«ET JE SAIS QU’IL Y EN A QUI DISENT : ILS SONT MORTS POUR PEU DE CHOSE. UN SIMPLE RENSEIGNEMENT (PAS TOUJOURS TRÈS PRÉCIS) NE VALAIT PAS ÇA, NI UN TRACT, NI MÊME UN JOURNAL CLANDESTIN (PARFOIS ASSEZ MAL COMPOSÉ). À CEUX-LÀ IL FAUT RÉPONDRE : « C’EST QU’ILS ÉTAIENT DU CÔTÉ DE LA VIE. C’EST QU’ILS AIMAIENT DES CHOSES AUSSI INSIGNIFIANTES QU’UNE CHANSON, UN CLAQUEMENT DES DOIGTS, UN SOURIRE. TU PEUX SERRER DANS TA MAIN UNE ABEILLE JUSQU’À CE QU’ELLE ÉTOUFFE. ELLE N’ÉTOUFFERA PAS SANS T’AVOIR PIQUÉ. C’EST PEU DE CHOSE, DIS-TU. OUI, C’EST PEU DE CHOSE. MAIS SI ELLE NE TE PIQUAIT PAS, IL Y A LONGTEMPS QU’IL N’Y AURAIT PLUS D’ABEILLES.»
Jean Paulhan, L’abeille (Texte signé Juste), paru dans Les cahiers de Libération, février 1944.
Je connais depuis assez longtemps August Sander (1876-1964) , l’un des pères du style documentaire. J’ai dans ma bibliothèque un petit coffret publié par Fnac Galeries en 1980. J’ai vu une exposition de ses photos, il y a quelques années à Madrid lors de PhotoEspaña.
En 1910, ce photographe, fils de mineur, établit son studio à Cologne. En 1919, il renonce à une carrière de portraitiste commercial. Il conçoit son projet Hommes du XX ème siècle, une Comédie Humaine en photos. Il s‘agit, pour lui, de faire l’inventaire social de l’Allemagne de son temps. Seul, il parcourt l’Allemagne. Contemporain du Leica, il utilise pourtant presque toujours un appareil photographique à plaque. Il lui arrive de travailler dans la rue, mais ne vole jamais une photo. En 1929, il publie à Cologne un premier livre Le Visagede ce temps, un choix de 60 portraits des Hommes du XX ème siècle. Il est préfacé par le romancier Alfred Döblin qui édite la même année son chef d’oeuvre, Berlin Alexanderplatz. Celui-ci qualifie la méthode du photographe de «photographie comparée». Walter Benjamin le remarque aussi et affirme: «Tout à coup, le visage humain a pris sur la pellicule, une nouvelle, une incomparable signification. Il ne s’agissait plus de portrait. Mais de quoi s’agissait-il donc!»
Ces silhouettes, ces visages, évoquent la société allemande de la République de Weimar au III ème Reich. Son projet n’est pas directement politique, même s’il a subi l’influence des artistes du groupe Kölner Progressive. Son fils Erich, étudiant en philosophie, né en 1903, est membre du Parti socialiste ouvrier d’Allemagne; lui, plutôt socialiset et pacifiste. Dès 1936, les nazis interdisent son livre et détruisent 50 000 clichés conservés dans son studio de Cologne. Les négatifs seront, heureusement, sauvés. A partir de 1938, il se met à réaliser des photographies d’identité de Juifs persécutés, de travailleurs étrangers et de prisonniers politiques. La plupart n’ont pas été publiées de son vivant, mais ses héritiers continuent d’explorer cette oeuvre riche de 40 000 images. Ils ont aussi retrouvé dans leurs archives des portraits de leaders nazis, d’officiers SS ou de membres des jeunesses hitlériennes. Les bourreaux sont aujourd’hui confrontés à leurs victimes.
Son fils, Erich est arrêté en 1934 et condamné à dix ans de prison pour «haute trahison». Il obtient le poste de photographe officiel de la prison où il réalise de très beaux portraits de prisonniers politiques, montrées aussi dans l’exposition. Il meurt le 23 mars 1944, peu avant la fin de sa peine, d’une appendicite non soignée.
Le projet d’August Sander a donc été modifié. Il a ajouté quatre catégories: prisonniers politiques, travailleurs immigrés, nationaux-socialistes et persécutés. Ceux-ci, les Juifs de sa ville, Cologne, ne fixent pas l’objectif. Ils regardent déjà ailleurs. La plupart des 16 000 Juifs de Cologne disparaîtront dans les camps.
Ces images inédites ont été, pour la plupart, tirées à l’occasion de cette exposition impressionnante au mémorial de la Shoah. Elle s’achève sur le cliché du masque mortuaire d’Erich Sander que son père avait accroché dans son bureau.
Quelque citations de cet artiste: «Dans chaque visage d’homme, son histoire est écrite de la façon la plus claire. L’un sait la lire, l’autre non. La vie y laisse immanquablement ses traces»
«Si moi, August Sander, je prétends voir les choses comme elles sont et non comme elles devraient ou pourraient être, que l’on m’en excuse, mais je ne peux faire autrement» (1927)
Il qualifie la photographie par trois mots: «Voir, observer, penser»
«August Sander -Persécutés / persécuteurs, des hommes du XX ème siècle» Mémorial de la Shoah 17, rue Geoffroy l’Asnier 75004-Paris. Commissaires : Sophie Nagiscarde et Marie-Edith Agostini.
Benjamin Fondane (Benjamin Wechsler) est né le 14 novembre 1898 à Iași (Roumanie). Philosophe, poète, réalisateur de cinéma, il est d’origine juive, athée roumain, naturalisé français en 1938. Il s’installe en France en 1923 et écrit en français à partir de 1925. Il rencontre en 1924 son maître, le philosophe russe Léon Chestov et contribue à faire connaître sa pensée en France. Il est mobilisé en 1940. Fait prisonnier, il s’évade. Dénoncé comme juif, il est arrêté le 7 mars 1944 par la police française avec sa sœur Line. Ils sont internés à Drancy. Sa femme, Geneviève Tissier, obtient avec l’aide de Jean Paulhan sa libération. Il la refuse pour ne pas abandonner sa sœur, de nationalité roumaine. Ils sont déportés à Auschwitz le 30 mai dans l’avant dernier convoi, n°75. Il est assassiné le 2 ou le 3 octobre 1944 dans une chambre à gaz du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau.
Benjamin Fontaine a habité 6 rue Rollin à Paris (V ème arrondissement) de1932 à 1944.
La rue est en impasse. Elle est barrée par un haut escalier double de 34 marches qui rejoint la rue Monge. Pascal a vécu au n° 2 de la rue et y est mort. Descartes, âgé, a habité au n°14. L’espace rectangulaire qui précède l’escalier s’appelle depuis 2006 la place Benjamin-Fondane.
On ne peut traverser cette rue sans une certaine émotion.
” Cette guerre, à laquelle j’ai pris une part si inefficace, m’a laissé des souvenirs qui sont pour la plupart de mauvais souvenirs, et cependant je ne puis souhaiter ne pas en avoir été. Quand on a eu un aperçu d’un désastre tel que celui-ci – car, quelle qu’en soit l’issue, cette guerre d’Espagne, de toute manière, se trouvera avoir été un épouvantable désastre, sans même parler du massacre et des souffrances physiques- il n’en résulte pas forcément de la désillusion ou du cynisme. Il est assez curieux que dans son ensemble cette expérience m’ait laissé une foi, pas seulement non diminuée, mais accrue, dans la dignité des êtres humains. Et j’espère que le récit que j’en ai fait n’induit pas trop en erreur. Je crois que devant un événement comme celui-là, personne n’est, ne peut-être, absolument véridique. Il est difficile d’arriver à une certitude à propos de quelque fait que ce soit, à moins d’en avoir été soi-même le témoin oculaire, et, consciemment ou inconsciemment, chacun écrit en partisan. Au cas où je ne vous l’aurais pas déjà dit précédemment au cours de ce livre, je vais vous dire à présent ceci: méfiez-vous de ma partialité, des erreurs sur les faits que j’ai pu commettre, et de la déformation qu’entraîne forcément le fait de n’avoir vu qu’un coin des événements. Et méfiez-vous exactement des mêmes choses en lisant n’importe quel autre livre sur la guerre d’Espagne.”
María Zambrano est née à Vélez-Málaga le , il y a donc 114 ans. Prix Cervantes 1988.
Quelques aphorismes: “Las grandes verdades no suelen decirse hablando.” “Les grandes vérités n’ont pas coutume d’être dites en parlant.”
“Somos problemas vivientes.” “Nous sommes de vivants problèmes.”
“Lo más noble del hombre es, sin duda, la no resignación ante las cadenas de todas clases de que está rodeado.”
“Al hombre no le basta con vivir y cuando solamente vive, ni vive tan siquiera.” “Il ne suffit pas à l’homme de vivre et, quand il ne fait que vivre, il ne vit même pas.”
“La música cumple, se cumple, y escuchándola nos cumplimos.” “La musique accomplit, s’accomplit, et en l’écoutant, nous nous accomplissons.”
“Todo ver a otro es verse vivir en otro.” “Voir l’autre, c’est se voir vivre dans l’autre.”
“Un secreto siempre es un secreto de amor.” “Un secret est toujours un secret d’amour.”
“Dormir es regresar.” “Dormir c’est retourner.”
“Al elegir, me voy eligiendo.” “En choisissant, je me choisis.”
«La acción de preguntar supone la aparición de la conciencia.»
“Nuestra alma está cruzada por sedimentos de siglos, son más grandes las raíces que las ramas que ven la luz”
«No tener maestro es no tener a quien preguntar y más hondamente todavía, no tener ante quien preguntarse»
«Sólo en soledad se siente la sed de la verdad. Sin embargo, escribir es defender la soledad en la que vivo; un tipo de aislamiento no efectivo, un aislamiento comunicativo»
“Prefiero una libertad peligrosa, a una servidumbre tranquila”
“El filósofo no se contenta con gustar de la vida, sino que quiere penetrar en ella, reduciéndola, haciéndola consciente, transparente a su razón… Filosófico es el preguntar, y poético el hallazgo“.
“La historia no es sino un diálogo, bastante dramático, por cierto, entre el hombre y el universo” «L’histoire n’est qu’un dialogue assez dramatique, certes, entre l’homme et l’univers.»
“Y a las utopías, cuando son de nacimiento, no se las puede discutir aunque uno se rebele contra ellas…”
“Si se hubiera de definir la democracia podría hacerse diciendo que es la sociedad en la cual no sólo es permitido, sino exigido, el ser persona”
“Si l’on devait definir la démocratie on pourrait le faire en disant qu’elle est la société dans laquelle il est non seulement permis, mais exigé d’être une personne.”
“No se pasa de lo posible a lo real, sino de lo imposible a lo verdadero”
“Filosófico es el preguntar, y poético el hallazgo“.
«Philosophique est l’interrogation et poétique la trouvaille.»
“No sé cuándo con exactitud, pero un día, de pronto se despertó en mí ese deseo irresistible de dejarme llevar por el viento como éste hace con las nubes.” Claros del bosque.
——————————————————-Dès l’instant qu’une femme se livre à la philosophie, elle devient avantageuse et agressive, et réagit en parvenue. Arrogante et pourtant incertaine, étonnée visiblement, elle n’est pas de toute évidence, dans son élément. Le malaise qu’inspire son cas, comment se fait-il qu’on ne l’éprouve jamais en présence de María Zambrano? Je me suis souvent posé la question, et je crois pouvoir y répondre: María Zambrano n’a pas vendu son âme à l’Idée, elle a sauvegardé son essence unique en mettant l’expérience de l’Insoluble au-dessus de la réflexion sur lui, elle a en somme dépassé la philosophie… N’est vrai, à ses yeux, que ce qui s’arrache aux entraves de l’expression, ou, comme elle le dit magnifiquement, la palabra liberada del lenguaje.
Elle fait partie de ces êtres qu’on regrette de ne rencontrer que trop rarement mais auxquels on ne cesse de penser et qu’on voudrait comprendre ou tout au moins deviner. Un feu intérieur qui se dérobe, une ardeur qui se dissimule sous une résignation ironique: tout débouche chez María Zambrano sur autre chose, tout comporte un ailleurs, tout. Si on peut s’entretenir avec elle de n’importe quoi, on est néanmoins sûr de glisser tôt ou tard vers des interrogations capitales sans suivre nécessairement les méandres du raisonnement. De là un style de conversation nullement marqué par la tare de l’objectivité, et grâce auquel elle vous conduit vers vous-même, vers vos poursuites mal définies, vers vos perplexités virtuelles. Je me rappelle exactement le moment où, au Café de Flore, je pris la décision d’explorer l’Utopie. Sur ce sujet, que nous avions abordé en passant, elle me cita d’Ortega un propos qu’elle commenta avec insistance; – je résolus à l’instant même de m’appesantir sur le regret ou l’attente de l’Âge d’or. C’est ce que je ne manquais pas de faire par la suite avec une curiosité frénétique qui, petit à petit, devait s’épuiser ou plutôt se muer en exaspération. Il n’empêche que des lectures étendues sur deux ou trois ans eurent leur origine dans cet entretien.
Qui, autant qu’elle, a le don, en allant au-devant de votre inquiétude, de votre quête, de laisser tomber le vocable imprévisible et décisif, la réponse aux prolongements subtils? Et c’est pour cela qu’on aimerait la consulter au tournant d’une vie, au seuil d’une conversion, d’une rupture, d’une trahison, à l’heure des confidences ultimes, lourdes et compromettantes, pour qu’elle vous révèle et vous explique à vous-même, pour qu’elle vous dispense en quelque sorte une absolution spéculative, et vous réconcilie tant avec vos impuretés qu’avec vos impasses et vos stupeurs.
Emil Cioran, Exercices d’admiration. Essais et portraits, Gallimard, 1956.
Ce 8 Mars 2018 est paru aux éditions du Seuil, le livre de Jean Grégor et Pierre Péan: Comme ils vivaient A la recherche des derniers Juifs de Lituanie.
137 346. C’est le nombre de Juifs assassinés en cinq mois par le colonel SS Karl Jäger, responsable des Einsatzgruppen de Lituanie. Dans un rapport glaçant, daté du 1er décembre 1941, ces meurtres sont consignés en détail. Jean Grégor, lorsqu’il découvre le rapport, refuse l’idée que des vies soient réduites à une ligne dans un document administratif. Il décide alors avec son père, Pierre Péan, de reconstituer le monde perdu de ces Juifs, englouti par la machine à broyer nazie.
Partant de témoignages des descendants, des survivants, de souvenirs intimes, de photos et de lettres, ils cheminent entre l’histoire des victimes et celle des bourreaux, pour mieux appréhender ce moment unique de l’histoire du génocide des Juifs. Quelles étaient les motivations des assassins? Dans quel plan dément se situe ces meurtres de masse? Pourquoi l’histoire n’a pas retenu ceux qui furent anéantis avant la mise en place de l’industrie de la mort symbolisée par Auschwitz? Telles sont les questions auxquelles père et fils tentent de répondre ensemble, interrogeant historiens, yiddishistes, procureurs, qui jouent tous ici le rôle de passeurs et de guides. C’est l’image d’un peuple amoureux des livres, des langues et de la culture qui revit, nous rappelant, de manière frappante, à quel point ces gens assassinés nous ressemblaient.
“Se débarrasser de la vie, c’est se priver du bonheur de s’en moquer. Unique réponse possible à quelqu’un qui vous annonce son intention d’en finir.”
Emil Cioran, Syllogismes de l’amertume.1952.
“Notre mal étant le mal de l’histoire, de l’éclipse de l’histoire, force nous est de renchérir sur le mot de Valéry, d’en aggraver la portée : nous savons maintenant que la civilisation est mortelle, que nous galopons vers des horizons d’apoplexie, vers les miracles du pire, vers l’âge d’or de l’effroi”
Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, 1934, trad. André Vornic revue par Christiane Frémont, dans Œuvres, (Quarto Gallimard, 1995) p.19
« Pourquoi ne pouvons-nous demeurer enfermés en nous ? Pourquoi poursuivons-nous l’expression et la forme, cherchant à nous vider de tout contenu, à organiser un processus chaotique et rebelle ? Ne serait-il pas plus fécond de nous abandonner à notre fluidité intérieure, sans souci d’objectivation, nous bornant à jouir de tous nos bouillonnements, de toutes nos agitations intimes ? Des vécus multiples et différenciés fusionneraient ainsi pour engendrer une effervescence des plus fécondes, semblable à un raz de marée ou un paroxysme musical. Être plein de soi, non dans le sens de l’orgueil, mais de la richesse, être travaillé par une infinité intérieure et une tension extrême, cela signifie vivre intensément, jusqu’à se sentir mourir de vivre. Si rare est ce sentiment, et si étrange, que nous devrions le vivre avec des cris. Je sens que je devrais mourir de vivre et me demande s’il y a un sens à en rechercher l’explication. Lorsque le passé de l’âme palpite en vous dans une tension infinie, lorsqu’une présence totale actualise des expériences enfouies, qu’un rythme perd son équilibre et son uniformité, alors la mort vous arrache des cimes de la vie, sans qu’on éprouve devant elle cette terreur qui en accompagne la douloureuse obsession. Sentiment analogue à celui des amants lorsque, au comble du bonheur, surgit devant eux, fugitivement mais intensément, l’image de la mort, ou lorsque, aux moments d’incertitude, émerge, dans un amour naissant, la prémonition de la fin ou de l’abandon. »
Emil Cioran, La Chute dans le temps, 1964, in Œuvres, (Quarto Gallimard, 1995), p. 1098
«Pour autant que nous suivons le mouvement spontané de l’esprit et que, par la réflexion, nous nous plaçons à même la vie, nous ne pouvons penser que nous pensons ; dès que nous y songeons, nos idées se combattent et se neutralisent les unes les autres à l’intérieur d’une conscience vide. Cet état de stérilité où nous n’avançons ni ne reculons, ce piétinement exceptionnel est bien celui où nous conduit le doute et qui, à maints égards, s’apparente à la « sécheresse » des mystiques. Nous avions cru toucher au définitif et nous installer dans l’ineffable ; nous sommes précipités dans l’incertain et dévorés par l’insipide. Tout se ravale et s’effrite dans une torsion de l’intellect sur lui-même, dans une stupeur rageuse. Le doute s’abat sur nous comme une calamité ; loin de le choisir, nous y tombons. Et nous avons beau essayer de nous en arracher ou de l’escamoter, lui ne nous perd pas de vue, car il n’est même pas vrai qu’il s’abatte sur nous, il était en nous et nous y étions prédestinés. Personne ne choisit le manque de choix, ni ne s’évertue à opter pour l’absence d’option, vu que rien de ce qui nous touche en profondeur n’est voulu. Libre à nous de nous inventer des tourments ; comme tels, ce ne sont que pose et attitude ; ceux-là seuls comptent qui surgissent de nous malgré nous. Ne vaut que l’inévitable, ce qui relève de nos infirmités et de nos épreuves, de nos impossibilités en somme.»
Emil Cioran, Exercices d’admiration, « Joseph de Maistre », 1986, dans Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2011, p.1131-1132
« Parmi les penseurs qui, tel Nietzsche ou saint Paul, eurent le goût et le génie de la provocation, une place non négligeable revient à Joseph de Maistre. Haussant le moindre problème au niveau du paradoxe et à la dignité du scandale, maniant l’anathème avec une cruauté mêlée de ferveur, il devait créer une œuvre riche en énormités, un système qui ne laisse pas de nous séduire et de nous exaspérer. L’ampleur et l’éloquence de ses hargnes, la passion qu’il a déployée au service de causes indéfendables, son acharnement à légitimer plus d’une injustice, sa prédilection pour la formule meurtrière, en font cet esprit outrancier qui, ne daignant pas persuader l’adversaire, l’écrase d’emblée par l’adjectif. Ses convictions ont une apparence de grande fermeté : aux sollicitations du scepticisme, il sut répondre par l’arrogance de ses préventions, par la véhémence dogmatique de ses mépris. […]
Envions la chance, le privilège qu’il eut de dérouter et ses détracteurs et ses fervents, d’obliger les uns et les autres à se demander : fit-il vraiment l’apologie du bourreau et de la guerre ou se borna-t-il seulement à en reconnaître la nécessité ? dans son réquisitoire contre Port-Royal, exprima-t-il le fond de sa pensée ou céda-t-il simplement à un mouvement d’humeur ? où finit le théoricien, où commence le partisan ? était-ce un cynique, était-ce un emballé, ou ne fut-il rien d’autre qu’un esthète fourvoyé dans le catholicisme ? »
Emil Cioran, Le mauvais démiurge (1969), in Œuvres, (Quarto Gallimard, 1995), pp.1169-1170
«Il est difficile, il est impossible de croire que le dieu bon, le « Père », ait trempé dans le scandale de la création. Tout fait penser qu’il n’y prit aucune part, qu’elle relève d’un dieu sans scrupules, d’un dieu taré. La bonté ne créée pas : elle manque d’imagination ; or, il en faut pour fabriquer un monde, si bâclé soit-il. C’est, à la rigueur, du mélange de la bonté et de la méchanceté que peut surgir un acte ou une œuvre. Ou un univers. En partant du nôtre, il est en tout cas autrement aisé de remonter à un dieu suspect qu’à un dieu honorable.
Le dieu bon, décidément, n’était pas outillé pour créer : il possède tout, sauf la toute-puissance. Grand par ses déficiences (anémie et bonté vont de pair), il est le prototype de l’inefficacité : il ne peut aider personne … Nous ne nous accrochons d’ailleurs à lui que lorsque nous dépouillons notre dimension historique ; dès que nous la réintégrons, il nous est étranger, il nous est incompréhensible : il n’a rien qui fascine, il n’a rien d’un monstre. Et c’est alors que nous nous tournons vers le créateur, dieu inférieur et affairé, instigateur des événements. (…).
Comme le mal préside à tout ce qui est corruptible, autant dire à tout ce qui est vivant, c’est une tentative ridicule que de vouloir démontrer qu’il renferme moins d’être que le bien, ou même qu’il contient aucunement. Ceux qui l’assimilent au néant s’imaginent sauver par là ce pauvre dieu bon. On ne le sauve que si on a le courage de disjoindre sa cause de celle du démiurge. Pour s’y être refusé, le christianisme devait, toute sa carrière durant, s’évertuer à imposer l’inévidence d’un créateur miséricordieux : entreprise désespérée qui a épuisé le christianisme et compromis le dieu qu’il voulait préserver.»
Je lis avec un certain plaisir les Entretiens d’Emil Cioran publiés dans la Collection Arcades (n°41) de Gallimard.
Je n’aime pas trop le personnage. Ses écrits de jeunesse comme ceux d’autres intellectuels roumains de la même génération sont marqués par l’idéologie du mouvement fascisant et antisémite de la Garde de fer.
Dans son troisième livre, Des larmes et des saints (1937), il écrit: «Les Hongrois nous haïssent de loin tandis que les Juifs nous haïssent au cœur même de notre société» et «Le Juif n’est pas notre semblable, notre prochain, et, quelle que soit l’intimité entretenue avec lui, un gouffre nous sépare». Plus tard, il enlèvera ces passages de l’édition française
Certains de ses écrits retiennent néanmoins mon attention, car j’apprécie les fragments, les écrits courts, les aphorismes.
J’admire son style. Le français n’est pas sa langue natale. Arrivé à Paris en 1937, il écrit son premier livre en français, Précis de décomposition, en 1947. Il ne sera publié qu’en 1949 chez Gallimard. Il écrit avec difficulté, le roumain et le français étant très différents, d’après lui.
Entretiens. Parution 1995.
Avec François Bondy, Fernando Savater, Helga Perz, Jean-François Duval, Léo Gillet, Luis Jorge Jalfen, Verena von der Heyden-Rynsch, J. L. Almira, Lea Vergine, Gerd Bergfleth, Esther Seligson, Fritz J. Raddatz, François Fejtö, Benjamin Ivry, Sylvie Jaudeau, Gabriel Liiceanu, Bernard-Henri Lévy, Georg Carpat Focke, Branka Bogavac Le Comte, Michael Jakob.
«Se dépenser dans des conversations autant qu’un épileptique dans ses crises.»
«Peut-on parler honnêtement d’autre chose que de Dieu ou de soi ?»
«L’être idéal ? Un ange dévasté par l’humour.»
« Il y a les pensées de tous les jours. Et il y a les pensées qui ne vous viennent que par éclairs »
“Nous durons tant que durent nos fictions.”
“Etre dupe ou périr.”
«Un livre doit fouiller les blessures, et même les irriter. Un livre doit être un danger.»
“El defecto más grave del hombre es la ingratitud. Fundo esta calificación superlativa en que, siendo la sustancia del hombre su historia, todo comportamiento antihistórico adquiere en él un carácter de suicidio. El ingrato olvida que la mayor parte de lo que tiene no es obra suya, sino que le vino regalada de otros, los cuales se esforzaron en crearlo u obtenerlo. Ahora bien, al olvidarlo desconoce radicalmente la verdadera condición de eso que tiene. Cree que es don espontáneo de la naturaleza, indestructible. Eso le hace errar a fondo en el manejo de esas ventajas con que se encuentra e irlas perdiendo más o menos. Hoy presenciamos este fenómeno en grande escala. El hombre actual no se hace eficazmente cargo de que casi todo lo que hoy poseemos para afrontar con alguna holgura la existencia lo debemos al pasado y que, por lo tanto, necesitamos andar con mucha atención, delicadeza y perspicacia en nuestro trato con él – sobre todo, que es preciso tenerlo muy en cuenta porque, en rigor, está presente en lo que nos legó-. Olvidar el pasado, volverle la espalda, produce el efecto a que hoy asistimos: la rebarbarización del hombre.”