Milena Jesenská – Franz Kafka

Milena Jesenská. Milieu des années 20.

Lectures croisées : Kafka. Journaux et lettres. Oeuvres complètes. Tomes III (1897-1914) et IV (1914-1924). Bibliothèque de la Pléiade. NRF. Édition publiée sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre. 2022.
Claude Thébaut. Les métamorphoses de Franz Kafka. Découvertes Gallimard. 1996.

Hier après-midi, j’ai acheté à la Librairie Compagnie (58 Rue des Écoles, 75005 Paris) Vie de Milena de sa fille Jana Cerná (1928-1981). Édition La Contre allée, 2014. Le livre a été publié en 1969 en Tchécoslovaquie

Franz Kafka rencontre Milena Jesenská ( Prague 10 août 1896-17 mai 1944) à Prague, au café Arco, sans doute à l’automne 1919. C’est l’épouse d’Ernst Pollak (1886-1947), un personnage important de la scène littéraire pragoise, ami de Max Brod, Willy Haas et Franz Werfel. La jeune femme vit alors à Vienne. Elle fait un bref séjour à Prague. Elle lui propose de traduire en tchèque le premier chapitre, Der Heizer (Le Chauffeur) de ce qui allait devenir L’Amérique.

149 lettres et cartes postales de Kafka à Milena ont été conservées. 140 d’entre elles ont été écrites pendant une période d’environ dix mois, au rythme parfois de plusieurs par jour, de mars à décembre 1920, les dernières datent de 1922 et 1923.

Aucune des lettres de Milena ne nous est parvenue. Elles ont été brûlées par leur destinataire ou elles ont disparu lors de l’entrée des allemands à Prague en mars 1939. Milena, très engagée dans l’opposition à l’occupant allemand, est arrêtée à la fin de 1939 par la Gestapo et déportée à Ravensbrück.

Elle avait confié les lettres de Kafka à son ami, l’homme de lettres pragois Willy Haas (1891-1973) qui dut s’exiler lors de l’occupation allemande. De retour en Europe en 1947, il les récupéra et les édita à New York en 1952 avec une préface.

Milena Jesenská est morte à Ravensbrück le 17 mai 1944. En décembre 1994, l’Institut Yad Vashem de Jérusalem lui décerne en hommage posthume le titre de « Juste parmi les Nations ».

https://www.yadvashem.org/righteous/stories/jesenska.html

Franz Kafka avait écrit à Max Brod (Merano, après le 16 mai 1920) :
« Quant à moi, ma santé serait bonne si je pouvais dormir, certes j’ai pris du poids, mais l’absence de sommeil, notamment ces derniers temps, vient parfois tout détraquer de manière insupportable. Elle a sans doute diverses raisons, l’une d’elles est mon échange de lettres avec Vienne. Cette femme est un feu vivant comme je n’en ai encore j’avais vu, un feu d’ailleurs qui malgré tout ne brûle que pour lui. Et avec ça extrêmement délicate, courageuse, intelligente, et tout cela, elle le jette dans son sacrifice. » (Oeuvres complètes. Tome IV, pages 601-602. Traduction Jean-Pierre Lefebvre) Dans un premier temps, Max Brod ne devina pas qu’il s’agissait de Milena Pollak qu’il connaissait aussi.

Milena a correspondu aussi avec Max Brod.

Max Brod.

Troisième lettre de Milena à Max Brod. Août 1920. Milena répond en tchèque à Max Brod qui lui avait demandé comment il se faisait que Kafka ait peur de l’amour et qu’il n’ait pas peur de la la vie.

«Mais Frank ne peut pas vivre. Frank n’a pas la capacité de vivre. Frank ne sera jamais en bonne santé. Frank va bientôt mourir. Il est certain que la chose se présente ainsi : nous sommes tous en apparence capables de vivre parce que nous avons eu un jour ou l’autre recours au mensonge, à l’optimisme, à une conviction ou à une autre, au pessimisme ou à quoi que ce soit. Mais lui est incapable de mentir, tout comme il est incapable de s’enivrer. Il est sans le moindre refuge, sans asile. C’est pourquoi il est exposé, là où nous sommes protégés. Il est comme un homme nu au milieu de gens habillés. Ce qu’il dit, ce qu’il est, ce qu’il vit n’est même pas la vérité. C’est une manière d’être qui est déterminée, qui existe en elle-même, débarrassée de tout l’accessoire, de tout ce qui pourrait l’aider à qualifier la vie – beauté ou misère, peu importe. Et son ascétisme est totalement dépourvu d’héroïsme, ce qui le rend, à vrai dire, plus grand et plus noble. Tout «héroïsme» est mensonge et lâcheté . Ce n’est pas un homme qui construit son ascétisme comme un moyen d’accéder à un but, c’est un homme qui est contraint à l’ascétisme, par sa terrible lucidité, par sa pureté, par son incapacité à accepter le compromis.»

Cinquième lettre de Milena à Max Brod. Janvier-février 1921. Franz Kafka fait un séjour de neuf mois au sanatorium de Matliary, Hautes Tatras (actuelle Slovaquie).

« Je ne suis pas parvenue à l’aider ? Ce qu’est sa peur, je le sais jusqu’à la dernière fibre. Elle existait bien longtemps avant moi, avant qu’il ne me connaisse. J’ai connu sa peur avant de le connaître lui-même. Je me suis cuirassée contre elle en la comprenant. Durant les quatre jours que Franz a passé à mon côté, il l’a perdue. Nous nous sommes moqués d’elle. Je sais avec certitude qu’aucun sanatorium ne parviendra à la guérir. Il ne se portera jamais bien, Max, aussi longtemps qu’il aura cette peur. Et aucun réconfort psychique ne peut vaincre cette peur, car la peur interdit le réconfort. Cette peur ne se rapporte pas à moi seulement, elle se rapporte à tout ce qui vit sans pudeur, par exemple la chair. La chair est trop dénuée de voile, il ne supporte pas de la voir. J’ai réussi à la mettre de côté. Quand il ressentait cette peur, il me regardait dans les yeux, nous attendions un moment, comme si nous ne retrouvions pas notre souffle ou comme si les pieds nous faisaient mal et, après un moment, c’était passé. Il n’y avait pas besoin du moindre effort, tout était simple et clair, je l’ai traîné derrière moi sur les collines qui se trouvent derrière Vienne, je marchais la première, car il avançait lentement, il venait derrière moi en martelant ses pas et, quand je ferme les yeux, je vois encore sa chemise blanche et son cou hâlé et l’effort qu’il faisait. Il a marché toute la journée, il est monté, il est descendu, il est resté au soleil, il n’a pas toussé une seule fois, il a mangé terriblement et dormi comme un loir ; tout bonnement, il se portait bien ; sa maladie, ces jours-là, ressemblait au plus à un petit rhume de cerveau. Si j’étais allée à Prague avec lui à ce moment-là, je serais restée pour lui celle que j’étais alors. Mais j’avais les deux pieds sur terre, je suis fermement attachée à cette terre ; je n’étais pas en mesure d’abandonner mon mari et peut-être étais-je trop femme pour avoir la force de me soumettre à cette vie, dont je savais qu’elle signifierait l’ascétisme le plus austère. »

J’ai publié sur ce blog le 3 juin 2018 l’hommage de Milena Jesenská publié dans le journal tchèque Narodini listy le 7 juin 1924. Franz Kafka était mort le 3 juin 1924.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/06/03/franz-kafka-1883-1924/

Agustina González López, “la Zapatera”

Agustina González López, “la Zapatera” est née le 3 avril 1891 à Grenade dans le quartier de l’Albaicin, l’ancien quartier arabe. Cette écrivaine et activiste politique fit ses études au Real Colegio de Santo Domingo de la ville. Elle s’intéressait particulièrement à l’astronomie et à la médecine. Quand sa mère devint veuve, elle tomba à 13 ans sous le contrôle de ses frères aînés et de ses oncles paternels. Le conseil de famille lui permit la lecture, mais elle était strictement surveillée. Pour échapper à ce contrôle, elle commença à s’habiller en homme. On la considéra rapidement comme folle et hystérique. Elle voyageait seule et entrait dans les cafés et restaurants de la conservatrice et bourgeoise Grenade : “la peor burguesía de España” disait Federico García Lorca.

Elle publia en 1916 un essai Idearium Futurismo où elle prônait une simplification de l’orthographe et la suppresion de 7 lettres : y, c, h, q, v, x, z. « El sistema futurista de eskribir resuelbe las dificultades ortográfikas por lo mismo ke simplifika la ortografía. Este libro ba todo esckrito en futurismo… » (prologue)

En 1919, il y eut des manifestations contre les pratiques des caciques conservateurs locaux auxquelles participèrent Fernando de los Ríos, avocat et futur député socialiste, mais aussi deux groupes féministes la Juventud Universitaria Femenina (Milagro Almenara, pharmacienne fusillée le 2 novembre 1936 elle aussi entre Viznar et Alfacar) et la Agrupación Feminista Socialista (présidée par Agustina González López). Cette association regroupait 200 membres.

Á cette époque, Agustina González López fit la connaissance de Federico García Lorca qui vivait à 100 mètres de chez elle. Elle lui aurait inspiré le personnage de La zapatera prodigiosa (1930) et aussi par certains traits celui d’Amelia dans La casa de Bernarda Alba (1936). Agustina González utilisait le prénom Amelia pour signer certains de ses écrits.

En 1927 et 1928, elle publia deux autres essais Justificación et Las Leyes secretas. Membre de la franc-maçonnerie, elle exprimait sa liberté de pensée, sa conception théosophique de la vie et de la mort, ses idées féministes et progressistes. Elle publiait ses livres à compte d’auteur et les vendait dans son magasin de chaussures, calle de Mesones n°6.

Elle écrivit aussi deux pièces de théâtre Cuando la vida calla et Los prisioneros del espacio.

Elle souhaitait supprimer les frontières, créer une monnaie universelle et en finir avec les famines. Elle créa le Partido Entero Humanista et se présenta aux élections législatives de 1933. Elle obtint seulement 15 voix.

Après le coup d’état franquiste, elle fut emprisonnée, puis transférée à Viznar et fusillée avec deux autres femmes en août 1936. On ne connaît pas exactement la date de sa mort. La légende populaire affirme qu’elle mourut en contemplant les étoiles qu’elle avait tant étudiées. Le fasciste Juan Luis Trescastro Medina (1877 -1954), avocat et membre de la CEDA, se vantait après-guerre dans les bars de Grenade d’avoir tué Federico García Lorca (« le metí dos tiros en el culo, por maricón ») et d’avoir exécuté Agustina González (« por puta »). Elle fut condamnée a posteriori ( juillet 1941) par la justice franquiste et sa famille dut payer une amende de 8 000 pesetas.

Sources :
Enriqueta Barranco Castillo. Agustina González López (1891-1936). Espiritista, teósofa, escritora y política, Editorial Universidad de Granada. 2019.

Javier Arroyo. Kedan suprimidas por konpleto siete konsonantes del kastellano. El País, 17/12/2019.

Juan I. Pérez. Agustina González López, La Zapatera, fusilada por romper moldes. Blog Foro de la Memoria. El Independiente de Granada, 7/09/2019.

Marta Sánchez Gento. La Zapatera, una granaína cruelmente asesinada que inventó el lenguaje del chat en los años 20. La Voz del sur, 15/11/2021.

Manifestation à Grenade. Mai 1931. Agustina González, ‘la Zapatera’ se trouve au centre.

Pablo Neruda – Île de Pâques

Statue de Pablo Neruda (Lucy Lafuente). Valparaíso, Plaza Mena (o de los Poetas).

Le poète chilien Pablo Neruda a célébré l’île de Pâques dans Le Chant Général, son grand poème d’exil publié en 1950. Il l’ a visitée en 1971 pour filmer un documentaire pour la télévision chilienne, Historia y geografía de Pablo Neruda, avant de prendre son poste d’ambasadeur en France. Il a composé le recueil La rosa separada qui ne sera publié qu’après sa mort. Je relis ces poèmes le coeur serré après la destruction de nombreux moaïs lors de l’incendie du 1 octobre, particulièrement sur les flancs du volcan Rano Raraku parcourus en janvier 2018.

III La isla

Antigua Rapa Nui, patria sin voz,
perdónanos a nosotros los parlanchines del mundo:
hemos venido de todas partes a escupir en tu lava,
llegamos llenos de conflictos, de divergencias, de sangre,
de llanto y digestiones, de guerras y duraznos,
en pequeñas hileras de inamistad, de sonrisas
hipócritas, reunidos por los dados del cielo
sobre la mesa de tu silencio.

Una vez más llegamos a mancillarte.

Saludo primero al cráter, a Ranu Raraku, a sus párpados
de légamo, a sus viejos labios verdes:
es ancho, y altos muros lo circulan, lo encierran,
pero el agua allá abajo, mezquina, sucia, negra,
vive, se comunica con la muerte
como una iguana inmóvil, soñolienta, escondida.

Yo, aprendiz de volcanes, conocí,
infante aún, las lenguas de Aconcagua,
el vómito encendido del volcán Tronador,
en la noche espantosa vi caer
la luz del Villarrica fulminando las vacas,
torrencial, abrasando plantas y campamentos,
crepitar derribando peñascos en la hoguera.

Pero si aquí me hubiera dejado mi infancia,
en este volcán muerto hace mil años,
en este Ranu Raraku, ombligo de la muerte,
habría aullado de terror y habría obedecido:
habría deslizado mi vida al silencio,
hubiera caído al miedo verde, a la boca del cráter desdentado,
transformándome en légamo, en lenguas de la iguana.

Silencio depositado en la cuenca, terror
de la boca lunaria, hay un minuto, una hora
pesada como si el tiempo detenido
se fuera a convertir en piedra inmensa:
es un momento, pronto
también disuelve el tiempo su nueva estatua imposible
y queda el día inmóvil, como un encarcelado
dentro del cráter, dentro de la cárcel del cráter,
adentro de los ojos de la iguana del cráter.

La rosa separada, Losada, 1973.

III L’île

Antique Rapa Nui, patrie sans voix,
pardonne aux bavards de ce monde que nous sommes :
nous voici venus de partout pour cracher sur ta lave,
nous arrivons avec notre plein de conflits, d’oppositions, de sang,
de larmes et de digestions, de guerres, de brugnons,
en petits rangs d’inimitié, l’hypocrisie
dans nos sourires, réunis par les dés du ciel
sur l’échiquier de ton silence.

A nouveau revenus pour te souiller.

Je salue d’abord le cratère, Ranu Raraku, ses paupières
de glaise, le vert de ses lèvres anciennes :
spacieux, de hauts murs l’encerclent, l’enserrent,
mais l’eau d’en bas, mesquine, sale, noire,
vit, elle communique avec la mort
comme l’iguane qui ne bouge et somnole en sa cache.

Moi qui fus apprenti en volcans, j’ai connu,
encore enfant, les langues de l’Aconcagua,
la vomissure incandescente du mont Tronador,
une nuit de frayeur, j’ai vu s’abattre
la clarté du Villarrica, foudroyant boeufs et vaches,
son torrent embrasant les plantes, les abris,
crépiter, renversant rocs et rochers dans son brasier.

Pourtant, si mon enfance ici m’avait laissé,
dans ce volcan mort il y a mille ans,
dans ce Ranu Raraku, nombril de la mort,
en hurlant de terreur je me serais soumis :
j’aurais laissé glisser ma vie au milieu du silence,
j’aurais roulé dans la peur verte, la gueule édentée du cratère,
mué en argile, mué en langues de l’iguane.

Silence déposé au creux du creux, terreur
de la bouche lunaire, il est une minute, une heure
lourde comme si le temps arrêté
allait se transformer en pierre immense :
c’est un moment, soudain
le temps dissout sa nouvelle et impossible statue
et le jour demeure immobile, comme un prisonnier
dans le cratère, en cette geôle du cratère,
dans les yeux de l’iguane du cratère.

La rose détachée et autres poèmes. 1979. NRF Poésie/Gallimard n°394. Traduction de Claude Couffon.

Le mardi 4 octobre, deux incendies se sont déclenchés dans l’île de Pâques et ont causé des dommages irréparables à environ 80 moaïs. L’un menaçait les maisons, l’autre, des moaïs. L’équipe de six pompiers s’est concentrée sur l’extinction du premier, tandis que la Corporación Nacional Forestal (Conaf, l’ONF chilien) affrontait le second avec deux gardes forestiers et un camion.

Le feu a ravagé plus de 100 hectares. Il a atteint la zone du volcan Rano Raraku. L’ancienne civilisation indigène fabriquait ses statues dans cette carrière. Ce site abrite 416 de ces sculptures, à différents stades de fabrication.

L’île, aussi appelée Rapa Nui, est située à 3 500 km au large de la côte ouest du Chili. Elle compte 887 moaïs. Ils auraient été sculptées pour la première fois au 13e siècle par les premiers habitants de l’île. Leur taille varie de 2,5 à 9 mètres. Certains peuvent peser jusqu’à 80 tonnes.

Ariki Tepano, directeur de la communauté Ma’u Henua en charge de la gestion et de l’entretien du parc, a qualifié ces dégâts d’« irréparables ». « Les moaïs sont totalement carbonisés. »

Selon le maire de l’île, Pedro Edmunds Paoa, l’incendie ne serait « pas un accident », car « tous les incendies de Rapa Nui sont causés par des êtres humains ». Il a ajouté que « les dégâts causés par l’incendie ne peuvent pas être réparés. La fissuration d’une pierre originale et emblématique ne peut être récupérée, peu importe combien de millions d’euros ou de dollars y sont investis ».

« Cet incendie a été provoqué par les éleveurs de bétail pour les pâturages. Tout l’indique », a déclaré le ministre chilien de l’Agriculture, Esteban Valenzuela. Le total des dommages causés au site n’a pas encore été évalué.

Avant la pandémie, l’île, dont le tourisme est le principal moyen de subsistance, accueillait 160 000 visiteurs par an, à raison de deux vols par jour. Les mesures d’interdiction d’entrée, imposées il y a deux ans pour prévenir le Covid-19, avaient été levées à partir du lundi 1er août. Ces dernières années, le climat subtropical humide et doux de l’île a subi une grande évolution. L’île de Pâques est confrontée à des sécheresses sévères et récurrentes depuis cinq ans. Les précipitations sont de plus en plus rares. Selon l’Unesco, il s’agit de l’un des six sites au monde classé au patrimoine mondial les plus vulnérables au changement climatique et à ses conséquences.

https://www.youtube.com/watch?v=F5EM2ehDokg

Rano Raraku. Janvier 2018.

Luis García Montero – Carlos Castilla del Pino

Je lis régulièrement les chroniques qu’écrit le poète Luis García Montero dans les journaux espagnols El País et Infolibre. Directeur de l’Institut Cervantès depuis 2018, il était aussi le mari de la romancière Almudena Grandes, décédée le 27 novembre 2021.

Il a évoqué le 10 octobre dans El País le recueil d’aphorismes posthumes du psychiatre Carlos Castilla del Pino, Aflorismos Pensamientos póstumos. Tusquets, 2011. L’auteur présente 844 aphorismes, mais il n’utilise pas ce terme. Il préfère celui d’Aflorismos – le verbe aflorar veut dire affleurer, apparaître -. Cela convient mieux à ses pensées qui ne sont pas des propositions fermées.

https://elpais.com/opinion/2022-10-10/aflorismos.html?rel=buscador_noticias

Carlos Castilla del Pino chez lui. Castro del Río (Cordoue) (Julián Rojas) 2004.

Carlos Castilla del Pino est né à San Roque (Cadix) en 1922. Il est décédé dans la province de Cordoue en 2009. Il avait 86 ans. Il a exercé la psychiatrie à Cordoue de 1949 à 1987. Militant antifranquiste, il a écrit deux livres de mémoires : Pretérito imperfecto. Autobiografía (1922-1949) ( Tusquets, 1997) et Casa del olivo. Autobiografía (1949-2003) (Tusquets, 2004). Il était membre de l’Académie Espagnole.

J’ai choisi certains de ces aphorismes :

La felicidad —ya me entiendes— no se encuentra; se construye.

¿La vida? Una de dos: o nos la hacemos o nos la hacen.

No hay que vivir con miedo. Pero eso no quiere decir que haya que hacerse el valiente.

La compasión no mejora el mundo. La solidaridad, sí.

Se confunde al cobarde con el bueno. ¡Qué bueno es! Hasta deja que los demás hagan el mal.

El mundo no es tan estúpido como para tolerar que solo triunfen los malvados.

No hay muerte si no hay olvido.

Convivir, una forma de inteligencia.

Tratar de seguir vivo, es decir, estar en la vida: no solo vivir.

La vejez comienza donde no hay proyecto.

Con la cara se nace; el rostro se hace.

No hagas el mal, porque te lo haces.

No competir es la independencia.

También la desgracia tiene algo de positivo, pero hay que descubrirlo. Lo positivo de la desgracia nos protege de ser irremediablemente desgraciados.

Si tu trabajo te cansa, pero no te aburre, es el tuyo.

Seamos críticos con nosotros mismos. Tratemos de obtener el prestigio interior.

Es tolerable que haya miedo en el vivir, pero vivir con miedo exige tratamiento.

De vez en cuando hay que hacer una cura de abstinencia de la actualidad.

La muerte no es lo último. Lo último es la nada.

Una cosa es estar solos, otra quedarnos solos.

Vivir es el arte de aceptar la indeclinable derrota.

Saber qué no leer: la forma superior del leer.

Releer: la seguridad de no perder el tiempo.

Dios es -sólo- una palabra.

Ser actual, pero no ser moderno.

Uno sobrevive sólo en el recuerdo de los demás. Cuando estos desaparecen, uno ha desaparecido también. No hay inmortalidad: hay memoria.

La historia no la hacemos: nos la hacen.

Precaución: la estupidez no es inofensiva; a veces, hasta contagia.

¿Sabremos morir? ¿Sabremos morir perfectamente? Deberíamos saber morir.

Huyamos del estúpido. Después de aburrirnos nos deja irritados por no haberlo echado a patadas.

Proyecta hasta el último momento. El proyecto ayuda a vivir: distrae de la muerte y permite vivir más; y desde luego mejor.

Federico García Lorca à Cuba

Víctor Amela (1960) est un écrivain et journaliste qui écrit pour le quotidien La Vanguardia de Barcelone depuis 1984. Il a publié en 2018 Yo pude salvar a Lorca (Destino). J’avais apprécié à l’époque ce roman qui respectait la vérité historique. Le biographe du poète de Grenade Ian Gibson avait, lui aussi, défendu le livre et sa précision historique.
Dans une interview publiée dans son journal, Víctor Amela affirmait que le poète de Grenade est le disparu le plus recherché et le plus aimé au monde : « Lorca, ¡el desaparecido más buscado y amado del mundo! » ). Il disait aussi : « La sangre de Lorca no se seca nunca. »
C’est peut-être pour cela qu’il publie aujourd’hui dans la même veine Si yo me pierdo (Destino, 2022). Il évoque les jours passées par Federico à Cuba en 1930 : « Los días más felices de mi vida »
Le poète écrivait à ses parents le 5 avril 1930 : « Esta isla es un paraíso. Cuba. Si yo me pierdo que me busquen en Andalucía o en Cuba. »
Il était parti en Amérique avec son ami, l’homme politique socialiste Fernando de los Ríos en juin 1929. Il connaissait une véritable dépression après sa rupture douloureuse avec son compagnon d’alors, le sculpteur Emilio Alandrén (1906-1944), et les critiques exprimées par ses amis, Luis Buñuel et Salvador Dalí, contre les poèmes du Romancero gitano. Il passa dix mois aux États-Unis. Il assista au krach de la Bourse de New York en octobre 1929 et aux suicides que celui-ci entraîna. Il supporta mal la froideur anglo-saxonne et protestante, la dureté de la modernité capitaliste et le sort des pauvres et des noirs dans ce pays.
Federico García Lorca resta à Cuba 3 mois, du 7 mars au 12 juin 1930, 98 jours exactement. Il produisit beaucoup (des poèmes, sa pièce de théâtre El Público, drame homosexuel où il affirma son identité, des dessins) et se réconcilia avec la vie. Il retrouva sa langue, la lumière, la chaleur, les couleurs. Il apprécia particulièrement la musique des musiciens noirs, le rhum, les glaces et les cocktails de La Havane, la beauté des paysages et celle des hommes et des femmes. Il avait 32 ans.
Il devait donner trois conférences en une semaine, en réalité il en prononça neuf. Il assista aussi à des cérémonies de santería. Il fréquenta les intellectuels cubains (Les 4 enfants de la famille Loynaz : Enrique, Carlos Manuel, Dulce María – Prix Cervantès 1992 – et Flor, mais aussi José Lezama Lima, le futur auteur du mythique roman Paradiso, publié en 1966). Ses conférences eurent beaucoup de succès et il put vivre sa sexualité bien plus librement qu’en Espagne ou aux États-Unis.
Il revint pourtant à Cadix à bord du navire Manuel Arnús le 30 juin 1930. Poeta en Nueva York fut publié en 1940 après sa mort par José Bergamín. Le dernier poème de ce recueil est Son de negros en Cuba qu’il écrivit lors d’un voyage en train qui lui fit traverser toute l’île de La Havane à Santiago fin avril 1930.

Miguel Poveda, Son de negros en Cuba. 2017. Video officielle.

https://www.youtube.com/watch?v=J8YqGl155n0

Autoportrait de Federico García Lorca pour Poeta en Nueva York. 1929-30.

Son de negros en Cuba

Cuando llegue la luna llena iré a Santiago de Cuba,
iré a Santiago,
en un coche de agua negra
iré a Santiago.
Cantarán los techos de palmera
iré a Santiago.
Cuando la palma quiere ser cigüeña,
iré a Santiago
y cuando quiere ser medusa el plátano,
iré a Santiago.
Iré a Santiago
con la rubia cabeza de Fonseca.
Iré a Santiago.
Y con el rosa de Romeo y Julieta
iré a Santiago.
Mar de papel y plata de monedas.
Iré a Santiago.
¡Oh Cuba! ¡Oh ritmo de semillas secas!
Iré a Santiago.
¡Oh cintura caliente y gota de madera!
Iré a Santiago.
Arpa de troncos vivos.Caimán. Flor de tabaco.
Iré a Santiago.
Siempre he dicho que yo iría a Santiago
en un coche de agua negra.
Iré a Santiago.
Brisa y alcohol en las ruedas,
iré a Santiago.
Mi coral en la tiniebla,
iré a Santiago.
El mar ahogado en la arena,
iré a Santiago.
Calor blanco, fruta muerta
iré a Santiago.
¡Oh bovino frescor de cañavera!
¡Oh Cuba! ¡Oh curva de suspiro y barro!
Iré a Santiago.

Publicado en Informaciones, 17 de marzo de 1932.

Poeta en Nueva York, 1940.

Chant nègre de Cuba

Quand viendra la pleine lune j’irai à Santiago de Cuba,
j’irai à Santiago,
dans une calèche d’eau noire
J’irai à Santiago.
Chanteront les toits de palme
J’irai à Santiago.
Quand le palmier veut être cigogne,
j’irai à Santiago.
Et quand veut être méduse le bananier
j’irai à Santiago.
J’irai à Santiago.
Avec la tête blonde de Fonseca.
J’irai à Santiago.
Avec la rose de Roméo et Juliette
j’irai à Santiago.
Ô Cuba ! Ô rythme de graines sèches !
J’irai à Santiago.
Ô ceinture chaude et goutte de bois !
J’irai à Santiago.
Harpe de troncs vivants. Caïman. Fleur de tabac.
J’irai à Santiago.
J’ai toujours dit que j’irais à Santiago
dans une calèche d’eau noire.
J’irai à Santiago.
Brise et alcool dans les roues,
j’irai à Santiago.
Mon corail dans la ténèbre,
j’irai à Santiago.
La mer noyée dans le sable,
j’irai à Santiago.
Chaleur blanche, fruit mort,
j’irai à Santiago.
Ô bovine fraîcheur des champs de canne !
Ô Cuba ! Ô courbe de soupir et de boue !
J’irai à Santiago.

Poète à New York. Poésies III, 1926-1936. Traduction de Pierre Darmangeat.

Le Poète à New York. Fata Morgana. Édition, 2008. Poèmes traduits en 1948 par Guy Levis-Mano. Dessins : Alecos Fassianos.

Federico García Lorca

Federico García Lorca avec ses neveux, Manuel (1932-2013) et Vicenta (Tica) Fernández-Montesinos. Huerta de San Vicente (Grenade). Été 1935. (Eduardo Blanco Amor 1897-1979)

Víctor Fernández a publié le 9 octobre dans le journal La Razón un article où Il évoque la nièce de Federico García Lorca, Tica Fernández-Montesinos dont j’ai déjà parlé dans ce blog (15 décembre 2020).

Tica Fernández-Montesinos: “Claro que me gustaría llevar flores a la tumba de mi tío Federico García Lorca”
Hija de Manuel Fernández-Montesinos y Concha García Lorca, habla de sus recuerdos alrededor del autor de “Poeta en Nueva York”

https://www.larazon.es/cultura/literatura/20221009/pplylwd72rgl7aztnw2eroakw4.html

Vicenta (Tica) Fernández-Montesinos García.

Vicenta (Tica) Fernández-Montesinos García est née à Grenade en décembre 1930. Federico García Lorca, son oncle, a choisi son prénom : elle s’appelle Vicenta comme sa grand-mère.

Tica est la fille aînée de Manuel Fernández-Montesinos Lustau, médecin et maire socialiste de Grenade en 1935, fusillé le 16 août 1936 contre les murs du cimetière de Grenade, et de Concha García Lorca, la sœur du poète. Le même jour, a las cinco de la tarde, des hommes en armes, menés par l’ancien député de droite de Grenade (CEDA), Ramón Ruiz Alonso, arrêtèrent Federico, au domicile de la famille du poète phalangiste, Luis Rosales, calle Angulo n°5. Peu de temps après, il était assassiné quelque part entre Víznar et Alfacar.

Elle eut une petite enfance heureuse dans la maison de campagne de la famille, la Huerta de San Vicente. Mais, elle souffrit d’une très forte otite qui la laissa partiellement sourde. Son l’oncle Federico l’adorait. Il la faisait rire, lui apprit à chanter et à danser. « Fui para tío Federico la hija que no tendría. » dit-elle.

Le mois d’août 1936 bouleversa la vie de cette famille aisée de la Vega de Grenade. Elle avait cinq ans et sept mois quand les fascistes assassinèrent son père et son oncle.

Ses grands-parents et sa mère durent s’exiler à New York. Ils y arrivèrent le 30 juillet 1940. Quand il partit de Bilbao à bord du Marqués de Comillas, son grand-père Federico García Rodríguez dit: “No quiero volver a ver este jodío país en mi vida”. Il mourut le 15 septembre 1945 à 86 ans.

Tica fit des études de philologie anglaise dans de prestigieux établissements libéraux des États-Unis et revint en 1952 à Madrid. Elle travailla pour la maison d’édition Aguilar qui employaient de nombreux anciens républicains. Elle se maria avec le peintre de Séville Antonio de Casas puis divorça, eut deux fils (Miguel, Claudio) et sept petits-enfants.

En 2011, elle a publié ses souvenirs Notas deshilvanadas de una niña que perdió la guerra (Comares) et en 2017 la suite El sonido del agua en las acequias (Dauro) .

Elle a aujourd’hui 91 ans, bientôt 92, et vit dans une maison de retraite dans les environs de Madrid. Víctor Fernández nous dit qu’elle est la dernière personne encore en vie à avoir connu de près le poète.

« Claro que me gustaría llevarle flores a mi tío a su tumba. Pero no tengo con quién. No sé dónde está. Eso es un misterio. Es el misterio. ». Elle ajoute : « Me gustaría llevarle flores a mi tío Federico ».

René Char

Les Dentelles de Montmirail. (CF) Été 2013.

Les Dentelles de Montmirail

Au sommet du mont, parmi les cailloux, les trompettes de terre cuite des hommes des vieilles gelées blanches pépiaient comme de petits aigles.

Pour une douleur drue, s’il y a douleur.

La poésie vit d’insomnie perpétuelle.

Il semble que ce soit le ciel qui ait le dernier mot. Mais il le prononce à voix si basse que nul ne l’entend jamais.

Il n’y a pas de repli ; seulement une patience millénaire sur laquelle nous sommes appuyés.

Dormez, désespérés, c’est bientôt jour, un jour d’hiver.

Nous n’avons qu’une ressource avec la mort : faire de l’art avant elle.

La réalité ne peut être franchie que soulevée.

Aux époques de détresse et d’improvisation, quelques-uns ne sont tués que pour une nuit et les autres pour l’éternité : un chant d’alouette des entrailles.

La quête d’un frère signifie presque toujours la recherche d’un être, notre égal, à qui nous désirons offrir des transcendances dont nous finissons à peine de dégauchir les signes.

Le probe tombeau : une meule de blé. Le grain au pain, la paille pour le fumier.

Ne regardez qu’une fois la vague jeter l’ancre dans la mer.

L’imaginaire n’est pas pur ; il ne fait qu’aller.

Les grands ne se perpétuent que par les grands. On oublie. La mesure seule est blessée.

Qu’est-ce qu’un nageur qui ne saurait se glisser entièrement sous les eaux ?

Avec des poings pour frapper, ils firent de pauvres mains pour travailler.

Les pluies sauvages favorisent les passants profonds.

L’essentiel est ce qui nous escorte, en temps voulu, en allongeant la route. C’est aussi une lampe sans regard, dans la fumée.

L’écriture d’un bleu fanal, pressée, dentelée, intrépide, du Ventoux alors enfant, courait toujours sur l’horizon de Montmirail qu’à tout moment notre amour m’apportait, m’enlevait.

Des débris de rois d’une inexpugnable férocité.

Les nuages ont des desseins aussi fermés que ceux des hommes.

Ce n’est pas l’estomac qui réclame la soupe bien chaude, c’est le cœur.

Sommeil sur la plaie pareil à du sel.

Une ingérence innommable a ôté aux choses, aux circonstances, aux êtres, leur hasard d’auréole. Il n’y a d’avènement pour nous qu’à partir de cette auréole. Elle n’immunise pas.

Cette neige, nous l’aimions, elle n’avait pas de chemin, elle découvrait notre faim.

La parole en archipel, Gallimard, 1962.

NRF. Collection Poésie/Gallimard (n° 38). Gallimard, 1969.

Île de Pâques

Moaïs sur le flanc du volcan Rano Raraku dans l’est de l’île de Pâques. Janvier 2018.

Le Monde, 8 octobre 2022

Sur l’île de Pâques, les célèbres statues moaïs ont subi des « dommages irréparables » à la suite d’un incendie

Un cinquième des sculptures moaïs, inscrites au Patrimoine mondial de l’humanité, ont été abîmées par le feu qui a ravagé le Parc national Rapa Nui.

Environ 80 statues moaïs, emblématiques de l’île de Pâques, ont été endommagées, parfois de manière « irrémédiable », par un incendie qui s’est déclaré en début de semaine dans l’île située à 3 500 kilomètres des côtes chiliennes. « L’incendie de la carrière du volcan Rano Raraku a été éteint (…), causant toutefois des dommages irréparables au Patrimoine culturel de l’humanité », a déclaré vendredi 7 octobre le président chilien, Gabriel Boric.

Une centaine d’hectares du Parc national Rapa Nui ont été dévastés. Le feu a atteint la zone du volcan Rano Raraku, et la carrière où l’ancienne civilisation indigène Rapa Nui fabriquait ses statues moais. On y compte 416 de ces sculptures à différents stades de fabrication.

Les engins de pompiers n’ont pu accéder au site

En raison des flammes, de la fumée et de l’eau, environ 20 % des statues du site ont été endommagées, selon le maire de l’île, Pedro Edmunds, qui affirme que l’une d’elles a subi des « dommages irrémédiables ».

« Elle va rester là, telle quelle, jusqu’à ce que nous évaluions les dégâts, et puis nous ferons appel à l’humanité pour voir quelle solution nous pouvons envisager. » (…)

En raison de la géographie, les engins des pompiers n’ont pas pu accéder au site même de l’incendie, vraisemblablement d’origine criminelle. « Cet incendie a été provoqué par les éleveurs de bétail pour les pâturages. Tout l’indique », a déclaré le ministre de l’agriculture chilien, Esteban Valenzuela…”

Cette nouvelle me donne envie de crier.

Moaï abîmé par l’incendie de Rapa Nui, le 6 octobre 2022 (AFP).

Joan Margarit

Poema de l’últim refugi

Abans em concentrava escoltant
el pensament enmig de qualsevol estrèpit.
Ara, m’és tan difícil.
No estic cansat de viure: estic cansat
de les veus que al voltant ressonen buides.
Però sé on continua l’alegria:
si no m’he perdut mai cap paradís,
no em perdré ara el més auster,
aquest on al poema ja no hi queda
gairebé rastre de literatura.
Reconec aquest lloc, l’he buscat sempre.
L’últim refugi, el de la soledat.

Es perd el senyal. Barcelona, Proa, 2012. Col lecció “Óssa menor”

Retiradas

Antes, incluso en medio de un estrépito,
podía concentrarme en un poema.
Ahora me resulta más difícil.
No estoy cansado de vivir: lo estoy
de tantas voces que a mi alrededor
resuenan huecas.
Sé dónde continúa la alegría:
si nunca me he perdido un paraíso,
no iré a perderme ahora el más austero,
ese donde el poema no le queda
apenas rastro de literatura.
Reconozco el lugar, es el mismo de siempre.
El último refugio, el de la soledad.

Todos los poemas (1975-2015). Austral, 2018.

Le poète Joan Margarit est né le 11 mai 1938 à Sanaüja (Lérida) en Catalogne. il est mort le 16 février 2021 à Sant Just Desvern dans sa maison de la banlieue de Barcelone. Architecte, professeur et poète, il écrivait principalement en catalan. Il a obtenu le Prix Cervantès, le Prix Nobel des langues castillanes en 2019.

«Soy un poeta catalán, pero también castellano, coño» avait-il affirmé en 2019 en déposant ses archives à l’Instituto Cervantes de Madrid.

Madrid. Instituto Cervantes. Calle de Alcalá n°49. Edificio de las Cariátides (o antiguo Banco Español del Río de la Plata) (Antonio Palacios Ramilo-Joaquín Otamendi) 1911-1918.

Yannis Ritsos – Aragon

Ville historique de Monemvasia ou Kastro (Grèce).

Voyage en Grèce du 19 au 30 septembre. Nous étions à Monemvassia le mardi 27 septembre. Cette belle ville fortifiée du sud du Péloponnèse, située sur la côte est de la Laconie est l’ancienne Malvoisie. La ville historique ou Kastro se trouve sur une presqu’île. Elle occupe une partie d’un rocher de 1,8 km de long et 300 m de haut, relié par une digue au continent. Sur les remparts, on peut voir la maison familiale du poète communiste grec Yannis Ritsos (1909-1990) et son buste. Après la guerre civile dans son pays, de 1948-1952, il a été incarcéré dans les camps de Kondopouli (île de Limnos), Makronissos et Aghios Efstratios (île d’Aï-Strati) au titre de la “rééducation nationale”. Lors du coup d’État des Colonels en 1967, il a été à nouveau interné, puis assigné à résidence. Aragon publiera en 1957 un article important dans Les Lettres françaises pour faire connaître davantage le poète en France. Yannis Ritsos et Louis Aragon ne se sont rencontrés qu’une seule fois à Athènes le 14 octobre 1980.

Monemvassia. Maison familiale de Yannis Ritsos. Buste du poète.

Marche

Il a usé ses souliers nuit après nuit cheminant
sur les cailloux des étoiles – cheminant seul
pour l’amour des hommes. Il était fait, cet homme-là
pour le bonheur du monde. On l’a empêché. On lui a pris
ce qu’il pouvait donner de plus : sa confiance
en ceux-là même qui le refusaient. A présent
il se promène, deux fois seul, sur la rive. Il regarde. Ne récolte rien.
Des ombres de barques raient l’or du couchant,
dans le grand silence de la beauté délaissée.
Inachevé plein d’amertume, je reviendrai frapper à ta porte.

Correspondances – Anthologie de la poésie grecque contemporaine, 1945-2000 (NRF Poésie/Gallimard n°353, 2000. ) – Traduit du grec par Michel Volkovitch.

Blancheur

Il posa sa main sur la page
pour ne pas voir la feuille blanche.
Et il vit dessus sa main nue. Alors
il ferma aussi les deux yeux, et entendit
monter en lui, ensevelie,
la ténébreuse, l’indescriptible blancheur.

Léros, 10.XI.67

Le mur dans le miroir et autres poèmes. NRF Poésie/Gallimard n°354. 2006. Traduction : Dominique Grandmont.

Mes chers semblables

Mes chers semblables
comment pouvez-vous
vous courber encore ?
Comment pouvez-vous
ne pas sourire ?
Ouvrez les fenêtres.
Le monde resplendit
infatigable.
Qu’il soit regardé.

Symphonie du printemps, 1938. Bruno Doucey, 2012 Traduction : Anne Personnaz.

Article publié dans les Lettres françaises (semaine du 28 février au 6 mars 1957).

Pour saluer Ritsos (Aragon)

En février 1949, dans la page du C.N.E. que les Lettres Françaises publiaient alors, était présenté à nos lecteurs un poète grec, Yannis Ritsos, avec un grand poème, Lettre à la France, traduit par M. Néoclès Coutousis : dans un article voisin, on pouvait lire de lui cette biographie :
Né à Monemvasie (Laconie), en 1909, il est, depuis 1934, un des chefs de file de la jeune poésie grecque. Ses recueils lyriques et généreux s’intitulent Tracteurs, Pyramides, Le chant et la sœur, Symphonie Printanière, La marche de l’Océan, Epreuve. Ritsos est un vibrant ami de la France, de ses livres, de ses messages de progrès. Le 14 Juillet 1945, il composa une admirable Lettre à la France qui fut déclamée alors devant 30 000 Athéniens et dont le retentissement fut profond en France, où notamment Pierre Blanchard, en 1946, à Paris, au cours d’une réunion franco-grecque, en fit une inoubliable lecture. Le poème, depuis, a été reproduit dans l’anthologie des poèmes pour la paix, publiée par M Armand Megglé. Ritsos est poitrinaire.
Le poète était alors déporté à l’île de Limnos.
Nous n’avions plus entendu parler de lui depuis ce temps là. Voici qu’un petit livre de lui nous donne de ses nouvelles, cette Sonate au clair de lune, qui nous parvient avec une traduction de M. Alécos Kataza, que nous publions aujourd’hui. Le poète est maintenant à Athènes, libre. Il a quarante-neuf ans, et sur ce texte on peut maintenant le voir grandeur nature : il faut savoir le saluer, et le dire très haut, c’est un des plus grands et des plus singuliers parmi les poètes d’aujourd’hui. Pour ma part, il y avait longtemps que quelque chose ne m’avait donné comme ce chant le choc violent du génie.
Je sais : ce mot-là ne se prononce pas, ou tout au moins il ne faut pas l’écrire. Je n’y puis rien. Je ne le retire pas.
*
De ce poème, paru en décembre 1956, le traducteur m’écrit qu’il exprime l’impasse tragique dans laquelle sont tombés l’individualisme et toute le civilisation bourgeoise.
J’imagine qu’il me dit ceci, s’étant donné la peine de et l’amour de traduire, pour concilier à ce poème le lecteur que je suis. Et je sais que l’ayant lu à des camarades, qui avaient peut-être besoin de ce commentaire pour se sentir le droit d’admirer, et à qui j’avais omis de le transmettre, j’ai vu dans leurs yeux cet égarement, ce trouble, des gens qui ne voient pas où on les mène. On m’a dit que c’était obscur, difficile, et même plus fait pour une revue que pour les Lettres. Je ne me suis pas arrêté à ces remarques : J’ai peut être tort de faire cette confiance aux lecteurs des Lettres françaises, mais je ne les croie pas faits pour ne lire que des poèmes d’un seul type, portant tout au moins les références évidentes qui rendent licite l’enthousiasme qu’on en a.
Ritsos a-t-il ou non voulu montrer l’impasse de l’individualisme et de la civilisation bourgeoise ? Je n’en sais rien. Je puis imaginer que l’on comprenne cette Sonate au clair de lune d’une telle affirmation, et elle peut bien être fondée. Elle me rappelle et l’explication que Michelet donne du Radeau de la Méduse, affirmant que Géricault y a peint la France dans la nuit de la Restauration, et l’explication par Proudhon de ce Retour de foire de Courbet, où il voit toute l’histoire de la société sous Louis-Philippe. Ce n’est pas aujourd’hui que les hommes marqués par la passion politique, cherchent ainsi à lier profondément ce qu’ils admirent et ce qu’ils pensent, avec un bonheur inégal. Justifier, justifier… Qui oserait dire que cela ne part pas d’un sentiment louable ? J’ajouterai qu’il arrive que ce genre d’interprétation serve le livre, tableau, poème, ou cuvette, à laquelle il faut bien voir qu’il s’applique par une volonté émouvante du théoricien, cherchant à créer un pont entre l’œuvre d’art et ceux qui vont passer distraitement devant elle. Mais c’est par là surtout que ce genre d’interprétation vaut, et parfois prévaut. Il faut le prendre comme une image poétique, ne pas trop s’attacher à la traduction qu’il donne, et Michelet ne pouvait pas ne pas voir la France sur le Radeau, et son image est celle d’un poète, et je salue en lui ce poète. Mais considérer directement l’œuvre de Géricault comme « la France sous le Restauration » est un non-sens. C’est, une fois de plus, tomber dans ce qu’on appelle, pour le condamner, le sociologisme vulgaire.
*
Ceci dit, je voudrais simplement mettre la Sonate sur le tourne-disque, faire autour de vous ce silence dans lequel va commencer le chant, s’épanouir cette lumière lunaire qui n’est ni
Le clair de lune calme et beau
de Verlaine, cet éclairage pour les jets, l’eau et les masques, ni le jeu géométrique, blanc et noir, de la musique moderne, le Pierrot lunaire allemand.
Dans cette nuit de printemps où une femme âgée, de noir vêtue, parle à un jeune homme…est-ce la bourgeoisie ? L’individualisme ? Mais ce qui me saisit c’est comme par les deux fenêtres entrent avec la clarté nocturne non point des personnages des Fêtes galantes, non les spectres de Macbeth, non le monde irréel des fées et des elfes, mais
la cité cimenteuse et aérienne, badigeonnée de clair de lune.
L’image, ici, ce ne sont point les mots poétiques, le bazar éprouvé des choses nobles, qui en appuie les deux volets tournants : c’est le fauteuil défoncé dans la pièce ou les souliers aux talons tournés qu’on porte une fois par moi chez le cireur du coin, dans la cuisine les verseuses suspendues au mur qui brillent – comme des grands yeux ronds d’invraisemblables poissons…
… et quand j’enlève la tasse de la table
il reste un trou de silence au-dessous, je mets immédiatement la main dessus
pour n’y pas regarder – je remets la tasse à sa place…

D’où vient cette poésie ? d’où ce sens du frisson ? où les choses telles qu’elles sont jouent le rôle des spectres, où l’Hamlet grec est confronté, non plus avec les rois morts, le nouvel Œdipe non plus avec le Sphinx, mais avec les objets sournoisement familiers et
… le chapeau du mort qui roule de la patère dans le sombre couloir.
Il y a, dans cette poésie, le bruit méditerranéen d’une mer sans marée, j’y fais comme un quelconque M. de Marcellus le voyage de Grèce, d’une Grèce qui n’est plus celle de Byron ou de Delacroix, d’une Grèce qui est sœur de la Sicile de Pirandello et de Chirico, où la beauté n’est point des marbres mutilés, mais d’une humanité déchirée, et le jeune homme qui vient de quitter la vieille femme dit, c’est vrai, déboutonnant sa chemise, sur cette poitrine puissante : la décadence d’une époque… il me fallait ces mots, il a suffit de ces mots pour que je le voie, qu’il s’anime (ici, le commentaire du traducteur semble se justifier, si tant est vrai que la morale d’une fable explique la folie du fabuliste qui a fait jouer ensemble une cigogne et un renard).
On cherche à s’expliquer les choses par analogie : et peut-être me fallait-il parler de la Sicile, quand la Grèce se suffit, parce qu’une nuit semblable dans un pays où je n’ai jamais mis les pieds me rassure sur le caractère trop réel de cette nuit-ci, et mon ignorance de la Grèce non moins parfaite que celle que j’ai de la Sicile…
Alors, parce que le mystère de la poésie, il est dans les poètes mêmes, et qu’ici aussi il me faut comparer, comparer et toujours comparer, je m’avise qu’il y a chez Yannis Ritsos, plus que Shakespeare ou Eschyle, un souffle étrange et que je connais bien, un écho d’un poète secret, dot j’ai l’intonation dans l’oreille. Et le nom de Lautréamont vient clore ce trop long prolégomène, et c’est avec Lautréamont qu’ici j’accueillerai Ritsos, à côté de lui que je le prierai à s’asseoir, avec sa Sonate, belle comme la rencontre d’une machine à coudre et d’un parapluie…, parmi les poètes qui ont le droit de rire, la nuit, au clair de lune, de ce rire bruyant, irrépressible comme la vie.

Les Lettres françaises n°10. Octobre 1943.