André Schwarz-Bart 1928-2006

André Schwarz-Bart. vers 1959.

J’avais lu, il y a quelques années déjà, Le Dernier des Justes d’André Schwarz-Bart, Prix Goncourt 1959, premier roman français de fiction sur la Shoah.

« …Enfant juif dont les pères furent esclaves sous Pharaon avant de le redevenir sous Hitler » .

Abraham Szwarcbart (André Schwarz-Bart) est né à Metz (Moselle) le 23 mai 1928. Sa famille juive polonaise s’installe en 1924 dans le quartier du Pontiffroy à Metz. André a six frères et une soeur. Son père, Uszer Szwarcbart, a commencé en Pologne des études pour être rabbin, mais l’exil le contraint d’adopter le métier traditionnel de colporteur, requalifié en France sous le titre de «marchand forain». Il se fournit en bas et chaussettes qu’il revend sur les marchés (les foires), souvent avec l’aide d’André qui fait alors l’école buissonnière.

«Quand j’étais enfant, à Metz, l’école communale était le seul lieu où je parlais français. À la maison, nous nous exprimions en yiddish. Pas de livres, pas de musique, sauf les chants de la synagogue, mais c’était la religion pour moi, non la musique. Les livres, la musique appartenaient à mes yeux à un univers dont je ne faisais pas partie.» (Bulletin de l’Éducation nationale, 17/12/59)

Comme toute la population civile de Metz, situé dans un département frontalier, les Juifs sont évacués en avril 1940 et les Szwarcbart arrivent sur l’île d’Oléron (Charente-Maritime). Ils sont envoyés ensuite en Dordogne à St-Paul de Lizonne, à 34 km d’Angoulême. André apprend le métier d’ajusteur.

Son père (42 ans) est déporté par le convoi n° 8 du 20 juillet 1942 d’Angers vers Auschwitz. En avril c’est le tour de Jacob-Jacques (dit Jacky), son frère aîné, arrêté officiellement pour avoir enfreint le couvre-feu, mais aussitôt interné à Poitiers puis à Drancy d’où il est déporté par le convoi n°31 du 11 septembre 1942. Sa mère, (Luise Lubinsky, 40 ans), est déportée par le convoi n°47, en date du 11 février 1943 avec son fils (Bernard, moins d’un an) de Drancy vers Auschwitz. Aucun ne reviendra.

De nationalité française, les autres enfants sont abandonnés à eux-mêmes durant plusieurs mois. André a quatorze ans. Il devient chef de famille et travaille dans les fermes pour nourrir ses frères (Léon, 12 ans, Félix, 10, Armand, 8). C’est alors qu’il cesse de croire en Dieu. En octobre 1943, André entre dans l’Union des Juifs pour la résistance et l’entraide (UJRE), les Jeunesses communistes et en même temps dans la Résistance (FTP-MOI), sous le nom d’André Chabard. Il réussit en novembre 1943 à faire sortir clandestinement ses trois frères du Centre de l’UGIF (Union Générale des israélites de France), l’asile Lamarck de Paris. Ils sont conduits en zone libre, à Lyon, chez leur tante Marie Slenzinski, sœur de Luise. En janvier 1944, c’est sa soeur Marthe, la plus jeune (6 ans), qu’il fait évader d’un autre centre de l’UGIF à Louveciennes . Tous les enfants de ce centre seront arrêtés le 22 juillet 1944 et déportés à Auschwitz.

Le résistant André Schwarz-Bart rejoint le maquis en mai 1944. Il est arrêté et torturé par la Milice à Limoges en mai 1944. Il s’évade en août 1944 et participe à la Libération de Limoges le 21 août. Bien que n’ayant pas encore 17 ans, il continuera à se battre jusqu’à sa blessure lors de l’assaut du fort de la Pointe de Grave le 15 avril 1945. À la fin de la guerre, sa bourse de résistant lui permet d’obtenir le baccalauréat et de commencer des études universitaires de Philosophie à la Sorbonne. Il découvre en 1946 Crime et Châtiment de Dostoïevski et sa vocation d’écrivain.

L’année 1951 marque un tournant pour le jeune communiste. L’Affaire Slansky éclate à Prague, en Tchécoslovaquie. Arrêté en novembre 1951, Rudolph Slansky, secrétaire général du Parti communiste tchécoslovaque fait l’objet d’un procès à grand spectacle. Il est exécuté le 3 décembre 1952 . Onze des quatorze accusés sont d’anciens résistants juifs. Pour André Schwarz-Bart, qui avait cru à l’idéal égalitaire du communisme, la déception est terrible. Il se rapproche alors des Étudiants juifs de France.

Il connaît un grand succès en 1959 avec Le dernier des Justes, transposition littéraire de la Shoah à travers le destin d’une famille juive de la première croisade jusqu’à Auschwitz. En 1961, il épouse Simone Brumant, étudiante guadeloupéenne de dix ans sa cadette. Il s’installe en Guadeloupe et travaille à un cycle romanesque devant couvrir sept volumes qu’il a prévu d’intituler La Mulâtresse Solitude. Il meurt le 30 septembre 2006 à Pointe-à-Pitre. Il est le père de Bernard Schwarz-Bart et de Jacques Schwarz-Bart, saxophoniste de jazz.

J’ai lu ces derniers jours le livre de Nous n’avons pas vu passer les jours de Simone Schwarz-Bart et Yann Plougastel (Grasset, 2019) dont sont tirées la plupart de ces informations. « À sa demande, et contrairement à la tradition juive, son corps a été incinéré, de façon à rejoindre en fumée sa mère, son père, ses deux frères, disparus dans les crématoriums d’Auschwitz.»

Des prénoms peu catholiques

Joaquín Segura Hernández.

Mon oncle Joaquín Segura Hernández (1895-1979), militant socialiste d’Elche (Espagne), baptisa ainsi ses enfants: Jaures, Liebknecht, Hilario, Matteotti, Fraternidad, Estrella, Marxina, Ezequiel.

La poétesse uruguayenne Idea Vilariño (1920-2009) était la fille de Leandro Vilariño (1892-1944), anarchiste et poète. Ses frères s’appelaient Numen (1929-2017), Poema, Azul et Alma.

Le poète surréaliste Benjamin Péret (1899-1959) a eu un fils avec la cantatrice brésilienne Elsie Houston. Il s’appelait Geyser et est né le 31 août 1931 à Rio de Janeiro.

André Breton et Jacqueline Lamba ont eu une fille Aube qui est née le 20 décembre 1935.

Échos d’histoire. Des prénoms peu catholiques.

“Parmi les anarchistes rencontrés ou évoqués par l’historien américain Paul Avrich dans les années 1970 , nombreux sont celles et ceux qui portent de jolis prénoms : Anarchia, Ateo, Athos, Ferrer, Freethought (libre pensée), Hyperion, Ideale, Thoreau, Liber et Liberto et Liberty, Lucifer, Marx, Proudhon, Radium, Revolte, Ribelle, Spartaco, Voltaire et Voltairine, la seule un peu connue.
Le militant anarchiste italien Onofrio Gilioli, établi à Fontenay-sous-Bois, avait quant à lui neuf enfants : Rivoluzio (1903-1937), Libero (1905-1927), Siberia (1908-2005), Equo (Egal, 1910-1997), Scintilla (Etincelle, 1912-2004), Protesta (1916-2006), Sovverte (Subversive, 1920-2004), Ribelle (1923-en vie) et Feconda Vendetta (Vengeance féconde, 1926-2008).

Quant au cousin de Louis Bertoni, Mosè, il quitta la Suisse pour fonder une colonie libertaire au Paraguay, avec semble-t-il ses treize enfants, aux noms patriotiques ou militants : Reto Divicone (selon Divico, chef helvète vaincu par Jules César), Arnold da Winkelried, Werner Stauffacher, Walter Fürst (les « trois Suisses » qui auraient fondé la Confédération en 1291 ou en 1307), Guillermo Tell, Vera Zassulich, Sofia Perovskaja, Elvezia Libera (Libre Helvétie), Linneo (Linné), Aristotele…

L’état civil français peut être frileux. Lorsqu’en 1884 Paule Mink et Maxime Negro voulurent prénommer leur fils Lucifer Blanqui Vercingétorix, sans d’ailleurs le déclarer, ils furent sérieusement tancés par le tribunal civil de Montpellier, qui attribua à l’enfant le prénom de son père et condamna ce dernier aux dépens.
D’autres communes semblent plus ouvertes. Aimé Auguste Barthelemi Charpentier eut trois fils à Paris, tous trois militants anarchistes : Spartacus en 1892, Cyvoct Auguste en 1894 (en l’honneur de Cyvoct), Vindex en 1897, figurant sous ces prénoms à l’état civil. La fille de Jean Baptiste Martenot, Vengeance, est née à Dijon en 1891 et morte à Madagascar en 1973 sous son même prénom. À Vienne (Isère) en 1889, Victor Fages aurait prénommé son fils Spies en l’honneur d’un des martyrs de Chicago de 1887.

Les prénoms commémoratifs peuvent être guerriers, Napoléon ou Vercingétorix ou Joffre, parfois simplement connotés : je me souviens d’une rencontre au CIRA de deux visiteurs nés dans les années 1940, Joseph et Benito… Mais Ferrer Lallemand est né trois ans après l’exécution de Francisco Ferrer, et il y aurait eu une trentaine de garçons nés en France entre 1910 et 1912 à porter ce prénom.

C’est la République qui inspire le plus souvent les parents anticléricaux : on trouve dans le Maitron une vingtaine de Voltaire, une douzaine de Danton, deux Robespierre. Et le Dictionnaire international des militants anarchistes raconte que « Pedro Beltran Wells, dont le véritable nom était Auguste Maximilien Robespierre Audoui, avait appelé son fils Auguste, Voltaire, Platon Audoui et ses trois filles Violette Louise Michel, Aurore et Harmonie ». Le calendrier offre des prénoms chantants : le Maitron connaît une dizaine de Germinal, six Floréal, ainsi que Louis, Marceau, Albert, Fructidor Volat, Albert Messidor Crudenaire, Noël, Prairial, Ferdinand Ducastel (qui avait probablement un frère, Noël Républicain). Pas de prêtres, mais des réjouissances : le fils de Lavalette, né à Genève en 1873, fut « baptisé » au vin blanc, au Temple-Unique, du nom de Louis-Michel, en hommage évidemment à Louise Michel ; et on aurait vu Marguerite Tinayre présider la même année « la cérémonie d’un baptême civil et donner aux nouveau-nés les noms de Danton, de Millière et de Flourens ».

On ne rigole pas toujours avec le calendrier. En 1936, André Prudhommeaux découvre que les mairies détiennent des registres des prénoms autorisés et que « la loi vient même de restreindre notablement le champ des fantaisies individuelles » : pas de prénoms à consonance étrangère, ni de noms de fleurs ou tirés de l’histoire, révolutionnaire ou pas ; « les dérogations admises durant la dernière guerre en faveur de braves imbéciles qui désiraient appeler leur fils Joffre ou leur fille Artillerie-Baïonnette-Victoire ont été abolies par un retour complet à la loi du 1er avril 1803 ». Il s’amuse à citer, dans un article de la petite revue Simplement (« Le monopole des prénoms », n° 31, mai-juin 1936), quelques dizaines de noms absurdes et imprononçables. « Le droit d’ignorer l’État n’existant pas, tout nouveau-né doit être présenté à l’état civil, qui l’enregistre et l’affuble d’un nom, d’une nationalité, d’une famille, à peu près comme on marque les veaux ou les moutons des initiales de leur propriétaire. » Deux ans plus tard, Dori et André pourront quand même appeler leur fille Jenny, peut-être grâce à une mère suisse.

En Espagne, les prénoms républicains ou progressistes (Lénine, Trotsky, Durruti, Libertad…) ou encore catalans fleurissent dans les années trente. Déjà le 26 février 1939, un décret oblige les parents à changer l’état civil de leurs enfants dans les registres, sous peine de leur voir attribuer le nom du saint de leur jour de naissance. C’est la victoire de l’imaginaire national catholique. Les enfants d’Espagnols nés en France prennent leur revanche, ils s’appellent Ideal, Frater, Liberto, Everest, Myrtille ou Amapola, joli coquelicot.

D’autres font d’habiles détournements : les sœurs italiennes Ana et Dina apprirent sur le tard que l’on aurait voulu les prénommer Anarchia et Dinamite… Qui dit mieux ?

P.S. du 26 novembre : Les deux fils d’Auguste Gauvin s’appelaient Platon Démosthène et Lucrèce.”

(Le Maitron. Dictionnaire biographique. Mouvement ouvrier. Mouvement social)

Voltaire – Le fanatisme

Paris. Square Honoré Champion. Statue de Voltaire (Léon Drivier).

Dictionnaire philosophique portatif, 1764.

«Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui a des extases, des visions, qui prend ses songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un fanatique novice qui donne de grandes espérances; il pourra bientôt tuer pour l’amour de Dieu.
Barthélemy Diaz fut un fanatique profès. Il avait à Nuremberg un frère, Jean Diaz, qui n’était encore qu’enthousiaste luthérien, vivement convaincu que le pape est l’Antéchrist, ayant le signe de la bête. Barthélemy, encore plus vivement persuadé que le pape est Dieu en terre, part de Rome pour aller convertir ou tuer son frère: il l’assassine; voilà du parfait: et nous avons ailleurs rendu justice à ce Diaz.
Polyeucte, qui va au temple, dans un jour de solennité, renverser et casser les statues et les ornements, est un fanatique moins horrible que Diaz, mais non moins sot. Les assassins du duc François de Guise, de Guillaume prince d’Orange, du roi Henri III, du roi Henri IV, et de tant d’autres, étaient des énergumènes malades de la même rage que Diaz.
Le plus grand exemple de fanatisme est celui des bourgeois de Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces, la nuit de la Saint-Barthélemy, leurs concitoyens qui n’allaient point à la messe. Guyon, Patouillet, Chaudon, Nonotte, l’ex-jésuite Paulian, ne sont que des fanatiques du coin de la rue, des misérables à qui on ne prend pas garde: mais un jour de Saint-Barthélemy ils feraient de grandes choses.
Il y a des fanatiques de sang-froid: ce sont les juges qui condamnent à la mort ceux qui n’ont d’autre crime que de ne pas penser comme eux; et ces juges-là sont d’autant plus coupables, d’autant plus dignes de l’exécration du genre humain, que, n’étant pas dans un accès de fureur comme les Clément, les Chastel, les Ravaillac, les Damiens, il semble qu’ils pourraient écouter la raison.
Il n’est d’autre remède à cette maladie épidémique que l’esprit philosophique, qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les mœurs des hommes, et qui prévient les accès du mal; car dès que ce mal fait des progrès, il faut fuir et attendre que l’air soit purifié. Les lois et la religion ne suffisent pas contre la peste des âmes; la religion, loin d’être pour elles un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés. Ces misérables ont sans cesse présent à l’esprit l’exemple d’Aod qui assassine le roi Églon; de Judith qui coupe la tête d’Holopherne en couchant avec lui; de Samuel qui hache en morceaux le roi Agag; du prêtre Joad qui assassine sa reine à la porte aux chevaux, etc. Ils ne voient pas que ces exemples, qui sont respectables dans l’Antiquité, sont abominables dans le temps présent: ils puisent leurs fureurs dans la religion même qui les condamne.
Les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage: c’est comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un frénétique. Ces gens-là sont persuadés que l’esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu’ils doivent entendre.
Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant?
Lorsqu’une fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable. J’ai vu des convulsionnaires qui, en parlant des miracles de saint Pâris, s’échauffaient par degrés parmi eux: leurs yeux s’enflammaient, tout leur corps tremblait, la fureur défigurait leur visage, et ils auraient tué quiconque les eût contredits.
Oui, je les ai vus ces convulsionnaires, je les ai vus tendre leurs membres et écumer. Ils criaient: « Il faut du sang.» Ils sont parvenus à faire assassiner leur roi par un laquais, et ils ont fini par ne crier que contre les philosophes.
Ce sont presque toujours les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains ; ils ressemblent à ce Vieux de la montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant-goût, à condition qu’ils iraient assassiner tous ceux qu’il leur nommerait. Il n’y a eu qu’une seule religion dans le monde qui n’ait pas été souillée par le fanatisme, c’est celle des lettrés de la Chine. Les sectes des philosophes étaient non seulement exemptes de cette peste, mais elles en étaient le remède ; car l’effet de la philosophie est de rendre l’âme tranquille, et le fanatisme est incompatible avec la tranquillité. Si notre sainte religion a été si souvent corrompue par cette fureur infernale, c’est à la folie des hommes qu’il faut s’en prendre.»

Arthur Schopenhauer

Arthur Schopenhauer (Angilbert Göbel) 1859. Kassel. Collection d’art d’État.

J’ai un peu de mal à suivre complètement ceux qui critiquent la rentrée littéraire. Cela fait longtemps pourtant que les nouveautés de l’édition française en septembre-octobre ne m’intéressent plus du tout, mais ce texte de Schopenhauer qui s’en prend à “l’écrivaillerie”, les “philosophastres” et les “poétastres” de son époque me paraît tout à fait réjouissant.

«Les journaux littéraires devraient être la digue opposée au gribouillage sans conscience de notre temps et au déluge de plus en plus envahissant des livres inutiles et mauvais. Grâce à un jugement incorruptible, juste et sévère, ils flagelleraient sans pitié chaque bousillage d’un intrus, chaque griffonnage à l’aide duquel le cerveau vide veut venir au secours de la bourse vide, c’est-à-dire au moins les neuf dixièmes des livres, et se mettraient ainsi en travers de l’écrivaillerie et de la filouterie, au lieu de les favoriser par leur infâme tolérance, qui pactise avec l’auteur et l’éditeur, pour voler au public son temps et son argent. En règle générale, les écrivains sont des professeurs ou des littérateurs qui, gagnant peu et étant mal payés, écrivent par besoin d’argent. Or, poursuivant un but commun, ils ont un intérêt commun à s’unir, à se soutenir réciproquement, et chacun chante à l’autre la même chanson. C’est la source de tous les comptes rendus élogieux de mauvais livres qui remplissent les journaux littéraires. Ceux-ci devraient donc porter comme épigraphe: «Vivre et laisser vivre!» (Et le public est assez simple pour lire le nouveau plutôt que le bon). En est-il un seul parmi eux qui puisse se vanter de n’avoir jamais loué l’écrivaillerie la plus nulle, jamais blâmé et ravalé l’excellent, ou, pour en détourner les regards, jamais présenté d’une manière astucieuse celui-ci comme insignifiant? En est-il un seul qui ait toujours fait le choix des extraits consciencieusement d’après l’importance des livres, et non d’après des recommandations de compères, des égards envers confrères, ou même sans que les éditeurs lui aient graissé la patte? Tous ceux qui ne sont pas novices, dès qu’ils voient un livre fortement loué ou blâmé, ne se reportent-ils pas aussitôt presque machinalement au nom de l’éditeur? S’il existait, au contraire, un journal littéraire comme celui que je réclame, la menace du pilori, qui attend infailliblement leur bousillage, paralyserait les doigts, qui lui démangent, de chaque mauvais écrivain, de chaque compilateur sans esprit, de chaque plagiaire des livres d’autrui, de chaque philosophastre creux, incapable et famélique, de chaque poétastre enflé de vanité; et ce serait vraiment pour le salut de la littérature, où le mauvais n’est pas seulement inutile, mais est positivement pernicieux. Or, la majeure partie des livres est mauvaise, et on n’aurait pas dû les écrire; en conséquence, l’éloge devrait être aussi rare que l’est actuellement le blâme, sous l’influence d’égards personnels et de la maxime: Accedas socius, laudes lauderis ut absens. On a absolument tort de vouloir transporter également à la littérature la tolérance qu’on doit nécessairement exercer dans la société, où partout ils grouillent, à l’égard des êtres stupides et sans cervelle. En littérature, ils sont d’éhontés intrus, et y rabaisser le mauvais, c’est un devoir envers le bon; car celui qui ne trouve rien mauvais, ne trouve non plus rien bon. D’une façon générale, la politesse, qui est la conséquence des rapports sociaux, est, en littérature, un élément étranger, souvent très nuisible; car elle exige qu’on fasse bon accueil au mauvais, en allant ainsi juste à l’encontre des fins de la science comme de celles de l’art. Il est vrai qu’un journal littéraire tel que je le réclame ne pourrait être rédigé que par des gens associant une honnêteté incorruptible à des connaissances rares et à une force de jugement plus rare encore. Aussi, l’Allemagne entière pourrait-elle au plus créer un seul journal pareil, qui constituerait alors un juste aréopage, et dont chaque membre serait choisi par tous les autres; tandis que, à présent, les journaux littéraires sont aux mains de corps universitaires, de coteries littéraires, en réalité peut-être même de libraires, qui les exploitent dans l’intérêt de leur commerce, et qu’ils rassemblent quelques mauvaises têtes coalisées contre le succès de ce qui est bon. Il n’y a nulle part plus d’improbité qu’en littérature, Gœthe l’a déjà dit.»

Parerga et Paralipomena. Écrivains et style. 1851.

Francesc Boix

Francesc Boix après la libération du camp de Mauthausen.

Francesc Boix i Campo est né le 31 août 1920 à Barcelone. Il est mort prématurément le 4 juillet 1951 à Paris, sa santé ayant été fragilisée par la déportation. Photographe et républicain espagnol, il s’exile en France en 1939. Il s’engage dans l’armée française en 1940 et est fait prisonnier. Il est déporté au camp de concentration de Mauthausen le 27 janvier 1941. En tant que photographe de métier, il est affecté au service d’identification du camp. Au péril de sa vie, il dérobe plus de 2000 photographies effectuées.
Il témoigne le matin du 28 janvier 1946 au procès de Nuremberg. Il apporte quelques-unes de ces photos, comme preuves accusatrices contre des membres importants du corps militaire du Troisième Reich. Il est enterré au cimetière parisien de Thiais. Le 16 juin 2017, ses restes sont transférés au Père-Lachaise.

Ernst Kaltenbrunner au côté de Himmler lors d’ une visite du Camp de concentration de Mauthausen. Une des photos présentées par Francesc Boix lors du procès de Nuremberg. Kaltenbrunner prétendit qu’il s’agissait d’un montage. Boix sortit alors les négatifs.

Arthur Schopenhauer 1788 – 1860

Portrait de jeunesse de Schopenhauer. 1832.

En 1803, alors âgé de 15 ans, le futur philosophe Schopenhauer, accompagné de ses parents ( Henri Floris Schopenhauer, riche commerçant libéral, et Johanna Schopenhauer, née Trosiener, la “Madame de Staël” allemande ) découvre la vie au cours d’un long voyage à travers l’Europe (mai 1803-septembre 1804). Ils vont séjourner à Bordeaux du 5 février au 24 mars 1804 et fréquenter le monde assez fermé des négociants des Chartrons. Le jeune Arthur va s’intéresser aux fêtes, aux aux jeux d’argent et aux femmes plus qu’aux affaires.

« Par hasard, pendant la dernière semaine que nous passâmes à Bordeaux, se déroula le carnaval qui, cette année, fut moins joyeux que d’ordinaire. M. Lienau nous accompagna à deux bals de souscripteurs, qui constituent l’essentiel du divertissement bordelais en hiver. Le premier était le bal de l’Intendance, qui a lieu dans la ville et qui est fréquenté par les habitants de la ville, par aucun membre de la noblesse. Le local se compose d’une enfilade d’assez grandes pièces mais qui sont mal éclairées, mal meublées et mal décorées. L’assistance se composait de quatre-vingts à quatre vingt-dix personnes. C’est curieux d’y entendre beaucoup parler l’allemand, qui semble vraiment être devenu la langue à la mode. Certes à Bordeaux, beaucoup d’Allemands se sont établis, mais ceux-là précisément ne viennent pas au bal. Á Paris aussi, j’ai remarqué qu’on parlait beaucoup l’allemand, et que beaucoup de Français l’étudiaient sans nécessité particulière.
Le deuxième bal où nous nous rendîmes est le bal de l’hôtel Franklin, souvent appelé bal Anglais, bien qu’on n’y rencontre pas d’Anglais. Le local et la fréquentation de ce bal sont plus élégants qu’au premier; les souscripteurs sont presque tous des habitants des Chartrons, à savoir des marchands, et beaucoup d’étrangers. L’assistance se compose d’environ cent cinquante personnes. On danse dans une salle extrêmement vaste, mais qui manque singulièrement de hauteur de plafond. Outre celle-ci, il y a une salle où l’on joue à l’écarté, le seul jeu du moment en dehors de la bouillotte. L’éclairage de ce bal est bon, mais l’ameublement aussi médiocre que celui de l’Intendance. Je trouve un peu mesquin dans ce genre de bal, qu’on doive s’acquitter sur-le-champ des consommations. Lorsqu’à dix heures et demie nous entrâmes, nous fûmes pratiquement les premiers. Durant les trois derniers jours du carnaval, les masques se promènent dans la rue. Ceci est un grand privilège accordé au peuple mais qui cette fois, mécontent, participa très peu. Le Mardi gras, nous visitâmes les deux mascarades principales. D’abord nous allâmes au Grand-Théâtre. L’entrée de ce bâtiment somptueux étonne, et plus encore en ce jour de fête. De chaque côté de la porte, à l’intérieur, il y a deux escaliers de pierre très beaux, menant à une galerie magnifique, soutenue par des colonnes précieuses, chefs d’oeuvre de l’architecture. Le parvis, les escaliers, la galerie sont illuminés par des éclairages multicolores et remplis par la foule colorée des masques. Celui qui découvre ce spectacle pour la première fois est très surpris. La bâtisse est vraiment très importante. Elle comprend la grande salle de spectacle, une vaste salle de concerts, et peut-être encore six grandes pièces. En dépit de son immensité, il y avait dans tout ce bâtiment, dans loges, dans les couloirs, une foule si pressante qu’il était presque impossible de danser. Comme le prix des entrées (trois livres) était beaucoup trop bas, il en résulta un inévitable brassage des couches de la société, ce qui se décelait surtout à la présence d’une très forte odeur d’ail qui, dans ces régions, est l’apanage des gens du peuple. Cela est fort désagréable, surtout pour l’étranger. Bien qu’en ce jour de fête on voie plus de masques qu’à l’ordinaire, je pouvais compter un masque pour douze personnes non masquées. Parmi tous ces masques, aucun n’était extraordinaire ni original. La principale distraction de la plupart des personnes qui fréquentent ces bals est le jeu. Dans une longue pièce, il y a deux séries de tables qu’on peut louer pour douze livres; à chacune d’elle se trouvent un ou deux Dominos, mais aussi parfois des personnes non travesties, souvent des femmes, qui ont près d’elles un énorme tas de faux louis d’or et qui, en frappant avec des cornets sur la table, incitent les amateurs à jouer aux dés avec elles, pour n’importe quelle somme, ne dépassant toutefois pas un louis d’or. Généralement, elles gagnent, car beaucoup engagent leurs bons louis d’or contre les leurs qui sont faux. Il y a aussi une table de change, où l’on donne cinq mauvais louis d’or pour deux bons. Dans une autre salle, on joue à la roulette.»

Journal de voyage. Mercure de France. 1989. Collection Le Temps retrouvé. Traduction: Didier Raymond.

René Descartes

Amsterdam. Statue de Descartes.

Descartes quitte Paris au printemps de 1629. Il se retire en Hollande et y séjourne vingt ans. Il arrive à à Stockholm en septembre 1649. Mais quelques mois après, le 11 mars 1650, il succombe à la rigueur du climat. Ses restes sont rapportés en France en 1667.

Dans cette lettre du 5 mai 1631, il s’adresse à Jean-Louis Guez de Balzac (1597-1654) et lui vante les mérites d’Amsterdam et de son système politique.

«Monsieur,

J’ai porté ma main contre mes yeux pour voir si je ne dormais point, lorsque j’ai lu dans votre lettre que vous aviez dessein de venir ici; et maintenant encore je n’ose me réjouir autrement de cette nouvelle, que comme si je l’avais seulement songée. Toutefois je ne trouve pas fort étrange qu’un esprit, grand et généreux comme le vôtre, ne se puisse accommoder à ces contraintes serviles, auxquelles on est obligé dans la Cour ; et puisque vous m’assurez tout de bon, que Dieu vous a inspiré de quitter le monde, je croirais pécher contre le Saint-Esprit, si je tâchais à vous détourner d’une si sainte résolution. Même vous devez pardonner à mon zèle, si je vous convie de choisir Amsterdam pour votre retraite et de le préférer, je ne vous dirai pas seulement à tous les couvents des Capucins et des Chartreux, où force honnêtes gens se retirent, mais aussi à toutes les plus belles demeures de France et d’Italie, même à ce célèbre Ermitage dans lequel vous étiez l’année passée. Quelque accomplie que puisse être une maison des champs, il y manque toujours une infinité de commodités, qui ne se trouvent que dans les villes; et la solitude même qu’on y espère ne s’y rencontre jamais toute parfaite. Je veux bien que vous y trouviez un canal, qui fasse rêver les plus grands parleurs, et une vallée si solitaire, qu’elle puisse leur inspirer du transport et de la joie; mais mal aisément se peut-il faire, que vous n’ayez aussi quantité de petits voisins, qui vous vont quelquefois importuner, et de qui les visites sont encore plus incommodes que celles que vous recevez à Paris. Au lieu qu’en cette grande ville où je suis, n’y ayant aucun homme, excepté moi, qui n’exerce la marchandise, chacun y est tellement attentif à son profit, que j’y pourrais demeurer toute ma vie sans être jamais vu de personne.

Je vais me promener tous les jours parmi la confusion d’un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans vos allées, et je n’y considère pas autrement les hommes que j’y vois, que je ferais les arbres qui se rencontrent en vos forêts, ou les animaux qui y paissent. Le bruit même de leur tracas n’interrompt pas plus mes rêveries que ferait celui de quelque ruisseau. Que si je fais quelquefois réflexion sur leurs actions, j’en reçois le même plaisir, que vous feriez de voir les paysans qui cultivent vos campagnes ; car je vois que tout leur travail sert à embellir le lieu de ma demeure, et à faire que je n’y manque d’aucune chose. Que s’il y a du plaisir à voir croître les fruits en vos vergers, et à y être dans l’abondance jusqu’aux yeux, pensez-vous qu’il n’y en ait pas bien autant, à voir venir ici des vaisseaux, qui nous apportent abondamment tout ce que produisent les Indes, et tout ce qu’il y a de rare en Europe? Quel autre lieu pourrait-on choisir au reste du monde, où toutes les commodités de la vie, et toutes les curiosités qui peuvent être souhaitées, soient si faciles à trouver qu’en celui-ci? Quel autre pays, où l’on puisse jouir d’une liberté si entière, où l’on puisse dormir avec moins d’inquiétude, où il y ait toujours des armées sur pied exprès pour nous garder, où les empoisonnements, les trahisons, les calomnies soient moins connus, et où il soit demeuré plus de reste de l’innocence de nos aïeux? Je ne sais comment vous pouvez tant aimer l’air d’Italie, avec lequel on respire si souvent la peste, et où toujours la chaleur du jour est insupportable, la fraîcheur du soir malsaine, et où l’obscurité de la nuit couvre des larcins et des meurtres. Que si vous craignez les hivers du Septentrion, dites-moi quelles ombres, quel éventail, quelles fontaines vous pourraient si bien préserver à Rome des incommodités de la chaleur, comme un poêle et un grand feu vous exempteront ici d’avoir froid. Au reste, je vous dirai que je vous attends avec un petit recueil de rêveries, qui ne vous seront peut-être pas désagréables, et soit que vous veniez, ou que vous ne veniez pas, je serai toujours passionnément, votre dévoué serviteur.»

Cette lettre est antérieure à la publication des grands ouvrages du philosophe. Le Discours sur la méthode paraît en 1637, les Méditations métaphysiques en 1641 et les Principes de philosophie en 1644. Descartes fait référence sans doute à la fin de la lettre à son Traité du Monde et de la Lumière. Il renonce à l’imprimer en apprenant la condamnation de Galilée en 1633. Le livre ne paraîtra qu’en 1664. On peut admirer la prose du penseur et la beauté de son écriture « classique ».

Collection Folio classique n° 6547. Gallimard. 2018.

Paul Klee – Walter Benjamin

Angelus novus .1920 .Jérusalem, Musée d’Israel.

Angelus novus est une aquarelle de Paul Klee qu’il a peinte en 1920. Elle se trouve actuellement au musée d’Israël à Jérusalem.
Le tableau a appartenu au philosophe et critique d’art allemand Walter Benjamin (1892-1940) jusqu’à sa mort. Il en parle dans la neuvième thèse de son essai Sur le concept d’histoire:
«Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès».
Œuvres III. Traduction Maurice de Gandillac. Folio Essais page 434.

Ce texte est publié dès 1942 à Los Angeles par Max Horkheimer, l’un des dirigeants de l’Institut de Recherche sociale, dans un fascicule intitulé En mémoire de Walter Benjamin. En 1947, il est publié en français dans la revue Les Temps modernes.

Le tableau de Pauk Klee est exposé pour la première fois en mai-juin 1920 à la galerie Hans Goltz à Munich. Walter Benjamin l’achète en mai ou au début de 1921 pour 1 000 reichsmarks. Il le met d’abord en dépôt chez son ami Gershom Scholem. En novembre 1921, Scholem expédie l’aquarelle à Berlin, où Benjamin a trouvé un nouvel appartement. En septembre 1933, Benjamin émigre vers Paris et fuit l’Allemagne nazie. Il laisse derrière lui son tableau. Il le récupère en 1935 grâce à des amis. En juin 1940, Benjamin quitte Paris et demande à Georges Bataille de le cacher à la Bibliothèque nationale, rue de Richelieu. Après la guerre, le tableau revient à Theodor W. Adorno qui, selon la volonté de Benjamin, le remet à Gershom Sholem qui vit à Jérusalem en 1945. Les héritiers de celui-ci le lèguent au musée d’Israël.
Walter Benjamin souhaitait, dans les années 1920, fonder une revue intitulée Angelus novus, mais son projet n’aboutit pas.

Cette petite aquarelle est devenue une sorte de symbole de Walter Benjamin lui-même. Je l’ai regardée longtemps à l’exposition Paul Klee l’ironie à l’oeuvre au Centre Pompidou (6 avril-1 aoùt 2016).

Joan Miró disait: « Klee m’a fait sentir qu’en toute expression plastique il y a quelque chose de plus que la peinture-peinture, précisément qu’il faut aller au-delà pour atteindre des zones de plus profonde émotion. »

Une citation de Paul Klee pour finir: «La peinture ne reproduit pas le visible, elle rend visible.»

Paul Klee. Berne, 1911.

David Hume

Portrait de David Hume (Allan Ramsay). 1754. Edimbourg, Galerie nationale d’Écosse.

Enquête sur l’entendement humain. 1748.
Traduction par André Leroy, Aubier-Montaigne 1947, (revue et corrigée par Michelle Beyssade, Garnier-Flammarion 1983, 2006)

SECTION 5
Solutions sceptiques de ces doutes

Première partie

“La passion de la philosophie, comme la passion religieuse, est exposée, semble-t-il à cet inconvénient que, bien qu’elle vise à corriger nos moeurs, et à déraciner nos vices, il se peut qu’elle ne serve, si on la gouverne imprudemment, qu’à encourager une inclination prédominante et à pousser l’esprit, avec une résolution plus déterminée, du côté qui l’attire trop déjà par l’effet des tendances et inclinations de son caractère naturel. Assurément, alors que nous aspirons à la fermeté magnanime de la sagesse philosophique et que nous tentons d’enclore entièrement nos plaisirs dans les limites de notre propre esprit, nous pouvons, en définitive, faire de notre philosophie, à l’instar d’Epictète et des autres Stoïciens, seulement un système plus raffiné d’égoïsme, et nous pouvons nous convaincre par raisonnement de nous dégager de toute vertu aussi bien que de tous les plaisirs de la société. Cependant que nous étudions attentivement la vanité de la vie humaine et que nous tournons nos pensées à considérer la nature creuse et passagère des richesses et des honneurs, nous sommes, peut-être, tout ce temps, en train de flatter notre indolence naturelle qui, par aversion de la précipitation du monde et de l’esclavage des affaires, cherche un semblant de raison pour s’accorder une indulgence pleine et sans contrôle. Il y a pourtant une espèce de philosophie qui semble peu exposée à cet inconvénient parce qu’elle ne soulève aucune passion désordonnée de l’esprit humain et qu’elle ne s’allie à aucune affection ou tendance naturelles, c’est la philosophie académique ou sceptique. Les académiciens parlent toujours de doute et de suspension de jugement, du danger des déterminations hâtives; ils parlent d’enfermer en de très étroites limites les recherches de l’entendement, et de renoncer à toutes les spéculations qui débordent les frontières de la vie et de la pratique courantes. Rien, par suite, ne peut être plus opposé qu’une telle philosophie à l’indolence léthargique de l’esprit, à sa téméraire arrogance, à ses hautaines prétentions et à sa superstitieuse crédulité. Toute passion en est mortifiée, sauf l’amour de la vérité; et cette passion n’est jamais portée, et elle ne peut l’être, à un trop haut degré. Il est donc surprenant que cette philosophie qui, dans presque tous les cas, doit être inoffensive et innocente, soit l’objet de tant de reproches et de désapprobations sans fondement. Mais peut-être, la circonstance même qui la rend aussi innocente est ce qui l’expose surtout à la haine et au ressentiment publics. Parce qu’elle ne flatte aucune passion désordonnée, elle gagne peu de partisans; parce qu’elle s’oppose à tant de vices et de sottises, elle dresse contre elle une multitude d’ennemis qui la stigmatisent comme libertine, profane et irréligieuse.”

Friedrich Nietzsche II

Friedrich Nietzsche (Max Klein 1847-1908) 1901.

Aurore. 1881. Mercure de France 1901. Traduction Henri Albert.

130.
Causes finales? Volonté? – Nous nous sommes habitués à croire à deux royaumes, le royaume des causes finales et de la volonté, et le royaume du hasard. Dans ce dernier royaume, tout est vide de sens, tout s’y passe, va et vient, sans que quelqu’un puisse dire pourquoi, à quoi bon. — Nous craignons ce puissant royaume de la grande bêtise cosmique, car nous apprenons généralement à le connaître lorsqu’il tombe dans l’autre monde, celui des causes finales et des intentions, comme une tuile d’un toit, assommant toujours un quelconque de nos buts sublimes. Cette croyance aux deux royaumes provient d’un vieux romantisme et d’une légende: nous autres nains malins, avec notre volonté et nos causes finales, nous sommes importunés, foulés aux pieds, souvent assommés, par des géants imbéciles, archi-imbéciles: les hasards, — mais malgré tout cela nous n’aimerions pas être privés de l’épouvantable poésie de ce voisinage, car ces monstres surviennent souvent, lorsque l’existence dans la toile d’araignée des causes finales est devenue trop ennuyeuse et trop pusillanime, et ils provoquent une diversion supérieure en déchirant soudain de leurs mains la toile tout entière. — Non que ce soit là l’intention de ces êtres déraisonnables! Ils ne s’en aperçoivent même pas. Mais leurs mains grossièrement osseuses passent à travers la toile comme si c’était de l’air pur. — Les Grecs appelaient Moira ce royaume des impondérables et de la sublime et éternelle étroitesse d’esprit et ils le plaçaient comme un horizon autour de leurs dieux, un horizon hors duquel ceux-ci ne pouvaient ni voir, ni agir. Chez plusieurs peuples cependant, on rencontre une secrète mutinerie contre les dieux: on voulait bien les adorer, mais on gardait contre eux un dernier atout entre les mains; chez les Hindous et les Perses, par exemple, on se les imaginait dépendants du sacrifice des mortels, de sorte que, le cas échéant, les mortels pouvaient laisser mourir les dieux de faim et de soif; chez les Scandinaves, durs et mélancoliques, on se créait, par l’idée d’un futur crépuscule des dieux, la jouissance d’une vengeance silencieuse, en compensation de la crainte perpétuelle que provoquaient les dieux. Il en est autrement du christianisme, dont les idées fondamentales ne sont ni hindoues, ni persanes, ni grecques, ni scandinaves. Le christianisme qui enseigna à adorer, dans la poussière, l’esprit de puissance voulut encore que l’on embrassât la poussière après: il fit comprendre que ce tout-puissant «royaume de la bêtise» n’est pas aussi bête qu’il en a l’air, que c’est au contraire nous qui sommes les imbéciles, nous qui ne nous apercevons pas que, derrière ce royaume, il y a — le bon Dieu, qui jusqu’à présent fut méconnu sous le nom de race de géants ou de Moira, et qui tisse lui-même la toile des causes finales, cette toile plus fine encore que celle de notre intelligence, — en sorte qu’il fallut que notre intelligence la trouvât incompréhensible et même déraisonnable. —Cette légende était un renversement si audacieux et un paradoxe si osé que le monde antique, devenu trop fragile, ne put y résister, tant la chose parut folle et contradictoire; — car, soit dit entre nous, il y avait là une contradiction: si notre raison ne peut pas deviner la raison et les fins de Dieu, comment fit-elle pour deviner la conformation de sa raison, la raison de la raison, et la conformation de la raison de Dieu? — Dans les temps les plus récents, on s’est en effet demandé, avec méfiance, si la tuile qui tombe du toit a été jetée par l’«amour divin» — et les hommes commencent à revenir sur les traces anciennes du romantisme des géants et des nains. Apprenons donc, parce qu’il en est grand temps, que dans notre royaume particulier des causes finales et de la raison ce sont aussi les géants qui gouvernent! Et nos propres toiles sont tout aussi souvent déchirées par nous-mêmes et, tout aussi grossièrement, que par la fameuse tuile. Et n’est pas finalité tout ce que l’on appelle ainsi, et moins encore volonté tout ce qui est ainsi nommé. Et, si vous vouliez conclure: «Il n’y a donc qu’un seul royaume, celui de la bêtise et du hasard?» — il faudrait ajouter: oui, peut-être n’y a-t-il qu’un seul royaume, peut-être n’y a-t-il ni volonté, ni causes finales, et peut-être est-ce nous qui nous les sommes imaginées. Ces mains de fer de la nécessité qui secouent le cornet du hasard continuent leur jeu indéfiniment: il arrivera donc forcément que certains coups ressemblent parfaitement à la finalité et à la sagesse. Peut-être nos actes de volonté, nos causes finales ne sont-ils pas autre chose que de tels coups— et nous sommes seulement trop bornés et trop vaniteux pour comprendre notre extrême étroitesse d’esprit qui ne sait pas que c’est nous-mêmes qui secouons, avec des mains de fer, le cornet des dés, que, dans nos actes les plus intentionnels, nous ne faisons pas autre chose que de jouer le jeu de la nécessité. Peut-être! — Pour aller au-delà de ce peut-être, il faudrait avoir été déjà l’hôte de l’enfer, assis à la table de Perséphone, et avoir parié et joué aux dés avec l’hôtesse elle-même.

Morgenröthe, 1881.