François Mauriac II


Les traces de François Mauriac à Bordeaux sont toujours bien présentes. En 1925, il a publié Bordeaux. Une enfance provinciale. Ce récit autobiographique est une visite de la ville riche et intime. L’ouvrage a été réédité en 2019 dans son intégralité par L’Esprit du Temps, 33 rue Carnot à Bègles.
On peut regretter un certain nombre de fautes d’impression.

Bordeaux, une enfance provinciale. 1925. La Revue hebdomadaire.

Quelques citations:

« Cette ville où nous naquîmes, où nous fûmes un enfant, un adolescent, c’est la seule qu’ il faudrait nous défendre de juger: elle se confond avec nous, elle est nous-mêmes; nous la portons en nous. L’histoire de Bordeaux est l’histoire de mon corps et de mon âme.»

«Les maisons, les rues de Bordeaux, ce sont les événements de ma vie.»

«Un grenier suffit à Rimbaud pour connaître le monde et illustrer la comédie humaine; il m’a suffi de cette ville triste et belle, de son fleuve limoneux, des vignes qui la couronnent, des pignadas, des sables qui l’enserrent et la font brûlante, pour tout connaître de ce qui devait m’être révélé. Où que j’aille désormais, au-delà des océans et des déserts, mon miel aura toujours le goût de la bruyère chaude, en août, quand l’appel du tocsin et l’odeur de la résine brûlée interrompaient mes devoirs de vacances. Quelque douleur qui m’attende encore, je sais que je l’ai par avance connue dans la clarté mortelle des jours où je devins un homme, sur cette terrasse, à quarante kilomètres de Bordeaux, près d’un calvaire. Plusieurs, qui admirent ou haïssent notre étoile, flattent en nous un beau destin commençant ; mais nous savons, au plus secret de notre âme, que tout est déjà fini : notre enfance à Bordeaux fut une préfiguration.»

«L’enfant a autant besoin que l’homme d’être beau pour être aimé.»

«Bordeaux est ce port qui nous fait rêver de la mer, mais d’où l’on ne voit ni n’entend jamais la mer; et jamais les grands vaisseaux ne remontent le fleuve dont ils redoutent la vase. L’enfant s’enlisait aussi, dans quelles solitudes!»

« Au retour de la Faculté des Lettres, il manquait rarement de traverser la cathédrale. Telle fut la place qu’occupa dans sa vie d’alors cette primatiale Saint-André, qu’il lui arrive aujourd’hui encore de s’étonner lorsque les spécialistes ne lui assignent pas un rang parmi les plus belles cathédrales de France. Peu lui importait que tant de styles y fussent confondus. C’était, en pleine ville, un lieu clos où l’atmosphère de la ville ne pénétrait pas; une terre étrangère où il était assuré d’avance de ne pas rencontrer tel ou tel; une nuit où, sans être taxé de folie, chacun était libre de risquer des gestes aussi extraordinaires que de joindre les mains, se mettre à genoux, cacher son visage ou le lever vers les voûtes. L’enfant s’asseyait dans l’immense nef unique, sans bas-côtés, au bout de laquelle le chœur s’élevait, si étroit, si mince, si pur, que sa grâce était comme féminine et d’abord faisait songer à la Vierge. Le bonheur que l’enfant goûtait là, peut-être était-ce celui de l’insecte qui se terre, et pour qui c’est une angoisse que d’être vu. Comment faire dix pas dans les rues de Bordeaux, sans rencontrer quelqu’un que l’on a déjà salué le matin même? Sans être hélé par un oncle, de la plate-forme d’un tramway : “Où vas-tu comme ça?” (Sans compter ceux qui vous diront: “Je suis passé à côté de toi. dans le Jardin public, tu ne m’as pas vu…, tu faisais des gestes…, tu parlais seul…”) A la cathédrale, il était naturel de parler seul; la prière est d’abord le droit de parler seul. »

«J’ai renié Bordeaux plus de septante fois sept fois.»

Bordeaux. Cathédrale primatiale Saint-André. XII-XVI siècle. Façade nord.

François Mauriac I

Livres achetés à la Librairie Mollat. Bordeaux.

Je lis avec plaisir les livres achetés la semaine dernière à la Librairie Mollat de Bordeaux, parmi eux deux livres de François Mauriac: Bordeaux, une enfance provinciale (1925, La revue hebdomadaire) et Le Cahier noir ( publié sous le pseudonyme de Forez en 1943 aux Éditions de Minuit clandestines).

«Chaque destinée humaine comporte une révélation où, comme dans la révélation chrétienne, les prophéties ne prennent de sens que lorsque les événements les ont éclairées. Bordeaux te rappelle cette saison de ta vie où tu étais entouré de signes que tu ne sus pas interpréter. Alors la ville maternelle touchait doucement toutes les places douloureuses de ton cœur et de ta chair pour que tu fusses averti et que tu te prémunisses contre le destin; elle t’a exercé à la solitude, à la prière, à plusieurs sortes de renoncements. En prévision des jours futurs, elle t’emplissait de visages grotesques ou charmants, de paysages, d’impressions, d’émotions, enfin de tout ce qu’il faut pour écrire. Tu ne l’as payée que d’offenses, mais elle te pardonne; peut-être même te réserve-t-elle, comme à certains de ses fils d’une gloire médiocre, Maxime Lalanne ou Léon Valade, un buste à quelque tournant d’allée du jardin public. Un de tes jeunes amis parisiens, devenu grisonnant et illustre, viendra entre deux trains pour l’inauguration et lira un discours sous un parapluie que l’on verra bouger trois secondes sur l’écran du Pathé-Journal. Puis, la petite troupe dispersée, il ne restera plus que les moineaux qui couvriront ton effigie de larmes blanches, et les enfants pour qui tu ne seras rien que “le but” dans leurs parties de cache-cache.»

En empruntant l’entrée principale du Jardin public de Bordeaux (1746), située cours de Verdun on peut assez rapidement voir un buste aux multiples facettes. Il s’agit de celui de François Mauriac réalisé par le sculpteur d’origine russe Ossip Zadkine (1890-1967). L’original de ce buste est un plâtre qui se trouve au musée d’Aquitaine et qui a donné lieu à trois bronzes dont l’un se trouve au Musée des Beaux-Arts de Bordeaux. Le buste original du Jardin public a été volé en 1993 et il n’a été retrouvé que deux ans plus tard avant d’être offert à la famille de François Mauriac. C’est une copie que l’on peut voir aujourd’hui dans les allées du Jardin public.

Bordeaux, Jardin public. Buste de François Mauriac (Ossip Zadkine). 1943.
François Mauriac (Ossip Zadkine). 1943. Bordeaux, Musée des Beaux-Arts. Dépot du Musée National d’Art Moderne (Centre Georges Pompidou).

De 1941 à 1945, Ossip Zadkine est exilé à New York. Il réalise le buste de François Mauriac d’après des photographies.

Hölderlin

Friedrich Hölderlin (Franz Karl Hiemer). 1792.

Friedrich Hölderlin (1770-1843) arrive à Bordeaux le 28 janvier 1802 au matin, après un voyage difficile (par Lyon, l’Auvergne, le Périgord). Il demande son chemin pour arriver jusqu’au domicile du consul de la république de Hambourg (37 allées de Tourny), Daniel Christophe Meyer, négociant en vins installé depuis vingt-sept ans à Bordeaux, marié à une française et propriétaire de vignobles à Blanquefort, dans le Médoc. Il doit servir de précepteur aux enfants du couple. Fatigué par de longues journées de marche, il traverse le pont sur la Garonne. Il aime ce fleuve et sa courbe, le port rempli de bateaux. Le vent sent le sel, la mer qu’il n’a jamais vue. Il est bien reçu par le consul en personne. On lui montre sa chambre. Le soir même, il écrit à sa mère: « Je suis presque trop magnifiquement logé.». L’instruction des cinq fillettes ne lui donne aucun mal, mais son caractère taciturne frappe les Meyer. Il se promène souvent sur les quais de la Garonne et accompagne les enfants au bord de l’océan. Il quitte de façon précipité la ville en mai 1802. Il aura passé cent deux jours en Aquitaine. On sait peu de choses de ce séjour, mais il a laissé un beau poème, Souvenir, et quelques allusions dans des esquisses.
Il décrit ainsi son état: «L’élément violent, le feu du ciel et le silence des hommes […] cela m’a saisi et, comme on le dit des héros, je peux dire de moi aussi qu’Apollon m’a frappé.» Il a probablement effectué à pied le voyage de retour à travers la France post-révolutionnaire. Il passe par la Vendée et Paris où il visite les Antiquités au Louvre. Un mois après son départ, il reparaît à Stuttgart, «blanc comme un mort, amaigri, avec de grands yeux creux et le regard égaré, la barbe et le cheveu longs, vêtu comme un mendiant». En passant par Francfort, il y a appris la mort le 22 juin 1802 de sa muse Susette Gontard (1769-1802), épouse d’un banquier d’origine grenobloise et huguenote, Jacob Gontard. Hölderlin l’a célébrée sous le nom de Diotima dans le roman épistolaire Hypérion ou l’Ermite de Grèce (1797-99). «C’est un terrible mystère qu’un être pareil soit destiné à mourir».
Les critiques datent l’éclosion de la «folie» du poète du retour de Bordeaux. Son état de santé se dégrade de plus en plus. Il est interné le 11 septembre 1806 de force en clinique à Tübingen. Il échappe à cet enfer le 3 mai 1807, et devient pendant trente-six ans le pensionnaire du menuisier Ernst Zimmer, grand lecteur d’Hypérion, au premier étage d’une tour de Tübingen qui domine le Neckar. Hölderlin rédige encore des poèmes portant principalement sur le cycle naturel des saisons. Il meurt à 73 ans le 7 juin 1843 vers onze heures du soir. Il est enterré au cimetière de Tübingen.

Souvenir

Le vent du Nord-Est se lève,
De tous les vents mon préféré
Parce qu’il promet aux marins
Haleine ardente et traversée heureuse.
Pars donc et porte mon salut
A la belle Garonne
Et aux jardins de Bordeaux, là-bas
Où le sentier sur la rive abrupte
S’allonge, où le ruisseau profondément
Choit dans le fleuve, mais au-dessus
Regarde au loin un noble couple
De chênes et de trembles d’argent.

Je m’en souviens encore, et je revois
Ces larges cimes que penche
Sur le moulin la forêt d’ormes,
Mais dans la cour, c’est un figuier qui croît.
Là vont aux jours de fête
Les femmes brunes
Sur le sol doux comme une soie,
Au temps de Mars,
Quand la nuit et le jour sont de même longueur,
Quand sur les lents sentiers
Avec son faix léger de rêves,
Brillants, glisse le bercement des brises.

Ah! qu’on me tende,
Gorgée de sa sombre lumière,
La coupe odorante
Qui me donnera le repos! Oh, la douceur
D’un assoupissement parmi les ombres!
Il n’est pas bon
De n’avoir dans l’âme nulle périssable
Pensée, et cependant
Un entretien, c’est chose bonne, et de dire
Ce que pense le cœur, d’entendre longuement parler
Des journées de l’amour
Et des grands faits qui s’accomplissent.

Mais où sont-ils ceux que j’aimai? Bellarmin
Avec son compagnon? Maint homme
A peur de remonter jusqu’à la source;
Oui, c’est la mer
Le lieu premier de la richesse. Eux,
Pareils à des peintres, assemblent
Les beautés de la terre, et ne dédaignent
Point la Guerre ailée, ni
Pour des ans, de vivre solitaires
Sous le mât sans feuillage, aux lieux où ne trouent point
La nuit
De leurs éclats les fêtes de la ville,
Les musiques et les danses du pays.

Mais vers les Indes à cette heure
Ils sont partis, ayant quitté
Là-bas, livrée aux vents, la pointe extrême
Des montagnes de raisin d’où la Dordogne
Descend, où débouchent le fleuve et la royale
Garonne, larges comme la mer, leurs eaux unies.
La mer enlève et rend la mémoire, l’amour
De ses yeux jamais las fixe et contemple,
Mais les poètes seuls fondent ce qui demeure.

Que mille rivières bercent tes gestes.

Oeuvres. Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade. Édition sous la direction de Philippe Jaccottet. 1967. Traduction: Gustave Roud.

Tübingen, La tour de Hölderlin sur les bords du Neckar.

Arthur Schopenhauer 1788 – 1860

Portrait de jeunesse de Schopenhauer. 1832.

En 1803, alors âgé de 15 ans, le futur philosophe Schopenhauer, accompagné de ses parents ( Henri Floris Schopenhauer, riche commerçant libéral, et Johanna Schopenhauer, née Trosiener, la “Madame de Staël” allemande ) découvre la vie au cours d’un long voyage à travers l’Europe (mai 1803-septembre 1804). Ils vont séjourner à Bordeaux du 5 février au 24 mars 1804 et fréquenter le monde assez fermé des négociants des Chartrons. Le jeune Arthur va s’intéresser aux fêtes, aux aux jeux d’argent et aux femmes plus qu’aux affaires.

« Par hasard, pendant la dernière semaine que nous passâmes à Bordeaux, se déroula le carnaval qui, cette année, fut moins joyeux que d’ordinaire. M. Lienau nous accompagna à deux bals de souscripteurs, qui constituent l’essentiel du divertissement bordelais en hiver. Le premier était le bal de l’Intendance, qui a lieu dans la ville et qui est fréquenté par les habitants de la ville, par aucun membre de la noblesse. Le local se compose d’une enfilade d’assez grandes pièces mais qui sont mal éclairées, mal meublées et mal décorées. L’assistance se composait de quatre-vingts à quatre vingt-dix personnes. C’est curieux d’y entendre beaucoup parler l’allemand, qui semble vraiment être devenu la langue à la mode. Certes à Bordeaux, beaucoup d’Allemands se sont établis, mais ceux-là précisément ne viennent pas au bal. Á Paris aussi, j’ai remarqué qu’on parlait beaucoup l’allemand, et que beaucoup de Français l’étudiaient sans nécessité particulière.
Le deuxième bal où nous nous rendîmes est le bal de l’hôtel Franklin, souvent appelé bal Anglais, bien qu’on n’y rencontre pas d’Anglais. Le local et la fréquentation de ce bal sont plus élégants qu’au premier; les souscripteurs sont presque tous des habitants des Chartrons, à savoir des marchands, et beaucoup d’étrangers. L’assistance se compose d’environ cent cinquante personnes. On danse dans une salle extrêmement vaste, mais qui manque singulièrement de hauteur de plafond. Outre celle-ci, il y a une salle où l’on joue à l’écarté, le seul jeu du moment en dehors de la bouillotte. L’éclairage de ce bal est bon, mais l’ameublement aussi médiocre que celui de l’Intendance. Je trouve un peu mesquin dans ce genre de bal, qu’on doive s’acquitter sur-le-champ des consommations. Lorsqu’à dix heures et demie nous entrâmes, nous fûmes pratiquement les premiers. Durant les trois derniers jours du carnaval, les masques se promènent dans la rue. Ceci est un grand privilège accordé au peuple mais qui cette fois, mécontent, participa très peu. Le Mardi gras, nous visitâmes les deux mascarades principales. D’abord nous allâmes au Grand-Théâtre. L’entrée de ce bâtiment somptueux étonne, et plus encore en ce jour de fête. De chaque côté de la porte, à l’intérieur, il y a deux escaliers de pierre très beaux, menant à une galerie magnifique, soutenue par des colonnes précieuses, chefs d’oeuvre de l’architecture. Le parvis, les escaliers, la galerie sont illuminés par des éclairages multicolores et remplis par la foule colorée des masques. Celui qui découvre ce spectacle pour la première fois est très surpris. La bâtisse est vraiment très importante. Elle comprend la grande salle de spectacle, une vaste salle de concerts, et peut-être encore six grandes pièces. En dépit de son immensité, il y avait dans tout ce bâtiment, dans loges, dans les couloirs, une foule si pressante qu’il était presque impossible de danser. Comme le prix des entrées (trois livres) était beaucoup trop bas, il en résulta un inévitable brassage des couches de la société, ce qui se décelait surtout à la présence d’une très forte odeur d’ail qui, dans ces régions, est l’apanage des gens du peuple. Cela est fort désagréable, surtout pour l’étranger. Bien qu’en ce jour de fête on voie plus de masques qu’à l’ordinaire, je pouvais compter un masque pour douze personnes non masquées. Parmi tous ces masques, aucun n’était extraordinaire ni original. La principale distraction de la plupart des personnes qui fréquentent ces bals est le jeu. Dans une longue pièce, il y a deux séries de tables qu’on peut louer pour douze livres; à chacune d’elle se trouvent un ou deux Dominos, mais aussi parfois des personnes non travesties, souvent des femmes, qui ont près d’elles un énorme tas de faux louis d’or et qui, en frappant avec des cornets sur la table, incitent les amateurs à jouer aux dés avec elles, pour n’importe quelle somme, ne dépassant toutefois pas un louis d’or. Généralement, elles gagnent, car beaucoup engagent leurs bons louis d’or contre les leurs qui sont faux. Il y a aussi une table de change, où l’on donne cinq mauvais louis d’or pour deux bons. Dans une autre salle, on joue à la roulette.»

Journal de voyage. Mercure de France. 1989. Collection Le Temps retrouvé. Traduction: Didier Raymond.

Luis Cernuda

Sevilla. Jardines del Alcázar. Lado oeste desde un balcón de la galería del Grutesco.

Nous devions aller à Séville en mars. Voyage annulé pour cause de confinement. Dommage! Juan Ramón Jiménez, dans son Diario de un poeta recién casado (1917) s’exprimait ainsi:

“En la primavera universal, suele el Paraíso descender hasta Sevilla”

Évocation nostalgique d’une fontaine des jardins de l’Alcázar où le poète Luis Cernuda (1902-1963) venait quand il était jeune. Il vivait alors en exil à Glasgow, ville qu’il détestait.

Jardín antiguo

Ir de nuevo al jardín cerrado,
Que tras los arcos de la tapia,
Entre magnolios, limoneros,
Guarda el encanto de las aguas.

Oír de nuevo en el silencio,
Vivo de trinos y de hojas,
El susurro tibio del aire
Donde las almas viejas flotan.

Ver otra vez el cielo hondo
A lo lejos, la torre esbelta
Tal flor de luz sobre las palmas:
Las cosas todas siempre bellas.

Sentir otra vez, como entonces,
La espina aguda del deseo,
Mientras la juventud pasada
Vuelve. Sueño de un dios sin tiempo.

Glasgow, 13 de septiembre de 1939.

Las nubes, 1937-1940.

Jardin ancien

Revenir à ce jardin clos,
Qui derrière les arcs du mur,
Parmi magnolias, citronniers,
Garde l’enchantement des eaux.

Entendre encor dans le silence,
Vivant de trilles et de feuilles,
Le tiède murmure de l’air
Où flottent des âmes anciennes,

Voir de nouveau le ciel profond
Dans le lointain, la tour svelte
Fleur de lumière sur les palmes:
Toutes les choses toujours belles.

Sentir de nouveau, comme alors,
L’épine acérée du désir,
Tandis que la jeunesse enfuie
Revient. Songe d’un dieu sans temps.

Les nuages 1937-1940. Traduction de Jacques Ancet.

Umberto Saba 1883 – 1957

Trieste. Via Dante Alighieri 4. Statue d’Umberto Saba (Nino Spagnoli 1920-2006). 2004.

(Je remercie Nathalie de C. qui sur son blog de griffomane http://patte-de-mouette.fr/ m’ a rappelé l’existence du grand poète de Trieste, Umberto Saba).

J’ai recherché les poèmes qui figurent dans l’ Anthologie bilingue de la poésie italienne, éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade. Il y en a trois: Trieste, Mots et Ulysse.

Je me suis souvenu aussi de ce voyage d’avril 2008 en Slovénie et à Trieste sur les pas de Rilke, Joyce, Saba et Svevo. Beauté des côtes dalmates.

PAROLE

Parole,
Dove il cuore dell’uomo si specchiava
Nudo e sorpreso – alle origini ; un angolo
Cerco nel mondo, l’oasi propizia
A detergere voi con il mio pianto
Dalla menzogna che vi acceca. Insieme
Delle memorie spaventose il cumulo
Si scioglierebbe, come neve al sole.

Tutte le poesie, éditées par Arrigo Stara, Mondadori, Milano, 1988, page 431.

MOTS

Mots,
Où le cœur de l’homme se reflétait
Nu et surpris – aux origines ; je cherche
Au monde un coin perdu, l’oasis propice
À vous laver par mes pleurs
Du mensonge qui vous aveugle. Alors
Fondrait aussi la masse des souvenirs
Effrayants, comme neige au soleil.

Traduction de Philippe Renard, in Anthologie bilingue de la poésie italienne, éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, pages 1314-1315.

Ulisse

Nella mia giovinezza ho navigato
Lungo le coste dalmate. Isolotti
A fior d’onda emergevano, ove raro
Un uccello sostava intento a prede, 
Coperti d’alghe, scivolosi, al sole
Belli come smeraldi. Quando l’alta
Marea e la notte li annullava, vele
Sottovento sbandavano più al largo,
Per fuggirne l’insidia. Oggi il mio regno
E quella terra di nessuno. Il porto
Accende ad altri i suoi lumi; me al largo
Sospinge ancora il non domato spirito,
E della vita il doloroso amore.

Mediterranee. Mondadori editore, Milano, 1946

Ulysse

J’ai navigué dans ma jeunesse
Le long des côtes dalmates. Des îlots
Emergeaient à fleur d’eau, où parfois
S’arrêtait un oiseau guettant sa proie,
Couverts d’algues, glissants, beaux
Au soleil comme des émeraudes. Quand la marée
Haute et la nuit les annulaient, les voiles
Sous le vent dérivaient plus au large,
Pour en fuir l’embûche. Aujourd’hui mon royaume
Est cette terre de personne. Le port
Pour d’autres allume ses feux; l’esprit
Indompté me pousse encore au large,
Et de la vie le douloureux amour.

Traduit de l’italien par Philippe Renard. Anthologie bilingue de la poésie italienne. Editions Gallimard (La Pléiade), 1994. Pages 1314-1315.

TRIESTE

Ho attraversato tutta la città.
Poi ho salita un’erta,
Popolosa in principio, in là deserta,
Chiusa da un muricciolo:
Un cantuccio in cui solo
Siedo; e mi pare che dove esso termina
Termini la città.

Trieste ha una scontrosa
Grazia. Se piace,
E come un ragazzaccio aspro e vorace,
Con gli occhi azzurri e mani troppo grandi
Per regalare un fiore;
Come un amore
Con gelosia.
Da quest’erta ogni chiesa, ogni sua via
Scopro, se mena all’ingombrata spiaggia,
O alla collina cui, sulla sassosa
Cima, una casa, l’ultima, s’aggrappa.
Intorno
Circola ad ogni cosa
Un’aria strana, un’aria tormentosa,
L’aria natia.

La mia città che in ogni parte è viva,
Ha il cantuccio a me fatto, alla mia vita
Pensosa e schiva.

Trieste e una donna, 1910-12, in Il Canzoniere, Einaudi tascabili, Torino, 2004, p. 79.

Trieste

J’ai traversé toute la ville.
Et j’ai gravi une pente,
Populeuse d’abord, plus loin déserte,
Que borne un muret:
Un recoin où solitaire
Je m’assieds et il me semble qu’où il s’arrête
S’arrête la ville.

Trieste a une grâce
Ombrageuse. Elle plaît,
Mais comme un voyou âpre et vorace,
Aux yeux bleus, aux mains trop grandes
Pour offrir une fleur;
Comme un amour
Avec jalousie.
De cette pente, je découvre toutes les églises,
Toutes les rues, qu’elles mènent sur la plage bondée
Ou sur la colline, au sommet pierreux
De laquelle une maison, la dernière, s’aggrippe.
Autour
De toute chose circule
Un air étrange, un air tourmenté,
l’air natal.

Ma ville, de toutes parts vivante,
A pour moi fait ce recoin, pour ma vie
Pensive et recluse.

Traduit de l’italien par Philippe Renard. Anthologie bilingue de la poésie italienne. Editions Gallimard (La Pléiade), 1994. Pages 1312-1313.

Trieste. Via San Nicolo 30. Libreria Antiquaria Umberto Saba.

Le voyage (Charles Baudelaire)

Portrait de Baudelaire (Roger Favier) pour l’illustration des Œuvres du poète , Editions Louis Conard 1922.

Composé en février 1859 durant le séjour que Charles Baudelaire fit à Honfleur chez sa mère, Mme Aupick, ce long poème qui clôt l’édition de 1861 (seconde édition) est dédié à son ami Maxime Du Camp (1822–1894) envers qui il avait quelques dettes de reconnaissance. Cette cantate finale reprend tous les thème majeurs des Fleurs du Mal. Elle semble bien la conclusion voulue par le poète pour cette édition et lui donne une unité. Il est ironique de placer ce poème sous l’égide de Maxime Du Camp, chantre inconditionnel du Progrès. Ce dernier, grand voyageur et écrivain bien oublié aujourd’hui, fut l’ami de Gustave Flaubert, de Théophile Gautier et de…Charles Baudelaire.

VII

Amer savoir, celui qu’on tire du voyage !
Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui !

Faut-il partir? rester ? Si tu peux rester, reste ;
Pars, s’il le faut. L’un court, et l’autre se tapit
Pour tromper l’ennemi vigilant et funeste,
Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit,

Comme le Juif errant et comme les apôtres,
À qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
Pour fuir ce rétiaire infâme : il en est d’autres
Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.

Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,
Nous pourrons espérer et crier : En avant !
De même qu’autrefois nous partions pour la Chine,
Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,

Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
Avec le coeur joyeux d’un jeune passager.
Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,
Qui chantent : « Par ici ! vous qui voulez manger

Le Lotus parfumé ! c’est ici qu’on vendange
Les fruits miraculeux dont votre coeur a faim ;
Venez vous enivrer de la douceur étrange
De cette après-midi qui n’a jamais de fin ! »

À l’accent familier nous devinons le spectre ;
Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.
« Pour rafraîchir ton coeur nage vers ton Électre ! »
Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.

VIII

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons !

Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

Les Fleurs du mal.1861.

Maxime Du Camp (Nadar). Années 1860.

Pablo Neruda

Pablo Neruda.

(Merci à Cécile Prévot qui m’a rappelé ce poème)

Flamenco
(Pheinicoprteris Chilensis)
Niño era yo, Pablo Neruda,
vecino del agua en Toltén,
del implacable mar, del río,
del agua encerrada en el lago.
La espesa montaña olorosa
se fotografiaba en las aguas
y el ulmo doble florecía
sobre la selva y en el agua.
Entonces, oh entonces! viví,
honor del tiempo transparente,
la visión de un angel rosado
que traía pausado vuelo.
Era su cuerpo hecho de plumas,
eran de pétalos sus alas,
era una rosa que volaba
dirigiéndose a la dulzura.
Se posó el ángel en el agua
como una nave nacarada
y resplandecía en la luz
el rosal rosa de su cuello.

Abandoné aquellas regiones
me vestí de frac y de hierro,
cambié de idioma y de estatura,
resucité de muchas muertes,
me mordieron muchos dolores,
sin cesar cambié de alegría,
pero en el fondo de mí mismo
como en aquel lago perdido
sigue viviendo la visión
de un ave o ángel indeleble
que transformó la luz del día
con el esplendor de su ser
y su movimiento rosado.

Arte de pájaros. Santiago, Ediciones Sociedad de Amigos del Arte Contemporáneo, 1966.

(…) Mais au fond de moi-même,
comme dans ce lac perdu,
continue à vivre la vision
d’un oiseau ou ange indélébile
que transforme la lumière du jour
avec la splendeur de sa présence
et son rose en mouvement.

Le chanteur chilien Ángel Parra (1943-2017), fils de Violeta Parra, a réalisé un album en 1966 à partir de ce recueil de poèmes.

Le salar d’Atacama est le salar ou dépôt salin le plus grand du Chili (3000 km²). Il est situé à 2305 mètres d’altitude dans la région d’Antofagasta, à 55 km au sud de la ville de San Pedro de Atacama, au pied des hauts volcans Licancabur (5916 m.) et Láscar (5592 m.). La lagune Chaxa est un poumon de vie dans le très hostile salar d’Atacama. Le site a été inscrit en 1996 dans la liste des “zones humides d’importance internationale”. On peut y observer les 3 espèces de flamants de la région.

Lagune Chaxa (Chili).

Louis Brauquier

Louis Brauquier.

(Un grand merci à Pierre Cohen-Bacrie qui m’a rappelé l’existence de ce poète méconnu.)

Louis Brauquier est né le 14 août 1900, rue Sainte-Marthe, à Marseille. Son ami durant toute sa vie sera l’écrivain de la Méditerranée, Gabriel Audisio (1900-1978). Il fait des études de droit et obtiendra sa licence. Commis en douane à dix-huit ans, il passe le concours du commissariat de la Marine marchande pour s’en aller naviguer sur les lignes de la Méditerranée et sur la ligne de l’Extrême-Orient. Membre du personnel des agences extérieures des Messageries Maritimes à partir de 1926, Louis Brauquier sillonne les mers et multiplie les postes, les ports et les poèmes pendant trente-cinq ans. Il se retire à Marseille en 1960, où il poursuit son œuvre de peintre. Il meurt à Paris le 7 septembre 1976, d’une congestion cérébrale, alors qu’il se rendait au chevet de Gabriel Audisio, son ami hospitalisé.

Louis Brauquier visita au Panama le cimetière français de Paraiso près de Panama City où sont enterrés des Français qui construisirent le Canal. Il ressentit « la pudeur d’être vivant ». La plupart des travailleurs enterrés là sont originaires de Martinique et de Guadeloupe. Les simples croix de fonte peintes en blanc ne comportent que des numéros. Il retint le nom de deux jeunes ingénieurs, “morts de la fièvre jaune et du Canal inachevé”. Les historiens estiment aujourd’hui que durant cette période 19 000 à 20 000 travailleurs français ont trouvé la mort sur ce chantier.

Cementerio francés Paraiso.

II

A onze heures du matin
Il fait chaud dans le cimetière
De Panama.

Il y a beaucoup de Français
Cachés sous les pierres tombales,
Dans une écoeurante chaleur.
Ils s’appelaient Ernest, André
Etaient nés à Auch dans le Gers,
A Nomeny, Meurthe et Moselle.

A onze heures du matin
Il fait chaud dans le cimetière
De Panama.
Ils sont tous morts en même temps.
81-85.
Ils sont morts de la fièvre jaune
Et du Canal inachevé

De vieux parents ont dû pleurer
Face à face, à Auch dans le Gers
Á Nomeny, Meurthe-et-Moselle

Bonne épouse, bonne mère
4 novembre 85
Pourquoi venir mourir ici?

C’est dégoûtant cette chaleur,
Il faut laisser la porte ouverte;
On entend les bruits de la rue;
On ne peut pas mourir chez soi,
Et le prêtre qui vous confesse
N’a que des péchés espagnols.

Dans l’épaisseur bleue du matin,
Âmes, je vous rends visite.
Je marche amicalement entre vous,
J’apprends vos noms et je vous offre
De la tendresse, du silence,
La pensée de notre pays
Et la pudeur d’être vivant.

Eau douce pour navires, Gallimard, 1930.

Je connais des îles lointaines.p.210. Editions de la Table Ronde 1994.

Lors de notre voyage en Islande le 28 juin, nous avons visité le village de Fáskrúðsfjörður à l’est de l’île. Le cimetière de Krossar à la sortie du village abrite les tombes de 49 marins français et belges qui perdirent la vie à proximité du fjord. Ce village accueillit des marins français venant pêcher sur les côtes islandaises de 1880 à 1914. Entre 4 000 et 5 000 marins Français pêchaient le cabillaud chaque hiver sur les bancs d’Islande.

Fáskrúðsfjörður (Islande). Cimetière des pêcheurs francais.

Bolivia -Simón Bolívar 1783 – 1830

Lago Titicaca. Caballitos de totora.

Coup d’état militaire en Bolivie le 12 novembre 2019. La droite bourgeoise et raciste revient au pouvoir avec l’aide de l’armée et de la police. Trump, Bolsonaro sont derrière tout cela. Envie de vomir.

Je me souviens de notre voyage dans ce pays magnifique en octobre 2016.

Copacabana – Lac Titicaca – Huatajata – Tiahuanaco – La Paz – Vallée de la Lune – Tarabuco – Potosí – Sucre – Oruro – Desaguadero.

L’indépendance du pays a été obtenue en 1825, grâce aux armées de Bolívar, en hommage duquel la Bolivie prit son nom.

La Paz. Chola.

Samedi 16 octobre (10h-11h). France Culture. Simon Bolivar, encore et toujours. Concordance des Temps de Jean-Noël Jeanneney.

https://www.franceculture.fr/emissions/concordance-des-temps/simon-bolivar-encore-et-toujours

Paris VIII. Cours La Reine. Statue de Simón Bolívar (Emmanuel Frémiet 1824-1910)

Un extrait du poème de Pablo Neruda, Un chant pour Bolivar, est lu par Pierre Constant (Émission “Poèmes du monde” France Culture, 10 juillet 1971).

UN CANTO PARA BOLÍVAR

Padre nuestro que estás en la tierra, en el agua, en el aire
de toda nuestra extensa latitud silenciosa,
todo lleva tu nombre, padre, en nuestra morada:
tu apellido la caña levanta a la dulzura,
el estaño bolívar tiene un fulgor bolívar,
el pájaro bolívar sobre el volcán bolívar,
la patata, el salitre, las sombras especiales,
las corrientes, las vetas de fosfórica piedra,
todo lo nuestro viene de tu vida apagada,
tu herencia fueron ríos, llanuras, campanarios,
tu herencia es el pan nuestro de cada día, padre.

Tu pequeño cadáver de capitán valiente
ha extendido en lo inmenso su metálica forma,
de pronto salen dedos tuyos entre la nieve
y el austral pescador saca a la luz de pronto
tu sonrisa, tu voz palpitando en las redes.
De qué color la rosa que junto a tu alma alcemos?
Roja será la rosa que recuerde tu paso.
Cómo serán las manos que toquen tu ceniza?
Rojas serán las manos que en tu ceniza nacen.
Y cómo es la semilla de tu corazón muerto?
Es roja la semilla de tu corazón vivo.

Por eso es hoy la ronda de manos junto a ti.
Junto a mi mano hay otra y hay otra junto a ella,
y otra más, hasta el fondo del continente oscuro.
Y otra mano que tú no conociste entonces
viene también, Bolívar, a estrechar a la tuya:
de Teruel, de Madrid, del Jarama, del Ebro,
de la cárcel, del aire, de los muertos de España
llega esta mano roja que es hija de la tuya.

Capitán, combatiente, donde una boca
grita libertad, donde un oído escucha,
donde un soldado rojo rompe una frente parda,
donde un laurel de libres brota, donde una nueva
bandera se adorna con la sangre de nuestra insigne aurora,
Bolívar, capitán, se divisa tu rostro.
Otra vez entre pólvora y humo tu espada está naciendo.
Otra vez tu bandera con sangre se ha bordado.
Los malvados atacan tu semilla de nuevo,
clavado en otra cruz está el hijo del hombre.

Pero hacia la esperanza nos conduce tu sombra,
el laurel y la luz de tu ejército rojo
a través de la noche de América con tu mirada mira.
Tus ojos que vigilan más allá de los mares,
más allá de los pueblos oprimidos y heridos,
más allá de las negras ciudades incendiadas,
tu voz nace de nuevo, tu mano otra vez nace:
tu ejército defiende las banderas sagradas:
la Libertad sacude las campanas sangrientas,
y un sonido terrible de dolores precede
la aurora enrojecida por la sangre del hombre.
Libertador, un mundo de paz nació en tus brazos.
La paz, el pan, el trigo de tu sangre nacieron,
de nuestra joven sangre venida de tu sangre
saldrán paz, pan y trigo para el mundo que haremos.

Yo conocí a Bolívar una mañana larga,
en Madrid, en la boca del Quinto Regimiento,
Padre, le dije, eres o no eres o quién eres?
Y mirando el Cuartel de la Montaña, dijo:
“Despierto cada cien años cuando despierta el pueblo”.

Tercera Residencia. (1935-1945). Buenos Aires, Edición Losada, 1947.

Un chant pour Bolivar

Notre Père qui est sur la terre, sur l’eau, sur l’air
de toute notre vaste étendue silencieuse,
tout porte ton nom, père, dans notre demeure:
ton nom incite la canne à sucre à la douceur,
l’étain bolivar a un éclat bolivar,
l’oiseau bolivar sur le volcan bolivar,
la pomme de terre, le salpêtre, les ombres singulières,
les courants, les couches de pierre phosphorique,
tout ce qui est à nous vient de ta vie éteinte,
les fleuves, les plaines, les clochers furent ton héritage,
ton héritage notre pain de chaque jour, père.

Ton petit cadavre de capitaine courageux
a déployé dans l’infini sa forme métallique,
tes doigts surgissent soudain entre la neige
et le pêcheur austral tire tout à coup ton sourire à la lumière,
ta voix palpitante entre ses filets.

De quelle couleur sera la rose qu’auprès de ton âme nous élèverons?
Rouge sera la rose qui rappellera ton passage.
Comment seront les mains qui recueilleront ta cendre?
Rouges seront les mains qui naissent de ta cendre.
Et comment est la graine de ton cœur mort?
Rouge est la graine de ton cœur vivant.

Voilà pourquoi il y a aujourd’hui autour de toi une ronde de mains.
Près de ma main il y en a une autre et il y en a une autre
auprès d’elle,
et une autre encore, jusqu’au fond du continent obscur.
Et une autre main que tu ne connus pas alors
arrive aussi, Bolivar, pour étreindre la tienne:
de Teruel, de Madrid, du Jarama, de l’Èbre,
de la prison, de l’air, des morts de l’Espagne
arrive cette main rouge qui est la fille de la tienne.

Capitaine, combattant, là où une bouche
crie liberté, là où une oreille écoute,
là où un soldat rouge brise un front brun,
là où un laurier d’homme libre surgit, là où un nouveau
drapeau se pare du sang de notre insigne aurore,
Bolivar, capitaine, apparaît ton visage.
Encore une fois entre poudre et fumée ton épée est en train de naître.
Encore une fois ton drapeau s’est brodé de sang.
La perversion attaque à nouveau ta semence,
le fils de l’homme est cloué sur une autre croix.

Mais ton ombre nous conduit vers l’espérance,
le laurier et la lumière de ton armée rouge
regardent par ton regard à travers la nuit d’Amérique.
Tes yeux qui veillent au-delà des mers,
au-delà des peuples opprimés et blessés,
au-delà des noires villes incendiées,
ta voix naît à nouveau, ta main naît une fois encore:
ton armée défend les drapeaux sacrés:
la Liberté agite les cloches sanglantes,
et un son terrible de souffrances précède
l’aurore rougie par le sang de l’homme.
Libérateur, un monde de paix est né dans tes bras.
La paix, le pain, le blé naquirent de ton sang,
de notre jeune sang qui est né de ton sang
surgiront paix, pain, blé pour le monde que nous ferons.

J’ai connu Bolivar par un long matin,
à Madrid, au sein du Cinquième Régiment.
Père, lui dis-je, es-tu ou n’es-tu pas ou qui es-tu?
Et regardant le Cuartel de la Montaña, il dit:
«Je m’éveille tous les cent ans quand le peuple s’éveille.»

Résidence sur la Terre, Traduit de l’espagnol par Guy Suarès. Collection Poésie/Gallimard N° 83 (1972)