crímenes de España”, que reaparecen transfigurados en su propia lectura de otros conflictos, como la guerra de Troya o la cruzada albigense, constituirán desde entonces para Simone Weil la evidencia ejemplar del “postulado” de que “se es siempre bárbaro con los débiles”. Su conmoción fue grande cuando encontró plasmada su misma experiencia de la guerra civil española por un escritor del lado contrario, el católico Georges Bernanos. A raíz de su lectura en 1938 de Los grandes cementerios bajo la luna, donde Bernanos denuncia la represión franquista de la que fue testigo en la isla de Mallorca, Simone Weil le escribe una carta que cabe entender como un ejercicio de memoria histórica.
Sin incurrir en una neutralidad indiferente, intenta comprender el común destino que une a las facciones enfrentadas
Lo que le importa a Simone Weil es el carácter moral con el que afrontar una peculiar atmósfera, “ese olor a guerra civil, a sangre y a terror que desprende su libro”, como le dice a Bernanos. ¿Se deja uno llevar por ese clima, por esa “mística” o “religión de la fuerza”, en palabras del segundo? ¿O se es capaz de resistir a la embriaguez que procura el uso de la fuerza cuando se tiene el poder de ejercerla y se está legitimado a hacerlo? La mirada de Weil, como la de Bernanos, se fija ante todo en los de su propio bando, en aquellos por los que ha tomado partido y cuyas ideas y principios comparte.
No deja de luchar a su lado ni de defender su causa. Pero adopta una determinada posición moral que le exige hacer una lectura distinta de los acontecimientos; una lectura hecha a un tiempo de participación y de distancia. Sin incurrir en una neutralidad indiferente o culpable, asume una tarea de memoria consistente en comprender el común destino que une en una misma condición a las facciones enfrentadas. En este sentido le dice a Bernanos: “Está usted más próximo de mí, sin punto de comparación, que mis camaradas de las milicias de Aragón…, esos camaradas a los que, no obstante, yo amaba”.
En un ensayo concebido por esa misma época, La Ilíada o el poema de la fuerza,Simone Weil comenta la “extraordinaria equidad” que inspira al autor del poema: vencedores y vencidos despiertan en él la misma piedad, “apenas sentimos que el poeta es griego y no troyano”. En el tono de inconsolable amargura que baña la Ilíada, que ni desprecia ni ensalza, trasluce el conocimiento de la fuerza, que doblega a todos por igual, unas veces a unos, otras a otros. Una lectura a contrapelo de la historia, que haga memoria de los vencidos, hará bien en tener en cuenta la triple advertencia con la que Simone Weil concluye su ensayo: “No admirar nunca la fuerza, no odiar a sus enemigos y no despreciar a los desdichados”.