Le poème Art poétique d’Aragon fut publié à Neuchâtel (Suisse) le 16 août 1942 dans l’hebdomadaire Curieux que l’on pouvait recevoir légalement en zone libre. Le poète rend hommage à ses amis résistants, Georges Politzer, Jacques Decour, Jacques Solomon et Georges Dudach, fusillés par les nazis en mai 1942.
Georges Dudach, mari de Charlotte Delbo, était l’adjoint de Jacques Decour, professeur agrégé d’allemand, critique et romancier. Après la création du Front national, ce dernier fut chargé du regroupement de tous les écrivains résistants de zone occupée dans le Comité national des Écrivains. Après L’Université libre et La Pensée libre, il projetait la publication d’une nouvelle revue, Les Lettres françaises, qu’il ne verra pas paraître.
Mandaté par le Parti Communiste, Georges Dudach assura la liaison de Paris avec divers intellectuels, et en particulier avec Louis Aragon et Elsa Triolet. Georges Dudach fut fusillé comme otage au Mont-Valérien le 23 mai 1942 en même temps que Georges Politzer, Jacques Solomon, André Pican et Jean-Claude Bauer. Jacques Decour le fut à son tour au même endroit avec Arthur Dallidet et Félix Cadras le 30 mai 1942. Il avait subi 3 mois d’interrogatoires et de tortures.
Notice DECOUR Jacques [DECOURDEMANCHE Daniel, dit] par Nicole Racine, version mise en ligne le 25 octobre 2008, dernière modification le 11 juillet 2022.
Art poétique (Louis Aragon)
Pour mes amis morts en Mai Et pour eux seuls désormais
Que mes rimes aient le charme Qu’ont les larmes sur les armes
Et pour que tous les vivants Qui changent avec le vent
S’y aiguise au nom des morts L’arme blanche du remords
Mots mariés mots meurtris Rimes où le crime crie
Elles font au fond du drame Le double bruit d’eau des rames
Banales comme la pluie Comme une vitre qui luit
Comme un miroir au passage La fleur qui meurt au corsage
L’enfant qui joue au cerceau La lune dans le ruisseau
Le vétiver dans l’armoire Un parfum dans la mémoire
Rimes rimes où je sens La rouge chaleur du sang
Rappelez-vous que nous sommes Féroces comme des hommes
Et quand notre cœur faiblit Réveillez-vous de l’oubli
Rallumez la lampe éteinte Que les verres vides tintent
Je chante toujours parmi Les morts en Mai mes amis
16 août 1942 (Hebdomadaire Curieux, Neuchâtel)
En étrange pays dans mon pays lui-même, 1945. (En Français dans le texte, 15 septembre 1943)
Après avoir lu les poèmes de Primo Levi, je suis revenu à ceux de Charlotte Delbo. Les Éditions de Minuit ont rassemblé en mars 2024 pour la première fois ses poèmes complets, suivis de dix inédits et d’un entretien avec Claude Prévost (La Nouvelle Critique, juin 1965, numéro 167)
Dans Mesure de nos jours (1971) Charlotte Delbo écrit : « Les poètes voient au-delà des choses. » Elle est née le 10 août 1913 à Vigneux-sur-Seine (Essonne). Elle est morte le 1er mars 1985 à Paris.
Issue d’une famille d’ouvriers italiens, elle adhère en 1932 aux Jeunesses communistes, puis en 1936 à l’Union des jeunes filles de France, fondée par Danielle Casanova. A l’Université ouvrière, elle rencontre en 1934 son futur mari, le militant communiste Georges Dudach, formé à Moscou. Elle l’épouse en 1936. En 1937, elle devient la secrétaire de Louis Jouvet qui l’engage après la lecture d’un article sur le théâtre qu’elle avait écrit pour Les Cahiers de la Jeunesse, dont Georges Dudach était le rédacteur en chef.
Après avoir hésité, elle part avec la troupe de l’Athénée en Amérique du Sud en mai 1941. Elle revient à Paris le 15 novembre 1941.
Elle s’engage alors dans la Résistance avec son mari. Ils vivent dans la clandestinité. Ils font partie du « groupe Politzer », chargé de la publication des Lettres françaises dont Jacques Decour est le rédacteur en chef. Charlotte Delbo est chargée de l’écoute de Radio Londres et de Radio Moscou qu’elle prend en sténo ainsi que de la dactylographie des tracts et des revues.
En février 1942, de nombreux membres de leur réseau de résistants communistes sont pris en filature. Les arrestations se multiplient à la mi-février : Georges et Maï Politzer, Danielle Casanova, Lucien Dorland, Lucienne Langlois, puis André et Germaine Pican, Jacques Decour…
Charlotte Delbo et son mari sont arrêtés le 2 mars 1942 au 93 rue de la Faisanderie (16e arrondissement de Paris) par les Brigades spéciales de la Police française. Georges Dudach est fusillé au fort du Mont-Valérien le 23 mai 1942, à l’âge de 28 ans. Charlotte Delbo est déportée à Auschwitz par le convoi du 24 janvier 1943 dit « convoi des 31000 » (230 femmes – 1446 hommes). Elle est transférée à Ravensbrück au début de l’année 1944 et libérée en avril 1945 après vingt-sept mois de déportation. Elle sera l’une des 49 rescapées du convoi des 31000.
Elle écrira des années plus tard son indispensable trilogie Auschwitz et après.
Aucun de nous ne reviendra (Éditions Gonthier 1965. Éditions de Minuit, 1970) Une connaissance inutile ( Éditions de Minuit, 1970) Mesure de nos jours ( Éditions de Minuit, 1971)
En 1965, elle a publié aussi Le Convoi du 24 janvier (Éditions de Minuit), une compilation de courtes biographies des 230 femmes déportées avec elle.
Il convient de consulter le Maitron, Dictionnaire biographique Mouvement ouvrier Mouvement social. Notice DUDACH Georges, Paul par Nicole Racine, version mise en ligne le 25 octobre 2008, dernière modification le 24 janvier 2022.
J’ai choisi 5 poèmes publiés dans Une connaissance inutile.
Je lui disais mon jeune arbre Il était beau comme un pin La première fois que je le vis Sa peau était si douce la première fois que je l’étreignis et toutes les autres fois si douce que d’y penser aujourd’hui me fait comme lorsqu’on ne sent plus sa bouche Je lui disais mon jeune arbre lisse et droit quand je le serrais contre moi je pensais au vent à un bouleau ou à un frêne Quand il me serrait dans ses bras je ne pensais plus à rien.
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Je l’appelais mon amoureux du mois de mai des jours qu’il était enfant heureux tellement je le laissais quand personne ne voyait être mon amoureux du mois de mai même en décembre enfant et tendre quand nous marchions enlacés la forêt était toujours la forêt de notre enfance nous n’avions plus de souvenirs séparés il embrassait mes doigts ils avaient froid il disait les mots que disent les amoureux du mois de mai j’étais seul à entendre On n’écoute pas ces mots-là Pourquoi On écoute le coeur qui bat On croit pouvoir toute la vie les entendre ces mots-là tendres Il y a tant de mois de mai toute la vie à deux qui s’aiment.
Alors ils l’ont fusillé un mois de mai
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Je l’aimais parce qu’il était beau c’est une raison futile
Je l’aimais parce qu’il m’aimait c’est une raison égoïste
Mais c’est pour vous que je cherche des raisons pour moi, je n’en avais pas Je l’aimais comme une femme aime un homme sans mots pour le dire
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Ce point sur la carte Cette tache noire au centre de l’Europe cette tache rouge cette tache de feu cette tache de suie cette tache de sang cette tache de cendres pour des millions un lieu sans nom. De tous les pays d’Europe de tous les points de l’horizon les trains convergeaient vers l’in-nommé chargés de millions d’êtres qui étaient versés là sans savoir où c’était versés avec leur vie avec leurs souvenirs avec leurs petits maux et leur grand étonnement avec leur regard qui interrogeait et qui n’y a vu que du feu, qui ont brûlé là sans savoir où ils étaient. Aujourd’hui on sait Depuis quelques années on sait On sait que ce point sur la carte c’est Auschwitz On sait cela Et pour le reste on croit savoir
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Yvonne Picard est morte qui avait de si jolis seins . Yvonne Blech est morte qui avait les yeux en amande et des mains qui disaient si bien . Mounette est morte qui avait un si joli teint une bouche toujours gourmande et un rire si argentin. Aurore est morte qui avait des yeux couleur de mauve.
Tant de beauté tant de jeunesse tant d’ardeur tant de promesses… Toutes un courage des temps romains.
Et Yvette aussi est morte qui n’était ni jolie ni rien et courageuse comme aucune autre . Et toi Viva et moi Charlotte dans pas longtemps nous serons mortes nous qui n’avons plus rien de bien.
Je lis et relis les poèmes de Primo Levi, publiés dans le recueil À une heure incertaine. (Traduction Louis Bonalumi. Préface de Jorge Semprún. Gallimard, Collection Arcades n° 53, 1997.) Ils sont directs, anti-hermétiques et anti-lyriques. « Écrire, c’est transmettre ; que dire, si le message est codé et si personne n’en connaît la clef ? », affirmait Primo Levi. J’en ai choisi trois pour ce blog.
Si c’est un homme (Shemà)
Vous qui vivez en toute quiétude Bien au chaud dans vos maisons, Vous qui trouvez le soir en rentrant La table mise et des visages amis, Considérez si c’est un homme Que celui qui peine dans la boue, Qui ne connaît pas de repos, Qui se bat pour un quignon de pain, Qui meurt pour un oui pour un non. Considérez si c’est une femme Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux Et jusqu’à la force de se souvenir, Les yeux vides et le sein froid Comme une grenouille en hiver. N’oubliez pas que cela fut, Non, ne l’oubliez pas: Gravez ces mots dans votre cœur. Pensez-y chez vous, dans la rue, En vous couchant, en vous levant; Répétez-les à vos enfants. Ou que votre maison s’écroule, Que la maladie vous accable, Que vos enfants se détournent de vous.
10 janvier 1946.
Poème liminaire de Si c’est un homme. Julliard, 1987. Traduction Martine Schruoffeneger.
Se questo è un uomo (Shemà)
Voi che vivete sicuri nelle vostre tiepide case, voi che trovate tornando a sera il cibo caldo e visi amici: Considerate se questo è un uomo che lavora nel fango che non conosce pace che lotta per mezzo pane che muore per un si o per un no. Considerate se questa è una donna, senza capelli e senza nome senza più forza di ricordare vuoti gli occhi e freddo il grembo come una rana d’inverno. Meditate che questo è stato: vi comando queste parole. Scolpitele nel vostro cuore stando in casa andando per via, coricandovi, alzandovi. Ripetetele ai vostri figli. O vi si sfaccia la casa, la malattia vi impedisca, i vostri nati torcano il viso da voi.
10 gennaio 1946
Se questo è un uomo, 1947.
Shemà signifie « écoute ! » en hébreu. C’est le premier mot de la prière fondamentale de l’hébraïsme dans laquelle se trouve affirmée l’unité de Dieu. Certains vers de ce poème en sont une paraphrase.
Buna
Pieds en sang, terre maudite, La cohorte est longue dans les matins gris. Fume la Buna aux mille cheminées, Tel que les autres jours, un jour nous attend. La sirène est terrible à l’aube : « Vous multitude aux visages éteints Sur la monotonie atroce de la boue Un nouveau jour de souffrance est né. »
Camarade épuisé, je peux voir dans ton cœur, Et je lis dans tes yeux, camarade souffrant, Dans ta poitrine, il y a le froid, la peur, le rien, Tu as brisé en toi la dernière valeur. Camarade gris tu fus un homme fort, Près de toi une femme marchait. Camarade vide qui n’as plus de nom, Homme désert qui n’as plus de larmes, Si pauvre que tu n’as plus mal, Si fatigué que tu n’as plus peur, Homme éteint qui fus un homme fort : Si jamais nous nous retrouvions face à face Là-haut dans la tendresse ensoleillée du monde, Quel visage aurions-nous l’un pour l’autre, lequel ?
28 novembre 1945.
Á une heure incertaine. Traduction L. Bonalumi. Gallimard. Collection Arcades. 1997.
Buna est le nom de l’usine de caoutchouc dans laquelle Primo Levi a travaillé durant sa captivité.
Buna Lager
Piedi piagati e terra maledetta, Lunga la schiera nei grigi mattini, Fuma la Buna dai mille camini, Un giorno come ogni giorno ci aspetta. Terribili nell’alba le sirene : “Voi moltitudine dei visi spenti, Sull’orrore monotono del fango E’ nato un altro giorno di dolore”.
Compagno stanco ti vedo nel cuore Ti vedo negli occhi compagno dolente Hai dentro il petto freddo fame niente, Hai rotto dentro l’ultimo valore. Compagno grigio fosti un uomo forte, Una donna ti camminava accanto, Compagno vuoto che non hai più nome, Uomo deserto che non hai più pianto, Così povero che non hai più male, Così stanco che non hai più spavento, Uomo spento che fosti un uomo forte : Se ancora ci trovassimo davanti Lassù nel dolce mondo sotto il sole, Con quale viso ci staremmo a fronte ?
Paru en revue le 22 juin 1946. Ad ora incerta. Garzanti Editore. 1984. 1990.
Procuration
Ne sois pas effrayé par l’ampleur de la tâche, On a besoin de toi, qui es moins fatigué. Et puis, tu as l’ouïe fine, alors, écoute Combien le sol sonne creux sous tes pieds. Réfléchis à nos erreurs : Il en fut parmi nous, Qui cherchèrent à l’aveuglette Comme un homme aux yeux bandés Reconstituerait un profil ; D’autres ont joué les corsaires; D’autres encore s’en sont remis à la bonne volonté. Apporte ton aide, sans être sûr de toi. Tente, même si tu n’es pas sûr de toi. Parce que, justement, tu n’es pas sûr de toi. Vois s’il t’est possible de réprimer le dégoût et l’ennui De nos doutes, de nos certitudes. Nous n’avons jamais été aussi riches, pourtant, Nous vivons au milieu de monstres embaumés Et de monstres obscènes tellement ils sont en vie. Que les ruines ne t’effraient point, Ni la puanteur des décharges : Nous en déblayâmes plus d’une à mains nues, Alors que nous avions ton âge. Relève le défi autant que tu le peux. Nous avons peigné la chevelure des comètes. Déchiffré les secrets de la genèse, Foulé les sables de la lune, Construit Auschwitz, détruit Hiroshima. Tu vois : nous ne sommes pas demeurés inactifs, Donc, tout perplexe que tu sois, assume ; Et abstiens-toi de nous appeler maîtres.
24 juin 1986.
Á une heure incertaine. Traduction L. Bonalumi. Gallimard. Collection Arcades. 1997.
Delega
Non spaventarti se il lavoro è molto: C’è bisogno di te che sei meno stanco. Poiché hai sensi fini, senti Come sotto i tuoi piedi suona cavo. Rimedita i nostri errori: C’è stato pure chi, fra noi, S’è messo in cerca alla cieca Come un bendato ripeterebbe un profilo, E chi ha salpato come fanno i corsari, E chi ha tentato con volontà buona. Aiuta, insicuro. Tenta, benché insicuro, Perché insicuro. Vedi Se puoi reprimere il ribrezzo e la noia Dei nostri dubbi e delle nostre certezze. Mai siamo stati così ricchi, eppure Viviamo in mezzo a mostri imbalsamati, Ad altri oscenamente vivi. Non sgomentarti delle macerie Né del lezzo delle discariche: noi Ne abbiamo sgomberate a mani nude Negli anni in cui avevamo i tuoi anni. Reggi la corsa, del tuo meglio. Abbiamo Pettinato la chioma alle comete, Decifrato la sabbia della luna, Costruito Auschwitz e distrutto Hiroshima. Vedi: non siamo rimasti inerti. Sobbarcati, perplesso; Non chiamarci maestri.
24 giugno 1986
Ad ora incerta. Garzanti Editore. 1984. 1990.
J’avais déjà publié ici-même Aux amis le 6 mai 2021.
Je viens de terminer le livre de l’historien italien, CarloGreppi : Un homme sans mots. L’histoire enfin révélée du sauveur de Primo Levi. Éditions Jean-Claude Lattès, 2024.
J’avais lu l’article du Monde Magazine du 31 mars 2024 : Carlo Greppi, l’écrivain turinois qui redonne vie au sauveur de Primo Levi. Dans Un homme sans mots , en librairie le 3 avril, l’historien italien Carlo Greppi raconte le parcours de Lorenzo Perrone, un maçon qui aida l’auteur de Si c’est un homme à survivre au camp d’Auschwitz.
Le 7 juin 1998, Le mémorial de Yad Vashem (Institut international pour la mémoire de la Shoah) a reconnu Lorenzo Perrone comme Juste para les nations. On comptait en tout, au 1er janvier 2022, 28 217 justes dont 766 Italiens.
Primo Levi, Si c’est un homme. Julliard, 1987. Pocket, 1990. Traduction Martine Schruoffeneger.
« …Tous les jours, pendant six mois, un ouvrier civil italien m’apportait un morceau de pain et le reste de sa ration quotidienne ; il me donna un de ses chandails rapiécés ; il écrivit pour moi une carte postale qu’il envoya en Italie et dont il me fit parvenir la réponse. Il ne demanda rien et n’accepta rien en échange, parce qu’il était bon et simple, et ne pensait pas que faire le bien dût rapporter quelque chose.
Á supposer qu’il y ait une sens à vouloir expliquer pourquoi ce fut justement moi, parmi des milliers d’autres êtres équivalents, qui pus résister à l’épreuve, je crois que c’est justement à Lorenzo que je dois d’être encore vivant aujourd’hui ; non pas tant pour son aide matérielle que pour m’avoir constamment rappelé, par sa présence, par sa façon si simple et facile d’être bon, qu’il existait encore, en dehors du nôtre, un monde juste, des choses et des êtres encore purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n’avaient contaminés, qui étaient demeurés étrangers à la haine et à la peur ; quelque chose d’indéfinissable, comme une lointaine possibilité de bonté, pour laquelle il valait la peine de se conserver vivant.
… Mais Lorenzo était un homme ; son humanité était pure et intacte, ce monde de négation lui était étranger. C’est à Lorenzo que je dois de ne pas avoir oublié que j’étais un homme moi aussi. »
Lorenzo Perrone est né le 11 septembre 1904 à Fossano (province de Coni). Primo Levi vivait à Turin et travaillait comme chimiste. En septembre 1943, dès les premiers temps de l’occupation de l’Italie par les Allemands, il rejoignit un groupe de partisans dans son Piémont natal. Arrêté au cours d’une rafle de la milice fasciste républicaine le 13 décembre 1943, il fut emprisonné à Aoste jusqu’au 20 janvier 1944, puis transféré au camp de Fossoli et déporté le 22 février 1944 (matricule 174 517). Après son arrivée à Auschwitz, il fut envoyé dans le camp de Buna-Monowitz dans l’usine d’I.G. Farben.
En tant que chimiste, il se vit attribuer un poste dans l’usine de caoutchouc synthétique. Affecté à un groupe chargé de la construction d’un mur, Levi fit la connaissance de celui qui deviendra son sauveur, Lorenzo Perrone. Ce dernier, originaire aussi du Piémont, appartenait à un groupe de maçons qualifiés, employés là comme ouvriers civils depuis avril 1942, par la société italienne Beotti . La rencontre entre les deux Italiens eut lieu entre le 16 et le 21 juin 1944. Levi entendit Perrone s’adresser en piémontais à un autre ouvrier. Á compter de ce jour et jusqu’à la fin du mois de décembre 1944, Perrone apporta de la nourriture à Levi chaque jour, pendant six mois. Le front se rapprochant, les ouvriers étrangers s’enfuirent ou furent renvoyés chez eux. Ce supplément de nourriture, prélevé sur la ration alimentaire de Perrone, sauva la vie de Levi. Perrone offrit aussi à Levi un chandail rapiécé qu’il porta sous son uniforme de détenu et lui permit de supporter le terrible hiver 1944-1945. Il accepta également d’envoyer des cartes postales à une amie non juive de Levi, Bianca Guidetti Serra, par l’intermédiaire duquel la mère de Levi, Esther, et sa sœur Anna Maria apprirent qu’il était encore en vie. Les deux femmes vivaient cachées en Italie et réussirent, par le biais d’une chaîne d’amis dont Perrone était le dernier maillon, à lui faire parvenir un colis alimentaire comprenant du chocolat, des biscuits, du lait en poudre ainsi que des vêtements. Perrone risqua sa vie pour sauver celle de Levi, sans rien attendre en retour, acceptant seulement que Levi fasse réparer ses chaussures abîmées dans l’atelier de cordonnerie du camp.
La dernière rencontre à Auschwitz entre les deux hommes eut lieu de nuit après un violent bombardement allié, probablement le 26 décembre 1944. La déflagration avait perforé un des tympans de Perrone et, sous le coup de l’explosion, du sable et de la terre avaient été projetés dans la soupe qu’il apportait à Levi. Perrone s’excusa que la soupe soit souillée, mais ne dit pas à Levi ce qui lui était arrivé. Il ne voulait pas que son ami se sente redevable envers lui. La conduite de Perrone rappelait à Levi qu’il existait encore, hors d’Auschwitz, un monde juste et des êtres humains généreux et intègres.
Dans un entretien posthume publié dans The Paris Review en 1995, Primo Levi disait : ” Nous ne parlions quasiment jamais. C’était un homme silencieux. Il refusait mes remerciements. Il me répondait à peine. Il haussait seulement les épaules : Prends le pain, prends le sucre. Garde le silence, tu n’as pas besoin de parler. ” Il ajoutait que Perrone avait été marqué par ce qu’il avait vu à Auschwitz et qu’après la guerre, il s’était mis à boire, avait cessé de travailler et n’avait plus envie de vivre.
Entre 1945 et 1952, Perrone était manifestement détruit. Après la Libération, Primo Levi resta en contact avec lui. Il lui rendait visite à Fossano. C’était désormais Levi qui essayait de sauver Perrone. L’écrivain rappellait : « Instinctivement, il avait tenté de sauver des gens, non par orgueil, ni pour la gloire, mais parce qu’il avait bon cœur et de l’empathie. Il me demanda un jour, laconiquement : Pourquoi sommes-nous en ce bas monde si ce n’est pour nous aider les uns les autres ? » Perrone lui dit aussi un jour : « On est au monde pour faire le bien, pas pour s’en vanter. »
Perrone, tuberculeux et alcoolique, mourut le 30 avril 1952 à l’hôpital de Savigliano. Il avait 47 ans. En hommage à son sauveur, Levi donna à sa fille, née le 31 octobre 1948, le nom de Lisa Lorenza et à son fils, né en juillet 1957, celui de Renzo. Lorenzo Perrone apparaît dans les récits autobiographiques de Primo Levi : Si c’est un homme et Lilith, ainsi que dans les nouvelles Les Evénements de l’été et Le Retour de Lorenzo.
Si c’est un homme fut publié le 11 octobre 1947 chez Francesco De Silva, tiré à 2500 exemplaires. Il avait été refusé par Einaudi. Cette maison d’édition reprit pourtant le titre en 1958. Le premier tirage fut de 2000 exemplaires. Dans les années 70 et 80, Si c’est un homme fut réimprimé sans interruption et devint un des livres les plus lus de l’après-guerre. Les traductions en anglais, allemand et français en ont fait dans le monde entier un témoignage essentiel de l’horreur des camps d’extermination nazis.
Le 11 avril 1987, Primo Levi se suicida en se jetant dans la cage d’escalier de l’immeuble de Turin où il avait toujours vécu et où il était né soixante-huit ans plus tôt (corso Re Umberto n° 75) . Lorenzo Perrone et Primo Levi ne sont jamais vraiment sortis d’Auschwitz.
Une plaque a été inaugurée le 25 avril 2004 à Fassone, viale delle Alpi :
Á Lorenzo Perone (1904-1952) Le long de cette avenue, tu as souvent marché Lorenzo Perone de Fassano Tu étais l’enfant du Borgo Vecchio, un muradur de peu de mots. En 1944, dans l’usine de Buna-Werke, aux abords du camp d’extermination d’Auschwitz, tu as sauvé l’âme et le corps de Primo Levi en risquant ta vie pour lui donner ton pain et avec lui l’espoir. Pour cela tu as été distingué en Israël par le titre de « Juste parmi les nations ». Tu as été un humble et généreux enfant de Fossano.
Sources : Carlo Greppi : Un homme sans mots. L’histoire enfin révélée du sauveur de Primo Levi. Éditions Jean-Claude Lattès, 2024.
Site Yad Vashem. Institut international pour la mémoire de la Shoah.
Hier, nous avons vu 4 oeuvres récentes de l’artiste textile américaine Sheila Hicks (1934), à la galerie Frank Elbaz ( 66 rue de Turenne 75003 – Paris ). L’exposition s’intitule Emerging, Submerging, Reemerging (16 mars – 18 mai 2024). Dans ce même lieu du Marais, sont exposées des peintures et des sculptures de Stéphane Henry, Yasuhisa Kohyama et Robert Storr.
Nous avons découvert Sheila Hicks lors de l’exposition Lignes de vie au Centre Pompidou ( 7 février – 30 avril 2018.
Cette artiste, qui va avoir 90 ans le 24 juillet, est toujours aussi active. ( « J’aurais 90 ans l’année prochaine. Donc la fête continue. On y va . » ) Elle prépare une double exposition au Josef Albers Museum à Bottrop et à la Kunsthalle Düsseldorf en Allemagne. L’exposition se déploiera dans les deux musées simultanément. Le Josef Albers Museum fera une présentation globale avec des œuvres historiques et contemporaines tandis que la Kunsthalle exposera de grandes installations qui viendront jouer avec l’architecture du lieu. Sheila Hicks aura aussi une présentation à la Pinakothek der Moderne à Munich en novembre 2024. Enfin, une grande exposition sur son oeuvre est en préparation au musée d’Art moderne de San Francisco pour 2025.
« C’est prétentieux à dire, mais je sais que l’art textile va gagner. Inévitablement. On peut mettre des sculptures, des peintures et des dessins, mais les gens sont toujours attirés par le textile. Regardez les enfants qui entrent quelque part, ils se dirigent tout de suite vers une chose qu’ils pensent pouvoir toucher. […] Mais c’est très ennuyeux une exposition que de textile, il faut avoir des points de comparaison. »
« Je regarde comment est-ce que les gens nouent leurs chaussures dans le métro. Ça me fascine. Chaque personne a une ligne pliable, un fil, qu’il soit en coton, soie, lin ou nylon. Je dis toujours qu’il faut fermer les yeux, toucher son voisin et dire ce qu’il porte, quelle est cette matière. Tout est fait avec un fil continu, qui bouge dans tous les sens pour devenir pull-over, soutien-gorge, jupe ou chaussettes. »
Émission Affaires culturelles sur France Culture. 4 avril 2024.
Em declaro vençut. Els anys que em resten els malviuré en somort. Cada matí esfullaré una rosa, la mateixa, i amb tinta evanescent escriuré un vers decadent i enyorós a cada pètal. Us llego la meva ombra en testament: és el que tinc més perdurable i sòlid, i els quatre pams de món sense neguit que invento cada dia amb la mirada. Quan em mori, caveu un clot profund i enterreu-m’hi dempeus, cara a migdia, que el sol, quan surt, m’encengui el fons dels ulls. Així la gent que em vegi exclamarà: Mireu, un mort amb la mirada viva.
La pell del violí, 1972-1973.
Coup de blues. En espagnol.
Me declaro vencido
Me declaro vencido. Los años que me quedan los malviviré en penumbra. Cada mañana deshojaré una rosa, la misma, y con tinta evanescente escribiré un verso débil y nostálgico en cada pétalo. Os lego mi sombra en testamento: es lo más perdurable y sólido que tengo, y los cuatro palmos de mundo tranquilo que creo cada día con la mirada. Cuando muera, cavad un profundo hoyo y enterradme en él de pie, frente al mediodía, que el sol, al salir, me ciegue el fondo de los ojos. Así la gente que me vea exclamará: Mirad, un muerto con la mirada viva.
La piel del violín. 1972-1973. in Un día cualquiera Ed. Nórdica Libros 2013
Coup de blues. En français.
Je me déclare vaincu
Je me déclare vaincu. Les années qu’il me reste Je les vivrai dans un sourd malaise. Chaque matin J’effeuillerai une rose – la même – Et avec une encre évanescente, j’écrirai un vers Décadent et nostalgique à chaque pétale. Je vous lègue mon ombre pour testament : C’est ce que j’ai de plus durable et solide, Et les quatre bouts de monde sans angoisse Que j’invente chaque jour avec le regard. Quand je mourrai, creusez un trou profond Et enterrez-moi debout, face au midi, Que le soleil, en sortant, allume le fond de mes yeux. Ainsi les gens en me voyant exclameront : – Regardez, un mort au regard vivant.
Traduction : Ricard Ripoll.
Miquel Martí i Pol est un poète catalan. Il est né le 19 mars 1929 à Roda de Ter. Il est mort le 11 novembre 2003 à Vic .
Il commence à travailler à l’âge de 14 ans dans une usine textile de sa ville. A 19 ans, il est atteint d’une tuberculose pulmonaire, ce qui le maintient alité. Il lit beaucoup. Sa poésie des années 50 est simple. Elle exprime le sentiment amoureux.
Dans les années 1960, il commence à être connu pour ses poèmes engagés et réalistes. Il milite alors au PSUC clandestin (Partit Socialista Unificat de Catalunya). Atteint de sclérose multiple, il est obligé de cesser de travailler en 1973. Sa poésie devient plus intérieure et intimiste. Elle exprime aussi sa lutte contre la maladie. Il devient un des poètes catalans les plus lus et les plus populaires. Ses poèmes sont chantés par des interprètes tels que Lluís Llach, María del Mar Bonet, Teresa Rebull, Arianna Savall.
Ses œuvres complètes sont publiées en quatre volumes de 1989 à 2004.
Le poète cubain Eliseo Diego (1920 – 1994) aimait ce poème de Verlaine.
Le ciel est, par-dessus le toit
Le ciel est, par-dessus le toit, Si bleu, si calme ! Un arbre, par-dessus le toit, Berce sa palme.
La cloche, dans le ciel qu’on voit, Doucement tinte. Un oiseau sur l’arbre qu’on voit Chante sa plainte.
Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là, Simple et tranquille. Cette paisible rumeur-là Vient de la ville.
Qu’as-tu fait, ô toi que voilà Pleurant sans cesse, Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà, De ta jeunesse ?
Sagesse, 1881.
Oda a la joven luz (Eliseo Diego)
En mi país la luz es mucho más que el tiempo, se demora con extraña delicia en los contornos militares de todo, en las reliquias escuetas del diluvio.
La luz en mi país resiste a la memoria como el oro al sudor de la codicia, perdura entre sí misma, nos ignora desde su ajeno ser, su transparencia.
Quien corteje a la luz con cintas y tambores inclinándose aquí y allá según astucia de una sensualidad arcaica, incalculable, pierde su tiempo, arguye con las olas mientras la luz, ensimismada, duerme.
Pues no mira la luz en mi país las modestas victorias del sentido ni los finos desastres de la suerte, sino que se entretiene con hojas, pajarillos, caracoles, relumbres, hondos verdes.
Y es que ciega la luz en mi país deslumbra su propio corazón inviolable sin saber de ganancias ni de pérdidas. Pura como la sal, intacta, erguida la casta, demente luz deshoja el tiempo.
Los días de tu vida, 1977.
Ode à la jeune lumière
En mon pays la lumière est beaucoup plus que le temps, elle s’attarde avec une étrange délectation sur les contours militaires de toute chose, sur les vestiges épurés du déluge.
La lumière dans mon pays résiste à la mémoire comme l’or à la sueur de la cupidité, elle se perpétue en elle-même, nous ignore depuis la différence de son être, sa transparence.
Quiconque courtise la lumière avec rubans et tambours en s’inclinant de-ci de-là selon la ruse d’une sensualité archaïque, immémoriale, perd son temps, jette ses arguties aux flots tandis que la lumière, tout à elle-même, dort.
Car dans mon pays la lumière ne regarde pas les modestes victoires du sens, ni les désastres raffinés du sort, elle s’amuse de feuilles, de petits oiseaux, de coquillages, de reflets, de verts profonds.
Aveugle, la lumière, dans mon pays, illumine son propre coeur inviolable sans se soucier de gains ni de pertes. Pure comme le sel, intacte, fièrement dressée, la chaste, démente lumière effeuille le temps.
Les jours de ta vie, 1977, in L’obscure splendeur. Traduction : Jean Marc Pelorson. Collection Orphée. La Différence, 1996.
Versiones (Eliseo Diego)
La muerte es esa pequeña jarra, con flores pintadas a mano, que hay en todas las casas y que uno jamás se detiene a ver.
La muerte es ese pequeño animal que ha cruzado en el patio, y del que nos consuela la ilusión, sentida como un soplo, de que es sólo el gato de la casa, el gato de costumbre, el gato que ha cruzado y al que ya no volveremos a ver.
La muerte es ese amigo que aparece en las fotografías de la familia, discretamente a un lado, y al que nadie acertó nunca a reconocer.
La muerte, en fin, es esa mancha en el muro que una tarde hemos mirado, sin saberlo, con un poco de terror.
Versiones, 1970.
Versions
La mort est cette petite jarre, couverte de fleurs peintes à la main, qui est dans toutes les maisons, et sur qui jamais ne s’arrêtent les yeux.
La mort est ce petit animal qui est passé dans la cour et dont on se remet en se disant dans une bouffée d’illusion que ce n’est que le chat de maison, le chat de toujours, le chat qui est passé et qu’on ne reverra plus.
La mort est cet ami qu’on voit sur les photos de famille, discrètement marginal, et que personne n’a jamais réussi à reconnaître.
La mort, enfin, c’est cette tache sur le mur qu’un soir nous avons regardée, sans le savoir, avec un soupçon de terreur.
Versions, 1970, in L’obscure splendeur. Traduction : Jean Marc Pelorson. Collection Orphée. La Différence, 1996.
Eliseo Diego (de son vrai nom Eliseo de Jesús de Diego y Fernández Cuervo) est né le 2 juillet 1920 à La Havane (Cuba). En 1944, c’ est un des fondateurs du groupe Orígenes dont la revue est dirigée par José Lezama Lima (1910-1976), l’auteur de Paradiso (1966. Paradiso, Le Seuil, 1971. Traduction : Didier Coste). Cintio Vitier (1921-2009), son épouse Fina García Maruz (1923-2022) et Eliseo Diego forment un cercle de poètes chrétiens progressistes. Fina est la soeur de Bella, épouse d’Eliseo (1921 – 2006). Celui-ci publie des recueils de poèmes et des récits poétiques en prose. Il obtient le Prix national de littérature pour l’ensemble de son oeuvre en 1986 et le Prix international Juan Rulfo en 1993. Il meurt à Mexico le 1 mars 1994. Il est enterré à La Havane. Gabriel García Márquez l’a présenté comme «uno de los más grandes poetas que hay en la lengua castellana». Son fils est le journaliste et romancier Eliseo Alberto, surnommé ” Lichi ” (1951-2011).
Eliseo Diego a aussi enseigné l’anglais au collège, puis à l’université. De 1962 à 1970, il a dirigé la section de littérature enfantine à la Bibliothèque Nationale José Martí. Il a exercé aussi d’importantes fonctions dans l’Union des Écrivains et Artistes de Cuba. Il était angliciste, mais il a aussi traduit Dante et les poètes russes. Il connaissait mal le français. Dans son oeuvre, on trouve pourtant des allusions à la Chanson de Roland, à François Villon, aux contes de Perrault, à Baudelaire, Verlaine, Flaubert et même à Aloysius Bertrand.
(Marie Paule et Raymond Farina m’incitent régulièrement à relire des poètes que j’aime. Merci à eux une fois de plus.)
Rafael Alberti est né le 16 décembre 1902 à El Puerto de Santa María (province de Cadix). Peintre à ses débuts, il devient ensuite poète car il doit rester cloîtré dans sa chambre pour soigner sa tuberculose. Son premier recueil, Marinero en tierra, reçoit le Prix national de Poésie. En 1932, il épouse María Teresa León (1903-1988), romancière et dramaturge dont les oeuvres devraient être mieux connues. Ils deviennent communistes dans les années 30 et jouent un grand rôle dans les milieux intellectuels pendant le guerre civile ( Alianza de Intelectuales Antifascistas ; revue El Mono azul). Ils vivent en exil ,d’abord en Argentine, ensuite à Rome (Italie) de 1939 à 1977. Rafael Alberti et María Teresa León rentrent en Espagne le 27 avril 1977. Le poète devient cette année-là député communiste. Il obtient le prix Cervantès en 1983. Il meurt dans sa ville natale le 28 octobre 1999. Ses cendres sont dispersées dans la Baie de Cadix. Certains de ses poèmes, mis en musique notamment par Paco Ibáñez, sont très célèbres (A galopar, Balada del que nunca fue a Granada, Muelle del reloj, Nocturno).
Une grande amitié le liait a Federico García Lorca, mais aussi une certaine rivalité poétique.
En esta noche en que el puñal del viento acuchilla el cadáver del verano, yo he visto dibujarse en mi aposento tu rostro oscuro de perfil gitano.
Vega florida. Alfanjes de los ríos, tintos en sangre pura de las flores. Adelfares. Cabañas. Praderíos. Por la sierra, cuarenta salteadores.
Despertaste a la sombra de una oliva, junto a la pitiflor de los cantares. Tu alma de tierra y aire fue cautiva…
Abandonando, dulce, sus altares, quemó ante ti una anémona votiva la musa de los cantos populares.
II
(Primavera)
(Primavera)
Todas mis novias, las de mar y tierra – Amaranta, Coral y Serpentina, Trébol del agua, Rosa y Leontina -, verdes del sol, del aire, de la sierra;
contigo, abiertas por la ventolina, coronándote están sobre las dunas, de amarantos, corales y de lunas de tréboles del agua matutina.
¡Vientos del mar, salid, y, coronado por mis novias, mirad al dulce amigo sobre las altas dunas reclinado!
¡Peces del mar, salid, cantad conmigo: – Pez azul yo te nombro, al desabrigo del aire, pez del monte, colorado!
III
(Verano)
Sal tú, bebiendo campos y ciudades, en largo ciervo de agua convertido, hacia el mar de las albas claridades, del martín-pescador mecido nido;
que yo saldré a esperarte amortecido, hecho junco, a las altas soledades, herido por el aire y requerido por tu voz, sola entre las tempestades.
Deja que escriba, débil junco frío, mi nombre en esas aguas corredoras, que el viento llama, solitario, río.
Disuelto ya en tu nieve el nombre mío, vuélvete a tus montañas trepadoras, ciervo de espuma, rey del monterío.
Marinero en tierra, 1924.
A Federico García Lorca, poète de Grenade
(1924)
I
(automne)
Cette nuit où le vent et son stylet poignardent le cadavre de l’été, j’ai vu, dans ma chambre, se dessiner ton visage brun au profil gitan.
La vega fleurie. Les fleuves, alfanges rougies par le sang virginal des fleurs. Lauriers-roses. Chaumines et prairies. Et dans la sierra, quarante voleurs.
Tu t’es réveillé sous un olivier, avec près de toi la fleur des comptines. Ton âme de terre et brise, captive…
Lors abandonnant, très doux, ses autels, l’ange des chansons est venu brûler devant toi une anémone votive.
II
(printemps)
Toutes mes fiancées, de mer et de terre – Amarante, Corail et Serpentine, Trèfle-de-l’Onde, Rose, Léontine -, vertes du soleil, du vent, des sierras ;
ouvertes par la brise et rassemblées, te couronnent là, au milieu des dunes, d’amarantes, de coraux et de lunes de trèfles de l’onde à l’aube éveillée.
Venez, vents de la mer, et regardez l’ami, couronné par mes fiancées, si doux, incliné sur les hautes dunes !
Venez, poissons des mers, chantons ensemble : – Poisson bleu, je te nomme, à tous les vents, poisson des bois et monts, rouge poisson !
III
(été)
Viens, en t’abreuvant de champs et de villes, et cerf devenu, d’eau long cervidé, rejoins cette mer aux blanches clartés, ce doux nid bercé du martin-pêcheur ;
car je vais aller t’attendre, soumis, et jonc devenu, dans les hauts espaces, blessé par l’air vif tandis que me hêle ta voix solitaire au sein des tempêtes.
Jonc fragile et froid, laisse-moi écrire mon nom sur ces eaux livrées à leur cours que le vent appelle, esseulé, rivière.
Emportant mon nom fondu à ta neige, retourne à tes monts grimpant vers leurs cimes, cerf d’écume, roi de la vénerie.
Marin à terre suivi de L’Amante et de L’aube de la giroflée. 1985. Poésie Gallimard n°474. 2012. Traduction Claude Couffon.
Né le 2 mars 1909 à Montceau-les-Mines (Saône-et-Loire), exécuté sommairement le 25 juillet 1944 à La Chapelle-en-Vercors (Drôme) ; instituteur ; résistant.
Philippe Saint-André était le fils de François (né en 1878) scieur et de Marguerite Saint-André (née en 1883). Il devint instituteur, nommé en 1932 à l’école primaire de la Chapelle-en-Vercors où il exerça jusqu’en 1944. Au recensement de 1936, il résidait au bourg avec ses parents ; sa mère était originaire de La Chapelle-en-Vercors.
Il s’engagea dans la Résistance, vraisemblablement dans les maquis du Vercors. Ces maquis se mirent en place à partir des premiers mois de 1943 dans tout le massif du Vercors. Le commandement allemand lança le 21 juillet 1944 une opération aéroportée contre le village de Vassieux-en-Vercors. A partir du 23 juillet, les unités allemandes commencèrent le ratissage du massif. Le 25 juillet 1944, elles occupèrent La Chapelle-en-Vercors. Dans la soirée, les Allemands rassemblèrent la population qu’ils divisèrent en trois groupes, dont l’un, celui des hommes de 17 à 40 ans (Philippe Saint-André en fit partie), servait d’otage, les autres étant enfermés dans l’école. Dans la nuit, vers 2 h du matin , les 16 hommes furent massacrés dans la cour de la ferme Albert.
Il obtint la mention mort pour la France et le statut Interné – Résistant (DIR). Il reçut à titre posthume la Médaille de la Résistance par décret du 3 juin 1960. Son nom figure sur le monument aux morts et sur les plaques commémoratives de La Chapelle-en-Vercors. L’école primaire porte aujourd’hui son nom et une plaque commémorative est apposée dans l’actuelle cantine de l’école.
Le Maitron. Dictionnaire biographique. Mouvement ouvrier. Mouvement social.
France TV. Diffusé le 16/04/2024 à 13h56 Disponible jusqu’au 03/01/2026.
A l’occasion du début des commémorations marquant le 80 ème anniversaire des débarquements, la rédaction nationale de France Télévisions a rendu hommage le 16 avril aux résistants du maquis du Vercors. France 2 a proposé une édition spéciale présentée par Jean-Baptiste Marteau avec Nathalie Saint-Cricq. Ils ont reçu Jean-Yves Le Naour, historien, Francis Ginsbourger, écrivain dont la famille a été cachée pendant la guerre, Philippe Saint-André, ancien sélectionneur du XV de France dont le grand-père était maquisard, et Gil Emprin, historien au musée de la Résistance de Grenoble.
Nous avons vu samedi 13 avril au Cinéma Nouvel Odéon (6 Rue de l’Ecole de Médecine, 75006 Paris) le beau film de Terence Davies Les carnets de Siegfried (2022) qui retrace la vie du poète anglais Siegfried Sassoon. 2 h 17. Directeur de la photographie : Nicola Daley. Interprètes : Jack Lowden, Géraldine James, Peter Capaldi, Kate Phillips, Gemma Jones, Richard Goulding, Simon Russell Beale, Matthew Tennyson, Jeremy Irvine, Calam Lynch, Anton Lesser.
Terence Davies est né le 10 novembre 1945 dans un quartier défavorisé de Liverpool (Angleterre). Ses parents étaient ouvriers et catholiques. Il est le dernier d’une famille de dix enfants. Sept ont survécu. Il quitte l’école à seize ans et a travaillé pendant dix ans dans un bureau d’affaires maritimes comme employé, puis aide-comptable. Il quitte Liverpool pour Coventry, où il entre à l’école d’art dramatique. Son talent de cinéaste est reconnu à partir de Distant Voices, Still Lives ( 1988. Grand Prix de l’Union de la critique de cinéma à Cannes, où il a été présenté à la Quinzaine des réalisateurs ). Terence Davies a entretenu une relation difficile avec l’industrie britannique du cinéma. Il est mort à 77 ans le 7 octobre 2023 à Mistley, dans l’Essex (Angleterre).
Filmographie :
1976 : Children (moyen métrage) 1980 : Madonna and Child (moyen métrage) 1983 : Death and Transfiguration (moyen métrage) 1988 : Distant Voices, Still Lives 1991 : Une longue journée qui s’achève (The Long Day Closes) 1996 : La Bible de néon (The Neon Bible) d’après le roman de John Kennedy Toole. 2000 : Chez les heureux du monde (The House of Mirth) d’après le roman d’Edith Wharton. 2008 : Of Time and the City (documentaire) 2011 : The Deep Blue Sea d’après une pièce de Terence Rattigan. 2015 : Sunset Song d’après le roman de Lewis Grassic Gibbon. 2016 : Emily Dickinson, a Quiet Passion (A Quiet Passion) 2021 : But Why? (court métrage) 2021 : Les Carnets de Siegfried (Benediction) 2023 : Passing Time (court métrage)
Du 1 au 17 mars 2024 a eu lieu au centre Pompidou la rétrospective de toutes ses oeuvres (Terence Davies Le temps retrouvé).
Home! Home! | Où en êtes-vous Terence Davies ? ( 2024, 16 min, inédit ). « Où en êtes-vous ? » est une collection initiée par le Centre Pompidou qui passe commande à chaque cinéaste invité(e), d’un film fait maison, de forme libre, avec lequel il répond à cette question rétrospective, introspective, et tournée vers l’avenir. Terence Davies avait commencé à concevoir ce film à partir de ses poèmes. Il a été réalisé selon ses instructions par son assistant artistique.
J’ai recherché des textes de Siegfried Sassoon (1886 – 1967), poète que je ne connaissais pas du tout et ceux Wilfred Owen (1893 – 1918) que je connaissais un peu. Je retranscris ici deux des poèmes récités dans le film.
Attack (Siegfried Sassoon)
At dawn the ridge emerges massed and dun In the wild purple of the glow’ring sun, Smouldering through spouts of drifting smoke that shroud The menacing scarred slope; and, one by one, Tanks creep and topple forward to the wire. The barrage roars and lifts. Then, clumsily bowed With bombs and guns and shovels and battle-gear, Men jostle and climb to, meet the bristling fire. Lines of grey, muttering faces, masked with fear, They leave their trenches, going over the top, While time ticks blank and busy on their wrists, And hope, with furtive eyes and grappling fists, Flounders in mud. O Jesus, make it stop!
Counter-Attack and other poems, 1918.
Á l’assaut
Au petit jour la crête émerge, ramassée, gris brun, Dans la lueur violacée et sauvage d’un soleil menaçant, Feu qui couve à travers les volutes de fumée qui dérivent et enveloppent Le versant labouré, inquiétant ; et un à un, Les blindés bringuebalants rampent jusqu’au barbelé. Le barrage gronde et monte. Alors, pliés et gauches Sous les grenades, le fusil , la pelle, l’équipement, Les hommes au coude à coude grimpent à la rencontre des épines de feu. Rangées de faces grises qui marmonnent, masquées de peur, Ils quittent leurs tranchées, passent par-dessus le bord, Pendant que, indifférent, le temps tictaque à leur poignet, Et que l’espoir aux yeux furtifs et aux poings accrocheurs s’empêtre dans la boue. Ô Seigneur, faites que ça s’arrête.
Anthologie bilingue de la poésie anglaise. Collection Bibliothèque de la Pléiade (n° 519), Gallimard. 2005. Traduction Philippe Mikriamos.
Disabled (Wilfred Owen)
He sat in a wheeled chair, waiting for dark, And shivered in his ghastly suit of grey, Legless, sewn short at elbow. Through the park Voices of boys rang saddening like a hymn, Voices of play and pleasure after day, Till gathering sleep had mothered them from him.
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About this time Town used to swing so gay When glow-lamps budded in the light-blue trees, And girls glanced lovelier as the air grew dim,— In the old times, before he threw away his knees. Now he will never feel again how slim Girls’ waists are, or how warm their subtle hands, All of them touch him like some queer disease.
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There was an artist silly for his face, For it was younger than his youth, last year. Now, he is old; his back will never brace; He’s lost his colour very far from here, Poured it down shell-holes till the veins ran dry, And half his lifetime lapsed in the hot race And leap of purple spurted from his thigh.
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One time he liked a blood-smear down his leg, After the matches carried shoulder-high. It was after football, when he’d drunk a peg, He thought he’d better join. He wonders why. Someone had said he’d look a god in kilts. That’s why; and maybe, too, to please his Meg, Aye, that was it, to please the giddy jilts, He asked to join. He didn’t have to beg; Smiling they wrote his lie: aged nineteen years. Germans he scarcely thought of, all their guilt, And Austria’s, did not move him. And no fears Of Fear came yet. He thought of jewelled hilts For daggers in plaid socks; of smart salutes; And care of arms; and leave; and pay arrears; Esprit de corps; and hints for young recruits. And soon, he was drafted out with drums and cheers.
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Some cheered him home, but not as crowds cheer Goal. Only a solemn man who brought him fruits Thanked him; and then inquired about his soul.
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Now, he will spend a few sick years in institutes, And do what things the rules consider wise, And take whatever pity they may dole. Tonight he noticed how the women’s eyes Passed from him to the strong men that were whole. How cold and late it is! Why don’t they come And put him into bed? Why don’t they come?
Collected poems, 1920.
L’invalide
Assis dans une chaise roulante, il attendait la nuit Et frissonnant dans son affreux costume gris, Cul de jatte et scié net au coude. Á travers le parc, il entendait Des voix de jeunes femmes, qui l’attristaient comme un cantique, Voix de jeux et de plaisir en fin de journée, En attendant que monte le sommeil, le dorlote et les lui enlève.
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Vers cette heure, la Ville avait la gambille gaie, L’incandescence des lampes allumait des bourgeons dans les arbres bleu clair, Et les filles guignaient, plus belles, dans l’air qui pâlissait – Naguère, avant qu’il fiche ses genoux en l’air. Jamais plus il ne sentira la finesse Des tailles féminines, ou la chaleur de leurs mains habiles Toutes, elles le touchent comme une maladie singulière.
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Il y avait un peintre qui raffolait de ses propres traits, Plus jeunes que sa jeunesse, l’an passé. Á présent, il est vieux ; son dos plus jamais ne se tendra ; Il a perdu couleur à cent lieues d’ici, L’a toute répandue dans des trous d’obus jusqu’à ce que les veines s’assèchent Et que la moitié de sa vie passe dans une brûlante course Et que le jet écarlate jaillisse de sa cuisse.
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Fut un temps où il ne détestait pas une tache de sang sur la jambe : En fin de match, porté en triomphe sur des épaules… C’est après le football – et un petit verre Qu’il décida de s’engager. – Il se demande pourquoi. Quelqu’un avait dit qu’il serait divin en kilt : C’est pour ça, et peut-être aussi pour faire plaisir à sa Margot. Oui, c’est ça : pour plaire à ces coquettes sans cervelle, Il s’enrôla. Ils ne se firent pas prier Pour noter son mensonge en souriant : « dix-neuf ans ! ». Les Allemands, il ne s’en souciait guère ; leur grande culpabilité Et celle de l’Autriche ne l’émouvaient pas. Et l’heure n’était pas Encore à la peur de la Peur. Il pensait au manche gemmé D’un poignard sous la chaussette écossaise ; saluts qui claquent ; Entretien des armes, permissions, et arrérages de solde ; Esprit de corps, et conseils aux jeunes recrues Et le voilà enrôlé au sein des tambours et des hourras.
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D’aucuns l’acclamèrent à son retour, mais pas comme les foules qui crient « But ! » Seul un homme solennel lui apporta des fruits, Le remercia, puis s’enquit de l’état de son âme.
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Maintenant il va passer quelques années, convalescent, dans des institutions Et faire ce que le règlement juge sage, Et recueillir le peu de pitié qu’on lui concédera. Ce soir, il a remarqué comment les yeux des femmes Allaient de lui aux hommes forts encore entiers. Qu’il fait froid ! Qu’il est tard ! Qu’attend-on Pour le coucher ? Mais qu’attendent-ils donc ?
Anthologie bilingue de la poésie anglaise. Collection Bibliothèque de la Pléiade (n° 519), Gallimard. 2005. Traduction Philippe Mikriamos.