Le Chien ou Tête de chien (en espagnol : Perro semihundido) est le nom d’une des quatorze « peintures noires » de Francisco de Goya. Ces oeuvres ont été peintes entre 1819 et 1823 directement sur les murs de la maison de campagne de l’artiste (La Quinta del Sordo), au bord du Manzanares, à Madrid. Il y vécut de 1819 à 1823. Elles furent transférées sur toile entre 1874 et 1878 sur ordre du Baron Frédéric Émile d’Erlanger, un banquier allemand, qui pensait les vendre à l’Exposition Universelle de Paris de 1878. Elles ne trouvèrent pas d’acquéreur. Il les céda donc en 1881 au Musée du Prado de Madrid où elles sont actuellement conservées (salle 67).
On voit la tête d’un petit chien noir, triste et solitaire, qui regarde vers le haut. Il semble enfoncé dans le sable. Le chien est presque perdu dans l’immensité de l’image, vide à l’exception d’une zone sombre en pente vers le bas qui dissimule le corps de l’animal. Qu’ a voulu exprimer le peintre ? La solitude, le vide, l’angoisse, la peur de la mort… L’ambiguïté règne. Goya avait 73 ans. Il avait traversé deux maladies qui l’avaient mené au seuil de la mort. Il se sentait meurtri par la situation sociale et politique de son pays qu’il allait fuir en 1823. Il allait mourir en exil à Bordeaux le 16 avril 1828.
Sur les photos prises par le photographe Jean Laurent (1816 – 1886) entre 1863 et 1874, on peut voir un paysage au loin, un grand rocher et des oiseaux qui s’envolent.
Cette œuvre d’une extrême liberté était en avance sur son temps. Elle a notamment inspiré des peintres comme Rafael Canogar (1935) ou Antonio Saura (1930-1998), qui la considérait comme «el cuadro más bello del mundo».
Maurice Barrès – El Greco – Luis de Góngora
Ces jours derniers, j’ai trouvé dans la boîte à livres qui se trouve devant le Parc de Noisiel un essai que je cherchais depuis un certain temps: Greco ou le secret de Tolède de Maurice Barrès. Le texte a beaucoup vieilli, mais il fut important à son époque pour la reconnaissance du peintre d’origine crétoise.
Le 15 juin 1924, à l’initiative de Gregorio Marañón, une rue Maurice-Barrès (calle de Mauricio Barrès) fut inaugurée à Tolède, près de la cathédrale de Santa María, en mémoire des séjours de l’auteur dans la ville espagnole, le premier en 1892.
El Greco fut redécouvert au XIX ème siècle et reconnu en France par Delacroix, Millet, Manet, Cézanne. Édouard Manet et le critique d’art Zacharie Astruc ont échangé sur ce peintre par lettres. « Deux hommes seulement, après le Maître ( Vélasquez), m’ont séduit là-bas : Greco dont l’œuvre est bizarre, des portraits fort beaux cependant (je n’ai pas été content du tout de son Christ de Burgos) et Goya» écrit Manet à Astruc le 17 septembre 1865.
« Combien de fois ne vous ai-je parlé de ce pauvre Greco. N’est-il pas vrai que son œuvre semble empreinte de quelque horrible tristesse. Avez-vous remarqué l’étrangeté de ses portraits ? Rien de plus funèbre. Il les ordonne avec deux gammes : le noir, le blanc. Le caractère en est frappant. Tolède possède deux toiles que je vous avais signalées : La Mort d’un chevalier – Jésus au milieu des soldats. Mais pourrez-vous croire, maintenant, à cette absurdité propagée, encore par Gautier, – Greco devint fou, désespéré de sa ressemblance avec Titien. Voilà bien, toujours la critique française – l’historiette. Est-il un artiste plus personnel que celui-là – personnel de ton, de forme, de conception ? » lui répond Astruc le 20 septembre 1865.
Á la fin de l’essai de Maurice Barrès, on trouve un sonnet de Luis de Góngora et sa traduction par Francis de Miomandre.
Inscripción para el sepulcro de Domenico Greco, excelente pintor
Esta en forma elegante, oh peregrino,
de pórfido luciente dura llave,
el pincel niega al mundo más süave,
que dio espíritu a leño, vida a lino.
Su nombre, aun de mayor aliento dino
Que en los clarines de la Fama cabe,
el campo ilustra de ese mármol grave:
venéralo, y prosigue tu camino.
Yace el Griego. Heredó Naturaleza
arte, y el Arte, estudio. Iris, colores,
Febo, luces si no sombras Morfeo.
Tanta urna, a pesar de su dureza,
lágrimas beba, y cuantos suda olores
corteza funeral de árbol sabeo.
1614.
Au tombeau du grand maître Domenico Greco
” O passant, ce beau monument, dure voûte de brillant porphyre, dérobe désormais à l’univers le pinceau le plus doux qui ait fait frémir la vie sur le bois et la toile.
Son nom, digne d’un souffle plus puissant que celui qui remplit le clairon de la Renommée, s’étend et brille sur ce champ de marbre lourd. Révère-le et passe.
Ici gît le Greco. Si l’étude lui livra les secrets de l’art, l’art lui révéla ceux de la nature. Iris lui légua ses couleurs, Phébus sa lumière, sinon Morphée ses ombres.
Que cette urne, écorce funèbre de l’arbre sabéen, boive nos larmes et que, malgré sa dureté, elle en exsude autant d’aromates. ”
Traduction de Francis de Miomandre.
Greco ou le secret de Tolède de Maurice Barrès. La Revue bleue, 1909, puis Émile-Paul frère, 1912. Flammarion . Images et idées. Arts et métiers graphiques. 1966.
Tomás Garcés 1901 – 1993
Le poète catalan Tomás Garcés est né le 9 octobre 1901 à Barcelone. Il fait des études de droit et deviendra avocat. Il grandit dans le quartier populaire de la Barceloneta. Á moins de dix-huit ans, il dirige la revue Mar Vella qui publie le premier livre de poèmes de son ami, le grand poète Joan Salvat Papasseit (1894-1924), Poemas en ondas hertzianas (1919). Il collabore à de nombreuses revues et maisons d’édition. Quand éclate la Guerre Civile, fervent catholique et militant d’Unió democràtica, il fuit avec sa famille au Maroc, puis en France. Il est alors lecteur d’Espagnol à l’Université de Toulouse et au Lycée d’Albi. Á la fin de la guerre, il revient en Espagne et se consacre à son métier d’avocat. Il meurt le 16 novembre 1993 à Barcelone.
Ses œuvres complètes ont été publiées par Galàxia Gutenberg / Cercle de Lectors en 2012.
Cançó final
L’estel fugia i el foc moria:
cendra tots dos ens han deixat.
Dintre l’albada la posta nia.
Només els somnis són veritat.
És endebades que jo sospiri.
Canta l’ocell felicitat
i és un miratge i un deliri.
Només els somnis són veritat.
Claror del dia. La mar s’atura:
el pols d’argent tot just li bat.
Entorn, la vida se’ns fa insegura.
Només els somnis són veritat.
La nit de Sant Joan, 1951.
Canción final
La estrella huía y moría el fuego :
los dos, ceniza nos dejarán.
En la alborada la puesta anida.
Sólo los sueños son verdad.
Cuando suspiro lo hago en vano.
Y canta el pájaro felicidad,
y es espejismo, y es un delirio.
Sólo los sueños son verdad.
La luz del día. El mar se para :
pulso de plata late ya.
La vida en torno es insegura.
Sólo los sueños son verdad.
Antología esencial de la poesía catalana contemporánea (Edición bilingüe). Colección Austral. Traducción : José Corredor-Matheos.
Ramón Acín
Ramón Acín Aquilué est né le 30 août 1888 à Huesca (Aragon).
Ce peintre, sculpteur et pédagogue est aussi un militant anarcho-syndicaliste, membre de la Confédération nationale du travail (CNT). Il participe aux congrès de ce syndicat en tant que représentant de la ville de Huesca où il jouit d’une grande popularité.
Comme pédagogue, il s’inspire des pratiques la Institución Libre de Enseñanza, de l’École Moderne de Francisco Ferrer i Guàrdia, fondée à Barcelone en 1901, et plus tard des apports de Célestin Freinet. Il est professeur de dessin à l’École Normale d’instituteurs de Huesca en 1917. Il crée une académie de dessin chez lui et donne des cours du soir aux ouvriers. Il montre un grand intérêt pour le végétarisme, le naturisme, le respect des animaux et de la nature au nom de la vie.
Ami de Luis Buñuel, il produit en 1932 le film Terre sans pain (Las Hurdes, tierra sin Pan) après avoir gagné à la loterie. Il accompagne son ami en Estrémadure dans Las Hurdes, une des zones les plus misérables d’Espagne. Le documentaire réalisé montre un tableau de misère endémique.
https://www.youtube.com/watch?v=qO86FO1bs6g
En 2019, le film d’animation Buñuel après l’Âge d’Or (Buñuel en el laberinto de las tortugas) de Salvador Simó retrace l’aventure de ce tournage. Le scénario s’inspire du roman graphique de Fermín Solis, publié en 2008.
Ramón Acín écrit à son ami dans El Diario de Huesca du 19 janvier 1930 “Amigo Buñuel: Tornémonos nidos de gusanos, antes que torcer nuestros comenzados caminos; caminos rectos, sencillos, henchidos de independencia y de humanidad”
Ramón Acín est fusillé par les franquistes contre le mur du cimetière de Huesca le 6 août 1936 ainsi que 138 autres militants de la ville. Son épouse, Conchita Monrás, sera assassinée le 23 août 1936.
Leurs deux filles Katia Acín Monrás (1923-2004) et Sol Acín Monrás (1925-1998), orphelines, vivront avec un oncle paternel. La Fondation Ramón y Katia Acín entreprend depuis 2005 de perpétuer leur mémoire:
https://fundacionacin.org/obra/sobre-ramon-acin/libro-sobre-ramon-acin/ramon-acin/
Andrés Sánchez Robayna – Jacques Ancet III
Je relis les poèmes d’Andrés Sánchez Robayna et les traductions de Jacques Ancet. Ce dernier a traduit aussi entre autres en français Vicente Aleixandre, Jorge Luis Borges, Luis Cernuda, Antonio Gamoneda, Juan Gelman, Ramón Gómez de la Serna, Luis de Góngora, San Juan de la Cruz, Roberto Juarroz, Alejandra Pizarnik, Francisco de Quevedo, José Ángel Valente, Xavier Villaurrutia, María Zambrano…
Verás, incomprensible,
blanco, casi vencido,
un almendro, de noche,
florecer junto a un muro.
Aún dura bajo el polvo,
seco, en el aire último.
Ahora muestra en silencio
sus hojas en lo oscuro.
Verás los brotes
pobres en lo negro, desnudos.
Verás ramas y tallos
en los brazos del Uno.
Sobre una confidencia del mar griego precedido de Correspondencias. 2005. Signos.
Tu verras l’amandier
blanc, incompréhensible,
presque vaincu, fleurir,
de nuit tout près d’un mur.
Sous la poussière sèche,
il dure à l’air ultime.
Il montre dans l’obscur
en silence ses feuilles.
Tu verras les bourgeons
pauvres et nus dans le noir.
Tu verras branches et tiges
entre les bras de l’Un.
Sur une confidence de la mer grecque précédé de Correspondances. Gallimard , 2008. Traduction : Jacques Ancet.
Cementerio del Testaccio
Caminaste, una sombra apenas por la hierba,
hasta la piedra escrita. La mañana
verdeaba en lo húmedo, en el barro
mojado por la lluvia. Las palabras,
en la piedra, fijaban
un breve tiempo de dolor, el nombre
que fue escrito en el agua. Más allá,
pero casi cercana, se diría
a unos pasos tan sólo, pero dónde,
otra piedra perdida,
la de un niño en el barro, sin memoria.
Y otra piedra sin nombre, en la que sólo había,
simple, sin obra apenas, un ánfora labrada
toscamente. Que el agua
de la lluvia te alcance, piedra de la ignorancia,
que su rumor proteja la tierra sosegada.
Sobre una confidencia del mar griego precedido de Correspondencias. 2005. Signos.
Cimetière du Testaccio
Tu es venu, ombre à peine dans l’herbe,
jusqu’à la pierre écrite. Le matin
verdoyait dans l’humide, dans la boue
trempée de pluie. Sur la pierre les mots
retenaient
la brièveté d’un temps de douleur,
le nom qui fut écrit sur l’eau. Plus loin,
mais à côté presque, juste à quelques pas
aurait-on dit, mais où?, une autre pierre
égarée, celle
d’un enfant, sans mémoire, dans la boue.
Et, sans nom, une autre pierre, où il n’y avait,
simple, à peine ébauchée, qu’une amphore sculptée
grossièrement. Que l’eau
de la pluie te touche, pierre de l’ignorance,
que sa rumeur protège la terre apaisée.
Sur une confidence de la mer grecque précédé de Correspondances. Gallimard , 2008. Traduction : Jacques Ancet.
Las nubes
Pasan las nubes blancas. En la tierra
indescifrable, el matorral oscuro,
la fijeza del tojo. Arriba, el cuerpo errante
del cúmulo en el nudo de la luz.
Pasar, como las nubes,
los cielos arrasados del verano tardío,
atravesar la claridad, herido,
en los ojos dolor, un cardo entre las manos.
Sobre una piedra extrema. 1995.
Les nuages
Passent les nuages blancs. Sur la terre
indéchiffrable, la broussaille obscure,
la raideur de la ronce. Plus haut le corps errant
nomade dans le nœud de la lumière.
Passer, comme les nuages,
les ciels nivelés de l’été tardif,
passer à travers la clarté, blessé,
dans les yeux la douleur, un chardon dans les mains.
Sur une pierre extrême. 1995. Traduction : Jacques Ancet.
http://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/08/12/andres-sanchez-robayna-jacques-ancet-i/
http://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/08/12/andres-sanchez-robayna-jacques-ancet-ii/
Las Trece Rosas
Le 5 août 1939, Las Trece Rosas ( Les Treize Roses ), treize jeunes femmes âgées de 18 à 29 ans, la plupart membres des Jeunesses socialistes unifiées ( JSU ), sont fusillées par le régime franquiste à Madrid. Le procès sommaire condamne également cinquante hommes. Une quatorzième jeune fille (Antonia Torre Yela, 19 ans) est exécutée l’année suivante, le 19 février 1940.
Carmen Barrero Aguado (20 ans, modiste).
Martina Barroso García (24 ans, modiste).
Blanca Brisac Vázquez (29 ans, pianiste).
Pilar Bueno Ibáñez (27 ans, modiste).
Julia Conesa Conesa (19 ans, modiste).
Adelina García Casillas (19 ans, activiste).
Elena Gil Olaya (20 ans, activiste).
Virtudes González García (18 ans, modiste).
Ana López Gallego (21 ans, modiste).
Joaquina López Laffite (23 ans, secrétaire).
Dionisia Manzanero Salas (20 ans, modiste).
Victoria Muñoz García (18 ans, activiste).
Luisa Rodríguez de la Fuente (18 ans, modiste).
Depuis 1988 se tient chaque année, le 5 août, une cérémonie en hommage aux Treize Roses, dans le cimetière de la Almudena, à Madrid, face à la plaque commémorative posée en 1988, près du lieu où elles ont été exécutées.
Arthur Rimbaud
Chanson de la plus haute tour
Oisive jeunesse
A tout asservie,
Par délicatesse
J’ai perdu ma vie.
Ah ! Que le temps vienne
Où les coeurs s’éprennent.
Je me suis dit : laisse,
Et qu’on ne te voie :
Et sans la promesse
De plus hautes joies.
Que rien ne t’arrête,
Auguste retraite.
J’ai tant fait patience
Qu’à jamais j’oublie ;
Craintes et souffrances
Aux cieux sont parties.
Et la soif malsaine
Obscurcit mes veines.
Ainsi la prairie
A l’oubli livrée,
Grandie, et fleurie
D’encens et d’ivraies
Au bourdon farouche
De cent sales mouches.
Ah ! Mille veuvages
De la si pauvre âme
Qui n’a que l’image
De la Notre-Dame !
Est-ce que l’on prie
La Vierge Marie ?
Oisive jeunesse
A tout asservie,
Par délicatesse
J’ai perdu ma vie.
Ah ! Que le temps vienne
Où les coeurs s’éprennent !
Mai 1872.
Le thème élégiaque de la jeunesse gâchée rappelle François Villon : “Je plaings le temps de ma jeunesse / Ouquel j’ay plus qu’autre gallé …”. Le poète stigmatise la stérilité de son existence pendant les années de bohème (août 70 à mai 72) : tout cela n’a mené à rien. Il déplore sa vie perdue alors qu’il n’a que dix-sept ans.
Federico García Lorca
Federico García Lorca séjourne à Columbia University (New York) du 25 juin 1929 au 4 mars 1930. En 1931, il présente ainsi Poeta en Nueva York qui ne paraît de manière posthume qu’en 1940 : “una interpretación personal, abstracción impersonal, sin lugar ni tiempo, de aquella ciudad mundo. Un símbolo patético: sufrimiento. Pero de revés, sin dramatismo”.
Panorama ciego de Nueva York
Si no son los pájaros
cubiertos de ceniza,
si no son los gemidos que golpean las ventanas de la boda,
serán las delicadas criaturas del aire
que manan la sangre nueva por la oscuridad inextinguible.
Pero no, no son pájaros,
porque los pájaros están a punto de ser bueyes.
Pueden ser rocas blancas con la ayuda de la luna,
y son siempre muchachos heridos
antes de que los jueces levanten la tela.
Todos comprenden el dolor que se relaciona con la muerte
pero el verdadero dolor no está presente en el espíritu.
No está en el aire ni en nuestra vida,
ni en estas terrazas llenas de humo.
El verdadero dolor que mantiene despiertas las cosas
es una pequeña quemadura infinita
en los ojos inocentes de los otros sistemas.
Un traje abandonado pesa tanto en los hombros,
que muchas veces el cielo los agrupa en ásperas manadas;
y las que mueren de parto saben en la última hora
que todo rumor será piedra y toda huella, latido.
Nosotros ignoramos que el pensamiento tiene arrabales
donde el filósofo es devorado por los chinos y las orugas
y algunos niños idiotas han encontrado por las cocinas
pequeñas golondrinas con muletas
que sabían pronunciar la palabra amor.
No, no son los pájaros.
No es un pájaro el que expresa la turbia fiebre de laguna,
ni el ansia de asesinato que nos oprime cada momento,
ni el metálico rumor de suicidio que nos anima cada madrugada;
es una cápsula de aire donde nos duele todo el mundo,
es un pequeño espacio vivo al loco unisón de la luz,
es una escala indefinible donde las nubes y rosas olvidan
el griterío chino que bulle por el desembarcadero de la sangre.
Yo muchas veces me he perdido
para buscar la quemadura que mantiene despiertas las cosas
y sólo he encontrado marineros echados sobre las barandillas
y pequeñas criaturas del cielo enterradas bajo la nieve.
Pero el verdadero dolor estaba en otras plazas
donde los peces cristalizados agonizaban dentro de los troncos,
plazas del cielo extraño para las antiguas estatuas ilesas
y para la tierna intimidad de los volcanes.
No hay dolor en la voz. Sólo existen los dientes,
pero dientes que callarán aislados por el raso negro.
No hay dolor en la voz. Aquí sólo existe la Tierra.
La Tierra con sus puertas de siempre
que llevan al rubor de los frutos.
Poeta en Nueva York, 1940.
Panorama aveugle de New York
Si ce ne sont les oiseaux
couverts de cendre,
si ce ne sont les gémissements qui frappent aux fenêtres de la noce,
ce seront les délicates créatures de l’air
qui feront jaillir le sang neuf dans l’obscurité inextinguible.
Mais non, ce ne sont pas les oiseaux,
parce que les oiseaux sont en passe d’être des bœufs.
Ce peuvent être des roches blanches avec l’aide de la lune,
et ce sont toujours des jeunes filles blessées
avant que les juges ne soulèvent le voile.
Tout le monde comprend la douleur qui est liée à la mort,
mais la vraie douleur n’est pas présente dans l’esprit.
Elle n’est pas dans l’air ni dans notre vie,
ni sur ces terrasses pleines de fumée.
La véritable douleur qui tient éveillées les choses
est une petite brûlure infinie
dans les yeux innocents des autres systèmes.
Un vêtement abandonné pèse tellement sur les épaules,
que bien souvent le ciel les regroupe en âpres troupeaux ;
et celles qui meurent en couches savent, à leur dernière heure,
que tout bruit sera pierre et toute trace, élancement.
Nous, nous ignorons que la pensée a des faubourgs
où le philosophe est dévoré par les Chinois et les chenilles
et certains enfants idiots ont trouvé dans les cuisines
de petites hirondelles avec des béquilles
qui savaient prononcer le mot amour.
Non, ce ne sont pas les oiseaux.
Ce n’est pas un oiseau qui exprime la trouble fièvre de la lagune
ni l’ardent désir de meurtre qui nous oppresse à chaque instant
ni la métallique rumeur de suicide qui nous anime chaque matin :
c’est une capsule d’air où nous fait mal le monde entier,
c’est un petit espace vivant à l’unisson fou avec la lumière,
c’est une échelle indéfinissable où nuages et roses oublient
les cris incohérents qui grouillent dans le débarcadère du sang.
Moi maintes fois je me suis perdu
en cherchant la brûlure qui tient éveillées les choses
et je n’ai guère trouvé que des marins échoués sur les parapets
et de petites créatures du ciel ensevelies sous la neige.
Mais la véritable douleur était sur d’autres places
où les poissons cristallisés agonisaient à l’intérieur des troncs,
des places de ciel étranger pour les antiques statues indemnes
et pour la tendre intimité des volcans.
Il n’y a pas de douleur dans la voix. Existent seulement les dents,
mais des dents qui se tairont, isolées par le satin noir.
Il n’y a pas de douleur dans la voix. Ici existe seulement la Terre.
La Terre avec ses portes de toujours
qui mènent à la rougeur des fruits.
Poésie, III 1926-1936. Poésie/Gallimard n°30, 1968. Traduction : Pierre Darmangeat.
Antonio Machado
Antonio Machado est né le 26 juillet 1875 au palais de Las Dueñas à Séville. C’est le deuxième enfant d’Antonio Machado Álvarez, folkloriste célèbre, et d’Ana Ruiz Hernández. Son frère aîné, Manuel, né le 29 août 1874, est un poète moderniste avec qui il collabore à de nombreuses reprises. Á huit ans, il part à Madrid avec ses parents. Il reçoit l’éducation de l’Institution libre d’enseignement. Il a gardé toute sa vie une grande affection et gratitude pour ses maîtres qui ont eu un rôle si important dans la modernisation de l’enseignement en Espagne à la fin du XIX ème siècle et au début du XX ème.
XCVII
Retrato
Mi infancia son recuerdos de un patio de Sevilla,
y un huerto claro donde madura el limonero;
mi juventud, veinte años en tierras de Castilla;
mi historia, algunos casos que recordar no quiero.
Ni un seductor Mañara, ni un Bradomín he sido
—ya conocéis mi torpe aliño indumentario—,
mas recibí la flecha que me asignó Cupido,
y amé cuanto ellas puedan tener de hospitalario.
Hay en mis venas gotas de sangre jacobina,
pero mi verso brota de manantial sereno;
y, más que un hombre al uso que sabe su doctrina,
soy, en el buen sentido de la palabra, bueno.
Adoro la hermosura, y en la moderna estética
corté las viejas rosas del huerto de Ronsard;
mas no amo los afeites de la actual cosmética,
ni soy un ave de esas del nuevo gay-trinar.
Desdeño las romanzas de los tenores huecos
y el coro de los grillos que cantan a la luna.
A distinguir me paro las voces de los ecos,
y escucho solamente, entre las voces, una.
¿Soy clásico o romántico? No sé. Dejar quisiera
mi verso, como deja el capitán su espada:
famosa por la mano viril que la blandiera,
no por el docto oficio del forjador preciada.
Converso con el hombre que siempre va conmigo
—quien habla solo espera hablar a Dios un día—;
mi soliloquio es plática con ese buen amigo
que me enseñó el secreto de la filantropía.
Y al cabo, nada os debo; debéisme cuanto he escrito.
A mi trabajo acudo, con mi dinero pago
el traje que me cubre y la mansión que habito,
el pan que me alimenta y el lecho en donde yago.
Y cuando llegue el día del último vïaje,
y esté al partir la nave que nunca ha de tornar,
me encontraréis a bordo ligero de equipaje,
casi desnudo, como los hijos de la mar.
Campos de Castilla, 1907-17.
XCVII
Portrait
Enfance, souvenirs d’un patio de Séville,
d’un clair jardin où mûrit le citronnier,
ma jeunesse, vingt ans en terre de Castille ;
Mon histoire, quelques faits que je ne veux pas rappeler.
Ni un séducteur Mañara, ni un Marquis de Bradomín,
– vous connaissez mon piètre accoutrement – ;
mais j’ai reçu la flèche que me destina Cupidon,
et j’ai aimé tout ce qu’elles ont d’accueillant.
Il coule dans mes veines du sang de jacobin,
mais mon vers jaillit d’une source sereine ;
et plus qu’un homme à la mode qui sait son catéchisme,
je suis, dans le bon sens du mot, un homme bon.
J’adore la beauté, et dans la moderne esthétique
j’ai cueilli les anciennes roses du jardin de Ronsard ;
mais je n’aime pas les fards de l’actuelle cosmétique,
ni ne suis un de ces oiseaux au nouveau gazouillis.
Méprisant la romance des ténors à voix creuse
et le choeur des grillons qui chantent à la lune,
je cherche à démêler les voix des échos ;
parmi toutes les voix, je n’en écoute qu’une.
Classique ou romantique ? Je ne sais. Je voudrais
laisser mon poème ainsi que son épée le capitaine :
fameuse par la main virile qui la brandissait
et non pour l’art savant du forgeur appréciée.
Je converse avec l’homme qui toujours m’accompagne
– qui parle seul espère à Dieu parler un jour – ;
mon soliloque est entretien avec ce bon ami
qui m’apprit le secret de la philanthropie.
Après tout, je ne vous dois rien ; c’est vous qui me devez ce que j’ai écrit.
J’accomplis mon labeur, de mes deniers, je paie
l’habit qui me couvre, la demeure où j’habite,
le pain qui me nourrit, la couche où je repose.
Et quand viendra le jour du dernier voyage,
quand partira la nef qui jamais ne revient,
vous me verrez à bord, et mon maigre bagage,
quasiment nu, comme les enfants de la mer.
Champs de Castille (1907-1917). Gallimard, 1973. Traduction: Sylvie Léger et Bernard Sesé.
Jorge Luis Borges
Comme je le disais hier, le prologue, les poèmes Descartes et El hacedor (La cifra, 1981) de Jorge Luis Borges ont été publiés dans le numéro n° 419 de La NRF (03/12/1987) . J’ai pu retrouver aujourd’hui la traduction intégrale de El Hacedor (Le créateur), celle de Claude Esteban.
El hacedor
Somos el río que invocaste, Heráclito.
Somos el tiempo. Su intangible curso
acarrea leones y montañas,
llorado amor, ceniza del deleite,
insidiosa esperanza interminable,
vastos nombres de imperios que son polvo,
hexámetros del griego y del romano,
lóbrego un mar bajo el poder del alba,
el sueño, ese pregusto de la muerte,
las armas y el guerrero, monumentos,
las dos caras de Jano que se ignoran,
los laberintos de marfil que urden
las piezas de ajedrez en el tablero,
la roja mano de Macbeth que puede
ensangrentar los mares, la secreta
labor de los relojes en la sombra,
un incesante espejo que se mira
en otro espejo y nadie para verlos,
láminas en acero, letra gótica,
una barra de azufre en un armario,
pesadas campanadas del insomnio,
auroras y ponientes y crepúsculos,
ecos, resaca, arena, liquen, sueños.
Otra cosa no soy que esas imágenes
que baraja el azar y nombra el tedio.
Con ellas, aunque ciego y quebrantado,
he de labrar el verso incorruptible
y (es mi deber) salvarme.
La cifra, 1981.
Le créateur
Nous sommes le fleuve que tu invoquais, Héraclite.
Nous sommes le temps. Son cours intangible
entraîne avec lui montagnes et lions,
amour pleuré, plaisir en cendre,
insidieuse espérance interminable,
immenses noms d’empires en poussière,
hexamètres du grec et du romain,
sombre la mer sous le pouvoir de l’aube,
et le sommeil, cet avant-goût de la mort,
les armes et le guerrier, les monuments,
les deux visages de Janus qui s’ignorent,
les labyrinthes qu’inventent dans l’ivoire
les pièces du jeu sur l’échiquier,
la main rougie de Macbeth qui peut
ensanglanter les mers, la secrète
avancée des horloges dans l’ombre,
un miroir incessant qui se regarde
dans un autre, et jamais personne pour les voir,
gravures sur acier, écritures gothiques,
une barre de soufre dans un meuble,
battements lourds de l’insomnie,
aurores et couchants et crépuscules,
échos, sables, ressacs, lichens et rêves.
Je ne suis rien que ces images
que brasse le hasard et nomme l’ennui.
Avec elles, pourtant, aveugle, exténué,
il me faut travailler le vers incorruptible
et (tel est mon devoir) me sauver.
NRF n°419. 1 décembre 1987.
Le Chiffre, 1988. Gallimard. Traduction: Claude Esteban.