Carnets Tome 1 : Mai 1935 – février 1942. Gallimard. Folio n° 5617.
Août 37 Dernier chapitre ? Paris Marseille. La descente vers la Méditerranée. Et il entra dans l’eau et il lava sur sa peau les images noires et grimaçantes qu’y avait laissées le monde. Soudain l’odeur de sa peau renaissait pour lui dans le jeu de ses muscles. Jamais peut-être il n’avait autant senti son accord avec le monde, sa course accordée à celle du soleil. À cette heure où la nuit débordait d’étoiles, ses gestes se dessinaient sur le grand visage muet du ciel. S’il bouge ce bras, il dessine l’espace qui sépare cet astre brillant de celui qui semble disparaître par moments, il entraîne dans son élan des gerbes d’étoiles, des traînes de nuées. Ainsi l’eau du ciel battue par son bras et, autour de lui, la ville comme un manteau de coquillages resplendissants…
Septembre À Marseille, bonheur et tristesse – Tout au bout de moi-même. Ville vivante que j’aime. Mais, en même temps, ce goût amer de solitude.
8 septembre Marseille, chambre d’hôtel. Grosses fleurs jaunes de la tapisserie à fond gris. Géographies de la crasse. Coins gras et boueux derrière le radiateur énorme. Lit à lamelles, commutateur brisé…. Cette sorte de liberté qui vous vient du douteux et de l’interlope.
Lors de la Révolution de 1868 (appelée la Gloriosa, la Revolución de Septiembre ou la Septembrina), le buste de la reine Isabel II fut traîné dans les rues d’Oviedo avec une corde au cou. On le retrouve aujourd’hui dans un patio fleuri de l’Université d’Oviedo, près d’une plaque où figure un poème d’Ángel González (1925-2008) qui m’a fait sourire.
Empleo de la nostalgia
Amo el campus universitario, sin cabras, con muchachas que pax pacem en latín, que meriendan pas pasa pan con chocolate en griego, que saben lenguas vivas y se dejan besar en el crepúsculo (también en las rodillas) y usan la cocacola como anticonceptivo.
Ah las flores marchitas de los libros de texto finalizando el curso deshojadas cuando la primavera se instala en el culto jardín del rectorado por manos todavía adolescentes y roza con sus rosas manchadas de bolígrafo y de tiza el rostro ciego del poeta transustanciándose en un olor agrio a naranjas
Homero
o semen
Todo eso será un día materia de recuerdo y de nostalgia. Volverá, terca, la memoria una vez y otra vez a estos parajes, lo mismo que una abeja da vueltas al perfume de una flor ya arrancada:
inútilmente.
Pero esa luz no se extinguirá nunca: llamas que aún no consumen …ningún presentimiento puede quebrar ]as risas que iluminan las rosas y ]os cuerpos y cuando el llanto llegue como un halo los escombros la descomposición que los preserva entre las sombras puros no prevalecerán serán más ruina absortos en sí mismos y sólo erguidos quedarán intactos todavía más brillantes ignorantes de sí esos gestos de amor… sin ver más nada.
Procedimientos narrativos, La isla de los ratones, Santander, 1972.
Ángel González Muñiz est né le 6 septembre 1925 à Oviedo.
Son enfance est marquée par la mort de son père, professeur de sciences et de pédagogie à l’école normale d’Oviedo en 1927 alors qu’il n’a que dix-huit mois. Sa situation familiale s’aggrave encore lorsque, pendant la Guerre civile espagnole, son frère Manuel est fusillé par les franquistes en novembre 1936. Son autre frère, Pedro, républicain aussi, doit s’exiler. Sa soeur Maruja ne peut plus exercer son métier d’institutrice.
La tuberculose l’empêche de terminer ses études de droit. Il devient ensuite fonctionnaire, puis professeur de littérature espagnole contemporaine aux États-Unis.
il fait partie du groupe de poètes appelé « Génération de 50 » ou « Génération du milieu du siècle » qui compte aussi José Ángel Valente, Jaime Gil de Biedma, Carlos Barral, José Agustín Goytisolo, José Manuel Caballero Bonald, Claudio Rodríguez, Francisco Brines…
En 1985, il reçoit le prix Prince des Asturies de littérature. En janvier 1996, il est élu membre de l’Académie royale espagnole. La même année, il obtient le Prix Reina Sofía de Poésie ibéroaméricaine.
Il meurt le 12 janvier 2008 d’une insuffisance respiratoire à l’âge de 82 ans.
Son ami, le poète Luis García Montero, aujourd’hui directeur de l’Institut Cervantes, a publié en 2008 Mañana no será lo que Dios Quiera, une biographie romancée d’Ángel González à partir des conversations qu’il a eues avec lui à la fin de sa vie.
On peut lire en français Automnes et autres lumières (Otoños y otras luces), poèmes, bilingue français – espagnol, traduction et présentation de Bénédicte Mathios. L’Harmattan, 2013.
Leopoldo Alas est le grand romancier espagnol du XIX e siècle avec Benito Pérez Galdós (1843-1920). Son pseudonyme de journaliste et de critique était Clarín. On a retrouvé 2 300 articles de lui dans les journaux de l’époque.
Il est né le 25 avril 1852 à Zamora (Castilla y León) où son père avait été nommé gouverneur civil («Me nacieron en Zamora», disait-il). Leopoldo Alas obtient une chaire d’Économie Politique et de Statistique à Saragosse en 1882, puis de Droit Romain à Oviedo en 1883. Ce professeur progressiste et sceptique enseignera dans cette ville pendant dix-huit ans. Il est mort le 13 juin 1901.
Son œuvre principale, La Regenta, est un gros roman, publié en deux tomes en 1884 et 1885. L’action se déroule à Vetusta, une ville de province imaginaire qui ressemble beaucoup à Oviedo. Clarín y fait une critique acerbe de la société de la Restauration de la Monarchie d’Alfonso XII (1874), de la corruption politique, de l’inculture sociale et une féroce dénonciation des mœurs cléricales. Lors de sa publication, l’évêque d’Oviedo, Ramón Martínez Vigil, dans son bulletin diocésain d’ avril 1985, accuse l’écrivain de brigandage moral. Il dénonce « un roman saturé d’érotisme, et outrageant pour les pratiques chrétiennes. (« un libro saturado de erotismo, de escarnio a las prácticas cristianas»). L’auteur lui répond : « Mi novela es moral porque es sátira de malas costumbres. » De plus, des habitants de la ville se reconnaissent dans certains personnages du livre et y voient un roman à clef.
Est-ce que la ville, qu’on surnomme parfois “la bien novelada”, lui a pardonné aujourd’hui ces critiques ? Je ne pense pas. On trouve bien depuis 1997 une statue en bronze de La Regenta (Ana Ozores) sur la Place de la Cathédrale. Mais la ville d’Oviedo ne célèbre pas comme il le mérite la mémoire de cet auteur.
Clarín est aussi le père de Leopoldo García-Alas Argüelles (1883-1937), professeur de droit civil et recteur de l’ Université d’ Oviedo. Le 20 février 1937, les putschistes franquistes fusillent cet intellectuel républicain après une parodie de conseil de guerre. « Matan en mí la memoria de mi padre. », aurait-il dit en prison à un ami.
Le 4 mai 1931, le ministre de la Seconde République, Álvaro de Albornoz, inaugure un monument en l’honneur de Clarín dans le grand parc de la ville, El Campo de San Francisco, mais à la fin février 1937 les phalangistes de la ville le détruisent.
En 1953, Le maire franquiste d’Oviedo commande au sculpteur Victor Hevia Granda (1885-1957) un nouveau buste de l’écrivain. Il ne sera installé qu’en 1968. Mais la partie arrière du monument n’a jamais été restaurée. C’était une allégorie du sculpteur Manuel Álvarez Laviada (1892-1958) représentant « La Vérité dépourvue de toute hypocrisie (“La Verdad desprovista de toda Hipocresía”). Elle était représentée par une femme à moitié nue.
Ricardo Labra a publié récemment El caso Alas «Clarín». La memoria y el canon literario.(Colección Luna de abajo Alterna n°7.) qui fait le point sur Clarín et Oviedo.
Les églises préromanes et romanes des Asturies sont magnifiques. Entre le VIIIe et le Xe siècle s’est développé dans ce royaume un art de cour très évolué. Pelayo règne à partir de 718 et meurt à Cangas de Onís en 737. Il a résisté à l’invasion musulmane dans la cordillère Cantabrique. C’est alors que se crée une architecture originale. Elle est encouragée par certains des successeurs de Pelayo comme Alfonso II el Casto (783 et 791-842), Ramiro I (842 – 850) et Alfonso III el Magno (866-910). La cour s’établit d’abord à Cangas de Onís. L’église de la Santa Cruz (737), de transition wisigothique, est construite sur un dolmen. Oviedo devient ensuite la capitale. Les églises San Salvador, San Tirso ( IXesiècle) et San Julián de los Prados ou Santullano (première moitié du IXe siècle) sont de beaux témoignages de cet art. Les sanctuaires de Santa María del Naranco (842) et San Miguel de Lillo (vers 848) qui se trouvent sur le mont Naranco, à 4 kilomètres du centre-ville, présentent la même structure. C’est le cas aussi de San Salvador de Valdediós ( 892), « El Conventín », situé sur la commune de Villaviciosa . Ces églises se caractérisent par les lignes ascendantes de leur construction. Elles adoptent des basiliques latines le plan rectangulaire à trois nefs et narthex, les arcades en plein cintre séparant les nefs, et le vaste transept précédant un chevet tripartite. La décoration intérieure reprend l’usage des fresques et emprunte à l’Orient les motifs des chapiteaux ou jambages de portes (entrelacs, jeux du cirque à San Miguel de Lillo) ou les fenêtres à claustras.
J’ai revu par curiosité en DVD le film de Woody Allen, Vicky Cristina Barcelona sorti en 2008. Ce n’est pas, loin s’en faut, un grand film. Le cinéaste y montre sa fascination pour Barcelone, mais aussi pour Oviedo.
À Barcelone, Vicky et Cristina (Rebecca Hall et Scarlett Johansson), deux Américaines, sont hébergées pour l’été chez de lointains parents de Vicky. Juan Antonio, un peintre (Javier Bardem), leur propose de venir passer un week-end à Oviedo pour visiter la ville et passer du bon temps ensemble. Les deux amies s’envolent avec lui. La situation se complique plus tard quand réapparaît María Elena (Penelope Cruz), l’ex-femme de Juan Antonio, avec laquelle il entretient une relation encore violente après un divorce où elle a manqué de le tuer…
Barcelone joue un rôle central, mais certaines séquences importantes ont été tournées aux Asturies, à Oviedo et à Avilés. Javier Bardem est fasciné par le Christ en majesté (XIIIe siècle) de l’église de San Julián de los Prados. Il les emmène là-bas ainsi qu’à Santa María del Naranco. Dans le film, on voit même la mythique confiserie Camilo de Blas (Calle Jovellanos, 7), fondée en 1914.
La ville d’Oviedo offre au regard du visiteur plus de 100 statues dans ses rues. Woody Allen a aussi la sienne depuis 2003. En 2002, le cinéaste a reçu là le prix Prince des Asturies de la main de celui qui allait devenir roi d’Espagne en 2014, le futur Felipe VI. Il expliquait à l’époque qu’Oviedo était une ville « délicieuse, exotique, belle, propre, agréable, tranquille et piétonne. » («Oviedo es una ciudad deliciosa, exótica, bella, limpia, agradable, tranquila y peatonalizada; es como si no perteneciera a este mundo, como si no existiera… Oviedo es como un cuento de hadas».) Cette phrase figure au pied de la statue. Pourtant, Woody Allen marche les mains dans les poches, sérieux et pensif.
Sources :
Espagne atlantique (Pays basque, Navarre, Cantabrie, Asturies, Galice, La Rioja). Le Guide Vert, 2023. Michelin Éditions.
Vicky Cristina Barcelona. DVD Warner Bros. Entertainment. 97 minutes. Voir la bande-annonce.
Nous avons passé une semaine en Cantabrie et aux Asturies du 10 au 17 juin 2024. Magnifiques paysages de l’Espagne atlantique.
Dernier jour à Santander le 17 juin. Aujourd’hui, je classe mes photos et je pense au poète José Hierro (Quinta del 42). Le monument au poète se trouve sur la promenade de la Baie de Santander, entre le Club Maritime et le monument aux Raqueros.
Les 4 statues en bronze représentent 4 enfants. L’un est debout et regarde l’eau. Deux sont assis. Un plonge dans le port. Elles rendent hommage aux enfants pauvres qui, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, plongeaient dans l’eau froide de l’Atlantique pour récupérer des pièces de monnaie.
Ces vers sont inscrits dans la pierre du monument à José Hierro :
“Si muero, que me pongan desnudo, desnudo junto al mar. Serán las aguas grises mi escudo y no habrá que luchar.”
Junto al mar in Quinta del 42, 1952.
” Si je meurs, mettez-moi à nu, nu à côté de la mer. Les eaux grises seront mon bouclier et je n’aurai pas à lutter “.
Paseo
Sin ternuras, que entre nosotros sin ternuras nos entendemos. Sin hablarnos, que las palabras nos desaroman el secreto. ¡Tantas cosas nos hemos dicho cuando no era posible vernos! ¡Tantas cosas vulgares, tantas cosas prosaicas, tantos ecos desvanecidos en los años, en la oscura entraña del tiempo! Son esas fábulas lejanas en las que ahora no creemos. Es octubre. Anochece. Un banco solitario. Desde él te veo eternamente joven, mientras nosotros nos vamos muriendo. Mil novecientos treinta y ocho. La Magdalena. Soles. Sueños. Mil novecientos treinta y nueve, ¡comenzar a vivir de nuevo! Y luego ya toda la vida. Y los años que no veremos. Y esta gente que va a sus casas, a sus trabajos, a sus sueños. Y amigos nuestros muy queridos, que no entrarán en el invierno. Y todo ahogándonos, borrándonos. Y todo hiriéndonos, rompiéndonos. Así te he visto: sin ternuras, que sin ellas nos entendemos. Pensando en ti como no eres, como tan solo yo te veo. Intermedio prosaico para soñar una tarde de invierno.
Quinta del 42, 1952.
José Hierro est né le 3 avril 1922 à Madrid, mais a passé son enfance et son adolescence à Santander. Il a toujours eu la passion de la mer et a gardé un lien très fort avec sa région d’origine, la Cantabrie. Il doit abandonner ses études au début de la Guerre Civile. Son père, Joaquín Hierro, fonctionnaire du télégraphe, républicain, est emprisonné par les franquistes de 1937 à 1941. Lui-même se retrouve en prison en 1939 pour avoir donné son appui à une organisation d’aide aux prisonniers politiques. Il est jugé deux fois et condamné à douze ans et un jour de réclusion. Il connaîtra les prisons de Madrid (Comendadoras, Torrijos, Porlier), Palencia, Santander, Segovia et Alcalá de Henares. Son expérience poétique part de l’expérience extrême de l’après-guerre civile et de l’enfermement. Ses maîtres sont Lope de Vega, San Juan de la Cruz, Rubén Darío et Juan Ramón Jiménez. Il donnera le prénom de ce dernier à un de ses fils. Il a aussi beaucoup lu les poètes de la Génération de 1927 ainsi que Baudelaire, Mallarmé et Paul Valéry. Á sa sortie de prison le premier janvier 1944, José Hierro occupe de nombreux emplois alimentaires. Il épouse en 1949 María de los Ángeles Torres (décédée le 17 juin 2020). Ils ont eu quatre enfants. Il a obtenu en 1998 Prix Cervantès, le plus prestigieux de la littérature hispanique. Il devient membre de la Real Academia Española en 1999. Son recueil Cuaderno de Nueva York (Le Cahier de New York), publié en 1998 et qui regroupe trente trois poèmes, devient en Espagne un véritable best-seller. Il meurt le 21 décembre 2002 dans un hôpital madrilène à l’âge de 80 ans d’une insuffisance respiratoire. L’oeuvre de José Hierro est peu traduite en français. 1951 Poèmes. Pierre Seghers. Traduction Roger Noël-Mayer. 2014 Tout ce que je sais de moi. Circé. Traduction Emmanuel Le Vagueresse.
Un poème d’Antonio Machado. Nostalgia de Andalucía. Nostalgia de Castilla.
CXXV
En estos campos de la tierra mía, y extranjero en los campos de mi tierra —yo tuve patria donde corre el Duero por entre grises peñas, y fantasmas de viejos encinares, allá en Castilla, mística y guerrera, Castilla la gentil, humilde y brava, Castilla del desdén y de la fuerza—, en estos campos de mi Andalucía, ¡oh tierra en que nací!, cantar quisiera. Tengo recuerdos de mi infancia, tengo imágenes de luz y de palmeras, y en una gloria de oro, de lueñes campanarios con cigüeñas, de ciudades con calles sin mujeres bajo un cielo de añil, plazas desiertas donde crecen naranjos encendidos con sus frutas redondas y bermejas; y en un huerto sombrío, el limonero de ramas polvorientas y pálidos limones amarillos, que el agua clara de la fuente espeja, un aroma de nardos y claveles y un fuerte olor de albahaca y hierbabuena, imágenes de grises olivares bajo un tórrido sol que aturde y ciega, y azules y dispersas serranías con arreboles de una tarde inmensa; mas falta el hilo que el recuerdo anuda al corazón, el ancla en su ribera, o estas memorias no son alma. Tienen, en sus abigarradas vestimentas, señal de ser despojos del recuerdo, la carga bruta que el recuerdo lleva. Un día tornarán, con luz del fondo ungidos, los cuerpos virginales a la orilla vieja.
Lora del Río. 4 de abril de 1913.
CXXV
Dans ces campagnes de mon pays, et étranger dans les campagnes de mon pays – moi j’avais ma patrie là où le Douro coule entre des rochers gris et des fantômes d’anciennes chênaies, là-bas en Castille, mystique et guerrière, noble Castille, humble et sauvage, Castille du mépris et de la force –, dans ces campagnes de mon Andalousie, oh ! terre où je naquis ! je voudrais chanter. J’ai des souvenirs de mon enfance, j’ai des images de lumière et de palmiers, et dans une gloire d’or, de clochers lointains avec des cigognes, de villes avec des rues sans femmes, sous un ciel indigo, de places désertes où poussent des orangers flamboyants avec leurs fruits ronds et vermeils ; et dans un jardin sombre, le citronnier aux branches poussiéreuses et aux pâles citrons jaunes que reflète l’eau claire du bassin, un arôme d’iris et d’œillets et une forte odeur de basilic et de menthe ; des images de grises oliveraies sous un soleil torride qui étourdit et aveugle, et de montagnes bleues et dispersées sous les rougeurs d’un soir immense ; mais il manque le fil qui noue le souvenir au cœur, l’ancre au rivage, ou ces souvenirs ne sont pas de l’âme. Ils ont sous leurs vêtements bigarrés, qui montrent qu’ils sont des dépouilles de la mémoire, la charge brute que le souvenir garde. Un jour imprégnés de la lumière des profondeurs, les corps virginaux s’en reviendront à l’ancien rivage.
Lora del Río. 4 avril 1913.
Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi de Poésies de la guerre. NRF Poésie/Gallimard n°144. 2004. Traduction Sylvie Léger et Bernard Sesé.
Gustavo Adolfo Domínguez Bastida, connu sous le nom de Gustavo Adolfo Bécquer, vient d’une famille de peintres d’origine flamande installée à Séville au XVII ème siècle. Orphelin à onze ans, il eut une vie marquée par la maladie, les déceptions et la pauvreté. Il découvre dans sa jeunesse la poésie dans la bibliothèque de sa marraine. Il fréquente les ateliers de peinture de sa ville où son père José María Domínguez Bécquer (1805-1841) est connu. Son frère, Valeriano Domínguez Bécquer (1833-1870), dont il sera très proche, est aussi peintre. Il arrive à Madrid en 1854 et connaît la misère jusqu’en 1860. C’est à cette période qu’il écrit la plupart des poèmes qui composeront Rimas. En 1861, il se marie et devient journaliste. Il est censeur de romans de 1865 à 1868 et mène alors une vie plus confortable. Son frère Valeriano meurt le 23 septembre 1870. Gustavo Adolfo disparaît le 22 décembre 1870. Il est considéré comme le précurseur de la poésie espagnole contemporaine. Ses oeuvres sont publiées par ses amis en deux tomes après sa mort au cours de l’été 1871. Le recueil Rimas est constitué de 86 poèmes. Il est marqué par la poésie andalouse, les chants populaires, le romantisme (Heine, Hugo, Espronceda, Zorrilla). On retrouve des échos de sa poésie chez Rubén Darío, Antonio Machado, Juan Ramón Jiménez et chez les poètes de la génération de 1927, particulièrement chez Luis Cernuda.
I
Yo sé un himno gigante y extraño que anuncia en la noche del alma una aurora, y estas páginas son de este himno cadencias que el aire dilata en la sombras.
Yo quisiera escribirlo, del hombre domando el rebelde, mezquino idioma, con palabras que fuesen a un tiempo suspiros y risas, colores y notas.
Pero en vano es luchar; que no hay cifra capaz de encerrarle, y apenas ¡oh hermosa! si teniendo en mis manos las tuyas pudiera, al oído, cantártelo a solas.
Rimas.
I
Je sais un hymne géant et étrange Qui annonce dans la nuit de l’âme une aurore, Et ces pages sont de cet hymne Cadences que l’air dilate dans les ombres.
Je voudrais l’écrire, de l’homme Domptant le rebelle et mesquin langage, Avec des paroles qui fussent en un seul temps Soupirs et ris, couleurs et notes.
Mais c’est en vain lutter ; point de chiffre Capable de l’enserrer et c’est à peine – oh belle ! – Si, ayant dans mes mains les tiennes, Je pourrais, à l’oreille, te le chanter dans notre solitude.
Anthologie bilingue de la poésie espagnole. Bibliothèque de la Pléiade. NRF. 1995. Traduction Robert Pingeard.
Volverán las oscuras golondrinas en tu balcón sus nidos a colgar, y, otra vez, con el ala a sus cristales jugando llamarán; pero aquéllas que el vuelo refrenaban tu hermosura y mi dicha al contemplar, aquéllas que aprendieron nuestros nombres… ésas… ¡no volverán!
Volverán las tupidas madreselvas de tu jardín las tapias a escalar, y otra vez a la tarde, aun más hermosas, sus flores se abrirán; pero aquéllas, cuajadas de rocío, cuyas gotas mirábamos temblar y caer, como lágrimas del día… ésas… ¡no volverán!
Volverán del amor en tus oídos las palabras ardientes a sonar; tu corazón, de su profundo sueño tal vez despertará; pero mudo y absorto y de rodillas, como se adora a Dios ante su altar, como yo te he querido…, desengáñate: ¡así no te querrán!
Rimas.
LIII
Les noires hirondelles reviendront Suspendre à ta fenêtre leurs doux nids Et de nouveau, de l’aile, dans leurs jeux, Frapperont à ta vitre. Mais celles qui volaient plus doucement Pour mieux voir ta beauté et mon bonheur, Celles qui surent ton nom et le mien, Non, ne reviendront plus.
Le chèvrefeuille en touffes reviendra Escalader les murs de ton jardin Et de nouveau, le soir, encor plus belles, Les fleurs en écloront. Mais celles dont nous regardions les gouttes De la rosée qui les comblait trembler Et s’écouler comme larmes du jour, Non, ne reviendront plus.
Les accents de l’amour, à tes oreilles, Reviendront faire leur ardent murmure ; De son profond sommeil ton cœur peut-être, Ton cœur s’éveillera. Mais, en suspens, muet, agenouillé, Comme on adore Dieu devant l’autel, Comme je t’ai aimée, détrompe-toi, On ne t’aimera plus.
Anthologie de la poésie espagnole, Stock, 1957. Traduction Mathilde Pomès.
LX
Mi vida es un erial, flor que toco se deshoja; que en mi camino fatal alguien va sembrando el mal para que yo lo recoja.
Rimas.
LX
Ma vie est un désert ; fleur que je touche est fleur qui meurt. Sur mon chemin fatal, quelqu’un sème le mal pour que je le recueille.
Merci à Gio Bonzon de m’avoir rappelé “Mi vida es un erial”,
Vicente Aleixandre est un poète espagnol qui fait partie de la Génération de 1927. Il est né le 26 avril 1898 à Séville, la même année que Federico García Lorca. Il est élevé à Málaga (“la ciudad del paraíso”). Il souffre toute sa vie des conséquences d’une néphrite tuberculeuse. En 1932, il subit une extraction du rein droit. À cause de sa “mauvaise santé de fer”, il sort peu de sa maison de Madrid (Velintonia, 3, aujourd’hui, Vicente Aleixandre), située près de la Cité Universitaire. Tous les artistes qui comptent à cette époque viennent lui rendre visite. À la fin de la Guerre d’Espagne, il reste en Espagne et aide les jeunes poètes de l’après-guerre qui le considèrent comme un maître. Il obtient le Prix Nobel de littérature en 1977. Il meurt à Madrid le 13 décembre 1984. La Asociación de Amigos de Vicente Aleixandre (Velintonia 3) essaie depuis plus de 25 ans de sauver cet endroit de la destruction et de créer une Maison de la Poésie. Est-ce que le nouveau Ministre de la Culture, Ernest Urtasun, sauvera enfin cet endroit ?
Ciudad del paraíso
A mi ciudad de Málaga
Siempre te ven mis ojos, ciudad de mis días marinos. Colgada del imponente monte, apenas detenida en tu vertical caída a las ondas azules, pareces reinar bajo el cielo, sobre las aguas, intermedia en los aires, como si una mano dichosa te hubiera retenido, un momento de gloria, antes de hundirte para siempre en las olas amantes.
Pero tú duras, nunca desciendes, y el mar suspira o brama, por ti, ciudad de mis días alegres, ciudad madre y blanquísma donde viví, y recuerdo, angélica ciudad que, más alta que el mar, presides sus espumas.
Calles apenas, leves, musicales. Jardines donde flores tropicales elevan sus juveniles palmas gruesas. Palmas de luz que sobre las cabezas aladas, mecen el brillo de la brisa y suspenden por un instante labios celestiales que cruzan con destino a las islas remotísimas, mágicas, que allá en el azul índigo, libertadas, navegan.
Allí también viví, allí, ciudad graciosa, ciudad honda. Allí, donde los jóvenes resbalan sobre la piedra amable, y donde las rutilantes paredes besan siempre a quienes siempre cruzan, hervidores, en brillos.
Allí fui conducido por una mano materna. Acaso de una reja florida una guitarra triste cantaba la súbita canción suspendida en el tiempo; quieta la noche, más quieto el amante, bajo la luna eterna que instantánea transcurre.
Un soplo de eternidad pudo destruirte, ciudad prodigiosa, momento que en la mente de un Dios emergiste. Los hombres por un sueño vivieron, no vivieron, eternamente fúlgidos como un soplo divino.
Jardines, flores. Mar alentado como un brazo que anhela a la ciudad voladora entre monte y abismo, blanca en los aires, con calidad de pájaro suspenso que nunca arriba ¡Oh ciudad no en la tierra!
Por aquella mano materna fui llevado ligero por tus calles ingrávidas. Pie desnudo en el día. Pie desnudo en la noche. Luna grande. Sol puro. Allí el cielo eras tú, ciudad que en él morabas. Ciudad que en él volabas con tus alas abiertas.
Sombra del Paraíso (1939-1943), 1944.
Cité du paradis
Á Malaga, ma ville.
Mes yeux toujours te revoient, ville de mes jours marins. Au mont imposant accrochée, ta chute verticale dans les yeux bleues de justesse arrêtée, tu sembles régner sous le ciel, sur les eaux, suspendue dans les airs, comme si une main heureuse t’avait retenue un instant de gloire, avant que tu ne t’enfonces à jamais dans les vagues aimantes.
Mais tu dures et jamais ne descends, la mer soupire ou rugit après toi, cité de mes jours joyeux, cité mère et si blanche où j’ai vécu et que j’évoque, angélique cité qui, dominant la mer, présides ses écumes.
Rues à peine, légères, musicales. Jardins où les fleurs tropicales dressent leurs jeunes, fortes palmes. Palmes de lumière, ailées, qui, sur les têtes bercent l’éclat de la brise et retiennent un instant les célestes lèvres appareillant vers les très lointaines et magiques îles, qui là-bas dans le ciel indigo, naviguent, libérées.
Là aussi j’ai vécu, cité gracieuse, cité profonde. Là où les jeunes gens glissent sur la pierre aimable, où les murs rutilants toujours baisent ceux qui sans cesse passent, murs bouillonnants qui étincellent.
Là me conduisait une main maternelle. D’une grille fleurie une guitare triste peut-être chantait la soudaine chanson suspendue dans le temps ; tranquille était la nuit, et plus encore l’amant sous la lune éternelle qui passe en un instant.
Un souffle d’éternité aura pu te détruire, cité prodigieuse, moment où dans l’esprit d’un Dieu tu émergeas. Les hommes dans le rêve vécurent, ils n’ont pas vécu, éternellement brillants comme un souffle divin.
Jardins, fleurs. Mer respirant comme un bras qui aspire à la ville volant entre abîme et montagne, blanche dans les airs, pareille à l’oiseau en suspens qui jamais ne se pose. Ô cité qui n’es pas de ce monde !
Par cette main maternelle, je fus conduit léger au long de tes rues irréelles. Pieds nus dans le jour. Pieds nus dans la nuit. Lune immense. Soleil pur. Là-bas le ciel c’était toi, ville qu’il abritait. Ô ville qui volais les ailes déployées !
La Maison de l’Amérique Latine (217 Boulevard Saint-Germain. 75007-Paris) rend hommage à Pablo Neruda, 50 ans après sa mort. Un après-midi de rencontres a été organisé le dimanche 24 septembre à la Maison Elsa Triolet-Aragon (Moulin de Villeneuve à Saint-Arnoult-en-Yvelines).
Le 2 octobre 2023, à 19 heures, à la Maison de l’Amérique Latine, aura lieu la présentation du livre Résider sur la terre (Œuvres choisies. Quarto-Gallimard) en compagnie de Patrick Straumann, modérateur, de Stéphanie Decante et Waldo Rojas. Projection de photos tirées du Quarto, et poèmes lus par Jean-Marie Thiédey.
Traduction de l’espagnol (Chili) par Claude Couffon, Stéphanie Decante, Jean-Francis Reille, Waldo Rojas, Bernard Sesé et Sylvie Sesé-Léger. Édition de Stéphanie Decante.
Ce recueil fait de Résidence sur la terre le pivot central de l’œuvre de Neruda. Il retrace la trajectoire poétique et intellectuelle du grand poète chilien, au-delà de sa légende. Le Prix Nobel de Littérature 1971 a participé aux principales mutations artistiques du XX ème siècle. Il fut avant-gardiste, compagnon de route des poètes espagnols de la Génération de 1927 et précurseur de la poésie engagée. Son écriture originelle, son expression dense et sensuelle qui célèbre la matière, tend ensuite à une simplicité marquée par une vision plus grave et ironique. On peut découvrir aussi dans ce livre sa collaboration avec de nombreux artistes (Sergio Larraín, Antonio Quintana, Federico García Lorca, José Venturelli).
J’ai relu Memorial de Isla Negra qui a été publié en 1964. Pablo Neruda avait 60 ans. L’oeuvre est composée de 5 parties : Donde nace la lluvia, La luna en el laberinto. El fuego cruel. el cazador de raíces. Sonata crítica. Il s’agit d’une autobiographie poétique, une oeuvre de maturité où on ressent une certaine désillusion face aux rêves de jeunesse. On y retrouve imbriqués des événements personnels, des souvenirs, des réflexions et la quête des paysages et de la nature du Chili.
La traduction de Claude Couffon date de 1970. On peut aussi la lire dans la Collection Poésie Gallimard n°117. Elle a été légèrement révisée par Stéphanie Decante. J’ai choisi trois poèmes tirés du Quarto Gallimard.
Patagonias
I
Áspero territorio extremo sur del agua : recorri los costados, los pies, los dedos fríos del planeta, desde arriba mirando el duro ceño, tercos montes y nieve abandonada, cúpulas del vacío, viendo, como una cinta que se desenrolla bajo las alas férreas la hostilidad de la naturaleza.
Aquí, cumbres de sombra, ventisqueros, y el infinito orgullo que hace resplandecer las soledades, aquí, en alguna cita con raíces o sólo con el ímpetu del viento debo de haber nacido.
Tengo que ver, tengo deberes puros con esta claridad enmarañada y me pesa el espacio en el pasado como si mi pequeña historia humana se hubiera escrito a golpes en la nieve y ahora yo descubriera mi propio nombre, mi estupor silvestre, la volcánica estatua de la vida.
II
La patria se descubre pétalo a pétalo bajo los harapos porque de tanta soledad el hombre no extrajo flor, ni anillo, ni sombrero : no encontró en estos páramos sino la lengua de los ventisqueros, los dientes de la nieve, la rama turbulenta de los ríos. Pero a mí me sosiegan estos montes, la paz huraña, el cuerpo de la luna repartido como un espejo roto.
Desde arriba acaricio mi propia piel, mis ojos, mi tristeza, y en mi propia extensión veo la sombra : mi propia Patagonia : pertenezco a los ásperos conflictos, de alguna inmensa estrella que cayó derrotándome y sólo soy una raíz herida del torpe territorio : me quemó la ciclónea nieve, las astillas del hielo, la insistencia del viento, la crueldad clara, la noche pura y dura como una espina. Pido a la tierra, al destino, este silencio que me pertenece.
Memorial de Isla negra. Editorial Losada, 1964.
Patagonie
I
Âpre territoire, extrême sud de l’eau : j’ai parcouru les flancs, les pieds, les doigts froids de la planète, de tout là-haut j’ai regardé les durs sourcils froncés, les monts butés, la neige abandonnée, les coupoles du vide. J’ai vu comme un ruban qui se déroule sous les ailes de fer l’hostilité de la nature.
Ici, des cimes d’ombre, des glaciers, et cet orgueil sans fin qui fait briller de tous leurs feux les solitudes, ici, de quelque rendez-vous avec les racines ou de la seule fougue du vent, il me semble que je suis né.
J’ai un lien, j’ai des devoirs purs envers cette clarté aux rais enchevêtrés. L’espace dans le passé me harcèle comme si ma petite histoire humaine par à-coups dans la neige avait été écrite et qu’à présent je découvrais mon propre nom, ma stupeur de forêt, la volcanique statue de la vie.
II
La patrie se découvre pétale à pétale sous les haillons car l’homme n’a extrait d’une aussi grande solitude ni fleur ni anneau ni chapeau : il n’a trouvé sur cette haute nudité que la langue des glaciers, les dents de la neige, la branche turbulente des rivières. Pourtant moi, ils me tranquillisent ces monts et cette paix farouche et la corps de la lune éparpillé comme un miroir brisé.
De tout là-haut je caresse ma propre peau, mes yeux, ma tristesse, et sur ma propre étendue je vois l’ombre : ma propre Patagonie : j’appartiens aux âpres conflits, d’une étoile immense qui en s’abattant me vainquit, je ne suis qu’une racine blessée du territoire maladroit : j’ai senti me brûler la neige cyclonale et les échardes de la glace, l’insistance du vent, la cruauté claire, la nuit limpide et dure comme une épine. Je demande à la terre, au destin, ce silence qui m’appartient.
Memorial d’Isla Negra, 1964. Traduction : Claude Couffon, révisée par Stéphanie Decante. Gallimard, résider sur la terre. Œuvres choisies. Gallimard, Quarto, 2023.
La verdad
Os amo idealismo y realismo, como agua y piedra sois partes del mundo, luz y raíz del árbol de la vida.
No me cierren los ojos aun después de muerto, los necesitaré aún para aprender, para mirar y comprender mi muerte.
Necesita mi boca para cantar después, cuando no exista. Y mi alma y mis manos y mi cuerpo para seguirte amando, amada mía.
Sé que no puede ser, pero esto quise.
Amo lo que no tiene sino sueños.
Tengo un jardín de flores que no existen.
Soy decididamente triangular.
Aún echo de menos mis orejas, pero las enrrollé para dejarlas en un puerto fluvial del interior de la República de Malagueta.
No puedo más con la razón al hombro.
Quiero inventar el mar de cada día.
Vino una vez a verme un gran pintor que pintaba soldados. Todos eran heróicos y el buen hombre los pintaba en el campo de batalla muriéndose de gusto.
También pintaba vacas realistas y eran tan extremadamente vacas que uno se iba poniendo melancólico y dispuesto a rumiar eternamente.
Execración y horror! Leí novelas interminablemente bondadosas y tantos versos sobre el Primero de Mayo que ahora escribo sólo sobre el 2 de ese mes.
Parece ser que el hombre atropella el paisaje y ya la carretera que antes tenía cielo ahora nos agobia con su empecinamiento comercial.
Así suele pasar con la belleza como si no quisiéramos comprarla y la empaquetan a su gusto y modo.
Hay que dejar que baile la belleza con los galanes más inaceptables, entre el día y la noche: no la obliguemos a tomar la píldora de la verdad como una medicina.
Y lo real? También, si duda alguna, pero que nos aumente, que nos alargue, que nos haga fríos, que nos redacte tanto el orden del pan como el del alma.
A susurrar! ordeno al bosque puro, a que diga en secreto su secreto y a la verdad: No te detengas tanto que te endurezcas hasta la mentira.
No soy rector de nada, no dirijo, y por eso atesoro las equivocaciones de mi canto.
Memorial de Isla negra. Editorial Losada, 1964.
La vérité
Idéalisme et réalisme, je vous aime, Comme l’eau et la pierre vous êtes parties du monde, lumière et racine de l’arbre de la vie.
Non, ne me fermez pas les yeux. lorsque j’aurai cessé de vivre, j’en aurai besoin pour apprendre pour regarder et comprendre ma mort.
Il me faut ma bouche pour chanter après qu’elle aura disparu. Et mon âme, et mes mains, mon corps pour continuer à t’aimer, ma douce.
C’est impossible, je le sais, pourtant je l’ai voulu.
J’aime ce qui n’a que des rêves.
J’ai un jardin tout de fleurs qui n’existent pas.
Je suis résolument triangulaire.
Et je regrette encore mes oreilles, mais je les ai enveloppées pour les laisser dans un port, sur un fleuve à l’intérieur de la République de Malagueta.
Je suis las de porter la raison sur l’épaule.
Je veux inventer la mer quotidienne.
Un jour j’ai reçu la visite d’un peintre de talent qui peignait des soldats. Tous étaient des héros et le brave homme les peignait en plein feu sur le champ de bataille mourant comme à plaisir.
Et il peignait aussi des vaches réalistes, si réalistes et si parfaites, si parfaites qu’on se sentait, rien qu’à les voir, mélancolique et prêt à ruminer jusqu’à la fin des siècles.
Horreur et abomination ! J’ai lu des romans-fleuves de bonté et tant de vers à la gloire du Premier Mai que je n’écris plus désormais que sur le Deux du même mois.
Il semble bien que l’homme bouscule fort le paysage et cette route qui avait un ciel auparavant maintenant nous écrase de son entêtement commercial.
Il en va de même avec la beauté, et comme si nous refusions de l’acheter, ils l’emballent à leur goût et à leur mode.
La beauté, laissons-la danser avec ses courtisans les plus inacceptables, entre le plein jour et la nuit ; ne la contraignons pas à avaler comme un médicament la pilule de vérité.
(Et le réel ? Il nous le faut, sans aucun doute, mais que ce soit pour nous grandir, pour nous rendre plus vastes, pour nous faire frémir, pour rédiger ce qui pour nous doit être l’ordre du pain tout autant que l’ordre de l’âme.)
Sussurez ! tel est mon ordre aux forêts pures, qu’elles disent en secret ce qui est leur secret, et à la vérité : Cesse donc de stagner, tu te durcis jusqu’au mensonge. Je ne suis pas recteur, je ne dirige rien, et voilà pourquoi j’accumule les erreurs de mon chant.
Memorial d’Isla Negra, 1964. Traduction : Claude Couffon, révisée par Stéphanie Decante. Gallimard, résider sur la terre. Œuvres choisies. Gallimard, Quarto, 2023.
Tal vez tenemos tiempo
Tal vez tenemos tiempo aún para ser y para ser justos. De una manera transitoria ayer se murió la verdad y aunque lo sabe todo el mundo todo el mundo lo disimula: ninguno le ha mandado flores: ya se murió y no llora nadie.
Tal vez entre olvido y apuro tendremos la oportunidad un poco antes del entierro de nuestra muerte y nuestra vida para salir de calle en calle, de mar en mar, de puerto en puerto, de cordillera en cordillera, y sobre todo de hombre en hombre, a preguntar si la matamos o si la mataron otros, si fueron nuestros enemigos o nuestro amor cometió el crimen, porque ya murió la verdad y ahora podemos ser justos.
Antes debíamos pelear con armas de oscuro calibre y por herirnos olvidamos para qué estabamos peleando.
Nunca se supo de quién era la sangre que nos envolvía, acusábamos sin cesar, sin cesar fuimos acusados, ellos sufrieron, y sufrimos, y cuando ya ganaron ellos y también ganamos nosotros había muerto la verdad de antigüedad o de violencia. Ahora no hay nada que hacer: todos perdimos la batalla.
Por eso pienso que tal vez por fin pudiéramos ser justos o por fin pudiéramos ser: tenemos este último minuto y luego mil años de gloria para no ser y no volver.
Memorial de Isla negra. Editorial Losada, 1964.
Nous avons peut-être le temps
Nous avons peut-être le temps encore d’être, et d’être justes. D’une manière provisoire la vérité est morte hier, cela tout le monde le sait bien que chacun le dissimule : elle n’a point reçu de fleurs : elle est morte et nul ne la pleure.
Entre l’oubli et ce qui presse, un peu avant l’enterrement, nous aurons l’occasion peut-être de notre mort, de notre vie, pour aller d’une rue à l’autre, de mer en mer, de port en port, de cordillère en cordillère, et plus encore, d’homme en homme, demander : « L’avons-nous tuée, nous, ou bien les autres l’ont-ils tuée ? Ce crime a-t-il été commis par notre amour ? Nos ennemis ? Puisque la vérité est morte nous pouvons dès lors être justes.
Car avant nous devions nous battre avec des armes d’obscur calibre : blessés, nous avons oublié le pourquoi de notre combat.
Nous n’avons jamais su à qui était le sang autour de nous, nous avons accusé sans cesse, sans cesse on nous a accusés, ils ont souffert, et nous aussi, mais alors qu’ils avaient gagné, alors que nous avions gagné, la vérité est morte de vieillesse ou de mort violente. Maintenant tout est vain, nous avons tous été vaincus.
Aussi je pense que peut-être nous pourrions enfin être justes ou que nous pourrions enfin être : nous avons cet ultime instant et après, mille années de gloire pour ne pas être ni revenir.
Memorial d’Isla Negra, 1964. Traduction : Claude Couffon, révisée par Stéphanie Decante. Gallimard, résider sur la terre. Œuvres choisies. Gallimard, Quarto, 2023.
Neruda siempre presente. En attendant Nadeau, 23 septembre 2023.
En 1859, Baudelaire qui séjourne chez sa mère, Madame Aupick, à Honfleur rencontre le peintre Eugène Boudin. Celui-ci montre au poète ses études de ciels au pastel. Baudelaire reste ébloui. Il ajoute à son compte-rendu du Salon de 1859 ces lignes :
” Oui, l’imagination fait le paysage. Je comprends qu’un esprit appliqué à prendre des notes ne puisse pas s’abandonner aux prodigieuses rêveries contenues dans les spectacles de la nature présente ; mais pourquoi l’imagination fuit-elle l’atelier du paysagiste ? Peut-être les artistes qui cultivent ce genre se défient-ils beaucoup trop de leur mémoire et adoptent-ils une méthode de copie immédiate qui s’accommode parfaitement à la paresse de leur esprit. S’ils avaient vu comme j’ai vu récemment, chez M. Boudin qui, soit dit en passant, a exposé un fort bon et fort sage tableau (le Pardon de sainte Anne Palud), plusieurs centaines d’études au pastel improvisées en face de la mer et du ciel, ils comprendraient ce qu’ils n’ont pas l’air de comprendre, c’est-à-dire la différence qui sépare une étude d’un tableau. Mais M. Boudin, qui pourrait s’enorgueillir de son dévouement à son art, montre très-modestement sa curieuse collection. Il sait bien qu’il faut que tout cela devienne tableau par le moyen de l’impression poétique rappelée à volonté ; et il n’a pas la prétention de donner ses notes pour des tableaux. Plus tard, sans aucun doute, il nous étalera, dans des peintures achevées, les prodigieuses magies de l’air et de l’eau. Ces études, si rapidement et si fidèlement croquées d’après ce qu’il y a de plus inconstant, de plus insaisissable dans sa force et sa couleur, d’après des vagues et des nuages, portent toujours, écrits en marge, la date, l’heure et le vent ; ainsi par exemple : 8 octobre, midi, vent de Nord-Ouest. Si vous avez eu quelquefois le loisir de faire connaissance avec ces beautés météorologiques, vous pourriez vérifier par mémoire l’exactitude des observations de M. Boudin. La légende cachée avec la main, vous devineriez la saison, l’heure et le vent. Je n’exagère rien. J’ai vu. À la fin, tous ces nuages aux formes fantastiques et lumineuses, ces ténèbres chaotiques, ces immensités vertes et roses suspendues et ajoutées les unes aux autres, ces fournaises béantes, ces firmaments de satin noir ou violet, fripé, roulé ou déchiré, ces horizons en deuil ou ruisselants de métal fondu, toutes ces profondeurs, toutes ces splendeurs me montèrent au cerveau comme une boisson capiteuse ou comme l’éloquence de l’opium. Chose assez curieuse, il ne m’arriva pas une seule fois, devant ces magies liquides ou aériennes, de me plaindre de l’absence de l’homme. Mais je me garde bien de tirer de la plénitude de ma jouissance un conseil pour qui que ce soit, non plus que pour M. Boudin. Le conseil serait trop dangereux. Qu’il se rappelle que l’homme, comme dit Robespierre qui avait soigneusement fait ses humanités, ne voit jamais l’homme sans plaisir ; et, s’il veut gagner un peu de popularité, qu’il se garde bien de croire que le public soit arrivé à un égal enthousiasme pour la solitude. ” (Salon de 1859. Lettres à M. le directeur de la Revue française. VII Le paysage. Baudelaire, Oeuvres complètes II. Bibliothèque de la Pléiade NRF Gallimard. Pages 665-666)
Honfleur. Musée Eugène Boudin. Études de ciels (Eugène Boudin), vers 1854-59. Pastel sur papier. L’ancienne chapelle des sœurs Augustines fait partie depuis 1924 du musée municipal de Honfleur et a été transformée en 1960 en musée Eugène-Boudin. Madame Aupick, la mère du poète, se rendait à la messe dans cette chapelle qui se trouvait très près de son domicile.