Henri Bergson 1859-1941

Henri Bergson.

Bergson entre à l’École normale supérieure à dix-neuf ans dans la promotion d’Émile Durkheim, de Jean Jaurès et de son ami Pierre Janet. Il est deuxième de l’agrégation de philosophie en 1881. En 1891-1892, il a comme élève au Lycée Henri IV Alfred Jarry. En 1898, il devient maître de conférence à l’École normale supérieure, puis professeur. En 1900, il est nommé professeur au Collège de France (Chaire de philosophie grecque puis de philosophie moderne). Il est élu à l’Académie française en 1914 et reçoit le prix Nobel de Littérature 1927. Á la fin de sa vie, il renonce à tous ses titres et honneurs plutôt que d’accepter l’exemption des lois antisémites imposées par le régime de Vichy. Bien que désirant se convertir au catholicisme, il y renonce par solidarité avec les autres Juifs. Il s’est fait porter par des proches jusqu’au commissariat de Passy, malgré sa maladie, afin de se faire recenser comme « israélite ». Henri Bergson était l’oncle par alliance de Marcel Proust qui sera garçon d’honneur lors de son mariage avec Louise Neuburger en 1892.

Principaux ouvrages:

1889 Essai sur les données immédiates de la conscience.

1896 Matière et mémoire.

1907 L’Évolution créatrice.

1932 Les Deux Sources de la morale et de la religion.

” … Car la vie est tendance, et l’essence d’une tendance est de se développer en forme de gerbe, créant, par le seul fait de sa croissance, des directions divergentes entre lesquelles se partagera son élan. C’est ce que nous observons sur nous-mêmes dans l’évolution de cette tendance spéciale que nous appelons notre caractère. Chacun de nous, en jetant un coup d’œil rétrospectif sur son histoire, constatera que sa personnalité d’enfant, quoique indivisible, réunissait en elle des personnes diverses qui pouvaient rester fondues ensemble parce qu’elles étaient à l’état naissant: cette indécision pleine de promesses est même un des plus grands charmes de l’enfance. Mais les personnalités qui s’entrepénètrent deviennent incompatibles en grandissant, et, comme chacun de nous ne vit qu’une seule vie, force lui est de faire un choix. Nous choisissons en réalité sans cesse, et sans cesse aussi nous abandonnons beaucoup de choses.La route que nous parcourons dans le temps est jonché des débris de tout ce que nous commencions d’être, de tout ce que nous aurions pu devenir. Mais la nature, qui dispose d’un nombre incalculable de vies, n’est point astreinte à de pareils sacrifices. Elle conserve les diverses tendances qui ont bifurqué en grandissant. Elle crée, avec elles, des séries divergentes d’espèces qui évolueront séparément.

Ces séries pourront d’ailleurs être d’inégale importance. L’auteur qui commence un roman met dans son héros une foule de choses auxquelles il est obligé de renoncer à mesure qu’il avance. Peut-être les reprendra-t-il plus tard dans d’autres livres, pour composer avec elles des personnages nouveaux qui apparaîtront comme des extraits ou plutôt comme des compléments du premier; mais presque toujours ceux-ci auront quelque chose d’étriqué en comparaison du personnage originel. Ainsi pour l’évolution de la vie. Les bifurcations, au cours du trajet, ont été nombreuses, mais il y a eu beaucoup d’impasses à côté de deux ou trois grandes routes; et de ces routes elle-mêmes une seule, celle qui monte le long des Vertébrés jusqu’à l’homme, a été assez large pour laisser passer librement le grand souffle de la vie.Les bifurcations, au cours du trajet, ont été nombreuses, mais il y a eu beaucoup d’impasses à côté de deux ou trois grandes routes; et de ces routes elles-mêmes une seule, celle qui monte le long des Vertébrés jusqu’à l’homme, a été assez large pour laisser passer librement le grand souffle de la vie. Nous avons cette impression quand nous comparons les sociétés d’Abeilles ou de Fourmis, par exemple, aux sociétés humaines. Les premières sont admirablement disciplinées et unies, mais figées; les autres sont ouvertes à tous les progrès, mais divisées, et en lutte incessante avec elles-mêmes. L’idéal serait une société toujours en marche et toujours en équilibre, mais cet idéal n’est peut-être pas réalisable: les deux caractères qui voudraient se compléter l’un l’autre, qui se complètent même à l’état embryonnaire, deviennent incompatibles en s’accentuant. Si l’on pouvait parler, autrement que par métaphore, d’une impulsion a la vie sociale, il faudrait dire que le gros de l’impulsion s’est porté le long de la ligne d’évolution qui aboutit à l’homme, et que le reste a été recueilli sur la voie conduisant aux Hyménoptères: les sociétés de Fourmis et d’Abeilles présenteraient ainsi l’aspect complémentaire des nôtres. Mais ce ne serait là qu’une manière de s’exprimer. Il n’y a pas eu d’impulsion particulière à la vie sociale. Il y a simplement le mouvement général de la vie, lequel crée, sur des lignes divergentes, des formes toujours nouvelles. Si des sociétés doivent apparaître sur deux de ces lignes, elles devront manifester la divergence des voies en même temps que la communauté de l’élan. Elles développeront ainsi deux séries de caractères, que nous trouverons vaguement complémentaires l’une de l’autre.”

L’évolution créatrice, 1907.

José Ortega y Gasset 1883 -1955

José Ortega y Gasset.

«La advertencia de que todo problema que hallamos está circundado de otros problemas, y éstos, a su vez, de una esfera más vasta de ellos, produce en nosotros la conciencia de que todo es problemático; o lo que es lo mismo, que no hay creencia ninguna dada que sea últimamente firme; o lo que es lo mismo: nos sentimos perdidos en el vacío de seguridad teorética. Éste, decía yo, es el estado de espíritu en que nace la filosofía. El que no se siente absolutamente perdido teoréticamente no es filósofo. […]

Pero esa conciencia de caer y perderse en un absoluto abismo de inseguridad provoca automáticamente un movimiento inverso de la mente, de suma actividad intelectual. Caer y perderse es pasividad. El perderse absoluto en la absoluta inseguridad teorética -en el no hallar nada firme- suscita precisamente la actividad teorética absoluta, es decir, el buscar una absoluta seguridad, una verdad absoluta. Son dos modos mentales recíprocos cuya ecuación podía formularse así: la altitud de teoría positiva o firmeza de verdad a que llega cada cual es función de la profundidad de infirmeza, de inseguridad en que haya caído. O dicho en otra forma: cada cual sabe tanto cuanto haya dudado.

Por mi parte, confesaré a ustedes que de cada persona intelectual que trato la impresión primera y más decisiva que recibo es la del perfil o ámbito de su duda. Lo que aparentemente “sabe” no vale nada para mí, porque sé que es un pseudo-saber. Mido la angostura o anchura de su caletre por el volumen de su capacidad de dudar y sentirse perdido.

Ahora bien, esa actividad teorética máxima comienza cuando del mero darse cuenta de que esto y esto y esto y, en fin, todo es problemático, se pasa súbitamente a crearse un nuevo problema que no es dado como aquéllos, sino artificial, instrumental; en suma, fabricado por la mente. Éste: ¿Cómo tendrá que ser una proposición para no ser problemática, por tanto, para ser absolutamente verídica?.»

Vida como ejecución (el ser ejecutivo). Lecciones del curso, 1929-1930.

Klincksieck a abandonné l’édition de ses oeuvres complètes, il y a bien longtemps.

Œuvres complètes I : Qu’est ce que la philosophie ?, Leçons de métaphysique, trad. de Yves Lorvellec et Christian Pierre, Klincksieck, Paris, 1988, 363 p.
Œuvres complètes II : Aurore de la raison historique (Idées et croyances, Notes sur la pensée, Sur la raison historique), trad. Yves Lorvellec et Christian Pierre, Klincksieck, paris, 1988, 377 p.
Œuvres complètes III : Velazquez et Goya, trad. Christian Pierre, Klincksieck, Paris,1990, 339 p.

Federico García Lorca

Madrid, Plaza de Santa Ana. Statue de Federico García Lorca (Julio López Hernández- 1986), installée devant le Teatro Real en 1996.

Suites del regreso
a Luis Buñuel
El regreso

Yo vuelvo
por mis alas.
¡Dejadme volver!
¡Quiero morirme siendo
amanecer!
¡Quiero morirme siendo
ayer!

Yo vuelvo
por mis alas.
¡Dejadme retornar!
Quiero morirme siendo
manantial.
Quiero morirme fuera,
de la mar.

6 de agosto de 1921.

Suite
à Luis Buñuel

Le retour

Je m’en reviens
chercher mes ailes.

Laissez-moi revenir!

Pour mourir je veux être
aurore!

Laissez-moi retourner!

Pour mourir je veux être
source.

Pour mourir hors
de la mer.

Suites. Poésies IV. Poésie/ Gallimard. 1984. (Traduction André Belamich)

Paco Ibañez chante García Lorca:

https://www.youtube.com/watch?v=ukTtje783uA

Merci a O. de la B. de m’avoir rappelé ce poème.

Federico García Lorca y “el bruto de Buñuel”.

Peter Handke – Wim Wenders

Je n’ai pas vu Les Beaux Jours d’Aranjuez (2016), le film de Wim Wenders, tiré d’une pièce de Peter Handke. L’auteur autrichien y fait une brève apparition en jardinier. Les critiques l’avaient très mal reçu.

Reda Kateb qui joue le rôle principal lit un des poèmes d’Antonio Machado que le récent Prix Nobel préfère:

Desnuda está la tierra.

Desnuda está la tierra,
y el alma aúlla al horizonte pálido
como loba famélica. ¿Qué buscas,
poeta, en el ocaso?

¡Amargo caminar, porque el camino
pesa en el corazón! ¡El viento helado,
y la noche que llega, y la amargura
de la distancia!… En el camino blanco

algunos yertos árboles negrean;
en los montes lejanos
hay oro y sangre… El sol murió… ¿Qué buscas,
poeta, en el ocaso?

Soledades, galerías y otros poemas, 1903.

La terre est nue

La terre est nue,
et l’âme hurle à l’horizon pâle
comme une louve famélique.
Que cherches-tu, poète, dans le couchant?

Amère marche, car le chemin
est lourd à mon coeur! Le vent glacé,
et la nuit qui survient, et l’amertume
de la distance!… Sur le chemin blanc

quelques arbres transis font une tache noire;
sur les monts lointains
il y a de l’or et du sang… Le soleil est mort…
Que cherches-tu, poète, dans le couchant?

On peut lire aujourd’hui dans El País un bel article de Pablo de Llano ( El año que el Nobel Peter Handke recorrió los caminos de Soria) qui décrit le séjour de Peter Handke à Soria et son attachement à la Castille, à la Meseta.

https://elpais.com/cultura/2019/10/12/actualidad/1570896056_347333.html

Peter Handke en Soria.

Helena Vieira da Silva 1908 – 1992

Maria Helena Vieira da Silva.

J’ai vu hier samedi avec J. l’exposition Maria Helena Vieira da Silva à la Galerie Jeanne Bucher Jaeger.

Cette exposition se tiendra jusqu’au 16 novembre. 10h-19h (sauf lundi et dimanche). Espace Marais, 5 rue Saintonge. Paris, 3ème. Entrée libre.

Elle sera présentée ensuite à Londres (Galerie Waddington-Custot) puis à New York (Galerie Di Donna) au printemps.

On retrouve là la peinture stimulante de l’artiste portugaise Helena Vieira da Silva (Lisbonne 13 juin 1908-Paris 6 mars 1992), nationalisée français en 1956. Certaines de ses œuvres sont exposées au MoMa (New York), à l’Art Insitute de Chicago, à la Tate Modern (Londres), au Centre Pompidou, au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris.

Dans cette belle galerie, on peut admirer son parcours depuis La Scala ou les yeux (1937) jusqu’aux dernières peintures blanches en passant pas ses tableaux caractéristiques de sa période abstraction lyrique.

La Scala ou les yeux, 1937.

«(…) L’œuvre de Vieira da Silva surgit et l’aiguillon d’une douce force obstinée, inspirée, replace ce qu’il faut bien nommer l’art, dans le monde solidaire de la terre qui coule et de l’homme qui s’en effraie. Vieira da Silva tient serré dans sa main, parmi tant de mains ballantes, sans lacis, sans besoin, sans fermeté, quelque chose qui est à la fois lumière d’un sol et promesse d’une graine. Son sens du labyrinthe, sa magie des arêtes, invitent aussi bien à un retour aux montagnes gardiennes qu’à un agrandissement en ordre de la ville, siège du pouvoir. Nous ne sommes plus, dans cette œuvre, pliés et passifs, nous sommes aux prises avec notre propre mystère, notre rougeur obscure, notre avidité, produisant pour le lendemain ce que demain attend de nous. » René Char, 1960. Recherche de la base et du sommet. II Alliés substantiels. Édition collective/ NRF. Poésie/Gallimard, 1971.

On peut aussi en profiter pour relire Maurice Merleau-Ponty.
«On sent peut-être mieux maintenant tout ce que porte ce petit mot: voir. La vision n’est pas un certain mode de la pensée ou présence à soi: c’est le moyen qui m’est donné d’être absent à moi-même, d’assister du dedans à la fission de l’Etre, au terme de laquelle seulement je me ferme sur moi. Les peintres l’ont toujours su. Vinci invoque une « science picturale » qui ne parle pas par mots (et encore bien moins par nombres), mais par des œuvres qui existent dans le visible à la manière des choses naturelles, et qui pourtant se communique par elles « à toutes les générations de l’univers ». Cette science silencieuse, qui, dira Rilke à propos de Rodin, fait passer dans l’œuvre les formes des choses « non décachetées », elle vient de l’œil et s’adresse à l’œil. Il faut comprendre l’œil comme la « fenêtre de l’âme ». (L’Oeil et l’Esprit, Gallimard, Paris 1964, pp. 81-82)

Á Paris, une rue porte le nom de Maria Helena Vieira da Silva depuis 2013.
Le 14ème arrondissement, foyer historique d’artistes européens, l’avait accueilli de 1930 à sa mort.

Cosí fan tutte; 1971.

José Emilio Pacheco

José Emilio Pacheco.

El sapo

Es por naturaleza el indeseable
Como persiste en el error
de su viscosidad palpitante
queremos aplastarlo

Trágico impulso humano : destruir
lo mismo al semejante que al distinto

El sapo
hermoso a su manera
lo ve todo
con la serenidad
de quien se sabe destinado al martirio

Le crapaud

Il est par nature l’indésirable
Comme il persiste dans l’erreur
de sa viscosité palpitante
nous préférons l’écraser

Tragique impulsion humaine : détruire
de la même façon le semblable et le différent

Le crapaud
beau à sa façon
voit tout
avec la sérénité
de celui qui se sait destiné au martyre

Le Passé est un aquarium [Irás y no volverás,1980], Éditions de la Différence, Collection Le Fleuve et l’écho, 1991, pp. 94-95. Traduit de l’espagnol (Mexique) par Gérard de Cortanze.

Une belle maison d’édition qui a disparu, malheureusement.

Olga Tokarczuk – Peter Handke

Olga Tokarczuk.

Jeudi 10 août 2019, le Nobel de littérature a été décerné à la Polonaise Olga Tokarczuk et le Nobel 2019 à l’autrichien Peter Handke. Je ne connaissais la première que de nom.

«Être un étranger, c’est être libre. Avoir derrière soi un grand espace, une steppe, un désert. Avoir derrière soi la forme de la lune pareille à un berceau, le chant assourdissant des cigales, l’air qui sent bon la peau de melon, le bruissement du scarabée qui, le soir, quand le ciel devient complètement rouge, sort chasser dans le sable. Posséder sa propre histoire, non destinée à tous, son propre récit écrit avec les traces laissées derrière soi.» Les livres de Jakob.

Oeuvres traduites:

Dieu, le temps, les hommes et les anges, Éditions Robert Laffont, «Pavillons. Domaine de l’Est», 1998.
Maison de jour, maison de nuit, Éditions Robert Laffont, «Pavillons. Domaine de l’Est», 2001,
Récits ultimes, Lausanne, Éditions Noir sur Blanc, «Littérature étrangère» 2007.
Les Pérégrins, Lausanne, Éditions Noir sur Blanc, «Littérature étrangère», 2010,
Sur les ossements des morts, Lausanne, Éditions Noir sur Blanc, «Littérature étrangère», 2012,
Les Livres de Jakób, Lausanne, Éditions Noir sur Blanc, 2018, 1040 p.
Les Enfants verts, Lille, Éditions La Contre Allée, «Fictions d’Europe», 2016,

Peter Handke, lui, est bien connu. Il a été aussi très critiqué pour ses positions politiques sur la guerre en ex-Yougoslavie. J’ai lu dans les années 80 L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty (1970) La Courte Lettre pour un long adieu (1972) Le Malheur indifférent (1972) La Femme gauchère (1976) Histoire d’enfant (1981) Essai sur la fatigue (1989), livres le plus souvent traduits par Georges-Arthur Goldschmidt. Je me souviens de sa collaboration féconde avec le Wim Wenders de la grande époque : L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty, 1972. (scénario et roman), Faux Mouvement, 1975 (scénario). Les Ailes du désir, 1987 (scénario – coauteur du synopsis).

Il a décrit avec talent les paysages de la Castille, et particulièrement ceux de la province de Soria, où il a vécu un temps. Il vit maintenant à Chaville dans la région parisienne.

Peter Handke.

En 1996, Patrick Modiano a dédié son roman Du plus loin de l’oubli à Peter Handke. Au printemps 2006, il est parmi les premiers premiers à signer la pétition “Ne censurez pas l’oeuvre de Peter Handke” et à apporter son soutien à l’écrivain autrichien. Celui-ci a traduit en allemand Une jeunesse et La petite Bijou.

Épigraphe de La courte lettre pour un long adieu:

Karl Philipp Moritz, Anton Reiser.

«Et jadis, comme par un matin chaud mais gris ils allèrent devant la porte de la ville, Iffland dit que c’était le temps qu’il fallait pour partir et le temps semblait si voyageur, le ciel si près de la terre, les objets tout autour si sombres! Comme si on ne devait être attentif qu’à la route sur laquelle on voulait cheminer.»

Patrick Modiano, 1969.

Gustave Flaubert – Federico García Lorca

Portrait charge de Gustave Flaubert [à 47 ans] (E.Brun).

Merci à M-P F. qui m’a rappelé ce passage d’une lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet du 26 août 1846 (Correspondance I 1830-1861, page 314).

“Oui j’ai un dégoût profond du journal, c’est à dire de l’éphémère, du passager, de ce qui est important aujourd’hui et de ce qui ne le sera pas demain. Il n’y a pas d’insensibilité à cela. Seulement je sympathise tout aussi bien, peut-être mieux, aux misères disparues des peuples morts auxquelles personne ne pense maintenant, à tous les cris qu’ils ont poussés et qu’on n’entend plus. Je ne m’apitoie pas davantage sur le sort des classes ouvrières actuelles que sur les esclaves antiques qui tournaient la meule, pas plus ou tout autant. Je ne suis pas plus moderne qu’ancien, pas plus Français que Chinois, et l’idée de la patrie c’est à dire l’obligation où l’on est de vivre sur un coin de terre marqué en rouge ou en bleu sur la carte et de détester les autres coins en vert ou en noir m’a paru toujours étroite, bornée et d’une stupidité féroce. Je suis le frère en Dieu de tout ce qui vit, de la girafe et du crocodile comme de l’homme, et le concitoyen de tout ce qui habite le grand hôtel garni de l’univers.”

«Diálogo con García Lorca». 10 de junio de 1936. Diario El Sol. Encuentro entre el periodista , pintor, dibujante y caricaturista catalán Luis Bagaría i Bou (1882-1940) y Federico García Lorca.

«¿No cree, Federico, que la patria no es nada, que las fronteras están llamadas a desaparecer? ¿Por qué un español malo tiene que ser más hermano nuestro que un chino bueno?
Yo soy español integral, y me sería imposible vivir fuera de mis límites geográficos; pero odio al que es español por ser español nada más. Yo soy hermano de todos y execro al hombre que se sacrifica por una idea nacionalista abstracta por el solo hecho de que ama a su patria con una venda en los ojos. El chino bueno está más cerca de mí que el español malo. Canto a España y la siento hasta la médula; pero antes que esto soy hombre del mundo y hermano de todos. Desde luego, no creo en la frontera política.»

(Le texte intégral de ce dialogue a été publié sur ce blog le 26 mars 2019)

Dibujo de Federico García Lorca.

Patrick Modiano

Patrick Modiano (Maurice Rougemont).

Patrick Modiano, Encre sympathique. Editions Gallimard, 144 pages, 16 euros.

Il y a très peu de romanciers vivants dont j’achète les livres les yeux fermés, dès leur parution. Avant, il y avait Philip Roth, Milan Kundera… Philip Roth a arrêté de publier en septembre 2012. Pire, il est mort le 22 mai 2018. Milan Kundera a 90 ans et sa dernière publication date de 2014. Il reste le Prix Nobel de Littérature 2014 qui a publié le 3 octobre son 29ème roman ou récit. Je l’ai acheté à la Librairie Compagnie comme souvent et je l’ai lu une semaine plus tard.

Pour commencer, il y a une très belle épigraphe de Maurice Blanchot, tirée du Livre à venir (1959): «Qui veut se souvenir doit se confier à l’oubli, à ce risque qu’est l’oubli absolu, et à ce beau hasard que devient alors le souvenir.».

Jean Eyben, le narrateur du livre, est, à 20 ans un jeune employé de l’agence de détectives Hutte. Il part sur les traces d’une jeune femme, Noëlle Lefebvre, d’abord à Paris, dans le XVème arrondissement, plus tard du côté d’Annecy, enfin à Rome. Elle a disparu du jour au lendemain. Les autres personnages sont, eux aussi, tout à fait ordinaires

Comme dans ses autres livres, les aspects autobiographiques sont bien présents. L’auteur évoque son adolescence terrible. De septembre 1960 à juin 1962, sa famille l’a éloigné en le confiant aux pères du collège-lycée Saint-Joseph (Thônes), en Haute-Savoie, prison où il attrape la gale dans un linge rarement changé et éprouve avec ses camarades paysans la solidarité de la faim. Il a raconté tout cela dans son autobiographie, Pedigree, publiée en 2005.

A la page 110, on passe de Paris à Rome. Le «je» se transforme en «il». Ce basculement narratif indique le moment où tout se dévoile. La fin est ouverte: «Demain, ce serait elle qui parlerait la première. Elle lui expliquerait tout.» Le «happy end» ressemble plutôt à un point d’interrogation.

Comme tous ses autres romans, celui-ci est traversé par le thème de l’absence, de la survie des personnes disparues et l’espoir de retrouver un jour ceux qu’on a perdus dans le passé. Ses détracteurs disent qu’il écrit toujours le même roman. Peu m’importe.

«C’est dans cette espèce de chambre noire de la solitude qu’il faut que je voie vivre mes livres avant de les écrire.»

“Il y a des blancs dans une vie, mais parfois ce qu’on appelle un refrain. Pendant des périodes plus ou moins longues, vous ne l’entendez pas, et puis, un jour, il revient à l’improviste quand vous êtes seul et que rien autour ne peut vous distraire. Il revient, comme les paroles d’une chanson enfantine qui exerce encore son magnétisme”.

« Il suffisait que cette pensée me visite quelques heures, ou même quelques minutes, pour qu’elle ait son importance. Dans le tracé assez rectiligne de ma vie, elle était une question demeurée sans réponse. Et si je continue à écrire ce livre, c’est uniquement dans l’espoir, peut-être chimérique, de trouver une réponse. Je me demande : Faut-il vraiment trouver une réponse? J’ai peur qu’une fois que vous avez toutes les réponses votre vie se referme sur vous comme un piège, dans le bruit que font les clés des cellules de prison. Ne serait-il pas préférable de laisser autour de soi des terrains vagues où l’on puisse s’échapper?»

Idea Vilariño 1920-2009

9 poèmes d’Idea Vilariño, traduits en français par Eric Sarner. Ultime anthologie. La Barque, 2017.

Adiós

Adiós.
Salgo como de un traje
estrecho y delicado
difícilmente
un pie
después despacio
el otro,
Salgo como de bajo
un derrumbe
arrastrándome
sorda al dolor
deshecha la piel
y sin ayuda.
Salgo penosamente
al fin
de ese pasado
de ese arduo aprendizaje
de esa agónica vida.

Adieu

Adieu.
Je sors comme d’un costume
étroit et délicat
difficilement
un pied
puis doucement
l’autre.
Je sors comme du dessous
d’un éboulement
en rampant
sourde à la douleur
la peau défaite
et sans personne.
Je sors avec peine
finalement
de ce passé
de ce pénible apprentissage
de cette vie déchirée.

Comparación

Como en la playa virgen
dobla el viento
el leve junco verde
que dibuja
un delicado círculo en la arena
así en mí
tu recuerdo.

Comparaison

Comme sur la plage vierge
le vent plie
le mince roseau vert
qui dessine
dans le sable un cercle délicat
ainsi en moi
le souvenir de toi.

Eso

Mi cansancio
mi angustia
mi alegría
mi pavor
mi humildad
mis noches todas
mi nostalgia del año
mil novecientos treinta
mi sentido común
mi rebeldía.
Mi desdén
mi crueldad y mi congoja
mi abandono
mi llanto
mi agonía
mi herencia irrenunciable y dolorosa
mi sufrimiento
en fin
mi pobre vida.

Voilà

Ma fatigue
mon angoisse
ma joie
ma frayeur
mon humilité
mes nuits toutes
ma nostalgie de l’année
mille neuf cent trente
mon bon sens
ma révolte.
Mon mépris
ma cruauté et ma peine
mon abandon
mes larmes
mon tourment
mon héritage inaliénable et douloureux
ma souffrance
enfin
ma pauvre vie.

La metamorfosis

Entonces soy los pinos
soy la arena caliente
soy una brisa suave
un pájaro liviano delirando en el aire
o soy la mar golpeando de noche
soy la noche.
Entonces no soy nadie.

La métamorphose

Donc je suis les pins
je suis le sable chaud
je suis une brise douce
un oiseau léger délirant dans l’air
ou bien je suis la mer qui cogne la nuit
je suis la nuit.
Donc je ne suis personne.

La noche

La noche no era el sueño
Era su boca
Era su hermoso cuerpo despojado
De sus gestos inútiles
Era su cara pálida mirándome en la sombra
La noche era su boca
Su fuerza y su pasión
Era sus ojos serios
Esas piedras de sombras cayéndose en mis ojos
Y era su amor en mí
Invadiendo tan lenta
Tan misteriosamente.

La nuit

La nuit ce n’était pas le rêve
c’était sa bouche
c’était son beau corps dépouillé
de ses gestes inutiles
c’était son visage pâle me regardant dans l’ombre.
La nuit c’était sa bouche
sa force et sa passion
c’était ses yeux graves
ces pierres d’ombre
qui roulaient dans mes yeux
c’était son amour en moi
une invasion si lente
si mystérieuse

La piel

Tu contacto
Tu piel
Suave fuerte tendida
Dando dicha
Apegada
Al amor a lo tibio
Pálida por la frente
Sobre los huesos fina
Triste en las sienes
Fuerte en las piernas
Blanda en las mejillas
Y vibrante
Caliente
Llena de fuegos
Viva
Con una vida ávida de traspasarse
Tierna
Rendidamente íntima
Así era tu piel
Lo que tomé
Que diste.

La peau

Ton toucher
Ta peau
douce forte tendue
donnant du bonheur
collée
à l’amour au tiède
pâle sur le front
fine sur les eaux
triste sur les tempes
forte dans les jambes
molle dans les joues
et vibrante
chaude
pleine de feux
vive
avec une vie avide de se transpercer
tendre
en soumission intime.
Ainsi était ta peau
ce que j’ai pris
c’est ce que tu as donné.

Puede ser

Puede ser que si vieras Hiroshima
digo Hiroshima mon amour
si vieras
si sufrieras dos horas como un perro
si vieras
cómo puede doler doler quemar
y retorcer como ese hierro el alma
desprender para siempre la alegría
como piel calcinada
y vieras que no obstante
es posible seguir vivir estar
sin que se noten llagas
quiero decir
entonces
puede ser que creyeras
puede ser que sufrieras
comprendieras.

Peut-être

Peut-être que si tu avais vu Hiroshima
je veux dire Hiroshima mon amour
si tu avais vu
si tu avais souffert deux heures comme un chien
si tu avais vu
comment peut souffrir souffrir brûler
et se tordre comme ce bout de fer l’âme
arracher pour toujours le bonheur
comme peau calcinée
et tu aurais vu que pourtant
on peut continuer à vivre à être
sans que les plaies se voient
je veux dire
voilà
peut-être tu aurais cru
peut-être tu aurais souffert
compris.

Sabés

Sabés
dijiste
nunca
nunca fui tan feliz como esta noche.
Nunca. Y me lo dijiste
en el mismo momento
en que yo decidía no decirte
sabés
seguramente me engaño
pero creo
pero ésta me parece
la noche más hermosa de mi vida.

Tu sais

Tu sais
tu as dit
jamais
jamais je n’ai été heureux comme cette nuit.
Jamais. Et tu me l’as dit
à l’instant même
où je décidais moi de ne pas te dire
tu sais
je me trompe sûrement
mais je crois
mais il me semble que c’est
la plus belle nuit de ma vie.

Uno siempre está solo

Uno siempre está solo
pero
a veces
está más solo.

On est toujours seul

On est toujours seul
mais
parfois
encore plus seul.

Antonio Muñoz Molina habla de Idea Vilariño (El País, 8 de marzo de 2008)

https://elpais.com/diario/2008/03/08/babelia/1204936757_850215.html

Idea Vilariño, Poesía completa. Editorial Lumen, Barcelona, 2007.