Hommage à la Catalogne (George Orwell) 1938

George Orwell et son fils Richard. 1946.

” Cette guerre, à laquelle j’ai pris une part si inefficace, m’a laissé des souvenirs qui sont pour la plupart de mauvais souvenirs, et cependant je ne puis souhaiter ne pas en avoir été. Quand on a eu un aperçu d’un désastre tel que celui-ci – car, quelle qu’en soit l’issue, cette guerre d’Espagne, de toute manière, se trouvera avoir été un épouvantable désastre, sans même parler du massacre et des souffrances physiques- il n’en résulte pas forcément de la désillusion ou du cynisme. Il est assez curieux que dans son ensemble cette expérience m’ait laissé une foi, pas seulement non diminuée, mais accrue, dans la dignité des êtres humains. Et j’espère que le récit que j’en ai fait n’induit pas trop en erreur. Je crois que devant un événement comme celui-là, personne n’est, ne peut-être, absolument véridique. Il est difficile d’arriver à une certitude à propos de quelque fait que ce soit, à moins d’en avoir été soi-même le témoin oculaire, et, consciemment ou inconsciemment, chacun écrit en partisan. Au cas où je ne vous l’aurais pas déjà dit précédemment au cours de ce livre, je vais vous dire à présent ceci: méfiez-vous de ma partialité, des erreurs sur les faits que j’ai pu commettre, et de la déformation qu’entraîne forcément le fait de n’avoir vu qu’un coin des événements. Et méfiez-vous exactement des mêmes choses en lisant n’importe quel autre livre sur la guerre d’Espagne.”

Barcelona, Plaça George Orwell.

 

María Zambrano

María Zambrano

María Zambrano est née à Vélez-Málaga le  , il y a donc 114 ans.  Prix Cervantes 1988.

Quelques aphorismes:  “Las grandes verdades no suelen decirse hablando.” “Les grandes vérités n’ont pas coutume d’être dites en parlant.”

“Somos problemas vivientes.” “Nous sommes de vivants problèmes.”

“Lo más noble del hombre es, sin duda, la no resignación ante las cadenas de todas clases de que está rodeado.”

“Al hombre no le basta con vivir y cuando solamente vive, ni vive tan siquiera.” “Il ne suffit pas à l’homme de vivre et, quand il ne fait que vivre, il ne vit même pas.”

“La música cumple, se cumple, y escuchándola nos cumplimos.” La musique accomplit, s’accomplit, et en l’écoutant, nous nous accomplissons.”

“Todo ver a otro es verse vivir en otro.” “Voir l’autre, c’est se voir vivre dans l’autre.”

“Un secreto siempre es un secreto de amor.” Un secret est toujours un secret d’amour.”

“Dormir es regresar.” Dormir c’est retourner.”

“Al elegir, me voy eligiendo.” “En choisissant, je me choisis.”

«La acción de preguntar supone la aparición de la conciencia.»

“Nuestra alma está cruzada por sedimentos de siglos, son más grandes las raíces que las ramas que ven la luz”

«No tener maestro es no tener a quien preguntar y más hondamente todavía, no tener ante quien preguntarse»

«Sólo en soledad se siente la sed de la verdad. Sin embargo, escribir es defender la soledad en la que vivo; un tipo de aislamiento no efectivo, un aislamiento comunicativo»

“Prefiero una libertad peligrosa, a una servidumbre tranquila”

“El filósofo no se contenta con gustar de la vida, sino que quiere penetrar en ella, reduciéndola, haciéndola consciente, transparente a su razón… Filosófico es el preguntar, y poético el hallazgo“.

“La historia no es sino un diálogo, bastante dramático, por cierto, entre el hombre y el universo” «L’histoire n’est qu’un dialogue assez dramatique, certes, entre l’homme et l’univers.»

“Y a las utopías, cuando son de nacimiento, no se las puede discutir aunque uno se rebele contra ellas…”

“Si se hubiera de definir la democracia podría hacerse diciendo que es la sociedad en la cual no sólo es permitido, sino exigido, el ser persona”
“Si l’on devait definir la démocratie on pourrait le faire en disant qu’elle est la société dans laquelle il est non seulement permis, mais exigé d’être une personne.”

“No se pasa de lo posible a lo real, sino de lo imposible a lo verdadero”

“Filosófico es el preguntar, y poético el hallazgo“.
«Philosophique est l’interrogation et poétique la trouvaille.»

“No sé cuándo con exactitud, pero un día, de pronto se despertó en mí ese deseo irresistible de dejarme llevar por el viento como éste hace con las nubes.” Claros del bosque.

 

María Zambrano Une présence décisive (Emil Cioran)

Maía Zambrano (1904-1991). Premio Cervantes 1988.

María Zambrano

                                                                                          Une présence décisive

——————————————————-Dès l’instant qu’une femme se livre à la philosophie, elle devient avantageuse et agressive, et réagit en parvenue. Arrogante et pourtant incertaine, étonnée visiblement, elle n’est pas de toute évidence, dans son élément. Le malaise qu’inspire son cas, comment se fait-il qu’on ne l’éprouve jamais en présence de María Zambrano? Je me suis souvent posé la question, et je crois pouvoir y répondre: María Zambrano n’a pas vendu son âme à l’Idée, elle a sauvegardé son essence unique en mettant l’expérience de l’Insoluble au-dessus de la réflexion sur lui, elle a en somme dépassé la philosophie… N’est vrai, à ses yeux, que ce qui s’arrache aux entraves de l’expression, ou, comme elle le dit magnifiquement, la palabra liberada del lenguaje.
Elle fait partie de ces êtres qu’on regrette de ne rencontrer que trop rarement mais auxquels on ne cesse de penser et qu’on voudrait comprendre ou tout au moins deviner. Un feu intérieur qui se dérobe, une ardeur qui se dissimule sous une résignation ironique: tout débouche chez María Zambrano sur autre chose, tout comporte un ailleurs, tout. Si on peut s’entretenir avec elle de n’importe quoi, on est néanmoins sûr de glisser tôt ou tard vers des interrogations capitales sans suivre nécessairement les méandres du raisonnement. De là un style de conversation nullement marqué par la tare de l’objectivité, et grâce auquel elle vous conduit vers vous-même, vers vos poursuites mal définies, vers vos perplexités virtuelles. Je me rappelle exactement le moment où, au Café de Flore, je pris la décision d’explorer l’Utopie. Sur ce sujet, que nous avions abordé en passant, elle me cita d’Ortega un propos qu’elle commenta avec insistance; – je résolus à l’instant même de m’appesantir sur le regret ou l’attente de l’Âge d’or. C’est ce que je ne manquais pas de faire par la suite avec une curiosité frénétique qui, petit à petit, devait s’épuiser ou plutôt se muer en exaspération. Il n’empêche que des lectures étendues sur deux ou trois ans eurent leur origine dans cet entretien.
Qui, autant qu’elle, a le don, en allant au-devant de votre inquiétude, de votre quête, de laisser tomber le vocable imprévisible et décisif, la réponse aux prolongements subtils? Et c’est pour cela qu’on aimerait la consulter au tournant d’une vie, au seuil d’une conversion, d’une rupture, d’une trahison, à l’heure des confidences ultimes, lourdes et compromettantes, pour qu’elle vous révèle et vous explique à vous-même, pour qu’elle vous dispense en quelque sorte une absolution spéculative, et vous réconcilie tant avec vos impuretés qu’avec vos impasses et vos stupeurs.

Emil Cioran, Exercices d’admiration. Essais et portraits, Gallimard, 1956.

Comme ils vivaient (Jean Grégor-Pierre Péan)

Ce 8 Mars 2018 est paru aux éditions du Seuil, le livre de Jean Grégor et Pierre Péan: Comme ils vivaient A la recherche des derniers Juifs de Lituanie.

137 346. C’est le nombre de Juifs assassinés en cinq mois par le colonel SS Karl Jäger, responsable des Einsatzgruppen de Lituanie. Dans un rapport glaçant, daté du 1er décembre 1941, ces meurtres sont consignés en détail. Jean Grégor, lorsqu’il découvre le rapport, refuse l’idée que des vies soient réduites à une ligne dans un document administratif. Il décide alors avec son père, Pierre Péan, de reconstituer le monde perdu de ces Juifs, englouti par la machine à broyer nazie.

Partant de témoignages des descendants, des survivants, de souvenirs intimes, de photos et de lettres, ils cheminent entre l’histoire des victimes et celle des bourreaux, pour mieux appréhender ce moment unique de l’histoire du génocide des Juifs. Quelles étaient les motivations des assassins? Dans quel plan dément se situe ces meurtres de masse? Pourquoi l’histoire n’a pas retenu ceux qui furent anéantis avant la mise en place de l’industrie de la mort symbolisée par Auschwitz? Telles sont les questions auxquelles père et fils tentent de répondre ensemble, interrogeant historiens, yiddishistes, procureurs, qui jouent tous ici le rôle de passeurs et de guides. C’est l’image d’un peuple amoureux des livres, des langues et de la culture qui revit, nous rappelant, de manière frappante, à quel point ces gens assassinés nous ressemblaient.

Emil Cioran – 2

 

Emil Cioran. 1957.

Réécouter Les chemins de la connaissance. France Culture 19/12/2016.

https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/emil-cioran-14-penser-contre-soi

Emil Cioran, Aveux et anathèmes. 1987.

“Se débarrasser de la vie, c’est se priver du bonheur de s’en moquer. Unique réponse possible à quelqu’un qui vous annonce son intention d’en finir.”

Emil Cioran, Syllogismes de l’amertume.1952.

“Notre mal étant le mal de l’histoire, de l’éclipse de l’histoire, force nous est de renchérir sur le mot de Valéry, d’en aggraver la portée : nous savons maintenant que la civilisation est mortelle, que nous galopons vers des horizons d’apoplexie, vers les miracles du pire, vers l’âge d’or de l’effroi”

Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, 1934, trad. André Vornic revue par Christiane Frémont, dans Œuvres, (Quarto Gallimard, 1995) p.19

« Pourquoi ne pouvons-nous demeurer enfermés en nous ? Pourquoi poursuivons-nous l’expression et la forme, cherchant à nous vider de tout contenu, à organiser un processus chaotique et rebelle ? Ne serait-il pas plus fécond de nous abandonner à notre fluidité intérieure, sans souci d’objectivation, nous bornant à jouir de tous nos bouillonnements, de toutes nos agitations intimes ? Des vécus multiples et différenciés fusionneraient ainsi pour engendrer une effervescence des plus fécondes, semblable à un raz de marée ou un paroxysme musical. Être plein de soi, non dans le sens de l’orgueil, mais de la richesse, être travaillé par une infinité intérieure et une tension extrême, cela signifie vivre intensément, jusqu’à se sentir mourir de vivre. Si rare est ce sentiment, et si étrange, que nous devrions le vivre avec des cris. Je sens que je devrais mourir de vivre et me demande s’il y a un sens à en rechercher l’explication. Lorsque le passé de l’âme palpite en vous dans une tension infinie, lorsqu’une présence totale actualise des expériences enfouies, qu’un rythme perd son équilibre et son uniformité, alors la mort vous arrache des cimes de la vie, sans qu’on éprouve devant elle cette terreur qui en accompagne la douloureuse obsession. Sentiment analogue à celui des amants lorsque, au comble du bonheur, surgit devant eux, fugitivement mais intensément, l’image de la mort, ou lorsque, aux moments d’incertitude, émerge, dans un amour naissant, la prémonition de la fin ou de l’abandon. »

Emil Cioran, La Chute dans le temps, 1964, in Œuvres, (Quarto Gallimard, 1995), p. 1098

«Pour autant que nous suivons le mouvement spontané de l’esprit et que, par la réflexion, nous nous plaçons à même la vie, nous ne pouvons penser que nous pensons ; dès que nous y songeons, nos idées se combattent et se neutralisent les unes les autres à l’intérieur d’une conscience vide. Cet état de stérilité où nous n’avançons ni ne reculons, ce piétinement exceptionnel est bien celui où nous conduit le doute et qui, à maints égards, s’apparente à la « sécheresse » des mystiques. Nous avions cru toucher au définitif et nous installer dans l’ineffable ; nous sommes précipités dans l’incertain et dévorés par l’insipide. Tout se ravale et s’effrite dans une torsion de l’intellect sur lui-même, dans une stupeur rageuse. Le doute s’abat sur nous comme une calamité ; loin de le choisir, nous y tombons. Et nous avons beau essayer de nous en arracher ou de l’escamoter, lui ne nous perd pas de vue, car il n’est même pas vrai qu’il s’abatte sur nous, il était en nous et nous y étions prédestinés. Personne ne choisit le manque de choix, ni ne s’évertue à opter pour l’absence d’option, vu que rien de ce qui nous touche en profondeur n’est voulu. Libre à nous de nous inventer des tourments ; comme tels, ce ne sont que pose et attitude ; ceux-là seuls comptent qui surgissent de nous malgré nous. Ne vaut que l’inévitable, ce qui relève de nos infirmités et de nos épreuves, de nos impossibilités en somme.»

Emil Cioran, Exercices d’admiration, « Joseph de Maistre », 1986, dans Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2011, p.1131-1132

« Parmi les penseurs qui, tel Nietzsche ou saint Paul, eurent le goût et le génie de la provocation, une place non négligeable revient à Joseph de Maistre. Haussant le moindre problème au niveau du paradoxe et à la dignité du scandale, maniant l’anathème avec une cruauté mêlée de ferveur, il devait créer une œuvre riche en énormités, un système qui ne laisse pas de nous séduire et de nous exaspérer. L’ampleur et l’éloquence de ses hargnes, la passion qu’il a déployée au service de causes indéfendables, son acharnement à légitimer plus d’une injustice, sa prédilection pour la formule meurtrière, en font cet esprit outrancier qui, ne daignant pas persuader l’adversaire, l’écrase d’emblée par l’adjectif. Ses convictions ont une apparence de grande fermeté : aux sollicitations du scepticisme, il sut répondre par l’arrogance de ses préventions, par la véhémence dogmatique de ses mépris. […]
Envions la chance, le privilège qu’il eut de dérouter et ses détracteurs et ses fervents, d’obliger les uns et les autres à se demander : fit-il vraiment l’apologie du bourreau et de la guerre ou se borna-t-il seulement à en reconnaître la nécessité ? dans son réquisitoire contre Port-Royal, exprima-t-il le fond de sa pensée ou céda-t-il simplement à un mouvement d’humeur ? où finit le théoricien, où commence le partisan ? était-ce un cynique, était-ce un emballé, ou ne fut-il rien d’autre qu’un esthète fourvoyé dans le catholicisme ? »

Emil Cioran, Le mauvais démiurge (1969), in Œuvres, (Quarto Gallimard, 1995), pp.1169-1170

«Il est difficile, il est impossible de croire que le dieu bon, le « Père », ait trempé dans le scandale de la création. Tout fait penser qu’il n’y prit aucune part, qu’elle relève d’un dieu sans scrupules, d’un dieu taré. La bonté ne créée pas : elle manque d’imagination ; or, il en faut pour fabriquer un monde, si bâclé soit-il. C’est, à la rigueur, du mélange de la bonté et de la méchanceté que peut surgir un acte ou une œuvre. Ou un univers. En partant du nôtre, il est en tout cas autrement aisé de remonter à un dieu suspect qu’à un dieu honorable.
Le dieu bon, décidément, n’était pas outillé pour créer : il possède tout, sauf la toute-puissance. Grand par ses déficiences (anémie et bonté vont de pair), il est le prototype de l’inefficacité : il ne peut aider personne … Nous ne nous accrochons d’ailleurs à lui que lorsque nous dépouillons notre dimension historique ; dès que nous la réintégrons, il nous est étranger, il nous est incompréhensible : il n’a rien qui fascine, il n’a rien d’un monstre. Et c’est alors que nous nous tournons vers le créateur, dieu inférieur et affairé, instigateur des événements. (…).
Comme le mal préside à tout ce qui est corruptible, autant dire à tout ce qui est vivant, c’est une tentative ridicule que de vouloir démontrer qu’il renferme moins d’être que le bien, ou même qu’il contient aucunement. Ceux qui l’assimilent au néant s’imaginent sauver par là ce pauvre dieu bon. On ne le sauve que si on a le courage de disjoindre sa cause de celle du démiurge. Pour s’y être refusé, le christianisme devait, toute sa carrière durant, s’évertuer à imposer l’inévidence d’un créateur miséricordieux : entreprise désespérée qui a épuisé le christianisme et compromis le dieu qu’il voulait préserver.»

Emil Cioran – 1

Je lis avec un certain plaisir les Entretiens d’Emil Cioran publiés dans la Collection Arcades (n°41) de Gallimard.

Je n’aime pas trop le personnage. Ses écrits de jeunesse comme ceux d’autres intellectuels roumains de la même génération sont marqués par l’idéologie du mouvement fascisant et antisémite de la Garde de fer.

Dans son troisième livre, Des larmes et des saints (1937), il écrit: «Les Hongrois nous haïssent de loin tandis que les Juifs nous haïssent au cœur même de notre société» et «Le Juif n’est pas notre semblable, notre prochain, et, quelle que soit l’intimité entretenue avec lui, un gouffre nous sépare». Plus tard, il enlèvera ces passages de l’édition française

Certains de ses écrits retiennent néanmoins mon attention, car j’apprécie les fragments, les écrits courts, les  aphorismes.

J’admire son style. Le français n’est pas sa langue natale. Arrivé à Paris en 1937, il écrit son premier livre en français, Précis de décomposition, en 1947. Il ne sera publié qu’en 1949 chez Gallimard. Il écrit avec difficulté, le roumain et le français étant très différents, d’après lui.

Entretiens. Parution 1995.
Avec François Bondy, Fernando Savater, Helga Perz, Jean-François Duval, Léo Gillet, Luis Jorge Jalfen, Verena von der Heyden-Rynsch, J. L. Almira, Lea Vergine, Gerd Bergfleth, Esther Seligson, Fritz J. Raddatz, François Fejtö, Benjamin Ivry, Sylvie Jaudeau, Gabriel Liiceanu, Bernard-Henri Lévy, Georg Carpat Focke, Branka Bogavac Le Comte, Michael Jakob.

«Se dépenser dans des conversations autant qu’un épileptique dans ses crises.»

«Peut-on parler honnêtement d’autre chose que de Dieu ou de soi ?»

«L’être idéal ? Un ange dévasté par l’humour.»

« Il y a les pensées de tous les jours. Et il y a les pensées qui ne vous viennent que par éclairs »

“Nous durons tant que durent nos fictions.”

“Etre dupe ou périr.”

«Un livre doit fouiller les blessures, et même les irriter. Un livre doit être un danger.»

La tentation d’exister, 1956:

«Tout mot est un mot de trop.»

 

 

 

La ingratitud del hombre y la desnuda realidad (José Ortega y Gasset)

José Ortega y Gasset.

“El defecto más grave del hombre es la ingratitud. Fundo esta calificación superlativa en que, siendo la sustancia del hombre su historia, todo comportamiento antihistórico adquiere en él un carácter de suicidio. El ingrato olvida que la mayor parte de lo que tiene no es obra suya, sino que le vino regalada de otros, los cuales se esforzaron en crearlo u obtenerlo. Ahora bien, al olvidarlo desconoce radicalmente la verdadera condición de eso que tiene. Cree que es don espontáneo de la naturaleza, indestructible. Eso le hace errar a fondo en el manejo de esas ventajas con que se encuentra e irlas perdiendo más o menos. Hoy presenciamos este fenómeno en grande escala. El hombre actual no se hace eficazmente cargo de que casi todo lo que hoy poseemos para afrontar con alguna holgura la existencia lo debemos al pasado y que, por lo tanto, necesitamos andar con mucha atención, delicadeza y perspicacia en nuestro trato con él – sobre todo, que es preciso tenerlo muy en cuenta porque, en rigor, está presente en lo que nos legó-. Olvidar el pasado, volverle la espalda, produce el efecto a que hoy asistimos: la rebarbarización del hombre.”

Ideas y creencias, 1940.

Le Bleu du Ciel (Georges Bataille)

”   Je la voyais en général dans un bar-restaurant derrière la Bourse. Je la faisais manger avec moi. Nous arrivions difficilement à finir un repas. Le temps passait en discussions.
C’était une fille de vingt-cinq ans, laide et visiblement sale (les femmes avec lesquelles je sortais auparavant étaient, au contraire, bien habillées et jolies). Son nom de famille, Lazare, répondait mieux à son aspect macabre que son prénom. Elle était étrange, assez ridicule même. Il était difficile d’expliquer l’intérêt que j’avais pour elle. Il fallait supposer un dérangement mental. Il en allait ainsi, tout au moins, pour ceux de mes amis que je rencontrais en Bourse.
Elle était, à ce moment, le seul être qui me fit échapper à l’abattement: elle avait à peine passé la porte du bar – sa silhouette décarcassée et noire à l’entrée, dans cet endroit voué à la chance et à la fortune, était une apparition du malheur – je me levais, je la conduisais à ma table. Elle avait des vêtements noirs, mal coupés et tachés. Elle avait l’air de ne rien voir devant elle, souvent elle bousculait les tables en passant. Sans chapeau, ses cheveux courts, raides et mal peignés, lui donnaient des ailes de corbeau de chaque côté du visage. Elle avait un grand nez de juive maigre, à la chair jaunâtre, qui sortait de ces ailes sous des lunettes d’acier.
Elle mettait mal à l’aise: elle parlait lentement avec la sérénité d’un esprit étranger à tout; la maladie, la fatigue. le dénuement ou la mort ne comptaient pour rien à ses yeux. Ce qu’elle supposait d’avance, chez les autres était l’indifférence la plus calme. Elle exerçait une fascination, tant par sa lucidité que par sa pensée d’hallucinée. Je lui remettais l’argent nécessaire à l’impression d’une minuscule revue mensuelle à laquelle elle attachait beaucoup d’importance. Elle y défendait les principes d’un communisme bien différent du communisme officiel de Moscou. Le plus souvent, je pensais qu’elle était positivement folle, que c’était, de ma part, une plaisanterie malveillante de me prêter à son jeu. Je la voyais, j’imagine, parce que son agitation était aussi désaxée, aussi stérile que ma vie privée, en même temps aussi troublée. Ce qui m’intéressait le plus était l’avidité maladive qui la poussait à donner sa vie et son sang pour la cause des déshérités. Je réfléchissais: ce serait un sang pauvre de vierge sale.”

(Roman achevé en mai 1935, publié en 1957)

Georges Bataille fit la connaissance de Simone Weil en 1931 au temps du «Cercle communiste démocratique»  et pendant sa collaboration à la revue La Critique sociale où elle écrivait aussi.

Boris Souvarine, qui dirigea le « Cercle Communiste démocratique », groupe oppositionnel antistalinien, reprocha à Georges Bataille d’avoir pris pour modèle de l’étrange personnage de Lazare dans Le Bleu du Ciel, Simone Weil. Bataille la décrit comme une femme laide, bonne, intelligente, et militante politique. Sa présence est un besoin pour le narrateur, Troppmann.

Après la seconde guerre mondiale et la mort de Simone Weil le 24 août 1943 au sanatorium d’ Ashford (Angleterre), il la décrira ainsi:
«J’ajouterai ici que j’ai rencontré autrefois Simone Weil. Bien peu d’êtres humains m’ont intéressé au même point. Son incontestable laideur effrayait, mais personnellement je prétendais qu’elle avait aussi, en un sens, une véritable beauté. Elle séduisait par une autorité très douce et très simple; c’était certainement un être admirable, asexué, avec quelque chose de néfaste. Toujours noire, les vétements noirs, les cheveux en aile de corbeau, le teint bistre. Elle était sans doute très bonne, mais à cour sûr un Don Quichotte qui plaisait par sa lucidité, son pessimisme hardi, et par un courage extrême que l’impossible attirait. Elle avait bien peu d’humour, pourtant je suis sûr qu’intérieurement elle était plus fêlée, plus vivante qu’elle ne croyait elle-même. De son amie [c’est-à-dire de Simone Weil], Simone Pètrement n’a pas vu le côté néfaste, ni l’extraordinaire inanité. Je le dis sans vouloir la diminuer: il y avait en elle une merveilleuse volonté d’inanité: c’est peut-être le ressort d’une âpreté géniale, qui rend ses livres si prenants.»

Georges Bataille, «La victoire militaire et la banqueroute de la morale qui maudit» dans Critique n°40, septembre 1949.

Simone Weil

Simone Weil

Simone Weil. Guerre d’Espagne. 1937.

Simone Weil : Lettre restée inédite en France et publiée en fin d’ouvrage in F.de Lussy (Dir.) Simone Weil. Sagesse et grâce violente Paris Bayard 2009 p.297-305.
“Le génie se distingue du talent, à ce que je crois, par le regard profond qu’il jette sur la vie ordinaire de l’homme ordinaire – je veux dire sans talent -, et l’intelligence qu’il en a. La plus belle poésie est celle qui est capable d’exprimer, dans sa vérité, la vie des gens qui ne peuvent écrire de la poésie. Hors de cela, il n’y a que de la poésie habile; et les êtres humains peuvent très bien se passer de poésie habile. L’habileté suscite l’aristocratie de l’intelligence; l’âme du génie est caritas selon la signification chrétienne du mot; à savoir que tout être humain possède une importance extrême.”

L’Affiche rouge

Le 21 février 1944, les membres du groupe FTP-MOI de Missak Manouchian sont fusillés au Mont Valérien

La liste suivante des 23 membres du groupe Manouchian exécutés par les Allemands signale par la mention (AR) les dix membres que les Allemands ont fait figurer sur l’affiche rouge:
– Celestino Alfonso (AR), Espagnol, 27 ans
– Olga Bancic, Roumaine, 32 ans (seule femme du groupe, décapitée en Allemagne le 10 mai 1944)
– Joseph Boczov [József Boczor; Wolff Ferenc] (AR), Hongrois, 38 ans – Ingénieur chimiste
– Georges Cloarec, Français, 20 ans
– Rino Della Negra, Italien, 19 ans
– Thomas Elek [Elek Tamás] (AR), Hongrois, 18 ans – Étudiant
– Maurice Fingercwajg (AR), Polonais, 19 ans
– Spartaco Fontano (AR), Italien, 22 ans
– Jonas Geduldig, Polonais, 26 ans
– Emeric Glasz [Békés (Glass) Imre], Hongrois, 42 ans – Ouvrier métallurgiste
– Léon Goldberg, Polonais, 19 ans
– Szlama Grzywacz (AR), Polonais, 34 ans
– Stanislas Kubacki, Polonais, 36 ans
– Cesare Luccarini, Italien, 22 ans
– Missak Manouchian (AR), Arménien, 37 ans
– Armenak Arpen Manoukian, Arménien, 44 ans
– Marcel Rajman (AR), Polonais, 21 ans
– Roger Rouxel, Français, 18 ans
– Antoine Salvadori, Italien, 24 ans
– Willy Schapiro, Polonais, 29 ans
– Amédéo Usséglio, Italien, 32 ans
– Wolf Wajsbrot (AR), Polonais, 18 ans
– Robert Witchitz (AR), Français, 19 ans

Joseph Epstein, dit Colonel Gilles, le supérieur hiérarchique de Missak Manouchian, est arrêté le même jour que lui lors d’un rendez-vous à la gare d’Evry-Petit-Bourg le 16 novembre 1943. Il est torturé pendant plusieurs mois, puis fusillé au fort du Mont-Valérien avec 28 autres résistants, le 11 avril 1944.

Joseph Eptein

Lettre de Missak Manouchian à sa femme, Mélinée

21 février 1944

Ma chère Méline, ma petite orpheline bien aimée,

Dans quelques heures je ne serai plus de ce monde. On va être fusillé cet après midi à 15 heures. Cela m’arrive comme un accident dans ma vie, j’y ne crois pas, mais pourtant, je sais que je ne te verrai plus jamais. Que puis-je t’écrire, tout est confus en moi et bien claire en même temps. Je m’étais engagé dans l’armée de la Liberation en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la victoire et du but. Bonheur! à ceux qui vont nous survivre et goutter la douceur de la liberté et de la Paix de demain. J’en suis sûre que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoir dignement. Au moment de mourir je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit. Chacun aura ce qu’il meritera comme chatiment et comme recompense. Le peuple Allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. Bonheur ! à tous ! — J’ai un regret profond de ne t’avoir pas rendu heureuse. Jaurais bien voulu avoir un enfant de toi comme tu le voulais toujours. Je te prie donc de te marier après la guerre sans faute et avoir un enfant pour mon honneur et pour accomplir ma dernière volonté. Marie-toi avec quelqu’un qui puisse te rendre heureuse. Tous mes biens et toutes mes affaires je lègue à toi et à ta sœur et pour mes neveux. Après la guerre tu pourra faire valoir ton droit de pension de guerre en temps que ma femme, car je meurs en soldat regulier de l’Armée française de la Liberation. Avec l’aide des amis qui voudront bien m’honorer, tu feras éditer mes poèmes et mes ecris qui valent d’être lus. Tu apportera mes souvenirs si possibles, à mes parents en Arménie. Je mourrai avec mes 23 camarades toute à l’heure avec courage et serénité d’un homme qui a la conscience bien tranquille, car personnellement, je n’ai fais mal à personne et si je l’ai fais, je l’ai fais sans haine. Aujourd’hui il y a du soleil. C’est en regardant au soleil et à la belle nature que jai tant aimé que je dirai Adieu! à la vie et à vous tous ma bien chère femme et mes bien chers amis. Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal où qui ont voulu me faire du mal sauf à celui qui nous à trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendu. Je t’embrasse bien bien fort ainsi que ta sœur et tous les amis qui me connaisse de loin ou de près, je vous serre tous sur mon cœur.

Adieu.

Ton ami Ton camarade Ton mari Manouchian Michel (djanigt).

P.S. Jai quinze mille francs dans la valise de la Rue de Plaisance. Si tu peus les prendre rends mes dettes et donne le reste à Armène. M.M.
*L’orthographe initiale a été conservée.

Le 5 mars 1955, à l’occasion de l’inauguration de la rue du Groupe Manouchian à Paris 20e, L’Humanité, organe central du parti communiste, publie le poème “Groupe Manouchian” de Louis Aragon. Ce poème est repris l’année suivante par Aragon sous le titre “Strophes pour se souvenir” dans le recueil Le Roman inachevé. En 1959, il est mis en musique et chanté par Léo Ferré sous le titre “L’affiche rouge”.

Vous n’avez réclamé ni gloire ni les larmes
Ni l’orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servis simplement de vos armes
La mort n’éblouit pas les yeux des Partisans

Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L’affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants

Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l’heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents

Tout avait la couleur uniforme du givre
A la fin février pour vos derniers moments
Et c’est alors que l’un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand

Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan

Un grand soleil d’hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le cœur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d’avoir un enfant

Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient le coeur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant