Juan Ramón Jiménez 1881 – 1958

Retrato de Juan Ramón Jiménez (Joaquín Sorolla), 1903.

Victor Hugo et Juan Ramón Jiménez. Peu de points communs entre les deux poètes à première vue. Pourtant, El viaje definitivo de J.R.J., relu aujourd’hui, me rappelle la thématique de Soleils couchants de Victor Hugo, posté hier.

Juan Ramón Jiménez est né le 23 décembre 1881 au numéro 2 de la calle de la Ribera à Moguer (Huelva). Il a notamment développé l’idée de la «poésie pure» avec un lyrisme très intellectuel. Son récit poétique le plus célèbre Platero y yo, sous-titré Elegía andaluza, a été publié en 1917.

Quand il arrive à Madrid en 1903, il contacte la Institución Libre de Enseñanza fondée par Francisco Giner de los Ríos (1839-1915). Cette institution a été créée pour défendre la liberté d’enseignement en dehors de tout dogme religieux. Elle se veut un complément éducatif à l’université et souhaite former les enfants des classes dirigeantes libérales. En 1913, Juan Ramón Jiménez loge à la Residencia de Estudiantes de Madrid, calle Fortuny n°14. Elle a été créée en 1910, puis déménage en 1915 sur la Colina los Chopos (Pinar, 21-23). Ce dernier nom fut donné par Juan Ramón Jiménez lui-même. Le poète andalou fera aménager el Jardín de Adelfas et sera aussi le responsable des publications de l’institution en 1914-1915.

Juan Ramón Jiménez, connu pour son mauvais caractère, eut pourtant une grande influence sur les poètes de la Génération de 1927. En 1936, il soutient la République en accueillant plusieurs orphelins dans une de ses maisons. Il ne se sent pas en sûreté à Madrid. Avec l’aide de Manuel Azaña, le Président de la République, lui et sa femme parviennent à partir de la capitale par la voie diplomatique. Il s’installe à Washington comme attaché aux affaires culturelles. Agé et malade, il reçoit le Prix Nobel de Littérature le 25 octobre 1956.

El viaje definitivo (Juan Ramón Jiménez)

Y yo me iré. Y se quedarán los pájaros cantando.
Y se quedará mi huerto con su verde árbol,
y con su pozo blanco.

Todas las tardes el cielo será azul y plácido,
y tocarán, como esta tarde están tocando,
las esquilas del campanario.

Se morirán aquellos que me amaron
y el pueblo se hará nuevo cada año;
y lejos del bullicio distinto, sordo, raro
del domingo cerrado,
del coche de las cinco, de las barcas del baño,
en el rincón oculto de mi huerto encalado,
entre la flor, mi espíritu errará callando.

Y yo me iré, y seré otro, sin hogar, sin árbol
verde, sin pozo blanco,
sin cielo azul y plácido…
Y se quedarán los pájaros cantando.

Corazón en el viento en Poemas agrestes, 1910-1911.

Moguer (Huelva). Monument à Juan Ramón Jiménez. Plaza del Cabildo.

Victor Hugo

Victor Hugo, 1829. (Hugo Devéria). Paris, Musée carnavalet.

Soleils couchants

VI.

Le soleil s’est couché ce soir dans les nuées ;
Demain viendra l’orage, et le soir, et la nuit ;
Puis l’aube, et ses clartés de vapeurs obstruées ;
Puis les nuits, puis les jours, pas du temps qui s’enfuit!

Tous ces jours passeront; ils passeront en foule
Sur la face des mers, sur la face des monts,
Sur les fleuves d’argent, sur les forêts où roule
Comme un hymne confus des morts que nous aimons.

Et la face des eaux, et le front des montagnes,
Ridés et non vieillis, et les bois toujours verts
S’iront rajeunissant; le fleuve des campagnes
Prendra sans cesse aux monts le flot qu’il donne aux mers.

Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma tête,
Je passe, et, refroidi sous ce soleil joyeux,
Je m’en irai bientôt, au milieu de la fête,
Sans que rien manque au monde, immense et radieux !

Avril 1829.

Les feuilles d’automne (1831).

Luis Cernuda

Luis Cernuda (Ramón Gaya) 1932.

Je reprends ici le poème de Cernuda qui doit beaucoup aux surréalistes français, mais cette fois avec la très bonne traduction de Jacques Ancet, publiée en 1972 dans sa monographie Luis Cernuda pour la mythique collection des éditions Pierre Seghers Poètes d’aujourd’hui (n°207).

Si el hombre pudiera decir

Si el hombre pudiera decir lo que ama,
Si el hombre pudiera levantar su amor por el cielo
Como una nube en la luz;
Si como muros que se derrumban,
Para saludar la verdad erguida en medio,
Pudiera derrumbar su cuerpo, dejando sólo la verdad de su amor,
La verdad de sí mismo,
Que no se llama gloria, fortuna o ambición,
Sino amor o deseo,
Yo sería aquel que imaginaba;
Aquel que con su lengua, sus ojos y sus manos
Proclama ante los hombres la verdad ignorada,
La verdad de su amor verdadero.

Libertad no conozco sino la libertad de estar preso en alguien
Cuyo nombre no puedo oír sin escalofrío;
Alguien por quien me olvido de esta existencia mezquina,
Por quien el día y la noche son para mí lo que quiera,
Y mi cuerpo y espíritu flotan en su cuerpo y espíritu
Como leños perdidos que el mar anega o levanta
Libremente, con la libertad del amor,
La única libertad que me exalta,
La única libertad por que muero.

Tú justificas mi existencia:
Si no te conozco, no he vivido;
Si muero sin conocerte, no muero, porque no he vivido.

13 de abril de 1931.

Los placeres prohibidos (1931)

Si l’homme pouvait dire ce qu’il aime

Si l’homme pouvait dire ce qu’il aime,
Si l’homme pouvait élever son amour au ciel
Comme un nuage dans la lumière;
Si comme murs qui s’écroulent,
Pour saluer la vérité dressée au milieu,
Il pouvait détruire son corps, ne laissant que la vérité de son amour,
La vérité de lui-même,
Qui ne s’appelle ni gloire, ni fortune, ni ambition,
Mais amour ou désir,
Je serais celui que j’imaginais;
Celui qui de sa langue, de ses yeux et de ses mains
Proclame devant les hommes la vérité ignorée,
La vérité de son véritable amour.

Je ne connais d’autre liberté que celle d’être le captif d’un être
Dont je ne peux entendre le nom sans frisson;
Un être par qui j’oublie cette existence mesquine,
Par qui le jour et la nuit sont pour moi ce qu’il voudra,
Et mon corps et mon esprit flottent dans son corps et son esprit
Comme des planches perdues que la mer engloutit ou élève,
Librement, avec la liberté de l’amour,
L’unique liberté qui m’exalte,
L’unique liberté pour quoi je meurs.

Tu justifies mon existence:
Si je ne te connais pas, je n’ai pas vécu;
Si je meurs sans te connaître, je ne meurs pas, car je n’ai pas vécu.

(Traduction Jacques Ancet)

Une amie de la famille (Jean-Marie-Laclavetine)

Jean-Marie Laclavetine.

J’ai lu avec interêt le livre de Jean-Marie Laclavetine. Je n’avais encore jamais rien lu de lui. Ce romancier et nouvelliste est né en 1954. Il est aussi éditeur, membre du comité de lecture des éditions Gallimard depuis 1989 et directeur de “La Blanche”. Sa famille, plutôt traditionnelle, vécut d’abord à Bordeaux, puis à Tours. Son père était cheminot, toujours en déplacement; sa mère, assistante sociale.

Il se souvient de l’année 1968. Au cours d’une promenade près du phare de Biarritz, aux rochers de la Chambre d’amour, sa sœur aînée Annie fut emportée par une vague le 1 novembre 1968 à 15h35. Elle mourut noyée. L’auteur était présent ainsi que son frère Bernard et le fiancé d’Annie, Gilles. Sa famille, déchirée par le chagrin, s’est enfermée dans le silence. Jean-Marie Laclavetine affirme, lui, qu’il est né ce jour-là à 14 ans.
Avec ce roman, il mène l’enquête pour reconstruire l’histoire de cette disparition. Il ne cherche pas la vérité. Il essaie seulement de reconstituer l’image de cette jeune femme écorchée vive, libre, moderne. Elle étudiait l’espagnol, avait voyagé en Espagne et au Mexique. Ses auteurs préférés étaient Calderón, Machado, García Lorca.

«D’Annie que reste-t-il? Qui était-elle? L’ai-je connue? Ce grand trou de silence en moi, par qui est-il habité? Cinquante ans plus tard, je me penche enfin au bord du puits noir.»

Epigraphe: Guillaume Apollinaire, La maison des morts.

Car y a-t-il rien qui vous élève
Comme d’avoir aimé un mort ou une morte
On devient si pur qu’on en arrive
Dans les glaciers de la mémoire
A se confondre avec le souvenir
On est fortifié pour la vie
Et l’on n’a plus besoin de personne

Alcools, 1913.

«J’ai toujours pensé, quoi qu’il en soit, que la parole mémorielle est une autre forme d’ensevelissement, de déformation, de destruction progressive. Les mots , pas plus que le silence, ne peuvent rien contre la mort.»

«On ne rencontre pas les morts on les porte.»

« La littérature ne répare pas, elle rend possible une autre vie, elle permet aux flux vitaux confinés dans l’obscurité de recommencer à circuler, de passer d’un corps à l’autre. Elle est la vie, le sang qui court, elle n’évite ni les maladies, ni les contagions, ni les douleurs»

« J’aime les secrets, pourvoyeurs de mystère, et j’aime le silence, souvent plus chargé de sens que les bavardages communs.»

«Nous portons tous en nous notre propre mort, ou plus exactement nos morts successives, mais ces morts ne surviennent que pour donner naissance à de nouveaux aspects de nous-mêmes.»

« La littérature a peut-être du moins ce pouvoir de réunir ce qui se disperse, d’assembler ce qui s’éparpille au vent des destinées singulières, de coudre ensemble les lambeaux épars que la mémoire accroche dans les recoins de nos consciences.»

«La mort m’a fait ce que je suis»

Bob Dylan – Blas de Otero -César Vallejo

Bob Dylan.

Bob Dylan (Robert Allen Zimmerman) est né le 24 mai 1941 à Duluth (Minnesota). Prix Nobel de Littérature 2016, il a aujourd’hui 78 ans.

Blas de Otero.

Le poème de Blas de Otero (1916-1979) renvoie à celui du grand poète péruvien César Vallejo (1892-1938).

Tiempo (Blas de Otero)

Hoy es Domingo y por eso
decía César Vallejo por eso
escucho a Bob Dylan me hundo en el fondo del subconsciente buceo
a ojos cerrados y todo aparece diáfano como la armónica de Bob tantos años abatidos
furia del angel fieramente humano contra las altas olas
yo dije España está perdida dentro de su nombre
llamé a la paz con los labios desgarrados
pero hoy es domingo y por eso
me serené como una verónica de Gitanillo de Triana
seccioné mi angustia la guillotiné en despiadados versos
pero hoy es domingo y por eso
a lo lejos ya viene la galerna
la espero a pecho descubierto
pecho como la guitarra de Bob Dylan
porque hoy es domingo y por eso.

Hojas de Madrid con La galerna. Galaxia Gutenberg, Círculo de lectores, Barcelona, 2010.

César Vallejo.

Fue domingo en las claras orejas de mi burro… (César Vallejo)

Fue domingo en las claras orejas de mi burro,
de mi burro peruano en el Perú (Perdonen la tristeza).
Mas hoy ya son las once en mi experiencia personal,
experiencia de un solo ojo, clavado en pleno pecho,
de una sola burrada, clavada en pleno pecho.

Tal de mi tierra veo los cerros retratados,
ricos en burros, hijos de burros, padres hoy de vista,
que tornan ya pintados de creencias,
cerros horizontales de mis penas.

En su estatua, de espada,
Voltaire cruza su capa y mira el zócalo,
pero el sol me penetra y espanta de mis dientes incisivos
un número crecido de cuerpos inorgánicos.

Y entonces sueño en una piedra
verduzca, diecisiete,
peñasco numeral que he olvidado,
sonido de años en el rumor de aguja de mi brazo,
lluvia y sol en Europa, y ¡cómo toso! ¡cómo vivo!
¡cómo me duele el pelo al columbrar los signos semanales!
y cómo, por recodo, mi ciclo microbiano,
quiero decir mi trémulo, patriótico peinado.

Poemas humanos, juillet 1939.

Philip Roth

Philip Roth dans les années 80. (Bernard Gotfryd)

Philip Roth est décédé le 22 mai 2018 à quatre-vingt-cinq ans, six ans après avoir cessé d’écrire.

J’ai acheté hier Pourquoi écrire? à la Librairie Compagnie, 58 rue des Ecoles.

Philip Roth, Pastorale américaine (American pastoral) , 1997. Gallimard, 1999. (Traduction Josée Kamoun). Pages 47-48.
«On lutte contre sa propre superficialité, son manque de profondeur, pour essayer d’arriver devant autrui sans attente irréaliste, sans cargaison de préjugés, d’espoirs, d’arrogance; on ne veut pas faire le tank, on laisse son canon, ses mitrailleuses et son blindage; on arrive devant autrui sans le menacer, on marche pieds nus sur ses dix orteils au lieu d’écraser la pelouse sous ses chenilles; on arrive l’esprit ouvert, pour l’aborder d’égal à égal, d’homme à homme, comme on disait jadis. Et, avec tout ça, on se trompe à tous les coups. Comme si on n’avait pas plus de cervelle qu’un tank. On se trompe avant même de rencontrer les gens, quand on imagine la rencontre avec eux; et puis quand on rentre chez soi, et qu’on raconte la rencontre à quelqu’un d’autre, on se trompe de nouveau. Or, comme la réciproque est généralement vraie, personne n’y voit que du feu, ce n’est qu’illusion, malentendu qui confine à la farce. Pourtant, comment s’y prendre dans cette affaire si importante –les autres– qui se vide de toute la signification que nous lui supposons et sombre dans le ridicule, tant nous sommes mal équipés pour nous représenter le fonctionnement intérieur d’autrui et ses mobiles cachés? Est-ce qu’il faut pour autant que chacun s’en aille de son côté, s’enferme dans sa tour d’ivoire, isolée de tout bruit, comme les écrivains solitaires, et fasse naître les gens à partir des mots, pour postuler ensuite que ces êtres de mots sont plus vrais que les vrais, que nous massacrons tous les jours par notre ignorance? Le fait est que comprendre les autres n’est pas la règle, dans la vie. L’histoire de la vie, c’est de se tromper sur leur compte, encore et encore, encore et toujours, avec acharnement et, après y avoir bien réfléchi, se tromper à nouveau. C’est même comme ça qu’on sait qu’on est vivant : on se trompe. Peut-être que le mieux serait de renoncer à avoir tort ou raison sur autrui, et continuer rien que pour la balade. Mais si vous y arrivez, vous… alors vous avez de la chance.»

Luis Cernuda

Luis Cernuda en su casa de la calle Viriato, 71.Madrid. 9 de marzo de 1936

No sé qué nombre darle en mis sueños

Ante mi forma encontré aquella forma
en tiempo de crepúsculo,
cuando las desapariciones
confunden los colores a los ojos,
cuando el último amor
busca el cuerpo postrero.

Una angustia sin fondo aullaba entre las piedras;
hacia el aire, hombres sordos,
la cabeza olvidada,
pasaban a lo lejos como libres o muertos.
Vergonzoso cortejo de fantasmas
con las cadenas rotas colgando de las manos.

La vida puso entonces una lámpara
sobre muros sangrientos;
El día ya cansado secaba tristemente
las futuras auroras, remendadas
como harapos de rey.

La lámpara eras tú,
mis labios, mi sonrisa,
forma que hallan mis manos en todo lo que alcanzan.

Si mis ojos se cierran es para hallarte en sueños,
detrás de la cabeza,
detrás del mundo esclavizado,
en ese país perdido
que un día abandonamos sin saberlo.

8 de agosto de 1929.

Un río, un amor, 1929.

Je ne sais quel nom lui donner dans mes rêves

Je rencontrai cette forme devant la mienne
À l’heure du crépuscule,
Quand les disparitions
Confondent pour les yeux les couleurs,
Quand le dernier amour
Cherche l’ultime corps.

Une angoisse sans fond hurlait entre les pierres;
En route vers l’air, des hommes sourds,
Tête oubliée,
Passaient au loin, libres ou morts ;
Honteux cortège de fantômes
Et leurs chaînes brisées qui pendaient à leurs mains.

Alors la vie posa une lampe
Sur des murs sanglants ;
Le jour déjà fatigué séchait tristement
Les futures aurores, rapiécées
Comme loques de roi.

La lampe c’était toi,
Mes lèvres, mon sourire,
Forme que trouvent mes mains dans tout ce qu’elles touchent.

Si mes yeux se ferment c’est pour te trouver en rêve,
Derrière la tête,
Derrière le monde asservi,
Dans ce pays perdu
Que sans le savoir nous avons quitté un jour.

8 août 1929.

Un fleuve, un amour Editions Fata Morgana, 1985. Traduction de Jacques Ancet.

Alain Cavalier – William Faulkner

Festival de Cannes 2019. Le nouveau film d’Alain Cavalier Être vivant et le savoir a été présenté en séance spéciale le 18 mai. Il dure 1h20. Sa sortie en salles est prévue le 5 juin.
Le titre est tiré de William Faulkner et est déjà cité dans le film La Chamade d’Alain Cavalier (1968) par la voix de Catherine Deneuve. Elle avait alors 25 ans. Alain Cavalier projetait d’adapter le roman d’Emmanuèle Bernheim Tout s’est bien passé (2013), où elle racontait comment son père l’avait chargée d’organiser son suicide assisté. Elle jouerait son propre rôle et lui, celui du mourant . Mais l’écrivaine est morte d’un cancer le 10 mai 2017.
Alain Cavalier lui-même, s’exerce au moment où il poussera son dernier souffle. Ce film sur un film qui ne s’est pas fait n’est pas morbide, mais c’est au contraire une constante célébration de la vie.

https://www.youtube.com/watch?v=ohe28w1iMhg

William Faulkner, Les Palmiers sauvages. 1939. Traduction Maurice Edgar Coindreau revue par François Pitavy. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2000.

« – La respectabilité. C’est elle qui est responsable de tout. J’ai compris, il y a déjà quelque temps, que c’est l’oisiveté qui engendre toutes nos vertus, nos qualités les plus supportables (contemplation, égalité d’humeur, paresse, laisser les gens tranquilles) ainsi que la bonne digestion mentale et physique, la sagesse de concentrer son attention sur les plaisirs de la chair (manger, évacuer, forniquer, lézarder au soleil) car il n’y a rien de mieux, rien qui puisse se comparer à cela, rien d’autre en ce monde que de vivre le peu de temps qui nous est accordé, d’être vivant et de le savoir – ah! oui, elle m’a appris cela, elle m’a marqué aussi pour toujours – non rien, absolument rien. Mais ce n’est que tout récemment que j’ai vu avec netteté, que j’ai déduit la conclusion logique, à savoir que c’est une des vertus que nous appelons essentielles (économie, industrie, indépendance) qui engendre tous les vices – fanatisme, suffisance, ingérence, peur et, pire que tout, respectabilité. Nous, par exemple, du fait même que, pour la première fois nous étions solvables, que nous savions à coup sûr d’où viendrait la nourriture du lendemain (ce foutu argent, ce trop d’argent: la nuit nous restions éveillés pour chercher comment le dépenser ; au printemps nous nous serions promenés avec des prospectus de paquebots dans nos poches), j’étais devenu aussi complètement l’esclave, le serf de la respectabilité qu’un -»

William Faulkner.

Philip Roth

Philip Roth.

Philip Roth a cessé d’écrire en 2012. Il est mort le 22 mai 2018, à quatre-vingt cinq ans. Il est enterré dans le cimetière de Bard College (New York) comme Hannah Arendt. J’achetais tous ses livres. Ce n’est plus possible et cela me manque.

Mais Gallimard vient de publier en Folio un volume regroupant ses essais. Du côté de Portnoy et autres essais (1975, publié en français en 1978) était introuvable. J’ai lu Parlons travail (2001, publié chez Gallimard en 2004). Explications (150 pages) est inédit en français.

Josyane Savigneau me conseille sur Twitter: «Si vous lisez l’anglais achetez le volume 10 de la Library of America.» Mon niveau d’anglais reste encore bien trop insuffisant malheureusement. Je me contenterai donc d’acheter et de lire le Folio que j’ai vu hier à L’Arbre à Lettres, 62 Rue du Faubourg Saint-Antoine, 75012 Paris avant d’aller chercher S. et N. à l’école.

Présentation du livre sur le site Gallimard:

Pourquoi écrire? [Why write?]
Traduction de l’anglais (États-Unis) par Lazare Bitoun, Michel et Philippe Jaworski et Josée Kamoun. Collection Folio (n° 6646), Gallimard. Parution : 16-05-2019. 638 pages. 10,80 euros.

Ce volume contient Du côté de Portnoy et autres essais – Parlons travail – Explications.

«Me voilà, sans mes tours de passe-passe, à nu et sans aucun de ces masques qui m’ont donné toute la liberté d’imaginer dont j’avais besoin pour écrire des romans.»

Cette compilation d’essais et d’entretiens a été conçue par Philip Roth comme le chapitre final de son œuvre, celui où le romancier, qui avait publiquement annoncé la fin de sa carrière littéraire, contemple le fruit d’une vie d’écriture et se prépare au jugement dernier. Il y dévoile les coulisses de son travail, revient sur ses controverses et livre de nombreuses anecdotes où le goût de la fiction le dispute à la stricte biographie. Au fil des trois sections du recueil (dont la dernière, Explications, est inédite en France), chaque page démontre l’acuité et la force de persuasion de celui qui fut un des auteurs essentiels du XXe siècle. Et ne vous laissez pas berner par la promesse initiale : la sincérité avouée de Roth n’est pas la moindre de ses ruses…

Arthur Schopenhauer

Arthur Schopenhauer v. 1852.

La parabole du hérisson a été reprise entre autres par Sigmund Freud et Luis Cernuda:

Arthur Schopenhauer, Parerga et Paralipomena (Suppléments et omissions), 1851.

«Par une froide journée d’hiver un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s’écarter les uns des autres. Quand le besoin de se réchauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de sorte qu’ils étaient ballottés de çà et de là entre les deux maux jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendît la situation supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur vie intérieure, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses manières d’être antipathiques et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c’est la politesse et les belles manières. En Angleterre on crie à celui qui ne se tient pas à cette distance: Keep your distance! Par ce moyen le besoin de se réchauffer n’est, à la vérité, satisfait qu’à moitié, mais, en revanche, on ne ressent pas la blessure des piquants. Cependant celui qui possède assez de chaleur intérieure propre préfère rester en dehors de la société pour ne pas éprouver de désagréments, ni en causer. »

Sigmund Freud, Psychologie collective et analyse du moi, 1921, dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1963.

« Un jour d’hiver glacial, les porcs-épics d’un troupeau se serrèrent les uns contre les autres, afin de se protéger contre le froid par la chaleur réciproque. Mais, douloureusement gênés par les piquants, ils ne tardèrent pas à s’écarter de nouveau les uns des autres. Obligés de se rapprocher de nouveau, en raison d’un froid persistant, ils éprouvèrent une fois de plus l’action désagréable des piquants, et ces alternatives de rapprochement et d’éloignement durèrent jusqu’à ce qu’ils aient trouvé une distance convenable où ils se sentirent à l’abri des maux ».

Luis Cernuda, Introduction à Donde habite el olvido (1932-1933) Publié en 1934.

« Como los erizos, ya sabéis, los hombres un día sintieron su frío. Y quisieron compartirlo. Entonces inventaron el amor. El resultado fue, ya sabéis, como en los erizos.
¿Qué queda de las alegrías y penas del amor cuando éste desaparece? Nada, o peor que nada; queda el recuerdo de un olvido. Y menos mal cuando no lo punza la sombra de aquellas espinas; de aquellas espinas, ya sabéis.
Las siguientes páginas son el recuerdo de un olvido.

Luis Cernuda.