Henri Bergson, Le rire. Chapitre III, I.
«Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d’autres forces; et fascinés par l’action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes. Mais de loin en loin, par distraction, la nature suscite des âmes plus détachées de la vie. Je ne parle pas de ce détachement voulu, raisonné, systématique, qui est œuvre de réflexion et de philosophie. Je parle d’un détachement naturel, inné à la structure du sens ou de la conscience, et qui se manifeste tout de suite par une manière virginale, en quelque sorte, de voir, d’entendre ou de penser. Si ce détachement était complet, si l’âme n’adhérait plus à l’action par aucune de ses perceptions, elle serait l’âme d’un artiste comme le monde n’en a point vu encore. Elle excellerait dans tous les arts à la fois, ou plutôt elle les fondrait tous en un seul. Elle apercevrait toutes choses dans leur pureté originelle, aussi bien les formes, les couleurs et les sons du monde matériel que les plus subtils mouvements de la vie intérieure. Mais c’est trop demander à la nature. Pour ceux mêmes d’entre nous qu’elle a faits artistes, c’est accidentellement, et d’un seul côté, qu’elle a soulevé le voile. C’est dans une direction seulement qu’elle a oublié d’attacher la perception au besoin. Et comme chaque direction correspond à ce que nous appelons un sens, c’est par un de ses sens, et par ce sens seulement, que l’artiste est ordinairement voué à l’art. De là, à l’origine, la diversité des arts. De là aussi la spécialité des prédispositions. Celui-là s’attachera aux couleurs et aux formes, et comme il aime la couleur pour la couleur, la forme pour la forme, comme il les perçoit pour elles et non pour lui, c’est la vie intérieure des choses qu’il verra transparaître à travers leurs formes et leurs couleurs. Il la fera entrer peu à peu dans notre perception d’abord déconcertée. Pour un moment au moins, il nous détachera des préjugés de forme et de couleur qui s’interposaient entre notre œil et la réalité. Et il réalisera ainsi la plus haute ambition de l’art, qui est ici de nous révéler la nature. — D’autres se replieront plutôt sur eux-mêmes. Sous les mille actions naissantes qui dessinent au-dehors un sentiment, derrière le mot banal et social qui exprime et recouvre un état d’âme individuel, c’est le sentiment, c’est l’état d’âme qu’ils iront chercher simple et pur. Et pour nous induire à tenter le même effort sur nous-mêmes, ils s’ingénieront à nous faire voir quelque chose de ce qu’ils auront vu: par des arrangements rythmés de mots, qui arrivent ainsi à s’organiser ensemble et à s’animer d’une vie originale, ils nous disent, ou plutôt ils nous suggèrent, des choses que le langage n’était pas fait pour exprimer. — D’autres creuseront plus profondément encore. Sous ces joies et ces tristesses qui peuvent à la rigueur se traduire en paroles, ils saisiront quelque chose qui n’a plus rien de commun avec la parole, certains rythmes de vie et de respiration qui sont plus intérieurs à l’homme que ses sentiments les plus intérieurs, étant la loi vivante, variable avec chaque personne, de sa dépression et de son exaltation, de ses regrets et de ses espérances. En dégageant, en accentuant cette musique, ils l’imposeront à notre attention; ils feront que nous nous y insérerons involontairement nous-mêmes, comme des passants qui entrent dans une danse. Et par là ils nous amèneront à ébranler aussi, tout au fond de nous, quelque chose qui attendait le moment de vibrer. — Ainsi, qu’il soit peinture, sculpture, poésie ou musique, l’art n’a d’autre objet que d’écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même. C’est d’un malentendu sur ce point qu’est né le débat entre le réalisme et l’idéalisme dans l’art. L’art n’est sûrement qu’une vision plus directe de la réalité. Mais cette pureté de perception implique une rupture avec la convention utile, un désintéressement inné et spécialement localisé du sens ou de la conscience, enfin une certaine immatérialité de vie, qui est ce qu’on a toujours appelé de l’idéalisme. De sorte qu’on pourrait dire, sans jouer aucunement sur le sens des mots, que le réalisme est dans l’oeuvre quand l’idéalisme est dans l’âme, et que c’est à force d’idéalité seulement qu’on reprend contact avec la réalité.»
Lettre de Louis Mercier à Jean-Paul Samson
Controverse posthume avec Louis Mercier (Communiste libertaire belge, de son vrai nom Charles Cortvrint, connu aussi comme Charles Ridel 1914-1977). Il donna une interprétation différente des événements décrits par Simone Weil dans sa lettre à Georges Bernanos de 1938, publiée dans Témoins à l’automne 1954. Témoins, 37 Cahiers trimestriels publiés par Jean Paul Samson de 1953 à 1967. Albert Camus et André Prudhommeaux faisaient partie du comité de lecture de cette revue.
Lettre de Louis Mercier.
«Mon cher Samson,
La lettre de Simone Weil à Georges Bernanos valait d’être reproduite. Elle suscite l’inquiétude, remède souverain pour la somnolence des esprits. Elle donne un témoignage direct sur l’expérience espagnole de la défunte. Enfin, elle fournit un exemple intéressant du mécanisme de la pensée chez l’auteur.
Tout admirateur de Simone Weil a tendance à ne tenir compte que d’un moment de son évolution. Celui de l’héritière de la pensée grecque, celui de la syndicaliste, celui de la mystique. Sans doute faudra-t-il un jour enchaîner toutes ces époques, retrouver le mobile commun ou l’angoisse permanente qui en assure l’unité, pour aboutir à la compréhension, donc à la connaissance du penseur. Déjà la lettre montre combien l’observatrice de la guerre civile espagnole que nous présente Gustave Thibon dans la préface de “la Pesanteur et la Grâce” était une combattante volontaire, une milicienne. Pourtant, il est hors de doute que Thibon n’a fait qu’exprimer l’idée de Simone Weil avait d’elle-même, quelques années après son expérience. La lettre à Bernanos, qui doit dater de l’automne 1938 – si l’on prend comme repère l’allusion faite au passage de l’Ebre par les troupes de Yaguë – marque déjà une évolution de Simone Weil par rapport à ce qu’elle pensait et ressentait deux ans plus tôt. En novembre 1936, au moment où elle avait pu tirer les leçons, et de la mentalité des anarchistes de la FAI et de la CNT, et du comportement des combattants étrangers, et de l’atmosphère de la guerre espagnole, Simone Weil continuait à porter – à sa manière, très ostensiblement – les insignes des mouvements libertaires, à s’enrouler autour du cou les grands mouchoirs rouge et noir des miliciens anarchistes. Elle était présente aux meetings de solidarité organisés à Paris pour soutenir la Révolution ibérique. Elle poursuivait son activité de propagandiste en faveur de la République sociale espagnole. Quand la guerre des pauvres contre les riches se transforma en guerre entre puissances totalitaires, nombre de révolutionnaires ouvriers se refusèrent dès lors à y prendre part. Simone Weil fut parmi ceux-là et elle décida de ne plus retourner en Espagne. Mais sa lettre à Bernanos insiste plus particulièrement sur les problèmes de morale que l’atmosphère espagnole avait remis en lumière, et non pas sur l’aspect social de la guerre. C’est le terrain de Bernanos qui est choisi.
La présentation des incidents, faits et événements, correspond-elle à la réalité que Simone Weil a connue lors de son séjour en Espagne? De l’avis des survivants du groupe international de la colonne Durruti auquel elle appartint, non. L’affaire du jeune phalangiste fait prisonnier par les miliciens internationaux lui a été contée par ces miliciens eux-mêmes qui s’indignaient de ce que le jeune homme eût été fusillé à l’arrière, avec l’approbation, dans l’indifférence, ou sur ordre – la précision n’a jamais été obtenue – de l’état-major de la colonne. Les réactions de Simone Weil furent celles des combattants. Mais la recherche d’une parenté avec Bernanos l’incita à généraliser. Il n’est pas question de nier ou de minimiser les horreurs d’une guerre révolutionnaire, ni de dissimuler les instincts de certains miliciens. Ce qui est indispensable, c’est d’établir un tableau complet des sentiments ou des passions qui purent se donner libre cours, et non pas de juger les révolutionnaires en bloc.
Il est exact qu’à Sietamo, des hommes trouvés dans les caves des maisons incendiées et plusieurs fois prises et reprises, furent exécutés par des miliciens espagnols. Là encore, Simone Weil rapporte ce qui lui a été dit par des membres du groupe international. Ce qui n’est pas reproduit, ce sont d’autres témoignages sur certains traits de caractère des miliciens espagnols ou étrangers: la garnison – composée de soldats, de gardes civils et de phalangistes – qui défendait le bourg ne possédait qu’un point d’eau, une fontaine publique exposée aux balles des hommes du groupe international. Le commandement franquiste envoyait donc des femmes à la corvée d’eau, misant sur l’esprit chevaleresque des miliciens, lesquels, effectivement, se refusaient à tirer sur des paysannes. Lors de ces mêmes combats, au cours desquels le groupe international perdit les trois-quarts de ses effectifs, des appels furent lancés aux soldats pour qu’ils rallient la République. Plusieurs dizaines de recrues passèrent dans les rangs confédéraux. À tous il fut donné de choisir entre le travail à l’arrière et l’enrôlement dans les milices, la majorité choisit les rangs du groupe international. Il y eut, certes, dans les centuries, quelques exaltés qui voulurent coller les transfuges au poteau pour venger leurs propres assassinés. Mais les délégués du groupe international menacèrent à leur tour de fusiller ceux qui parlaient d’exécution, et tout s’arrêta là. Le même phénomène se produisit en d’autres endroits, notamment lors des combats de Farlete et sur les contreforts de la sierra de Alcubierre.
Quant à l’opinion exprimée par Simone Weil sur l’absence «d’une force d’âme capable de résister à l’ivresse du meurtre» chez les combattants étrangers, et sur de «paisibles Français qui baignaient avec un visible plaisir dans une atmosphère imprégnée de sang», on peut se demander sur quels exemples assez nombreux et significatifs semblables généralisations peuvent être établies. Pour notre part, nous avons connu des combattants venus en Espagne pour y mourir dignement, en communion avec le grand espoir révolutionnaire. À Gelsa, deux camarades italiens qui avaient toute possibilité de battre en retraite, demeurèrent sur place, non par esprit de sacrifice, mais pour finir avec le sentiment de combattre à poitrine découverte. À Perdiguerra, un volontaire bulgare refusa de suivre les débris du groupe international qui venait d’être écrasé, prétextant qu’il voulait protéger la retraite, mais en réalité pour avoir une mort de libre défi.
Enfin, que les paysans d’Aragon n’aient même pas été «un objet de curiosité» pour les miliciens nous semble une formule bien rapide. Quand nous avancions sur les terres misérables qui sont en bordure de l’Ebre, c’étaient des paysans de la région qui nous servaient de guides, c’étaient des paysans qui nous accueillaient dans les villages conquis, c’étaient des paysans qui se repliaient avec nous. Et quand nous quittâmes Pina, ce furent des paysannes qui vinrent nous remercier de les avoir protégées sans jamais leur avoir fait sentir notre présence. Et le conseiller militaire qui nous guidait alors, un Français qui mourut lui aussi en luttant pour que la misère paysanne disparaisse du sol ibérique, prenait garde, quand des familles paysannes nous accueillaient à leur table, de laisser au père le soin de présider au repas, suivant une coutume qui nous semblait désuète – elle condamnait d’autre part les femmes à manger accroupies près de l’âtre – et que nous respections.
Ces quelques souvenirs, mon cher Samson, d’où l’affection pour Simone Weil sort intacte, mais qui expriment tout autant l’amitié pour ceux qui surent vivre aux dimensions de leur rêve, puisque aussi bien la justice ne change jamais de camp.
16 décembre 1954. ”
Simone Weil – Georges Bernanos
Les menaces de guerre avec l’Allemagne poussèrent Simone Weil vers le pacifisme pur. Elle fut favorable aux accords de Munich en septembre 1938.
Elle révisa également son jugement sur les événements d’Espagne et écrivit à ce sujet une lettre à Georges Bernanos, qui s’était détaché du franquisme par rejet de ses atrocités. La publication de cette lettre dans la revue Témoins de l’automne 1954 devait provoquer une « controverse posthume » avec l’anarchiste Louis Mercier, qui donna une interprétation différente des événements décrits par Simone Weil.
Lettre de Simone Weil à Georges Bernanos, 1938
Monsieur,
Quelque ridicule qu’il y ait à écrire à un écrivain, qui est toujours , par la nature de son métier, inondé de lettres, je ne puis m’empêcher de le faire après avoir lu Les Grands Cimetières sous la lune. Non que ce soit la première fois qu’un livre de vous me touche; le Journal d’un curé de campagne est à mes yeux le plus beau, du moins de ceux que j’ai lus, et véritablement un grand livre. Mais si j’ai pu aimer d’autres de vos livres, je n’avais aucune raison de vous importuner en vous l’écrivant. Pour le dernier, c’est autre chose; j’ai eu une expérience qui répond à la vôtre, quoique bien plus brève, moins profonde, située ailleurs et éprouvée, en apparence – en apparence seulement -, dans un tout autre esprit.
Je ne suis pas catholique, bien que – ce que je vais dire doit sans doute sembler présomptueux à tout catholique, de la part d’un non-catholique mais je ne puis m’exprimer autrement – bien que rien de catholique, rien de chrétien ne m’ait jamais paru étranger. Je me suis dit parfois que si seulement on affichait aux portes des églises que l’entrée est interdite à quiconque jouit d’un revenu supérieur à telle ou telle somme, peu élevée, je me convertirais aussitôt. Depuis l’enfance, mes sympathies se sont tournées vers les groupements qui se réclament des couches méprisées de la hiérarchie sociale, jusqu’à ce que j’ai pris conscience que ces groupements sont de nature à décourager toutes les sympathies. Le dernier qui m’ait inspiré quelque confiance, c’était la CNT espagnole. J’avais un peu voyagé en Espagne – assez peu – avant la guerre civile, mais assez pour ressentir l’amour qu’il est difficile de ne pas éprouver envers ce peuple ; j’avais vu dans le mouvement anarchiste l’expression naturelle de ses grandeurs et de ses tares, de ses aspirations les plus et les moins légitimes. La CNT, la FAI étaient un mélange étonnant, où on admettait n’importe qui, où, par la suite, se coudoyaient l’immoralité, le cynisme, le fanatisme, la cruauté mais aussi l’amour, l’esprit de fraternité, et surtout la revendication de l’honneur si belle chez les hommes humiliés ; il me semblait que ceux qui venaient là animés par un idéal l’emportaient sur ceux que poussait le goût de la violence et du désordre. En juillet 1936, j’étais à Paris, je n’aime pas la guerre ; mais ce qui m’a toujours fait le plus horreur dans la guerre, c’est la situation de ceux qui se trouvent à l’arrière. Quand j’ai compris que, malgré tous mes efforts, je ne pouvais m’empêcher de participer moralement à cette guerre, c’est-à-dire de souhaiter toutes les heures, la victoire des uns, la défaite des autres, je me suis dit que Paris était pour moi l’arrière, et j’ai pris le train pour Barcelone dans l’intention de m’engager. C’était au début d’août 1936.
Un accident m’a fait abréger par force mon séjour en Espagne. J’ai été quelques jours à Barcelone ; puis en pleine campagne aragonaise, au bord de l’Ebre, à une quinzaine de kilomètres de Saragosse, à l’endroit même où récemment les troupes de Yagüe ont passé l’Ebre ; puis dans le palace de Sitgès transformé en hôpital ; puis de nouveau à Barcelone ; en tout à peu près deux mois.
J’ai quitté l’Espagne malgré moi avec l’intention d’y retourner ; par la suite, c’est volontairement que je n’en ai rien fait. Je ne sentais plus aucune nécessité intérieure de participer à une guerre qui n’était plus, comme elle m’avait paru être au début, une guerre de paysans affamés contre les propriétaires terriens et un clergé complice des propriétaires, mais une guerre entre la Russie, l’Allemagne et l’Italie.
J’ai reconnu cette odeur de guerre civile, de sang, et de terreur que dégage votre livre ; je l’avais respirée. Je n’ai rien vu de certaines des histoires que vous racontez, ces meurtres de vieux paysans, ces ballilas faisant courir des vieillards à coups de matraques. Ce que j’ai entendu suffisait pourtant. J’ai failli assister à l’exécution d’un prêtre ; pendant les minutes d’attente, je me demandais si j’allais regarder simplement, ou me faire fusiller moi-même en essayant d’intervenir ; je ne sais pas encore ce que j’aurais fait si un hasard heureux n’avait empêché l’exécution.
Combien d’histoires se pressent sous ma plume… Mais ce serait trop long ; et à quoi bon ? Une seule suffira. J’étais à Sitgès quand sont revenus, vaincus les miliciens de l’expédition de Majorque. Ils avaient été décimés. Sur quarante jeunes garçons partis de Sitgès, neuf étaient morts. On ne le sut qu’au retour des trente et un autres. La nuit même qui suivit, on fit neuf expéditions punitives, on tua neuf fascistes ou soi-disant tels, dans cette petite ville où, en juillet, il ne s’était rien passé. Parmi ces neuf, un boulanger d’une trentaine d’années, dont le crime était, m’a-t’on dit, d’avoir appartenu à la milice des « somaten » ; son vieux père, dont il était le seul enfant et le seul soutien, devint fou. Une autre encore : en Aragon, un petit groupe international de vingt-deux miliciens de tous les pays prit, après un léger engagement, un jeune garçon de quinze ans, qui combattait comme phalangiste. Aussitôt pris, tout tremblant d’avoir vu tuer ses camarades à ses côtés, il dit qu’on l’avait enrôlé de force. On le fouilla, on trouva sur lui une médaille de la Vierge et la carte de phalangiste ; on l’envoya à Durruti, chef de la colonne, qui après lui avoir exposé pendant une heure les beautés de l’idéal anarchiste, lui donna le choix entre mourir et s’enrôler immédiatement dans les rangs de ceux qui l’avaient fait prisonnier, contre ses camarades de la veille. Durruti donna à l’enfant vingt-quatre heures de réflexion ; au bout de vingt-quatre heures, l’enfant dit non et fut fusillé. Durruti était pourtant à certains égards un homme admirable. La mort de ce petit héros n’a jamais cessé de me peser sur la conscience, bien que je ne l’aie apprise qu’après coup. Ceci encore : dans un village que rouges et blancs avaient pris, perdu, repris, reperdu, je ne sais combien de fois, les miliciens rouges, l’ayant repris définitivement, trouvèrent dans les caves une poignée d’êtres hagards, terrifiés et affamés, parmi lesquels trois ou quatre jeunes hommes. Ils raisonnèrent ainsi : si ces jeunes hommes, au lieu d’aller avec nous la dernière fois que nous nous sommes retirés, sont restés et ont attendu les fascistes, c’est qu’ils sont fascistes. Ils les fusillèrent donc immédiatement, puis donnèrent à manger aux autres et se crurent très humains. Une dernière histoire, celle-ci de l’arrière : deux anarchistes me racontèrent une fois comment, avec des camarades, ils avaient pris deux prêtres ; on tua l’un sur place, en présence de l’autre, d’un coup de revolver, puis, on dit à l’autre qu’il pouvait s’en aller. Quand il fut à vingt pas, on l’abattit. Celui qui me racontait l’histoire était très étonné de ne pas me voir rire.
A Barcelone, on tuait en moyenne, sous forme d’expéditions punitives, une cinquantaine d’hommes par nuit. C’était proportionnellement beaucoup moins qu’à Majorque, puisque Barcelone est une ville de près d’un million d’habitants ; d’ailleurs il s’y était déroulé pendant trois jours une bataille de rues meurtrière. Mais les chiffres ne sont peut-être pas l’essentiel en pareille matière. L’essentiel, c’est l’attitude à l’égard du meurtre. Je n’ai jamais vu, ni parmi les Espagnols, ni même parmi les Français venus soit pour se battre, soit pour se promener – ces derniers le plus souvent des intellectuels ternes et inoffensifs – je n’ai jamais vu personne exprimer même dans l’intimité de la répulsion, du dégoût ou seulement de la désapprobation à l’égard du sang inutilement versé. Vous parlez de la peur. Oui, la peur a eu une part dans ces tueries ; mais là où j’étais, je ne lui ai pas vu la part que vous lui attribuez. Des hommes apparemment courageux – au milieu d’un repas plein de camaraderie, racontaient avec un bon sourire fraternel combien ils avaient tué de prêtres ou de « fascistes » – terme très large. J’ai eu le sentiment, pour moi, que lorsque les autorités temporelles et spirituelles ont mis une catégorie d’êtres humains en dehors de ceux dont la vie a un prix, il n’est rien de plus naturel à l’homme que de tuer. Quand on sait qu’il est possible de tuer sans risquer ni châtiment ni le blâme, on tue ; ou du moins on entoure de sourires encourageants ceux qui tuent. Si par hasard on éprouve d’abord un peu de dégoût, on le tait et bientôt on l’étouffe de peur de paraître manquer de virilité. Il y a là un entraînement, une ivresse à laquelle il est impossible de résister sans une force d’âme qu’il me faut bien croire exceptionnelle, puisque je ne l’ai rencontrée nulle part. J’ai rencontré en revanche des Français paisibles, que jusque-là je ne méprisais pas, qui n’auraient pas eu l’idée d’aller eux-mêmes tuer, mais qui baignaient dans cette atmosphère imprégnée de sang avec un visible plaisir. Pour ceux-là je ne pourrai jamais avoir à l’avenir aucune estime.
Une telle atmosphère efface aussitôt le but même de la lutte. Car on ne peut formuler le but qu’en le ramenant au bien public, au bien des hommes – et les hommes sont de nulle valeur. Dans un pays où les pauvres sont, en très grande majorité, des paysans, le mieux-être des paysans doit être un but essentiel pour tout groupement d’extrême gauche ; et cette guerre fut peut-être avant tout, au début, une guerre pour et contre le partage des terres. Eh bien, ces misérables et magnifiques paysans d’Aragon, restés si fiers sous les humiliations, n’étaient même pas pour les miliciens un objet de curiosité. Sans insolences, sans injures, sans brutalité – du moins je n’ai rien vu de tel, et je sais que vol et viol, dans les colonnes anarchistes, étaient passibles de la peine de mort – un abîme séparait les hommes armés de la population désarmée, un abîme tout à fait semblable à celui qui sépare les pauvres et les riches. Cela se sentait à l’attitude toujours un peu humble, soumise, craintive des uns, à l’aisance, la désinvolture, la condescendance des autres.
On part en volontaire, avec des idées de sacrifice, et on tombe dans une guerre qui ressemble à une guerre de mercenaires, avec beaucoup de cruautés en plus et le sens des égards dus à l’ennemi en moins. Je pourrais prolonger indéfiniment de telles réflexions, mais il faut se limiter. Depuis que j’ai été en Espagne, que j’entends, que je lis toutes sortes de considérations sur l’Espagne, je ne puis citer personne, hors vous seul, qui à ma connaissance, ait baigné dans l’atmosphère de la guerre espagnole et y ait résisté. Vous êtes royaliste, disciple de Drumont – que m’importe ? Vous m’êtes plus proche, sans comparaison, que mes camarades de milices d’Aragon – ces camarades que, pourtant, j’aimais.
Ce que vous dites du nationalisme, de la guerre, de la politique extérieure française après la guerre m’est également allé au coeur. J’avais dix ans lors du traité de Versailles. Jusque-là j’avais été patriote avec toute l’exaltation des enfants en période de guerre. La volonté d’humilier l’ennemi vaincu, qui déborda partout à ce moment (et dans les années qui suivirent) d’une manière si répugnante, me guérit une fois pour toutes de ce patriotisme naïf. Les humiliations infligées par mon pays me sont plus douloureuses que celles qu’il peut subir. Je crains de vous avoir importuné par une lettre aussi longue. Il ne me reste qu’à vous exprimer ma vive admiration.
S. WEIL.
Mlle Simone Weil, 3, rue Auguste-Comte, Paris (VIème).
P.s. : C’est machinalement que je vous ai mis mon adresse. Car, d’abord, je pense que vous devez avoir mieux à faire que de répondre aux lettres. Et puis je vais passer un ou deux mois en Italie, où une lettre de vous ne me suivrait peut-être pas sans être arrêtée au passage.
[Simone Weil– « Lettre à Georges Bernanos 1938 » – in ” Bulletin des amis de Georges Bernanos “, repris dans ” Ecrits historiques et politiques “, Gallimard et dans ” Œuvres “, Quarto Gallimard. ]
María Zambrano – Simone Weil
María Zambrano aurait rencontré Simone Weil à Madrid. Pourtant pendant la Guerre Civile, Simone Weil n’est restée en Espagne que du 10 août 1936 au 25 septembre 1936. La philosophe espagnole raconte ainsi leur rencontre.
MARIA ZAMBRANO, CARTAS DE LA PIECE: CORRESPONDENCIA CON AGUSTIN ANDREU 2002 Ed.Pretextos.
Lettre que María Zambrano a adressé le 15 novembre 1974 a Agustín Andreu, jeune théologien (né en 1929) qu’elle avait rencontré à Rome en 1955.
«He estado al borde de preguntarte si has leído a Simone Weil y si la quieres. Yo la amo y Araceli estaba más cerca de ella que yo. Murieron por negarse a tomar alimentos, y medicamentos –en especial Ara–, lo que está escrito en el certificado médico de Simone, en el de Ara no. Pero ya de antes. Si tienes sus libros y no los has leído, lee al menos «Prologue» –segundo Cahier–. Durante media hora estuvimos sentadas en un diván las dos en Madrid. Venía ella del Frente de Aragón. Sí había de ser ella. María Teresa [la mujer de Alberti] nos presentó diciendo: La discípula de Alain, la discípula de Ortega. Tenía el pelo muy negro y crespo, como de alambre, morena de serlo y estar quemada desde adentro. Éramos tímidas. No nos dijimos apenas nada. Ella era, sí, un poco más baja que yo; 1,59 he leído era su talla, la mía un centímetro más y llevaba yo todavía tacones no muy altos. Era muy delgada, como lo había sido yo, y no lo era ya en ese grado. Pero era Ara quien se le emparejaba. Las dos eran de las que dans el salto, como Safo.»
Ce qui est curieux, c’est le lien que María Zambrano établit entre Simone Weil et sa soeur Araceli (Segovia 21-04-1911- La Pièce Jura FR 1972) avec qui elle vécut de 1946 à 1972. Le compagnon d’Araceli, Manuel Muñoz Martínez (1888-1942) , député radical-socialiste de la province de Cádiz, fut arrêté en France par la police militaire allemande le 14 octobre 1940, remis par la Gestapo à la police espagnole et fusillé à Madrid le 1 décembre 1942. Araceli ne s’en remit jamais.
Simone Weil séjourna en Espagne pendant deux mois au cours de l’été 1936. Bien que pacifiste, elle essaiera de s’engager du côté des républicains espagnols, d’abord avec le POUM. Elle rejoindra ensuite les milices anarchistes.
“Attirée en Espagne par la révolution et la lutte antifasciste, Simone Weil arriva à Barcelone le 10 août 1936. Là, elle proposa sans succès ses services au POUM, avant de rejoindre le front d’Aragon avec un groupe de journalistes. À Pina de Ebro, sans doute le 14 août, elle rencontra Ridel et Carpentier, militants de l’Union anarchiste incorporés dans le Groupe international de la colonne Durruti, et s’engagea comme milicienne. Près de quarante ans plus tard, Louis Mercier (Charles Ridel) relata ainsi cet engagement: «Elle porte le fusil, revêt la combinaison de mécanicien qui sert d’uniforme, chausse des espadrilles, se noue le fouloir rouge et noir autour du cou, se coiffe du calot aux mêmes couleurs.[…]. C’est une milicienne qui ne manque pas de courage et qui exige de participer aux missions de reconnaissance. Ce qui ne va pas sans poser quelques problèmes aux animateurs du Groupe international.[…]Simone ne possède aucune notion du maniement des armes ; de plus elle est myope et porte des lunettes à verre épais. Il est question d’abord de lui confier des tâches d’arrière-garde, comme celle de monter une antenne pour les premiers soins, mais elle tempête, insiste pour courir les mêmes risques que les combattants, finit par l’emporter.»
Une semaine plus tard, elle se brûla accidentellement le pied en le posant sur une poêle dans un campement, et fut évacuée sur Sitges, dans un hôpital de campagne. Elle revint en France le 25 septembre.
Dans les mois qui suivirent, elle continua à soutenir activement les révolutionnaires espagnols, portant ostensiblement le foulard rouge et noir dans les meetings.”
(http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article156135, notice WEIL Simone, Adolphine
[Dictionnaire des anarchistes] par Géraldi Leroy, notice adaptée par Guillaume Davranche, version mise en ligne le 12 mars 2014, dernière modification le 4 avril 2018.
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Hegel, Philosophie de l’esprit (1817)
«C’est dans les mots que nous pensons. Nous n’avons conscience de nos pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les différencions de notre intériorité et par suite nous les marquons d’une forme externe, mais d’une forme qui contient aussi le caractère de l’activité interne la plus haute. C’est le son articulé, le mot, qui seul nous offre une existence où l’externe et l’interne sont si intimement unis. Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c’est une tentative insensée. Et il est également absurde de considérer comme un désavantage et comme un défaut de la pensée cette nécessité qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu’il y a de plus haut, c’est l’ineffable. Mais c’est là une opinion superficielle et sans fondement; car, en réalité, l’ineffable, c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot. Ainsi le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie.»
La vida en crisis (1934) (María Zambrano)
“No parece demasiado necesario justificar que creamos estar viviendo en crisis; es ya un lugar común de nuestros días, y como tantos lugares comunes nos hace correr el peligro de que resbalemos sobre él, sin adentrarnos. Mas, si sucede así será tanto como resbalar sobre nuestra propia vida. Y lo grave es que tal cosa: resbalar sobre la propia vida, sin adentrarse en ella, puede ocurrir con suma facilidad. Por eso es necesario que intentemos desentrañar lo que hay dentro de esta realidad a que aludimos al decir crisis. Es necesario. Y sin embargo, no podemos atrevernos a definirla de veras. Sólo nos cabe hacer eso que no resulta fácil confesar que se hace, por el indebido uso de una palabra, que fue en otro tiempo humilde y expresiva como tantas otras. La actividad humana denominada meditación, de humilde expresión que no significa resultado alguno, sino sencillamente una actividad, una actitud casi, muy pegada a la vida de todos los días, pues la meditación no es sino la preocupación un poco domada, que corre sin revolverse por un cierto cauce; una preocupación que se ha fundido con nuestra mente, incrustada en nuestras horas. Y tan pegada a la vida diaria que como ella no tiene término fijo de antemano, que no va a concluir en ninguna obra ni resultado y que sólo se va a justificar modificándose a sí misma,haciéndose paso a paso más transparente, alcanzando mayor claridad. Algo, en fin, parecido a una confesión. Buscamos saber lo que vivimos; como se ha dicho poéticamente «vigilar el sueño».
Vivir en crisis es vivir en inquietud. Mas toda vida se vive en inquietud. Ninguna vida mientras pasa alcanza la quietud y el sosiego por mucho que lo anhele. No será la inquietud simplemente lo que caracterice el vivir en crisis sino, en todo caso, una inquietud determinada, o una inquietud excesiva, más allá o en el límite de lo soportable.
Así parece ser. Si repasamos los títulos de las revistas literarias jóvenes y aun de los libros de Poemas, o de Ensayos de los años que van de 1915 a 1930, la palabra «inquietud» o «inquietudes» es la que con mayor frecuencia aparece. Y sabido es lo delator que resulta el que una palabra sea usada con preferencia en la expresión literaria y más todavía, en la expresión literaria balbuciente.”
María Zambrano Hacia un saber sobre el alma, Alianza Literaria. Madrid 2004.
Benjamin Fondane
Benjamin Fondane (Benjamin Wechsler) est né le 14 novembre 1898 à Iași (Roumanie). Philosophe, poète, réalisateur de cinéma, il est d’origine juive, athée roumain, naturalisé français en 1938. Il s’installe en France en 1923 et écrit en français à partir de 1925. Il rencontre en 1924 son maître, le philosophe russe Léon Chestov et contribue à faire connaître sa pensée en France. Il est mobilisé en 1940. Fait prisonnier, il s’évade. Dénoncé comme juif, il est arrêté le 7 mars 1944 par la police française avec sa sœur Line. Ils sont internés à Drancy. Sa femme, Geneviève Tissier, obtient avec l’aide de Jean Paulhan sa libération. Il la refuse pour ne pas abandonner sa sœur, de nationalité roumaine. Ils sont déportés à Auschwitz le 30 mai dans l’avant dernier convoi, n°75. Il est assassiné le 2 ou le 3 octobre 1944 dans une chambre à gaz du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau.
Benjamin Fontaine a habité 6 rue Rollin à Paris (V ème arrondissement) de1932 à 1944.
La rue est en impasse. Elle est barrée par un haut escalier double de 34 marches qui rejoint la rue Monge. Pascal a vécu au n° 2 de la rue et y est mort. Descartes, âgé, a habité au n°14. L’espace rectangulaire qui précède l’escalier s’appelle depuis 2006 la place Benjamin-Fondane.
On ne peut traverser cette rue sans une certaine émotion.
María Zambrano
María Zambrano est née à Vélez-Málaga le , il y a donc 114 ans. Prix Cervantes 1988.
Quelques aphorismes: “Las grandes verdades no suelen decirse hablando.” “Les grandes vérités n’ont pas coutume d’être dites en parlant.”
“Somos problemas vivientes.” “Nous sommes de vivants problèmes.”
“Lo más noble del hombre es, sin duda, la no resignación ante las cadenas de todas clases de que está rodeado.”
“Al hombre no le basta con vivir y cuando solamente vive, ni vive tan siquiera.” “Il ne suffit pas à l’homme de vivre et, quand il ne fait que vivre, il ne vit même pas.”
“La música cumple, se cumple, y escuchándola nos cumplimos.” “La musique accomplit, s’accomplit, et en l’écoutant, nous nous accomplissons.”
“Todo ver a otro es verse vivir en otro.” “Voir l’autre, c’est se voir vivre dans l’autre.”
“Un secreto siempre es un secreto de amor.” “Un secret est toujours un secret d’amour.”
“Dormir es regresar.” “Dormir c’est retourner.”
“Al elegir, me voy eligiendo.” “En choisissant, je me choisis.”
«La acción de preguntar supone la aparición de la conciencia.»
“Nuestra alma está cruzada por sedimentos de siglos, son más grandes las raíces que las ramas que ven la luz”
«No tener maestro es no tener a quien preguntar y más hondamente todavía, no tener ante quien preguntarse»
«Sólo en soledad se siente la sed de la verdad. Sin embargo, escribir es defender la soledad en la que vivo; un tipo de aislamiento no efectivo, un aislamiento comunicativo»
“Prefiero una libertad peligrosa, a una servidumbre tranquila”
“El filósofo no se contenta con gustar de la vida, sino que quiere penetrar en ella, reduciéndola, haciéndola consciente, transparente a su razón… Filosófico es el preguntar, y poético el hallazgo“.
“La historia no es sino un diálogo, bastante dramático, por cierto, entre el hombre y el universo” «L’histoire n’est qu’un dialogue assez dramatique, certes, entre l’homme et l’univers.»
“Y a las utopías, cuando son de nacimiento, no se las puede discutir aunque uno se rebele contra ellas…”
“Si se hubiera de definir la democracia podría hacerse diciendo que es la sociedad en la cual no sólo es permitido, sino exigido, el ser persona”
“Si l’on devait definir la démocratie on pourrait le faire en disant qu’elle est la société dans laquelle il est non seulement permis, mais exigé d’être une personne.”
“No se pasa de lo posible a lo real, sino de lo imposible a lo verdadero”
“Filosófico es el preguntar, y poético el hallazgo“.
«Philosophique est l’interrogation et poétique la trouvaille.»
“No sé cuándo con exactitud, pero un día, de pronto se despertó en mí ese deseo irresistible de dejarme llevar por el viento como éste hace con las nubes.” Claros del bosque.
María Zambrano Une présence décisive (Emil Cioran)
María Zambrano
Une présence décisive
——————————————————-Dès l’instant qu’une femme se livre à la philosophie, elle devient avantageuse et agressive, et réagit en parvenue. Arrogante et pourtant incertaine, étonnée visiblement, elle n’est pas de toute évidence, dans son élément. Le malaise qu’inspire son cas, comment se fait-il qu’on ne l’éprouve jamais en présence de María Zambrano? Je me suis souvent posé la question, et je crois pouvoir y répondre: María Zambrano n’a pas vendu son âme à l’Idée, elle a sauvegardé son essence unique en mettant l’expérience de l’Insoluble au-dessus de la réflexion sur lui, elle a en somme dépassé la philosophie… N’est vrai, à ses yeux, que ce qui s’arrache aux entraves de l’expression, ou, comme elle le dit magnifiquement, la palabra liberada del lenguaje.
Elle fait partie de ces êtres qu’on regrette de ne rencontrer que trop rarement mais auxquels on ne cesse de penser et qu’on voudrait comprendre ou tout au moins deviner. Un feu intérieur qui se dérobe, une ardeur qui se dissimule sous une résignation ironique: tout débouche chez María Zambrano sur autre chose, tout comporte un ailleurs, tout. Si on peut s’entretenir avec elle de n’importe quoi, on est néanmoins sûr de glisser tôt ou tard vers des interrogations capitales sans suivre nécessairement les méandres du raisonnement. De là un style de conversation nullement marqué par la tare de l’objectivité, et grâce auquel elle vous conduit vers vous-même, vers vos poursuites mal définies, vers vos perplexités virtuelles. Je me rappelle exactement le moment où, au Café de Flore, je pris la décision d’explorer l’Utopie. Sur ce sujet, que nous avions abordé en passant, elle me cita d’Ortega un propos qu’elle commenta avec insistance; – je résolus à l’instant même de m’appesantir sur le regret ou l’attente de l’Âge d’or. C’est ce que je ne manquais pas de faire par la suite avec une curiosité frénétique qui, petit à petit, devait s’épuiser ou plutôt se muer en exaspération. Il n’empêche que des lectures étendues sur deux ou trois ans eurent leur origine dans cet entretien.
Qui, autant qu’elle, a le don, en allant au-devant de votre inquiétude, de votre quête, de laisser tomber le vocable imprévisible et décisif, la réponse aux prolongements subtils? Et c’est pour cela qu’on aimerait la consulter au tournant d’une vie, au seuil d’une conversion, d’une rupture, d’une trahison, à l’heure des confidences ultimes, lourdes et compromettantes, pour qu’elle vous révèle et vous explique à vous-même, pour qu’elle vous dispense en quelque sorte une absolution spéculative, et vous réconcilie tant avec vos impuretés qu’avec vos impasses et vos stupeurs.
Emil Cioran, Exercices d’admiration. Essais et portraits, Gallimard, 1956.
Emil Cioran – 2
Réécouter Les chemins de la connaissance. France Culture 19/12/2016.
Emil Cioran, Aveux et anathèmes. 1987.
“Se débarrasser de la vie, c’est se priver du bonheur de s’en moquer. Unique réponse possible à quelqu’un qui vous annonce son intention d’en finir.”
Emil Cioran, Syllogismes de l’amertume.1952.
“Notre mal étant le mal de l’histoire, de l’éclipse de l’histoire, force nous est de renchérir sur le mot de Valéry, d’en aggraver la portée : nous savons maintenant que la civilisation est mortelle, que nous galopons vers des horizons d’apoplexie, vers les miracles du pire, vers l’âge d’or de l’effroi”
Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, 1934, trad. André Vornic revue par Christiane Frémont, dans Œuvres, (Quarto Gallimard, 1995) p.19
« Pourquoi ne pouvons-nous demeurer enfermés en nous ? Pourquoi poursuivons-nous l’expression et la forme, cherchant à nous vider de tout contenu, à organiser un processus chaotique et rebelle ? Ne serait-il pas plus fécond de nous abandonner à notre fluidité intérieure, sans souci d’objectivation, nous bornant à jouir de tous nos bouillonnements, de toutes nos agitations intimes ? Des vécus multiples et différenciés fusionneraient ainsi pour engendrer une effervescence des plus fécondes, semblable à un raz de marée ou un paroxysme musical. Être plein de soi, non dans le sens de l’orgueil, mais de la richesse, être travaillé par une infinité intérieure et une tension extrême, cela signifie vivre intensément, jusqu’à se sentir mourir de vivre. Si rare est ce sentiment, et si étrange, que nous devrions le vivre avec des cris. Je sens que je devrais mourir de vivre et me demande s’il y a un sens à en rechercher l’explication. Lorsque le passé de l’âme palpite en vous dans une tension infinie, lorsqu’une présence totale actualise des expériences enfouies, qu’un rythme perd son équilibre et son uniformité, alors la mort vous arrache des cimes de la vie, sans qu’on éprouve devant elle cette terreur qui en accompagne la douloureuse obsession. Sentiment analogue à celui des amants lorsque, au comble du bonheur, surgit devant eux, fugitivement mais intensément, l’image de la mort, ou lorsque, aux moments d’incertitude, émerge, dans un amour naissant, la prémonition de la fin ou de l’abandon. »
Emil Cioran, La Chute dans le temps, 1964, in Œuvres, (Quarto Gallimard, 1995), p. 1098
«Pour autant que nous suivons le mouvement spontané de l’esprit et que, par la réflexion, nous nous plaçons à même la vie, nous ne pouvons penser que nous pensons ; dès que nous y songeons, nos idées se combattent et se neutralisent les unes les autres à l’intérieur d’une conscience vide. Cet état de stérilité où nous n’avançons ni ne reculons, ce piétinement exceptionnel est bien celui où nous conduit le doute et qui, à maints égards, s’apparente à la « sécheresse » des mystiques. Nous avions cru toucher au définitif et nous installer dans l’ineffable ; nous sommes précipités dans l’incertain et dévorés par l’insipide. Tout se ravale et s’effrite dans une torsion de l’intellect sur lui-même, dans une stupeur rageuse. Le doute s’abat sur nous comme une calamité ; loin de le choisir, nous y tombons. Et nous avons beau essayer de nous en arracher ou de l’escamoter, lui ne nous perd pas de vue, car il n’est même pas vrai qu’il s’abatte sur nous, il était en nous et nous y étions prédestinés. Personne ne choisit le manque de choix, ni ne s’évertue à opter pour l’absence d’option, vu que rien de ce qui nous touche en profondeur n’est voulu. Libre à nous de nous inventer des tourments ; comme tels, ce ne sont que pose et attitude ; ceux-là seuls comptent qui surgissent de nous malgré nous. Ne vaut que l’inévitable, ce qui relève de nos infirmités et de nos épreuves, de nos impossibilités en somme.»
Emil Cioran, Exercices d’admiration, « Joseph de Maistre », 1986, dans Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2011, p.1131-1132
« Parmi les penseurs qui, tel Nietzsche ou saint Paul, eurent le goût et le génie de la provocation, une place non négligeable revient à Joseph de Maistre. Haussant le moindre problème au niveau du paradoxe et à la dignité du scandale, maniant l’anathème avec une cruauté mêlée de ferveur, il devait créer une œuvre riche en énormités, un système qui ne laisse pas de nous séduire et de nous exaspérer. L’ampleur et l’éloquence de ses hargnes, la passion qu’il a déployée au service de causes indéfendables, son acharnement à légitimer plus d’une injustice, sa prédilection pour la formule meurtrière, en font cet esprit outrancier qui, ne daignant pas persuader l’adversaire, l’écrase d’emblée par l’adjectif. Ses convictions ont une apparence de grande fermeté : aux sollicitations du scepticisme, il sut répondre par l’arrogance de ses préventions, par la véhémence dogmatique de ses mépris. […]
Envions la chance, le privilège qu’il eut de dérouter et ses détracteurs et ses fervents, d’obliger les uns et les autres à se demander : fit-il vraiment l’apologie du bourreau et de la guerre ou se borna-t-il seulement à en reconnaître la nécessité ? dans son réquisitoire contre Port-Royal, exprima-t-il le fond de sa pensée ou céda-t-il simplement à un mouvement d’humeur ? où finit le théoricien, où commence le partisan ? était-ce un cynique, était-ce un emballé, ou ne fut-il rien d’autre qu’un esthète fourvoyé dans le catholicisme ? »
Emil Cioran, Le mauvais démiurge (1969), in Œuvres, (Quarto Gallimard, 1995), pp.1169-1170
«Il est difficile, il est impossible de croire que le dieu bon, le « Père », ait trempé dans le scandale de la création. Tout fait penser qu’il n’y prit aucune part, qu’elle relève d’un dieu sans scrupules, d’un dieu taré. La bonté ne créée pas : elle manque d’imagination ; or, il en faut pour fabriquer un monde, si bâclé soit-il. C’est, à la rigueur, du mélange de la bonté et de la méchanceté que peut surgir un acte ou une œuvre. Ou un univers. En partant du nôtre, il est en tout cas autrement aisé de remonter à un dieu suspect qu’à un dieu honorable.
Le dieu bon, décidément, n’était pas outillé pour créer : il possède tout, sauf la toute-puissance. Grand par ses déficiences (anémie et bonté vont de pair), il est le prototype de l’inefficacité : il ne peut aider personne … Nous ne nous accrochons d’ailleurs à lui que lorsque nous dépouillons notre dimension historique ; dès que nous la réintégrons, il nous est étranger, il nous est incompréhensible : il n’a rien qui fascine, il n’a rien d’un monstre. Et c’est alors que nous nous tournons vers le créateur, dieu inférieur et affairé, instigateur des événements. (…).
Comme le mal préside à tout ce qui est corruptible, autant dire à tout ce qui est vivant, c’est une tentative ridicule que de vouloir démontrer qu’il renferme moins d’être que le bien, ou même qu’il contient aucunement. Ceux qui l’assimilent au néant s’imaginent sauver par là ce pauvre dieu bon. On ne le sauve que si on a le courage de disjoindre sa cause de celle du démiurge. Pour s’y être refusé, le christianisme devait, toute sa carrière durant, s’évertuer à imposer l’inévidence d’un créateur miséricordieux : entreprise désespérée qui a épuisé le christianisme et compromis le dieu qu’il voulait préserver.»