Exposition à la BNF «Vladimir Jankélévitch, figures du philosophe», du 15 janvier au 3 mars 2019. Entrée libre. Cette exposition rétrospective rassemble manuscrits, correspondances, photographies ou documents audiovisuels qui éclairent la pensée et l’itinéraire du philosophe. Données par sa famille à la BnF, ces quelque 120 pièces sont conservées au département des Manuscrits.
Vladimir Jankélévitch est né le 31 août 1903 à Bourges. Ses parents, juifs russes (Anna Ryss 1873-1950 et Samuel Jankélévitch 1869-1951) avaient fui Rostov-sur-le-Don et Odessa à cause des pogroms. Ils se sont connus étudiants à Montpellier et sont devenus tous deux médecins. Son père, oto-rhino-laryngologiste, fut le premier traducteur de Freud en français aux éditions Payot. Il traduisit aussi des œuvres de Hegel, de Schelling, de Croce et d’Otto Rank et publia des articles dans les revues de philosophie. Une tante, réfugiée avec le reste de la famille, ancienne professeur au conservatoire de Saint Petersbourg, lui apprit la musique et le piano. Excellent pianiste, Vladimir Jankelevitch lisait les partitions musicales aussi bien que les livres. La musique comptera pour lui toujours autant que la philosophie. Sa famille s’installe à Paris, 53 rue de Rennes.Vladimir Jankélévitch étudie au Lycée Montaigne, puis au Lycée Louis-le-Grand. En 1922, il entre à l’École normale supérieure et étudie la philosophie. Il a pour maître Léon Brunschvicg (1869-1944). En 1923, il rencontre Henri Bergson, avec qui il entretient une correspondance. Il publie Henri Bergson en 1931. Il est reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1926 et part pour l’Institut français de Prague l’année suivante. Il y enseigne jusqu’en 1932 et rédige une thèse sur Schelling (L’odyssée de la conscience dans la dernière philosophie de Schelling) qu’il soutient en 1933. Thèse complémentaire: Valeur et signification de la mauvaise conscience. En janvier 1933, il se marie avec une jeune tchèque, Anna Küsslova, rencontrée à Prague. Ce mariage sera un échec. En juillet 1933, le couple se sépare, et divorcera peu après. De retour en France, il enseigne au lycée Malherbe de Caen, au lycée du Parc de Lyon (en khagne), puis à la faculté de lettres de Besançon, à l’université de Toulouse en 1936, puis à Lille en 1938 en tant que professeur de philosophie morale. Il s’installe au 1 quai aux Fleurs où il demeurera jusqu’à la fin de sa vie.
Quand éclate la Seconde Guerre mondiale, Vladimir Jankélévitch est mobilisé. Il est blessé à l’épaule et évacué à Marmande. En janvier 1940, il retourne à Toulouse, où il passera les années de guerre sous plusieurs identités, dont celle d’André Dumez. Le 18 juillet 1940, huit jours après la prise du pouvoir par Pétain, il est révoqué de la fonction publique, n’ayant pas la nationalité française «à titre originaire» (il a été naturalisé à l’âge d’un an). Il enseigne alors à Toulouse sous une fausse identité, les registres de Lille étant inaccessibles à l’administration française depuis que le Nord est en zone Reich. Il est destitué irrévocablement en décembre 1940 en vertu du «statut des juifs». Poussé dans la clandestinité, il s’engage aussitôt dans la Résistance en distribuant des tracts et dit: «Les nazis ne sont des hommes que par hasard». Des armes sont trouvées chez lui en janvier 1941, mais une intervention de Léon Brunschvicg auprès de Jérôme Carcopino, directeur de l’Ecole Normale et entrant dans le gouvernement Darlan, le met à l’abri des poursuites. Ce ne serait que pour se défendre. Il vit dans la clandestinité, doit déménager sans cesse et donner des cours particuliers (français, grec, latin, orthographe) dans une arrière-salle du Café du Capitole pour gagner sa vie. Il participe activement à la Résistance dans le groupe Etoiles, apparenté au Mouvement national contre le racisme (MNCR) et au Front national universitaire (FNU), puis dans les réseaux catholiques. Sa sœur Ida (1898-1982) épouse le poète Jean Cassou. Durant l’Occupation, Vladimir Jankélévitch a réussi à faire venir toute sa famille à Toulouse où Jean Cassou deviendra commissaire de la République en juin 1944. Il reçoit l’aide du recteur de l’Institut catholique de Toulouse, Monseigneur Bruno de Solages, recteur de l’Institut catholique de Toulouse de 1931 à 1964, ainsi que des francs-maçons, notamment de la famille de Henri Caillavet. Il dira, faisant allusion à Sartre, que là était le vrai moment de s’engager, et qu’alors, faire de la morale, ce n’était pas écrire Cahiers pour une morale (annoncés par Sartre dans la conclusion de L’Être et le Néant en 1943, publiés de façon posthume en 1983) ou rédiger un Traité des vertus (publié en 1949), mais de distribuer des tracts en pleine rue au péril de sa vie. Pour lui, la morale consiste à s’engager, «non à effectuer une tournée de conférences au cours desquelles on s’engage à s’engager».
La guerre et l’extermination des juifs d’Europe le hanteront à jamais ; après la Libération, il refusera toujours son pardon aux bourreaux nazis, ces « monstres » ayant perpétué des « crimes contre l’essence humaine ». Il ne remettra même plus les pieds en Allemagne. A la Libération, il sera directeur des émissions musicales de Radio-Toulouse-Pyrénées. En 1945-1946, il donne des conférences au Maroc, en Tunisie, en Algérie. A cette occasion il rencontre Lucienne Lanusse qu’il épouse en avril 1947 à Alger. Il retrouve son poste à l’université de Lille en octobre 1947 avant d’être nommé quatre ans plus tard à la Sorbonne. Il Occupe la chaire de philosophie morale de 1951 à 1979 et marque des générations d’étudiants. Il voudra que des salles de la Sorbonne portent le nom de ses camarades résistants, tombés au combat combat (Jean Cavaillès 1903-1944 et François Cuzin 1914-1944). Il contribue à ce que le souvenir de la Résistance française soit correctement entretenu au sein de l’Union universitaire française dont il fut président. Sa fille Sophie nait en 1953. Elle deviendra aussi professeur de philosophie. La vie a triomphé de la mort. Mais sa vie a changé. Il ne lit plus les philosophes allemands, ne joue et n’écoute plus de musique allemande, il oublie la langue allemande. En 1963, Il enseigne pendant un an à l’Université libre de Bruxelles comme professeur visiteur. Jankélévitch s’engage aussi dans le débat public, soutenant le mouvement de Mai-68. Il sera le seul mandarin à pouvoir continuer ses cours. Il est resté très proche des étudiants, jouant parfois sur un piano, installé dans la cour. Il milite pour le maintien de la philosophie dans l’enseignement secondaire en 1975 et participe aux États Généraux de la philosophie (16-17 juin) avec Michel Foucault, Michel Serres et Jacques Derrida.
En juin 1980, Vladimir Jankélévitch reçoit d’un jeune Allemand, Wiard Raveling, professeur en Basse-Saxe, une demande de pardon. Il lui répond:
«5 juillet 1980. Cher Monsieur, je suis ému par votre lettre. J’ai attendu cette lettre pendant trente-cinq ans. Je veux dire une lettre dans laquelle l’abomination est complètement assumée et par quelqu’un qui n’y est pour rien. C’est la première fois que je reçois une lettre d’Allemand, une lettre qui ne soit pas une lettre d’autojustification plus ou moins déguisée. Apparemment, les philosophes allemands, «mes collègues» (si j’ose employer ce terme), n’avaient rien à me dire, rien à expliquer. Leur bonne conscience était imperturbable. Et de fait il n’y a plus rien à dire dans cette horrible chose. Je n’ai donc pas eu de grands efforts à faire pour m’abstenir de tous rapports avec ces éminents métaphysiciens. Vous seul, vous le premier et sans doute le dernier, avez trouvé les mots nécessaires en dehors de rabotages politiques et de pieuses formules toutes faites. Il est rare que la générosité, que la spontanéité, qu’une vive sensibilité ne trouvent pas leur langage dans les mots dont on se sert. Et c’est votre cas. Cela ne trompe pas. Merci.
Non, je n’irai pas vous voir en Allemagne. Je n’irai pas jusque-là. Je suis trop vieux pour inaugurer cette ère nouvelle. Car c’est tout de même pour moi une ère nouvelle. Trop longtemps attendue. Mais vous qui êtes jeune, vous n’avez pas les mêmes raisons que moi. Vous n’avez pas cette barrière infranchissable à franchir. À mon tour de vous dire : quand vous viendrez à Paris, comme tout le monde, sonnez chez moi, 1, quai aux Fleurs, près de Notre-Dame. Vous serez reçu avec émotion et gratitude comme le messager du printemps. J’espère que ma fille (26 ans) sera là. Elle sait tout ce qu’il y a à savoir sur l’horreur sans nom; mais elle est de son temps, et elle n’a pas connu l’accablement. Son mari est comme elle. Nous faisons tous le même métier (tous trois professeurs de philosophie). Nous ne parlerons pas de l’horreur. Nous nous mettrons au piano : il y en a trois (deux grands pour moi, un pour ma Sophie).
À vous en toute sympathie.
Vladimir Jankélévitch, 1, quai aux Fleurs, 75004 Paris (1er à droite)»
Wiard Raveling viendra le voir à Paris en avril 1981. Retraité en 1979, Vladimir Jankélévitch meurt à Paris le 6 juin 1985, à 81 ans.