José Ángel Valente est né à Orense (Galice) le 25 avril 1929. Après des études de droit à Saint-Jacques de Compostelle et de philologie romane à Madrid (Licence à l’Université Complutense ), il est lecteur à Oxford. Il s’installe en 1958 à Genève et occupe un poste de traducteur à l’Organisation Mondiale de la Santé. Il dirige ensuite un département de l’Unesco à Paris. C’est un poète, essayiste et traducteur (Constantin Cavafis, Paul Celan, John Donne, Edmond Jabès, John Keats, Eugenio Montale, Dylan Thomas entre autres). Á la retraite, il s’installe dans la province d’Almería, poussé par ” l’appel ardent de la lumière ” ( “la irrenunciable llamada de la luz” ) . Il participe à la vie culturelle de la région et à la défense du Parc Naturel Cabo de Gata-Níjar. On peut visiter sa maison ( Casa del Poeta, calle José Ángel Valente n°7 à Almería) Il meurt d’un cancer à Genève le 18 juillet 2000. C’est l’une des grandes voix poétiques de l’Espagne de la seconde partie du XX ème siècle. On le classe habituellement parmi les poètes de la Génération de 1950.
– Prix Príncipe de Asturias de las Letras ( 1988 ).
– Prix Reina Sofía de Poesía Iberoamericana ( 1998 ).
– Prix national de littérature (Poésie) ( 2001 ) à titre posthume pour Fragmentos de un libro futuro.
On peut le lire facilement en français dans les excellentes traductions de Jacques Ancet : Trois leçons de ténèbres – Mandorle – L’Eclat. Poésie/Gallimard n°321. 1998.
J’ai choisi trois textes de ce poète.
El cabo entra en las aguas como el perfil de un muerto o de un durmiente con la cabellera anegada en el mar. El color no es color; es tan sólo la luz. Y la luz sucedía a la luz en láminas de tenue transparencia. El cabo baja hacia las aguas, dibujado perfil por la mano de un dios que aquí encontrara acabamiento, la perfección del sacrificio, delgadez de la línea que engendra un horizonte o el deseo sin fin de lo lejano. El dios y el mar. Y más allá, los dioses y los mares. Siempre. Como las aguas besan las arenas y tan sólo se alejan para volver, regreso a tu cintura, a tus labios mojados por el tiempo, a la luz de tu piel que el viento bajo de la tarde enciende. Territorio, tu cuerpo. El descenso afilado de la piedra hacia el mar, del cabo hacia las aguas. Y el vacío de todo lo creado envolvente, materno, como inmensa morada.
(Cabo de Gata) (4.X.1992)
Fragmentos de un libro futuro, 2000.
Le cap entre dans les eaux comme le profil d’un mort ou d’un dormeur, la chevelure noyée dans la mer. La couleur n’est pas la couleur ; elle n’est que la lumière. Et la lumière succédait à la lumière en lames d’une légère transparence. Le cap descend jusqu’aux eaux, profil tracé par la main d’un dieu qui aurait ici trouvé son terme, la perfection du sacrifice, la pureté de la ligne qui engendre un horizon ou le désir sans fin des lointains. Le dieu et la mer. Et au-delà, les dieux et les mers. Toujours. Comme les eaux déposent un baiser sur le sable et ne s’éloignent que pour revenir, je retourne à ta taille, à tes lèvres humectées par le temps, à l’éclat de ta peau que le vent bas de la soirée fait briller. Territoire, ton corps. La déclinaison tranchante de la pierre vers la mer, du cap vers les eaux. Et le vide de tout le créé enveloppant, maternel, comme une immense demeure.
(Cabo de Gata) (4.X.1992)
Fragments d’un livre futur. Librairie José Corti, Collection Ibériques, 2002. Traduction et préface de Jacques Ancet.
Ha pasado algún tiempo. El tiempo pasa y no deja nada. Lleva, arrastra muchas cosas contigo. El vacío, deja el vacío. Dejarse vaciar por el tiempo como se dejan vaciar los pequeños crustáceos y moluscos por el mar. El tiempo es como el mar. Nos va gastando hasta que somos transparentes. Nos da la transparencia para que el mundo pueda verse a través de nosotros o puedo oírse como oímos el sempiterno rumor del mar en la concavidad de una caracola. El mar, el tiempo, alrededores de lo que no podemos medir y nos contiene.
(Desde del otro costado) (4.IX.1993)
Fragmentos de un libro futuro, 2000.
Un peu de temps a passé. Le temps passe et ne laisse rien. Il emporte, il traîne beaucoup de choses avec lui. Le vide, il laisse le vide. Se laisser vider par le temps comme les petits crustacés et les mollusques se laissent vider par la mer. Le temps est comme la mer. Il nous use jusqu’à être transparents. Il nous donne la transparence pour que le monde puisse se voir à travers nous ou puisse s’entendre comme nous entendons la sempiternelle rumeur de la mer dans le creux d’un coquillage. La mer, le temps, alentours de ce que nous ne pouvons mesurer et qui nous contient.
(Depuis l’autre côté) (4.IX.1993)
Fragments d’un livre futur. José Corti, 2002. Traduction de Jacques Ancet.
El amor está en lo que tendemos
El amor está en lo que tendemos (puentes, palabras).
El amor está en todo lo que izamos (risas, banderas).
Y en lo que combatimos (noche, vacío) por verdadero amor.
El amor está en cuanto levantamos (torres, promesas).
En cuanto recogemos y sembramos (hijos, futuro).
Y en las ruinas de lo que abatimos (desposesión, mentira) por verdadero amor.
Breve son. 1968.
L’amour est dans ce que nous lançons.
L’amour est dans ce que nous lançons (ponts, paroles).
L’amour est dans tout ce que nous hissons (rires, drapeaux).
Et dans ce que nous combattons (nuit, vide) pour le véritable amour.
L’amour est dans tout ce que nous levons (tours, promesses).
Dans tout ce que nous cueillons et semons (enfants, futur).
Et dans les ruines de ce que nous abattons (dépossession, mensonge) pour le véritable amour.
Poésie espagnole. Anthologie 1945-1990. Unesco et Actes Sud, 1995. Traduction Claude de Frayssinet.
Nous avons vu samedi 30 septembre l’exposition Corps à corps, histoire(s) de laphotographie (6 septembre 2023 – 25 mars 2024) au centre Pompidou.
Commissaire de l’exposition : Julie Jones, conservatrice au Cabinet de la Photographie du musée national d’Art moderne — centre Pompidou.
Cette exposition regroupe deux collections photographiques : celle du Musée national d’art moderne et celle du collectionneur français Marin Karmitz.
La collection de photographies du centre Pompidou est devenue l’une des plus importantes au monde. Elle compte plus de 40 000 tirages et 60 000 négatifs. Elle est constituée de grands fonds historiques (Man Ray, Brassaï, Constantin Brancusi, Dora Maar). On peut y trouver de nombreux ensembles des principaux photographes du XX ème siècle et une série importante d’oeuvres contemporaines.
Marin Karmitz, metteur en scène, producteur, distributeur de cinéma a constitué une collection photographique qui montre son intérêt pour la représentation du monde et de ceux qui l’habitent. Il possède 1500 tirages. Il s’agit de grandes figures de l’avant-garde, comme Stanisław Ignacy Witkiewicz (1885-1939), dont Marin Karmitz a récemment donné un ensemble d’œuvres important au centre Pompidou, jusqu’à des figures actuelles, comme SMITH.
On trouve dans cette exposition 515 photographies et documents, réalisés par quelque 120 photographes historiques et contemporains. Elle n’est pas organisée selon les catégories d’étude classiques (le portrait, l’autoportrait, le nu ou la photographie dite humaniste), mais présente sept chapitres : 1) Les premiers visages 2) Automatisme ? 3) Fulgurances 4) Fragments 5) En soi 6) Intérieurs 7) Spectres.
Des artistes très divers comme Paul Strand, Henri Cartier-Bresson, Brassaï, Roman Vishniac, William Klein, Robert Frank, W. Eugene Smith, Lisette Model, Susan Meiselas, Annette Messager, Zanele Muholi, SMITH… sont représentés. On peut découvrir des correspondances entre eux, des obsessions communes.
La première partie m’a surtout intéressé. Une citation d’Emmanuel Levinas a attiré mon attention : « Il y a dans le visage une pauvreté essentielle. La preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps le visage est ce qui nous interdit de tuer. »
J’ai recherché le passage. Il est tiré d’ Éthique et infini. (Entretiens diffusés sur France Culture en février-mars 1981. Dialogues Avec Philippe Nemo). 7 Le visage. Paris, Librairie Arthème Fayard, collection « L’Espace intérieur »1982. Pages 89-92. Biblio essais n°4018, 1984.
« Je ne sais si l’on peut parler de “phénoménologie” du visage, puisque la phénoménologie décrit ce qui apparaît. De même, je me demande si l’on peut parler d’un regard tourné vers le visage, car le regard est connaissance, perception. Je pense plutôt que l’accès au visage est d’emblée éthique. C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas.
Il y a d’abord la droiture même du visage, son expression droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d’une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle. La preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps le visage est ce qui nous interdit de tuer. (…)
Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu’autrui, dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans un contexte. D’ordinaire, on est un « personnage » : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du conseil d’État, fils d’untel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n’est pas « vu ». Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que votre pensée embrasserait ; il est l’incontenable, il vous mène au-delà. C’est en cela que la signification du visage le fait sortir de l’être en tant que corrélatif d’un savoir. Au contraire, la vision est recherche d’une adéquation ; elle est ce qui par excellence absorbe l’être. Mais la relation au visage est d’emblée éthique. Le visage est ce qu’on ne peut tuer, ou du moins ce dont le sens consiste à dire : « tu ne tueras point ». Le meurtre, il est vrai, est un fait banal : on peut tuer autrui ; l’exigence éthique n’est pas une nécessité ontologique. L’interdiction de tuer ne rend pas le meurtre impossible, même si l’autorité de l’interdit se maintient dans la mauvaise conscience du mal accompli – malignité du mal. Elle apparaît aussi dans les écitures, auxquelles l’humanité de l’homme est exposée autant qu’elle est engagée dans le monde. Mais à vrai dire l’apparition, dans l’être, de ces « étrangetés éthiques » – humanité de l’homme – est une rupture de l’être. Elle est signifiante, même si l’être se renoue et se reprend. »
La Maison de l’Amérique Latine (217 Boulevard Saint-Germain. 75007-Paris) rend hommage à Pablo Neruda, 50 ans après sa mort. Un après-midi de rencontres a été organisé le dimanche 24 septembre à la Maison Elsa Triolet-Aragon (Moulin de Villeneuve à Saint-Arnoult-en-Yvelines).
Le 2 octobre 2023, à 19 heures, à la Maison de l’Amérique Latine, aura lieu la présentation du livre Résider sur la terre (Œuvres choisies. Quarto-Gallimard) en compagnie de Patrick Straumann, modérateur, de Stéphanie Decante et Waldo Rojas. Projection de photos tirées du Quarto, et poèmes lus par Jean-Marie Thiédey.
Traduction de l’espagnol (Chili) par Claude Couffon, Stéphanie Decante, Jean-Francis Reille, Waldo Rojas, Bernard Sesé et Sylvie Sesé-Léger. Édition de Stéphanie Decante.
Ce recueil fait de Résidence sur la terre le pivot central de l’œuvre de Neruda. Il retrace la trajectoire poétique et intellectuelle du grand poète chilien, au-delà de sa légende. Le Prix Nobel de Littérature 1971 a participé aux principales mutations artistiques du XX ème siècle. Il fut avant-gardiste, compagnon de route des poètes espagnols de la Génération de 1927 et précurseur de la poésie engagée. Son écriture originelle, son expression dense et sensuelle qui célèbre la matière, tend ensuite à une simplicité marquée par une vision plus grave et ironique. On peut découvrir aussi dans ce livre sa collaboration avec de nombreux artistes (Sergio Larraín, Antonio Quintana, Federico García Lorca, José Venturelli).
J’ai relu Memorial de Isla Negra qui a été publié en 1964. Pablo Neruda avait 60 ans. L’oeuvre est composée de 5 parties : Donde nace la lluvia, La luna en el laberinto. El fuego cruel. el cazador de raíces. Sonata crítica. Il s’agit d’une autobiographie poétique, une oeuvre de maturité où on ressent une certaine désillusion face aux rêves de jeunesse. On y retrouve imbriqués des événements personnels, des souvenirs, des réflexions et la quête des paysages et de la nature du Chili.
La traduction de Claude Couffon date de 1970. On peut aussi la lire dans la Collection Poésie Gallimard n°117. Elle a été légèrement révisée par Stéphanie Decante. J’ai choisi trois poèmes tirés du Quarto Gallimard.
Patagonias
I
Áspero territorio extremo sur del agua : recorri los costados, los pies, los dedos fríos del planeta, desde arriba mirando el duro ceño, tercos montes y nieve abandonada, cúpulas del vacío, viendo, como una cinta que se desenrolla bajo las alas férreas la hostilidad de la naturaleza.
Aquí, cumbres de sombra, ventisqueros, y el infinito orgullo que hace resplandecer las soledades, aquí, en alguna cita con raíces o sólo con el ímpetu del viento debo de haber nacido.
Tengo que ver, tengo deberes puros con esta claridad enmarañada y me pesa el espacio en el pasado como si mi pequeña historia humana se hubiera escrito a golpes en la nieve y ahora yo descubriera mi propio nombre, mi estupor silvestre, la volcánica estatua de la vida.
II
La patria se descubre pétalo a pétalo bajo los harapos porque de tanta soledad el hombre no extrajo flor, ni anillo, ni sombrero : no encontró en estos páramos sino la lengua de los ventisqueros, los dientes de la nieve, la rama turbulenta de los ríos. Pero a mí me sosiegan estos montes, la paz huraña, el cuerpo de la luna repartido como un espejo roto.
Desde arriba acaricio mi propia piel, mis ojos, mi tristeza, y en mi propia extensión veo la sombra : mi propia Patagonia : pertenezco a los ásperos conflictos, de alguna inmensa estrella que cayó derrotándome y sólo soy una raíz herida del torpe territorio : me quemó la ciclónea nieve, las astillas del hielo, la insistencia del viento, la crueldad clara, la noche pura y dura como una espina. Pido a la tierra, al destino, este silencio que me pertenece.
Memorial de Isla negra. Editorial Losada, 1964.
Patagonie
I
Âpre territoire, extrême sud de l’eau : j’ai parcouru les flancs, les pieds, les doigts froids de la planète, de tout là-haut j’ai regardé les durs sourcils froncés, les monts butés, la neige abandonnée, les coupoles du vide. J’ai vu comme un ruban qui se déroule sous les ailes de fer l’hostilité de la nature.
Ici, des cimes d’ombre, des glaciers, et cet orgueil sans fin qui fait briller de tous leurs feux les solitudes, ici, de quelque rendez-vous avec les racines ou de la seule fougue du vent, il me semble que je suis né.
J’ai un lien, j’ai des devoirs purs envers cette clarté aux rais enchevêtrés. L’espace dans le passé me harcèle comme si ma petite histoire humaine par à-coups dans la neige avait été écrite et qu’à présent je découvrais mon propre nom, ma stupeur de forêt, la volcanique statue de la vie.
II
La patrie se découvre pétale à pétale sous les haillons car l’homme n’a extrait d’une aussi grande solitude ni fleur ni anneau ni chapeau : il n’a trouvé sur cette haute nudité que la langue des glaciers, les dents de la neige, la branche turbulente des rivières. Pourtant moi, ils me tranquillisent ces monts et cette paix farouche et la corps de la lune éparpillé comme un miroir brisé.
De tout là-haut je caresse ma propre peau, mes yeux, ma tristesse, et sur ma propre étendue je vois l’ombre : ma propre Patagonie : j’appartiens aux âpres conflits, d’une étoile immense qui en s’abattant me vainquit, je ne suis qu’une racine blessée du territoire maladroit : j’ai senti me brûler la neige cyclonale et les échardes de la glace, l’insistance du vent, la cruauté claire, la nuit limpide et dure comme une épine. Je demande à la terre, au destin, ce silence qui m’appartient.
Memorial d’Isla Negra, 1964. Traduction : Claude Couffon, révisée par Stéphanie Decante. Gallimard, résider sur la terre. Œuvres choisies. Gallimard, Quarto, 2023.
La verdad
Os amo idealismo y realismo, como agua y piedra sois partes del mundo, luz y raíz del árbol de la vida.
No me cierren los ojos aun después de muerto, los necesitaré aún para aprender, para mirar y comprender mi muerte.
Necesita mi boca para cantar después, cuando no exista. Y mi alma y mis manos y mi cuerpo para seguirte amando, amada mía.
Sé que no puede ser, pero esto quise.
Amo lo que no tiene sino sueños.
Tengo un jardín de flores que no existen.
Soy decididamente triangular.
Aún echo de menos mis orejas, pero las enrrollé para dejarlas en un puerto fluvial del interior de la República de Malagueta.
No puedo más con la razón al hombro.
Quiero inventar el mar de cada día.
Vino una vez a verme un gran pintor que pintaba soldados. Todos eran heróicos y el buen hombre los pintaba en el campo de batalla muriéndose de gusto.
También pintaba vacas realistas y eran tan extremadamente vacas que uno se iba poniendo melancólico y dispuesto a rumiar eternamente.
Execración y horror! Leí novelas interminablemente bondadosas y tantos versos sobre el Primero de Mayo que ahora escribo sólo sobre el 2 de ese mes.
Parece ser que el hombre atropella el paisaje y ya la carretera que antes tenía cielo ahora nos agobia con su empecinamiento comercial.
Así suele pasar con la belleza como si no quisiéramos comprarla y la empaquetan a su gusto y modo.
Hay que dejar que baile la belleza con los galanes más inaceptables, entre el día y la noche: no la obliguemos a tomar la píldora de la verdad como una medicina.
Y lo real? También, si duda alguna, pero que nos aumente, que nos alargue, que nos haga fríos, que nos redacte tanto el orden del pan como el del alma.
A susurrar! ordeno al bosque puro, a que diga en secreto su secreto y a la verdad: No te detengas tanto que te endurezcas hasta la mentira.
No soy rector de nada, no dirijo, y por eso atesoro las equivocaciones de mi canto.
Memorial de Isla negra. Editorial Losada, 1964.
La vérité
Idéalisme et réalisme, je vous aime, Comme l’eau et la pierre vous êtes parties du monde, lumière et racine de l’arbre de la vie.
Non, ne me fermez pas les yeux. lorsque j’aurai cessé de vivre, j’en aurai besoin pour apprendre pour regarder et comprendre ma mort.
Il me faut ma bouche pour chanter après qu’elle aura disparu. Et mon âme, et mes mains, mon corps pour continuer à t’aimer, ma douce.
C’est impossible, je le sais, pourtant je l’ai voulu.
J’aime ce qui n’a que des rêves.
J’ai un jardin tout de fleurs qui n’existent pas.
Je suis résolument triangulaire.
Et je regrette encore mes oreilles, mais je les ai enveloppées pour les laisser dans un port, sur un fleuve à l’intérieur de la République de Malagueta.
Je suis las de porter la raison sur l’épaule.
Je veux inventer la mer quotidienne.
Un jour j’ai reçu la visite d’un peintre de talent qui peignait des soldats. Tous étaient des héros et le brave homme les peignait en plein feu sur le champ de bataille mourant comme à plaisir.
Et il peignait aussi des vaches réalistes, si réalistes et si parfaites, si parfaites qu’on se sentait, rien qu’à les voir, mélancolique et prêt à ruminer jusqu’à la fin des siècles.
Horreur et abomination ! J’ai lu des romans-fleuves de bonté et tant de vers à la gloire du Premier Mai que je n’écris plus désormais que sur le Deux du même mois.
Il semble bien que l’homme bouscule fort le paysage et cette route qui avait un ciel auparavant maintenant nous écrase de son entêtement commercial.
Il en va de même avec la beauté, et comme si nous refusions de l’acheter, ils l’emballent à leur goût et à leur mode.
La beauté, laissons-la danser avec ses courtisans les plus inacceptables, entre le plein jour et la nuit ; ne la contraignons pas à avaler comme un médicament la pilule de vérité.
(Et le réel ? Il nous le faut, sans aucun doute, mais que ce soit pour nous grandir, pour nous rendre plus vastes, pour nous faire frémir, pour rédiger ce qui pour nous doit être l’ordre du pain tout autant que l’ordre de l’âme.)
Sussurez ! tel est mon ordre aux forêts pures, qu’elles disent en secret ce qui est leur secret, et à la vérité : Cesse donc de stagner, tu te durcis jusqu’au mensonge. Je ne suis pas recteur, je ne dirige rien, et voilà pourquoi j’accumule les erreurs de mon chant.
Memorial d’Isla Negra, 1964. Traduction : Claude Couffon, révisée par Stéphanie Decante. Gallimard, résider sur la terre. Œuvres choisies. Gallimard, Quarto, 2023.
Tal vez tenemos tiempo
Tal vez tenemos tiempo aún para ser y para ser justos. De una manera transitoria ayer se murió la verdad y aunque lo sabe todo el mundo todo el mundo lo disimula: ninguno le ha mandado flores: ya se murió y no llora nadie.
Tal vez entre olvido y apuro tendremos la oportunidad un poco antes del entierro de nuestra muerte y nuestra vida para salir de calle en calle, de mar en mar, de puerto en puerto, de cordillera en cordillera, y sobre todo de hombre en hombre, a preguntar si la matamos o si la mataron otros, si fueron nuestros enemigos o nuestro amor cometió el crimen, porque ya murió la verdad y ahora podemos ser justos.
Antes debíamos pelear con armas de oscuro calibre y por herirnos olvidamos para qué estabamos peleando.
Nunca se supo de quién era la sangre que nos envolvía, acusábamos sin cesar, sin cesar fuimos acusados, ellos sufrieron, y sufrimos, y cuando ya ganaron ellos y también ganamos nosotros había muerto la verdad de antigüedad o de violencia. Ahora no hay nada que hacer: todos perdimos la batalla.
Por eso pienso que tal vez por fin pudiéramos ser justos o por fin pudiéramos ser: tenemos este último minuto y luego mil años de gloria para no ser y no volver.
Memorial de Isla negra. Editorial Losada, 1964.
Nous avons peut-être le temps
Nous avons peut-être le temps encore d’être, et d’être justes. D’une manière provisoire la vérité est morte hier, cela tout le monde le sait bien que chacun le dissimule : elle n’a point reçu de fleurs : elle est morte et nul ne la pleure.
Entre l’oubli et ce qui presse, un peu avant l’enterrement, nous aurons l’occasion peut-être de notre mort, de notre vie, pour aller d’une rue à l’autre, de mer en mer, de port en port, de cordillère en cordillère, et plus encore, d’homme en homme, demander : « L’avons-nous tuée, nous, ou bien les autres l’ont-ils tuée ? Ce crime a-t-il été commis par notre amour ? Nos ennemis ? Puisque la vérité est morte nous pouvons dès lors être justes.
Car avant nous devions nous battre avec des armes d’obscur calibre : blessés, nous avons oublié le pourquoi de notre combat.
Nous n’avons jamais su à qui était le sang autour de nous, nous avons accusé sans cesse, sans cesse on nous a accusés, ils ont souffert, et nous aussi, mais alors qu’ils avaient gagné, alors que nous avions gagné, la vérité est morte de vieillesse ou de mort violente. Maintenant tout est vain, nous avons tous été vaincus.
Aussi je pense que peut-être nous pourrions enfin être justes ou que nous pourrions enfin être : nous avons cet ultime instant et après, mille années de gloire pour ne pas être ni revenir.
Memorial d’Isla Negra, 1964. Traduction : Claude Couffon, révisée par Stéphanie Decante. Gallimard, résider sur la terre. Œuvres choisies. Gallimard, Quarto, 2023.
Neruda siempre presente. En attendant Nadeau, 23 septembre 2023.
Du 15 septembre 2023 – 21 janvier 2024, exposition Nicolas de Staël au Musée d’art Moderne de Paris, 11 avenue du Président Wilson, 75 016 – Paris. Métro : Alma-Marceau. Ligne 9.
Commissaires de l’exposition : la conservatrice Charlotte Barat-Mabille et l’historien d’art Pierre Wat. Marie du Bouchet, petite-fille du peintre, qui coordonne le comité Nicolas de Staël créé en 2005 pour veiller sur l’oeuvre de l’artiste, en est la conseillère scientifique.
Les expositions de Nicolas de Staël et de Manet dans les années 80 m’ont fait vraiment aimer la peinture, en autodidacte.
Nicolas de Staël. Paris. Galeries Nationales de Grand Palais. 22 mai-24 août 1981.
Manet : 1832-1883. Paris, Grand Palais, 22 Avril-1 Août 1983.
L’exposition du Musée d’art Moderne de Paris réunit environ 200 oeuvres. 70 n’ont quasiment jamais été montrées en France.
L’accrochage des toiles suit un ordre chronologique : Le voyage d’un peintre 1934-1947 ; Rue Gauguet 1948-1949 ; Condensation 1950 ; Fragmentation 1951 ; Un an dans le paysage 1952 ; Le spectacle du monde 1952-1953 ; L’atelier du sud 1953 ; Lumières 1953 ; Sicile 1953-1954 ; Sur la route 1954 ; Antibes 1954-1955 .
J’ai apprécié particulièrement la présence de nombreux dessins, les petits formats, les paysages de Sicile, les natures mortes et les toiles que je n’avais jamais vues.
Nicolas de Staël est un exilé, un nomade, un voyageur : Russie, Belgique, France, Espagne, Maroc, Algérie, États-Unis, Italie (Sicile). Il écrit en mai 1953 : « Tous les départs sont merveilleux pour le travail ». Il est à la recherche d’un ailleurs. La lumière du sud a eu une grande influence sur sa peinture. C’est une évidence. Je regrette seulement que les organisateurs n’aient pas insisté sur le rôle de ses deux voyages en Espagne ( juin-octobre 1935 et octobre 1954 )
J’ai relu pour l’occasion les deux petits recueils de correspondance publiés en 2011 par son fils, Gustave de Staël et la maison d’édition marocaine de Tanger, Khbar Bladna. (Lettres d’Espagne juin-octobre 1935 et Lettres d’Espagne octobre 1954). On retrouve ces textes dans Lettres 1926-1955. Le Bruit du temps. 2014.
1935.Itinéraire.
Juin : En Catalogne, voyage à bicyclette et sac à dos, avec un ami, Benoist Gibsoul. Il découvre l’art religieux médiéval catalan, les gitans. Il fait des croquis. Á Vich, il s’enthousiasme pour l’ ensemble sculptural roman ( première moitié du XII ème siècle ) : La descente de la croix de l’église Santa Eulàlia d’Erill la Vall au Musée épiscopal. ” Divin pays – cette Catalogne, des fresques du X, XI, XII, un art religieux immense. Je donne tout Michel-Ange pour le calvaire du musée de Vich. ” ( Á Georges de Vlamynck, juin 1935 ). Manresa. Ascension du Montserrat, Cervera ( églises et Ayuntamiento ) Lérida ( Castillo de Gardany )
Quelques semaines aux Baléares où il fait des aquarelles.
Fin juin : Monzón, Barbastro ( cathédrale ), Huesca, Triste, Jaca ( fresques ) .
Début juillet : Pampelune où il assiste aux Fêtes de San Fermín. Bilbao. Castro-Urdiales ( Nuestra Señora de la Anunciación ). Santander. Suances. ” Un ciel immense. Les nuages esquissent quatre fantastiques chevaux qui se cabrent sur la mer. Le sable et c’est tout ( Á Madame Fricero, juillet 1935 ). Santillana del Mar (églises, cloîtres, Collégiale de Santa Juliana). Peintures préhistoriques des grottes d’Altamira. ” Extraordinairement beaux de dessin et de couleur. La pierre épouse parfois la forme du taureau. (…) Je me suis couché par terre pour mieux voir. ” ( Á Georges de Vlamynck, 5 août 1935 ). Á partir de Bilbao, un autre ami, Emmanuel d’Hooghvorst, l’accompagne.
Mi-juillet : Burgos. Valladolid, Ávila. Segovia. El Escorial. Madrid. Visite du Musée du Prado. ” splendeurs des splendeurs. ”
Début août : Tolède. Oeuvres du Greco. Monastère royal de Santa María de Guadalupe ( XIV – XV èmes siècles – panneaux décoratifs de Zurbarán dans la sacristie )
Fin août : Andalousie. Cordoue, Séville, usines de céramique.
Début septembre : Cadix, les sierras, Arcos de la Frontera, Zahara de la Sierra, Ronda. Il dessine des chevaux, des taureaux, des animaux. Malaga, Grenade (l’Alhambra). Il apprécie beaucoup l’art islamique. ” Grenade, nous avons passé toute la journée dans l’Alhambra, Dieu que c’est beau, on a envie de s’y installer. Le jour où nous arriverons en architecture et en décoration à ces proportions, à cette mesure, je serai bien content. ” ( Á Madame Fricero, 18 septembre (?) 1935 )
Murcie, Cartaghène.
Mi-septembre : Alicante, Valence. Monastère Santa María de Poblet. Tarragone. Manresa.
Á Barcelone, il découvre mieux l’art catalan médiéval ( fresques romanes du Musée National d’Art de Catalogne – MNAC ), les peintres du Modernisme ( Ramón Casas, Santiago Rusiñol ), les artistes contemporains ( Pablo Picasso, Isidre Nonell, Ricard Casals, Joaquim Mir, Manolo Hugué )
Octobre : Vich et retour en France.
” J’aime le peuple, l’ouvrier, le mendiant. Quelle misère et quels gens sympathiques. ” ( Á Emmanuel Fricero, septembre 1935 )
Du 18 au 31 octobre 1954. Itinéraire.
Mi-octobre : départ de Grimaud (Var). Il voyage avec un ami, le poète Pierre Lecuire, dans une 4 CV à toit ouvrant.
Barcelone, Alicante, Valence. Il dessine une série de routes, de cyclistes, de paysages montagneux.
Il rejoint Grenade, visite l’Alhambra, fait des croquis. Il assiste à un concert de flamenco dans les grottes du Sacromonte. Il dessine l’orchestre, la chanteuse, les danseurs.
Il visite Séville et Cadix. Il achète des objets traditionnels pour composer des natures mortes. Il parcourt les villages des sierras.
Á Tolède, il voit L’enterrement du comte d’Orgaz du Greco (Église Santo Tomé)
Madrid. Dernière étape. Il a besoin de revoir la peinture espagnole. Au Musée du Prado, il admire particulièrement les Vélasquez, mais aussi certains tableaux de Goya, du Greco, de Rubens…
” Ici la salle Vélasquez. Tellement de génie qu’il ne le montre même pas, disant tout simplement au monde je n’ai que du talent mais j’en ai sérieusement. Quelle joie ! Quelle joie ! Solide, calme, inébranlablement enraciné, peintre des peintres à égale distance des rois et des nains, à égale distance de lui-même et des autres. Maniant le miracle à chaque touche, sans hésiter en hésitant, immense de simplicité, de sobriété, sans cesse au maximum de la couleur, toutes réserves à lui, hors de lui et là sur la toile. Donne l’impression claire d’être le premier pilier inébranlable de la peinture libre, libre. Le Roi des Rois. Et tout cela fonctionne comme les nuages qui passent les uns dans les autres, avant que le ciel ne soit ciel et terre, terre. Merveilleux Jacques, absolument merveilleux, il y a exactement vingt-cinq ans que je n’avais vu ces tableaux , j’y suis allé tout droit, mais je ne les ai vus que pour la première fois aujourd’hui. Nom de Dieu. quelle histoire ! (…) Au fond je garde deux impressions majeures, les colonnes à Grenade et la salle Vélasquez ici, le reste vacille. ” ( Á Jacques Dubourg, 29 octobre 1954 )
Début novembre. Après avoir parcouru 3000 kilomètres en voiture, il prend l’avion pour Nice et rejoint son atelier d’Antibes. Ce voyage lui a donné un élan extraordinaire. De novembre 1954 à mars 1955, il peint cent quatorze tableaux en quatre mois et demi. Dans la nuit du 16 au 17 mars 1955, il se jette du toit de l’immeuble de son atelier. Sa dernière lecture, Fictions de Borges : ” Et j’ai lu plusieurs fois Borges. Eh bien , je ne sais en quelle langue il écrit, cela arrive à ne plus avoir d’importance, c’est dommage, mais sa façon d’écrire, non pas sur le papier mais comme une fourmi microbe dans l’épaisseur même de chaque feuille, c’est étourdissant. Les superbes parasites qui creusent dans le volume des tablettes, des cartons, des in-folio d’or et de cuir ont dû le hanter pertinemment. Lorsque cela évite le particularisme c’est très grand et très simple.”
Le 11 septembre 1973, eut lieu au Chili le coup d’état militaire contre le président Salvador Allende. Le 15 septembre 1973, l’auteur-compositeur Victor Jara était criblé de balles par ses tortionnaires dans le Stade national de Santiago de Chile. Le 23 septembre 1973, mourait le Pablo Neruda dans la chambre 406 de la clinique Santa María de la capitale. Est-il mort de son cancer de la prostate ou d’un empoisonnement ? Ses demeures furent pillées par les militaires. La dictature du général Augusto Pinochet dura 17 ans (1973-1990). Le corps du poète repose dans le jardin de sa maison d’Isla Negra face à l’océan Pacifique. 50 ans. Chile en el corazón.
L’ouvrage Résider sur la terre est paru récemment dans la collection Quarto de Gallimard. Il retrace la trajectoire poétique et intellectuelle de ce poète universel, prix Nobel de littérature en 1971 et ambassadeur du Chili en France de 1970 à 1972.
Pablo Neruda. Résider sur la terre. Œuvres choisies. Préface de Stéphanie Decante. Gallimard, collection « Quarto », 1 600 pages, 37 €.
Oda al camino
En el invierno azul con mi caballo al paso al paso sin saber recorro la curva del planeta, las arenas bordadas por una cinta mágica de espuma, caminos resguardados por acacios, por boldos polvorientos, lomas, cerros hostiles, matorrales envueltos por el nombre del invierno.
Ay viajero! No vas y no regresas: eres en los caminos, existes en la niebla.
Viajero dirigido no a un punto, no a una cita, sino sólo al aroma de la tierra, sino sólo al invierno en los caminos.
Por eso lentamente voy cruzando el silencio y parece que nadie me acompaña.
No es cierto.
Las soledades cierran sus ojos y sus bocas sólo al transitorio, al fugaz, al dormido. Yo voy despierto. Y como una nave en el mar abre las aguas y seres invisibles acuden y se apartan, así, detrás del aire, se mueven y reúnen las invisibles vidas de la tierra, las hojas suspiran en la niebla, el viento oculta su desdichado rostro y llora sobre la punta de los pinos. Llueve, y cada gota cae sobre una pequeñita vasija de la tierra: hay una copa de cristal que espera cada gota de lluvia.
Andar alguna vez sólo por eso! Vivir la temblorosa pulsación del camino con las respiraciones sumergidas del campo en el invierno: caminar para ser, sin otro rumbo que la propia vida, y como, junto al árbol, la multitud del viento, trajo zarzas, semillas, lianas, enredaderas, así, junto a tus pasos, va creciendo la tierra.
Ah viajero, no es niebla, ni silencio, ni muerte, lo que viaja contigo, sino tú mismo con tus muchas vidas.
Así es cómo, a caballo, cruzando colinas y praderas, en invierno, una vez más me equivoqué: creía caminar por los caminos: no era verdad, porque a través de mi alma fui viajero y regresé cuando no tuve ya secretos para la tierra y ella los repetía con su idioma.
En cada hoja está mi nombre escrito.
La piedra es mi familia.
De una manera o de otra hablamos o callamos con la tierra.
Déjame que te hable en esta hora de dolor con alegres palabras. Ya se sabe que el escorpión, la sanguijuela, el piojo, curan a veces. Pero tú oye, déjame decirte que, a pesar de tanta vida deplorable, sí, a pesar y aun ahora que estamos en derrota, nunca en doma, el dolor es la nube, la alegría, el espacio, el dolor es el huésped, la alegría, la casa. Que el dolor es la miel, símbolo de la muerte, y la alegría es agria, seca, nueva, lo único que tiene verdadero sentido. Déjame que con vieja sabiduría, diga: a pesar, a pesar de todos los pesares y aunque sea muy dolorosa y aunque sea a veces inmunda, siempre, siempre la más honda verdad es la alegría. La que de un río turbio hace aguas limpias, la que hace que te diga estas palabras tan indignas ahora, la que nos llega como llega la noche y llega la mañana, como llega a la orilla la ola: irremediablemente.
Alianza y condena. 1965.
Ce qui n’est pas un songe
Laisse-moi te parler, à cette heure de douleur, avec de joyeuses paroles. On sait bien que le scorpion, la sangsue, le pou, soignent parfois. Mais toi écoute, laisse-moi te dire que, malgré tant de vies déplorables, oui, malgré cela et même à présent que nous sommes déroutés, jamais domptés, la douleur est le nuage, la joie, l’espace ; la douleur est l’hôte, la joie, la maison. Car la douleur est le miel, symbole de la mort, et la joie est aigre, sèche, neuve, la seule chose qui ait un véritable sens. Laisse la vieille sagesse te dire : malgré, malgré tout, et même si elle est très douloureuse, et même si elle est parfois immonde, toujours, toujours la plus profonde vérité est la joie. Celle qui d’un fleuve trouble fait des eaux claires, celle qui me fait te dire ces paroles si indignes à présent, celle qui nous arrive comme nous vient la nuit et comme le matin, comme vient aux rives la vague irrémédiablement.
Poésie 1, n°52 – La nouvelle poésie castillane d’Espagne. 1978. Traduction : Annie Salager.
Une plaque a été posée mercredi 20 septembre 2023 à l’entrée du 104 rue du Bac (Paris, VII) où a vécu Sonia Mossé (1917-1943), en présence de Laurence Patrice, Adjointe à la Maire de Paris et de Gérard Guégan qui a publié récemment Sonia Mossé, une reine sans couronne, aux éditions Le Clos Jouve 2022.
Sonia Mossé est née le 27 août 1917 à Paris (XIV arrondissement). Elle est morte le 30 mars 1943 au Camp de concentration de Sobibór, en Pologne. Elle allait avoir 27 ans.
Sa famille juive est originaire d’Orange (Comtat Venaissin). Les « juifs du pape » vivaient là depuis le XIII ème siècle.
Ses parents sont Emmanuel Mossé (1876-1963), avocat à la cour d’appel de Paris et Natasza Goldfain ( Vilnius, Lituanie 1890-? ). Elle a une demi-sœur, Esther Levine (1906 -1943), et un demi-frère, Jean Joseph Mossé (1908-1995)
Sonia Mossé est actrice, modèle, décoratrice, dessinatrice. Elle a inspiré de nombreux photographes et peintres de son époque.
En avril-mai 1935, elle joue dans Les Cenci, une pièce de théâtre d’Antonin Artaud, adaptée de la tragédie de Shelley. Elle été créée au Théâtre des Folies-Wagram avec des décors et costumes de Balthus . En mars 1937, Jean-Louis Barrault met en scène Numance de Miguel de Cervantès au Théâtre Antoine avec des décors et costumes d’André Masson. Sonia Mossé y tient le rôle de Renommée.
Elle est proche du mouvement surréaliste, d’André Breton et surtout de Paul Éluard, Sa beauté blonde inspire les photographes (Man Ray, Dora Maar, Juliette Lasserre, Otto Wols) et les peintres (Alberto Giacometti, Balthus, André Derain). Son amitié avec Nusch Éluard est immortalisée par le célèbre portrait de Man Ray de 1935.
Pour gagner sa vie, elle dessine des bijoux pour Hermès et travaille pour la haute couture.
En 1938, elle participe à l’Exposition internationale du surréalisme à Paris (17 janvier-24 février. Galerie des Beaux-Arts de Georges Wildenstein, rue du Faubourg-Saint-Honoré). Elle crée un mannequin féminin, exposé avec ceux d’André Breton, André Masson, Yves Tanguy, Jean Arp, Wolfgang Paalen, Marcel Duchamp et Salvador Dalí.
Fin 1938, elle inaugure le cabaret-théâtre Chez Agnès Capri avec la chanteuse et actrice Agnès Capri (Sophia Rose Fridman 1907-1976) et l’actrice Michele Lahaye (1911-1979) qui a eu l’idée du projet. Elles sont soutenues par Francis Picabia, Max Ernst, Alberto Giacometti, Jean Cocteau, Balthus, André Derain, Louis Marcoussis et Moïse Kisling qui fournissent des peintures et des dessins pour les financer. L’intérieur du cabaret est conçu par Sonia Mossé.
Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate et que Paris est occupé par les troupes allemandes, le cabaret ferme ses portes. Sonia Mossé refuse de porter l’étoile jaune et de se faire recenser, mais continue de fréquenter les cafés interdits aux citoyens juifs. Elle est dénoncée et arrêtée avec sa soeur en février 1943 à leur domicile, 104 rue du Bac à Paris par la police du commissaire Charles Permilleux, responsable des Affaires juives, rattaché à la Police Judiciaire. Toutes deux sont internées au camp de Drancy, près de Paris, puis déportées le 25 mars 1943 dans le convoi 53 vers le camp d’extermination polonais de Sobibór. Dans ce convoi, il y avait 1008 personnes, dont 118 enfants. Á la Libération, il n’y aura que 5 rescapés. On peut affirmer qu’elles ont été gazées le jour même de leur arrivée, le 28 mars 1943 ou le lendemain.
La nièce de Federico García Lorca, Vicenta Fernández-Montesinos García-Lorca (Tica) vient de mourir le 12 septembre 2023 dans une résidence pour personnes âgées d’Aravaca (Madrid). Elle était née le 9 décembre 1930.
Son père, Manuel Fernández-Montesinos (1901-1936), médecin, fut le maire socialiste de Grenade à partir du 1 juillet 1936. Sa mère, Concha García Lorca (1903-1962) était la soeur du poète. Le couple eut trois enfants : Vicenta (1930-2023), Manuel (1932-2013) et Concha (1936-2015). Cette dernière n’a connu ni son père ni son oncle.
Manuel Fernández-Montesinos fut fusillé le 16 août 1936 contre les murs du cimetière de la ville et enterré là. Son oncle, Federico fut assassiné à Víznar à l’aube du 18 août 1936. Son corps n’a jamais été retrouvé.
Tica Fernández-Montesinos avait 5 ans à la mort de son père et son oncle. C’était la dernière personne vivante qui ait connu le grand poète andalou. Elle se souvenait de son rire, de sa voix, de ses gestes.
« Mi tío me sentaba en sus rodillas y me cantaba, me recitaba, se reía con la o y me estiraba de las trenzas. » «De la voz de Tío Federico recuerdo las “eses”: tenían una forma parecida a como la dicen en Granada y Málaga». Malgré les efforts de nombreux chercheurs, on n’ a retrouvé aucun enregistrement de la voix du poète.
La nièce de Federico s’appelait Vicenta Pilar Concepción. Le poète était son parrain et avait choisi de lui donner le prénom de sa propre mère, Vicenta Lorca Romero (1870-1959).
Tica avait grandi dans la résidence d’été de la famille García Lorca, la Huerta de SanVicente, achetée en 1925, un vrai paradis pour les enfants. Toute la famille s’exila à New York en 1940.
C’était une femme intelligente, cultivée, féministe et antifranquiste.
Elle a publié deux livres de souvenirs : Notas deshilvanadas de una niña que perdió la guerra (Editorial Comares, Granada 2007) et El sonido del agua en las acequias (La familia de Federico García Lorca en América) (Dauro Ediciones, 2017). Ils évoquent sa vie à Grenade enfant, puis à New York, en exil.
L’historien anglais Paul Preston estime que 5000 personnes furent exécutées pendant la Guerre Civile à Grenade. (El holocausto español: odio y exterminio en la guerra civil y después. Debate, 2011. Traduction française : Une guerre d’extermination. Espagne, 1936-1945, Belin, 2016).
Paris commémore le 50 ème anniversaire du coup d’État au Chili. Exposition « 11 septembre 1973 : coup d’État contre la démocratie » sur le parvis de l’Hôtel de Ville, en partenariat avec le Musée de la mémoire de Santiago, du 8 septembre au 8 octobre.
Quelques minutes avant la prise de la Moneda, Allende s’adresse à la nation chilienne sur les ondes de Radio Magellanes. C’est un discours d’adieu. Le président a refusé de fuir le pays, comme le lui proposait les putschistes.
“Esta será seguramente la última oportunidad en que me pueda dirigir a ustedes. La Fuerza Aérea ha bombardeado las torres de Radio Portales y Radio Corporación.
Mis palabras no tienen amargura, sino decepción, y serán ellas el castigo moral para los que han traicionado el juramento que hicieron… soldados de Chile, comandantes en jefe titulares, el almirante Merino que se ha autodesignado, más el señor Mendoza, general rastrero… que sólo ayer manifestara su fidelidad y lealtad al gobierno, también se ha nominado director general de Carabineros.
Ante estos hechos, sólo me cabe decirle a los trabajadores: ¡Yo no voy a renunciar! Colocado en un tránsito histórico, pagaré con mi vida la lealtad del pueblo. Y les digo que tengo la certeza de que la semilla que entregáramos a la conciencia digna de miles y miles de chilenos, no podrá ser segada definitivamente.
Tienen la fuerza, podrán avasallarnos, pero no se detienen los procesos sociales ni con el crimen… ni con la fuerza. La historia es nuestra y la hacen los pueblos.
Trabajadores de mi patria: Quiero agradecerles la lealtad que siempre tuvieron, la confianza que depositaron en un hombre que sólo fue intérprete de grandes anhelos de justicia, que empeñó su palabra en que respetaría la Constitución y la ley y así lo hizo. En este momento definitivo, el último en que yo pueda dirigirme a ustedes,. quiero que aprovechen la lección. El capital foráneo, el imperialismo, unido a la reacción, creó el clima para que las Fuerzas Armadas rompieran su tradición, la que les enseñara Schneider y que reafirmara el comandante Araya, víctimas del mismo sector social que hoy estará en sus casas, esperando con mano ajena reconquistar el poder para seguir defendiendo sus granjerías y sus privilegios.
Me dirijo, sobre todo, a la modesta mujer de nuestra tierra, a la campesina que creyó en nosotros; a la obrera que trabajó más, a la madre que supo de nuestra preocupación por los niños. Me dirijo a los profesionales de la patria, a los profesionales patriotas, a los que hace días estuvieron trabajando contra la sedición auspiciada por los Colegios profesionales, colegios de clase para defender también las ventajas que una sociedad capitalista da a unos pocos. Me dirijo a la juventud, a aquellos que cantaron, entregaron su alegría y su espíritu de lucha. Me dirijo al hombre de Chile, al obrero, al campesino, al intelectual, a aquellos que serán perseguidos… porque en nuestro país el fascismo ya estuvo hace muchas horas presente en los atentados terroristas, volando los puentes, cortando la línea férrea, destruyendo los oleoductos y los gaseoductos, frente al silencio de los que tenían la obligación de proceder: estaban comprometidos. La historia los juzgará.
Seguramente Radio Magallanes será callada y el metal tranquilo de mi voz no llegará a ustedes. No importa, lo seguirán oyendo. Siempre estaré junto a ustedes. Por lo menos, mi recuerdo será el de un hombre digno que fue leal a la lealtad de los trabajadores.
El pueblo debe defenderse, pero no sacrificarse. El pueblo no debe dejarse arrasar ni acribillar, pero tampoco puede humillarse.
Trabajadores de mi patria: tengo fe en Chile y su destino. Superarán otros hombres este momento gris y amargo, donde la traición pretende imponerse. Sigan ustedes sabiendo que, mucho más temprano que tarde, de nuevo abrirán las grandes alamedas por donde pase el hombre libre para construir una sociedad mejor.
¡Viva Chile! ¡Viva el pueblo! ¡Vivan los trabajadores! Éstas son mis últimas palabras y tengo la certeza de que mi sacrificio no será en vano. Tengo la certeza de que, por lo menos, habrá una lección moral que castigará la felonía, la cobardía y la traición”.
« Cela sera certainement la dernière occasion que j’ai de vous parler. Les forces aériennes ont bombardé les tours de Radio Portales et de Radio Corporación. Il n’y a pas d’amertume dans mes paroles mais de la déception et elles seront la punition morale pour ceux qui ont trahi le serment qu’ils ont prêté : soldats du Chili, Commandants en chef titulaires, l’Amiral Merino qui s’est autodésigné , et le général Mendoza, général rampant qui hier encore avait manifesté sa fidélité et sa loyauté au gouvernement, et qui lui aussi s’est nommé directeur Général des Carabiniers. Face à ces faits, voici ce que je veux dire aux travailleurs : je ne renoncerai pas! Engagé dans un dramatique moment historique, je paierai de ma vie la loyauté au Peuple. Je vous dis que j’ai la certitude que la semence que nous avons enfouie dans la conscience digne de milliers et de milliers de chiliens ne pourra pas être arrachée définitivement . Ils ont la force, ils pourront nous asservir, mais on n’arrête pas les avancées sociales, ni par le crime, ni par la force. L’Histoire est à nous et ce sont les peuples qui la font. Travailleurs de ma patrie, je vous suis reconnaissant pour la loyauté dont vous avez toujours fait preuve, pour la confiance que vous avez accordée à un homme qui ne fut que l’interprète de grandes aspirations à la justice, qui s’engagea à respecter la constitution et la loi, et qui le fit. En ce moment crucial, le dernier où je peux m’adresser à vous… je veux que que vous reteniez cette leçon. Le capital étranger, l’impérialisme, uni à la réaction, ont créé le climat pour que les forces armées rompent leur tradition, celle que leur a enseigné Schneider et qu’a réaffirmé le commandant Araya, tous deux victimes du même secteur social qui aujourd’hui attend à la maison et qui s’apprête à réconquérir le pouvoir avec l’aide étrangère, afin de continuer à protéger ses propriétés et ses privilèges. Je m’adresse, avant tout, à la femme modeste de notre terre, à la paysanne qui a cru en nous ; à l’ouvrière qui a travaillé dur et à la mère qui a su combien nous nous sommes engagés pour les enfants. Je m’adresse aux personnels fonctionnaires de la Patrie, aux personnels patriotes, à ceux qui depuis des jours ont continué à travailler contre la sédition patronnée par les collèges professionnels, collèges de classe prêts à défendre les avantages qu’une société capitaliste offre à quelques-uns. Je m’adresse à la jeunesse, à ceux qui ont chanté et ont transmis leur gaieté et leur esprit de lutte. Je m’adresse à l’homme du Chili, à l’ouvrier, au paysan, à l’intellectuel, à tous ceux qui seront persécutés… Parce que dans notre pays, le fascisme est présent depuis un moment déjà, impliqué dans les attentats terroristes, faisant sauter des ponts, coupant les voies ferrées, détruisant les oléoducs et les gazoducs. Et face à cela, le silence de ceux qui avaient l’obligation d’intervenir : ils étaient complices. L’Histoire les jugera. Ils vont sûrement faire taire radio Magallanes et dans les ondes, le son de ma voix pausée ne vous parviendra plus. Peu importe, vous continuerez à l’entendre. Je serai toujours près de vous. Vous garderez au moins le souvenir d’un homme digne qui fut loyal à la loyauté des travailleurs. Le Peuple doit se défendre et non pas se sacrifier. Le Peuple ne doit pas se laisser écraser ni mitrailler, mais ne doit pas non plus se laisser humilier. Travailleurs : j’ai confiance dans le Chili et dans son destin. D’autres hommes surmonteront ce moment sombre et amer où la trahison prétend s’imposer. Sachez que, plus tôt qu’on ne croit, les grandes voies par où l’homme libre passera pour construire une société meilleure seront à nouveau dégagées. Vive le Chili! Vive le Peuple! Vive les travailleurs ! Ce sont là mes dernières paroles et j’ai la certitude que mon sacrifice ne sera pas vain. J’ai la certitude qu’au moins, on en tirera une leçon morale qui servira à châtier la félonie, la lâcheté et la trahison. »
Paul Éluard (Eugène Grindel) est né le 14 décembre 1895 à Saint-Denis. Il est mort d’une crise cardiaque à Charenton-le-Pont le 18 novembre 1952 à 56 ans. Les oeuvres littéraires tombent en général dans le domaine public 70 ans après la mort de leur auteur. C’est aussi le cas du poète surréaliste à partir du 1 janvier 2023. On constate donc un nombre important de publications et de rééditions de cet écrivain. Les Éditions Seghers ont republié tout leur fonds Éluard avec une nouvelle maquette qui rappelle ” Poètes d’aujourd’hui “. Il avait été le premier poète publié en mai 1944 dans cette collection.
Le Temps des Cerises a édité deux anthologies en avril 2023.
La mémoire des nuits – Tome 1. Poèmes choisis et présentés par Olivier Barbarant et Victor Laby. La mémoire des nuits – Tome 2. Ecrits sur l’art. Textes choisis et présentés par Olivier Barbarant et Victor Laby. Ces deux tomes regroupent plus de quarante recueils de poèmes, des discours, des préfaces et des articles. Ils soulignent les liens entretenus par Paul Éluard avec les grands artistes de son temps. Ils ne favorisent pas l’une des époques de l’écrivain au regard d’une autre.
C’est le tome II qui m’a particulièrement intéressé. On y trouve trois textes sur Charles Baudelaire. Voici le premier.
Paul Éluard. Préface au Choix de Textes de Charles Baudelaire. Éditions GLM, 1939. Avec un portrait par Marcoussis.
« Baudelaire aux bras tendus aux mains ouvertes, juste entre les hommes, homme entre les justes et Baudelaire malheureux, oublié, exilé, absurde. Baudelaire blanc, Baudelaire noir, jour et nuit le même diamant, dégagé des poussières de la mort.
Comment un tel homme, que ses contemporains traitent d’idole orientale, monstrueuse et difforme, de héros de cour d’assises, de pensionnaire de Bicêtre, de guillotiné, comment un tel homme, fait comme pas un autre pour réfléchir le doute, la haine, le mépris, le dégoût, la tristesse pouvait-il manifester si hautement ses passions et vider le monde de son contenu pour en accuser les beautés défaites, les vérités souillées, mais si soumises, si commodes ? Pourquoi s’était-il donné pour tâche de lutter, avec une rigueur inflexible, contre la saine réalité, contre cette morale d’esclaves qui assure le bonheur et la tranquillité des prétendus hommes libres ? Pourquoi opposait-il le mal à faire au bien tout fait, le diable à Dieu, l’intelligence à la bêtise, les nuages au ciel immobile et pur ? Écoutez-le dire, avec quelle violence désespérée, qu’il mentirait en n’avouant pas que tout lui-même est dans son livre. Il fait profession de foi de « franchise absolue, moyen d’originalité ». Malgré la solitude, malgré la pauvreté, malgré la maladie, malgré les lois, il avoue, il combat. Toutes les puissances du malheur se sont rangées de son côté. Peut-être y a-t-il quelque chance de gagner ? Le noir, le blanc triompheront-ils du gris, de la saleté ? La main vengeresse achèvera-t-elle d’écrire, sur les murs de l’immense prison, la phrase maudite qui les fera crouler ? Mais la lumière faiblit. La phrase était interminable. Baudelaire ne voit plus les mots précieux, mortels. Ses armes le blessent. Une fois de plus, il découvre sa propre fin. Où des juges avaient été impuissants, la maladie réussit. Baudelaire est muet. De l’autre côté des murs, la nuit recommence à gémir.
« Je ne conçois guère (mon cerveau serait-il un miroir ensorcelé ?) un type de Beauté où il n’y ait du Malheur. » Ce goût du malheur fait de Baudelaire un poète éminemment moderne, au même titre que Lautréamont ou Rimbaud. Á une époque où le sens du mot bonheur se dégrade de jour en jour, jusqu’à devenir synonyme d’inconscience, ce goût fatal est la vertu surnaturelle de Baudelaire. Ce miroir ensorcelé ne s’embue pas. Sa profondeur préfère les ténèbres tissées de larmes et de peurs, de rêves et d’étoiles aux lamentables cortèges des nains du jour, des satisfaits noyés dans leur sourire béat. Tout ce qui s’y reflète profite de l’étrange lumière que les ombres d’une vie infiniment soucieuse d’elle-même créent et fortifient, avec amour. »