Avec le bois tendre et dur de ces arbres, avec le cœur du chêne et l’écorce du bouleau combien ferait-on de ciels, combien d’océans, combien de pantoufles pour les jolis pieds d’Isabelle la vague ?
Avec le cœur du chêne et l’écorce du bouleau.
Avec le ciel combien ferait-on de regards, combien d’ombres derrière le mur, combien de chemises pour le corps d’Isabelle la vague ?
Avec le cœur du chêne et l’écorce du bouleau, avec le ciel.
Avec les océans combien ferait-on de flammes, combien de reflets au bord des palais, combien d’arcs-en-ciel au-dessus de la tête d’Isabelle la vague ?
Avec le cœur du chêne et l’écorce du bouleau, avec le ciel, avec les océans.
Avec les pantoufles combien ferait-on d’étoiles, de chemins dans la nuit, de marques dans la cendre, combien monterait-on d’escaliers pour rencontrer Isabelle la vague ?
Avec le cœur du chêne et l’écorce du bouleau, avec le ciel, avec les océans, avec les pantoufles.
Mais Isabelle la vague, vous m’entendez, n’est qu’une image du rêve à travers les feuilles vernies de l’arbre de la mort et de l’amour.
Avec le cœur du chêne et l’écorce du bouleau.
Qu’elle vienne jusqu’à moi dire en vain la destinée que je retiens dans mon poing fermé et qui ne s’envole pas quand j’ouvre la main et qui s’inscrit en lignes étranges.
Avec le cœur du chêne et l’écorce du bouleau, avec le ciel.
Elle pourra mirer son visage et ses cheveux au fond de mon âme et baiser ma bouche.
Avec le cœur du chêne et l’écorce du bouleau, avec le ciel, avec les océans.
Elle pourra se dénuder, je marcherai à ses côtés à travers le monde, dans la nuit, pour l’épouvante des veilleurs. Elle pourra me tuer, me piétiner ou mourir à mes pieds.
Car j’en aime une autre plus touchante qu’Isabelle la vague.
Avec le cœur du chêne et l’écorce du bouleau, avec le ciel, avec les océans, avec les pantoufles.
Les ténèbres (1927), paru dans Corps et Biens , Poésie /Gallimard.
Le chanteur Marc Ogeret est mort le 4 juin 2018. C’était un magnifique interprète des poèmes d’Aragon et des chansons révolutionnaires.
Militant syndicaliste du Syndicat français des artistes-interprètes (SFA-CGT). Membre de la société civile pour l’Administration des droits des artistes et musiciens interprètes (Adami). Vice-président du collège variétés de l’Adami.
Je me souviens qu’il jouait dans un curieux film vu dans le Quartier latin, il y a bien longtemps: L’escadron Volapük (1971) de René Gilson. Distribution: Juliet Berto, Marc Chapiteau, Olivier Hussenot, Michel Delahaye, Georges Adet. Scènes imaginaires de la vie de cinq jeunes incorporés dans une garnison française entre le 32 et le 39 mai 1968.
Quelques-uns de ses disques:
1967 : Marc Ogeret chante Aragon.
1968 : Autour de la Commune.
1968 : Chansons « contre » .
1970 : Le condamné à mort, poème de Jean Genet, musique de Hélène Martin.
Tiré de l’album “Marc Ogeret chante Aragon”, en 1967. Accompagné par Michel Villars (piano), Barthelemy Rosso (guitare) et Pierre Nicholas (contrebasse).
Amigos míos, os pido
Que escuchéis mi ultimo ruego:
El día que yo me muera
No vayáis a mi entierro.
Porque yo no iré en la caja
en la que me lleven muerto;
ni mi alma ira tampoco
siguiendo el triste cortejo.
Me echarán la tierra encima,
pero sin dejar un hueco
por donde pueda escucharse
como se ríen mis huesos.
No pondrán losa, ni nombre,
ni flores en mi recuerdo.
Sólo una cruz y su sombra
en la desnudez del suelo.
Y nadie busque mi alma
perdida en un cementerio;
porque mi alma estará
en otra parte, muy lejos.
Estará en el Purgatorio,
el Paraíso o el Infierno:
pero no estará en el sitio
donde se le pudre el cuerpo.
Después de haber vivido tantos años
lo único que comprendo
es que lo mismo da porque es lo mismo
perder el alma que perder el tiempo.
Y que perder la vida no es morirse
lo sé, porque presiento
que acabaré por encontrarme un día
conmigo mismo muerto.
Rimas.
José Bergamín est un écrivain, poète, dramaturge espagnol, né à Madrid le 30 décembre 1895 et mort à Saint-Sébastien le 28 août 1983.
Son père était un homme politique conservateur, sa mère une catholique très pratiquante. Il s’efforça, toute sa vie, de concilier catholicisme et communisme. Il disait: « Con los comunistas hasta la muerte… pero ni un paso más» « Avec les communistes jusqu’à la mort… mais pas un pas de plus»).
José Bergamin est considéré comme le principal disciple de Miguel de Unamuno, et l’un des meilleurs essayistes espagnols du XX ème siècle. Son style est particulièrement original. Ses thèmes favoris sont le Siècle d’or, la mystique, la politique et la Tauromachie.
Durant la guerre civile, il présida l’Alliance des intellectuels antifascistes. A la fin de celle-ci, il partit en exil au Mexique, au Venezuela, en Uruguay, en France. Il fut le premier éditeur de Poeta en Nueva York de Federico García Lorca au Mexique et aux Etats-Unis en 1940. En effet, le poète de Grenade lui avait confié son manuscrit en 1936, peu avant son assassinat par les Franquistes. Bergamín fut aussi toute sa vie un grand ami d’André Malraux. Il ne revint définitivement en Espagne qu’ en 1970. Ses positions se radicalisèrent encore à la fin de sa vie. Il partit vivre au Pays basque et écrivait dans Egin, un journal politiquement proche de l’ETA.
Retrato de José Bergamin 1961 (Ramón Gaya) Madrid Colección Arte Contemporáneo.
Luis Cernuda est né le 21 septembre 1902 à Séville. Il est mort le 5 novembre 1963 à Mexico. C’est un des grands poètes espagnols de la Génération de 1927. Partisan de la République, il s’exila en Grande-Bretagne en 1938, puis aux Etats-Unis en 1947. Il s’installa définitivement au Mexique en 1952.
En 1931, alors que l’Espagne vit un bouleversement politique sans précédent et proclame la deuxième République, Luis Cernuda écrit Los placeres prohibidos (Les plaisirs interdits) , un des chefs-d’oeuvre du surréalisme et une revendication de l’amour homosexuel, inédite dans la littérature espagnole. Alternant poèmes en prose et en vers, le poète clame un désir qui se heurte à une réalité hostile. Il est alors amoureux d’un jeune acteur galicien, Serafín Fernández Ferro (1914-1954), que lui a présenté Federico García Lorca en mars 1931. L’acteur, autodidacte et proche de la CNT, syndicat anarcho-syndicaliste, sera lieutenant dans l’armée républicaine. Il sera blessé pendant la Guerre civile et participera au seul film tourné par André Malraux, Espoir, sierra de Teruel, tourné en 1938-39 et sorti en France en 1945 (Prix Louis Delluc). Exilé au Mexique, il mourra tuberculeux.
Luis Cernuda connaissait parfaitement déjà à cette époque l’oeuvre surréaliste d’Aragon, Breton, Crevel et Eluard.
L’amour et l’érotisme, tels sont les thèmes qui dominent ces poèmes en vers libres ou en prose. On y retrouve l’idée essentielle de la poésie de Cernuda qui est la distance qui existe entre réalité et désir.
Si el hombre pudiera decir (Luis Cernuda )
Si el hombre pudiera decir lo que ama,
Si el hombre pudiera levantar su amor por el cielo
Como una nube en la luz;
Si como muros que se derrumban,
Para saludar la verdad erguida en medio,
Pudiera derrumbar su cuerpo, dejando sólo la verdad de su amor,
La verdad de sí mismo,
Que no se llama gloria, fortuna o ambición,
Sino amor o deseo,
Yo sería aquel que imaginaba;
Aquel que con su lengua, sus ojos y sus manos
Proclama ante los hombres la verdad ignorada,
La verdad de su amor verdadero.
Libertad no conozco sino la libertad de estar preso en alguien
Cuyo nombre no puedo oír sin escalofrío;
Alguien por quien me olvido de esta existencia mezquina,
Por quien el día y la noche son para mí lo que quiera,
Y mi cuerpo y espíritu flotan en su cuerpo y espíritu
Como leños perdidos que el mar anega o levanta
Libremente, con la libertad del amor,
La única libertad que me exalta,
La única libertad por que muero.
Tú justificas mi existencia:
Si no te conozco, no he vivido;
Si muero sin conocerte, no muero, porque no he vivido.
13 de abril de 1931.
Los placeres prohibidos (1931).
Le vers 21 (“La única libertad que me exalta”) semble une référence directe au premier Manifeste du surréalisme.
André Breton
«Chère imagination, ce que j’aime surtout en toi, c’est que tu ne pardonnes pas. Le seul mot de liberté est tout ce qui m’exalte encore. Je le crois propre à entretenir, indéfiniment, le vieux fanatisme humain. Il répond sans doute à ma seule aspiration légitime. Parmi tant de disgrâces dont nous héritons, il faut bien reconnaître que la plus grande liberté d’esprit nous est laissée. A nous de ne pas en mésuser gravement. Réduire à l’esclavage, quand bien même il y irait de ce qu’on appelle grossièrement le bonheur, c’est se dérober à tout ce qu’on trouve, au fond de soi, de justice suprême. La seule imagination me rend compte de ce qui peut être, et c’est assez pour lever un peu le terrible interdit; assez aussi pour que je m’abandonne à elle sans crainte de me tromper.»
Le 22 août 1911, les gardiens du Louvre découvrent que La Joconde de Léonard de Vinci a disparu. La police va tarder deux ans à récupérer le tableau.
Guillaume Apollinaire (Guillaume Albert Vladimir Alexandre Apollinaire de Kostrowitzky 1880-1918), né d’un père italien et d’une mère polonaise, est accusé de complicité de vol. Il est incarcéré du 7 au 13 septembre 1911 à la prison de la Santé, à Paris. En effet, il a rencontré Géry Pieret, joueur de billard belge qu’il a hébergé et qui a dérobé des statuettes phéniciennes au Louvre en 1907 et en 1911. Il en a offert une à son ami poète.
Le vol de La Joconde incite le voleur à révéler ses larcins au patron de Paris-Journal qui ébruite l’affaire. Le juge qui avait fait écrouer Pieret en 1905 arrête alors Apollinaire qu’il considère comme complice.
Cette arrestation développe une campagne xénophobe dans la presse nationaliste, mais scandalise le monde des lettres. Octave Mirbeau, Rémy de Gourmont, les frères Tharaud… demandent la libération du poète. Pablo Picasso, qui avait acheté à Pieret l’une des statuettes volées est aussi interrogé. Il apparaît plus tard que ni Pieret ni aucune de ses proches n’est responsable du vol de la Joconde.
Apollinaire n’oubliera jamais cette expérience. Il en tirera six poèmes courts qui seront intégrés dans son recueil Alcoolsen 1913.
À la Santé
I
Avant d’entrer dans ma cellule
Il a fallu me mettre nu
Et quelle voix sinistre ulule
Guillaume qu’es-tu devenu
Le Lazare entrant dans la tombe
Au lieu d’en sortir comme il fit
Adieu adieu chantante ronde
Ô mes années ô jeunes filles
II
Non je ne me sens plus là
Moi-même
Je suis le quinze de la
Onzième
Le soleil filtre à travers
Les vitres
Ses rayons font sur mes vers
Les pitres
Et dansent sur le papier
J’écoute
Quelqu’un qui frappe du pied
La voûte
III
Dans une fosse comme un ours
Chaque matin je me promène
Tournons tournons tournons toujours
Le ciel est bleu comme une chaîne
Dans une fosse comme un ours
Chaque matin je me promène
Dans la cellule d’à côté
On y fait couler la fontaine
Avec les clefs qu’il fait tinter
Que le geôlier aille et revienne
Dans la cellule d’à côté
On y fait couler la fontaine
IV
Que je m’ennuie entre ces murs tout nus
Et peints de couleurs pâles
Une mouche sur le papier à pas menus
Parcourt mes lignes inégales
Que deviendrai-je ô Dieu qui connais ma douleur
Toi qui me l’as donnée
Prends en pitié mes yeux sans larmes ma pâleur
Le bruit de ma chaise enchaînée
Et tous ces pauvres cœurs battant dans la prison
L’Amour qui m’accompagne
Prends en pitié surtout ma débile raison
Et ce désespoir qui la gagne
V
Que lentement passent les heures
Comme passe un enterrement
Tu pleureras l’heure où tu pleures
Qui passera trop vitement
Comme passent toutes les heures
VI
J’écoute les bruits de la ville
Et prisonnier sans horizon
Je ne vois rien qu’un ciel hostile
Et les murs nus de ma prison
Le jour s’en va voici que brûle
Une lampe dans la prison
Nous sommes seuls dans ma cellule
Belle clarté Chère raison
L’Armand-Béhic (des Messageries Maritimes)
File quatorze nœuds sur l’Océan Indien…
Le soleil se couche en des confitures de crimes,
Dans cette mer plate comme avec la main.
– Miss Roseway, qui se rend à Adélaïde,
Vers le Sweet Home au fiancé australien,
Miss Roseway, hélas, n’a cure de mon spleen;
Sa lorgnette sur les Laquedives, au loin…
– Je vais me préparer – sans entrain! – pour la fête
De ce soir: sur le pont, lampions, danses, romances
(Je dois accompagner miss Roseway qui quête
– Fort gentiment – pour les familles des marins
Naufragés!) Oh, qu’en une valse lente, ses reins
À mon bras droit, je l’entraîne sans violence
Dans un naufrage où Dieu reconnaîtrait les siens…
Cartes postales, 1921.
Affiche publicitaire Le Grillon American Bar 20 rue Cujas Paris V (Jacques Villon) 1899
République Argentine – La Plata
À Ruben Dario
Ni les attraits des plus aimables Argentines,
Ni les courses à cheval dans la pampa,
N’ont le pouvoir de distraire de son spleen
Le Consul général de France à la Plata !
On raconte tout bas l’histoire du pauvre homme :
Sa vie fut traversée d’un fatal amour,
Et il prit la funeste manie de l’opium ;
Il occupait alors le poste à Singapoore…
– Il aime à galoper par nos plaines amères,
Il jalouse la vie sauvage du gaucho,
Puis il retourne vers son palais consulaire,
Et sa tristesse le drape comme un poncho…
Il ne s’aperçoit pas, je n’en suis que trop sûr,
Que Lolita Valdez le regarde en souriant,
Malgré sa tempe qui grisonne, et sa figure
Ravagée par les fièvres d’Extrême-Orient…
Cartes postales, 1921.
Famille Levet. Fonds Valery Larbaud. Vichy.
Valery Larbaud, Journal de 1911 : «Fargue m’avait donné une photographie manquée, sur laquelle deux vues différentes se mêlaient. Levet debout au bord d’un trottoir, à Paris ; et Levet assis sur le plancher de la chambre de sa mère, la tête appuyée sur l’épaule de sa mère assise, et la regardant (la position dans laquelle il est mort). J’avais noté la ressemblance de la mère et du fils.»
J’ai lu avec un certain plaisir L’Express de Bénarès. A la recherche d’Henry J.M. Levet de Frédéric Vitoux, (Fayard, 2018).
L’auteur est né en 1944. Il est académicien, journaliste au Nouvel Observateur et à Positif, biographe de Céline. Il semble avoir abandonné ces dernières années la forme romanesque pour écrire des livres d’histoire et de recherche littéraire qui ne sont pas sans rapport avec sa propre vie. Le premier roman de Frédéric Vitoux s’appelait Cartes postales comme le recueil de poèmes d’Henry J.-M. Levet.
Il a enquêté à Vichy, Montbrison, Marseille pour trouver des éléments sur la vie de ce poète méconnu que Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud ont sauvé d’un oubli total.
Henri Jean-Marie Étienne Levet, dit Henry J.-M. Levet est né à Montbrison (Loire) le 13 janvier 1874. Il est mort à Menton (Alpes-Maritimes) le 15 décembre 1906 de tuberculose. Il avait 33 ans et était fils unique.
Son grand-père, Nicolas, fut conseiller général et député de Montbrison en 1848. Son père, Georges Levet, fut, lui, maire et député de la même ville du centre de la France, sous la III ème République.
Henry J.-M. Levet, qui avait un physique ingrat, vécut une jeunesse bohème et frivole à Montmartre. C’était un dillettante, un dandy aux cheveux teints en vert. Selon Fargue, « Il aimait les déguisements, le flegme et la tendresse.» Il fut chroniqueur au Courrier français (1895-1896) puis à La Plume. Il obtint grâce à son père une mission en Asie sur l’art khmère (1897). Il devint ensuite, par piston aussi, vice-consul de 1902 à 1906 d’abord à Manille (Philippines) , ensuite à Las Palmas (Canaries).
Il aurait écrit un seul roman intitulé L’Express de Bénarès, perdu aujourd’hui. En effet, ses parents ont détruit tous ses manuscrits et lettres, malgré la visite de Léon-Paul Fargue et de Valery Larbaud en mars 1911.
Levet est essentiellement connu grâce à Cartes postales, un recueil de onze poèmes publié en 1921 à La Maison des amis des livres d’Adrienne Monnier. Ils étaient parus d’abord dans diverses revues entre 1900 et 1902.
Ces poèmes eurent une certaine influence sur Valery Larbaud (A. O. Barnabooth – Poésies, 1913) et sur un courant de poètes du voyage.
Frédéric Vitoux affirme : « Il a fait de sa vie une fiction. Et une partie de son œuvre est une fiction aussi. »
Notre-Dame est bien vieille : on la verra peut-être
Enterrer cependant Paris qu’elle a vu naître ;
Mais, dans quelque mille ans, le Temps fera broncher
Comme un loup fait un boeuf, cette carcasse lourde,
Tordra ses nerfs de fer, et puis d’une dent sourde
Rongera tristement ses vieux os de rocher !
Bien des hommes, de tous les pays de la terre
Viendront, pour contempler cette ruine austère,
Rêveurs, et relisant le livre de Victor :
– Alors ils croiront voir la vieille basilique,
Toute ainsi qu’elle était, puissante et magnifique,
Se lever devant eux comme l’ombre d’un mort !
Odelettes.
On retrouva Gérard Labrunie, dit Gérard de Nerval, un matin glacé du 26 janvier 1855, rue de la Vieille Lanterne près du Châtelet pendu aux barreaux d’une grille qui fermait un égout pour « délier son âme dans la rue la plus noire qu’il pût trouver », selon la formule de Baudelaire. Il avait fait -18° dans la nuit. Cette voie, aujourd’hui disparue, était parallèle au quai de Gesvres et aboutissait place du Châtelet. Le lieu de son suicide se trouverait probablement à l’emplacement du futur trou du souffleur du Théâtre de la Ville.
« Ma bonne et chère tante, dis à ton fils qu’il ne sait pas que tu es la meilleure des mères et des tantes. Quand j’aurai triomphé de tout, tu auras ta place dans mon Olympe, comme j’ai ma place dans ta maison. Ne m’attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche.» a-t-il griffonné sur un papier à l’intention de sa tante, Jeanne Lamaure, qui l’hébergeait 54 rue Rambuteau .
«Arrivé sur la place de la Concorde, ma pensée était de me détruire. A plusieurs reprises, je me dirigeai vers la Seine, mais quelque chose m’empêchait d’accomplir mon dessein. Les étoiles brillaient dans le firmament. Tout à coup il me sembla qu’elles venaient de s’éteindre à la fois comme les bougies que j’avais vues à l’église. Je crus que les temps étaient accomplis, et que nous touchions à la fin du monde annoncée dans l’Acocalypse de saint Jean. Je croyais voir un soleil noir dans le ciel désert et un globe rouge de sang au-dessus des Tuileries. Je me dis: “La nuit éternelle commence, et elle va être terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s’apercevront qu’il n’y a plus de soleil?” » (Aurélia, 1855)
C’est à vous que je parle, hommes des antipodes,
je parle d’homme à homme,
avec le peu en moi qui demeure de l’homme,
avec le peu de voix qui me reste au gosier,
mon sang est sur les routes, puisse-t-il, puisse-t-il
ne pas crier vengeance!
L’hallali est donné, les bêtes sont traquées,
laissez-moi vous parler avec ces mêmes mots
que nous eûmes en partage-
il reste peu d’intelligibles!
Un jour viendra, c’est sûr, de la soif apaisée,
nous serons au-delà du souvenir, la mort
aura parachevé les travaux de la haine,
je serai un bouquet d’orties sous vos pieds,
– alors, eh bien, sachez que j’avais un visage
comme vous. Une bouche qui priait, comme vous.
Quand une poussière entrait, ou bien un songe,
dans l’oeil, cet oeil pleurait un peu de sel. Et quand
une épine mauvaise égratignait ma peau,
il y coulait un sang aussi rouge que le vôtre!
Certes, tout comme vous j’étais cruel, j’avais
soif de tendresse, de puissance,
d’or, de plaisir et de douleur.
Tout comme vous j’étais méchant et angoissé
solide dans la paix, ivre dans la victoire,
et titubant, hagard, à l’heure de l’échec!
Oui, j’ai été un homme comme les autres hommes,
nourri de pain, de rêve, de désespoir. Eh oui,
j’ai aimé, j’ai pleuré, j’ai haï, j’ai souffert,
j’ai acheté des fleurs et je n’ai pas toujours
payé mon terme. Le dimanche j’allais à la campagne
pêcher, sous l’oeil de Dieu, des poissons irréels,
je me baignais dans la rivière
qui chantait dans les joncs et je mangeais des frites
le soir. Après, après, je rentrais me coucher
fatigué, le coeur las et plein de solitude,
plein de pitié pour moi,
plein de pitié pour l’homme,
cherchant, cherchant en vain sur un ventre de femme
cette paix impossible que nous avions perdue
naguère, dans un grand verger où fleurissait
au centre, l’arbre de la vie…
J’ai lu comme vous tous les journaux tous les bouquins,
et je n’ai rien compris au monde
et je n’ai rien compris à l’homme,
bien qu’il me soit souvent arrivé d’affirmer
le contraire.
Et quand la mort, la mort est venue, peut-être
ai-je prétendu savoir ce qu’elle était mais vrai,
je puis vous le dire à cette heure,
elle est entrée toute en mes yeux étonnés,
étonnés de si peu comprendre –
avez-vous mieux compris que moi?
Et pourtant, non!
je n’étais pas un homme comme vous.
Vous n’êtes pas nés sur les routes,
personne n’a jeté à l’égout vos petits
comme des chats encor sans yeux,
vous n’avez pas erré de cité en cité
traqués par les polices,
vous n’avez pas connu les désastres à l’aube,
les wagons de bestiaux
et le sanglot amer de l’humiliation,
accusés d’un délit que vous n’avez pas fait,
d’un meurtre dont il manque encore le cadavre,
changeant de nom et de visage,
pour ne pas emporter un nom qu’on a hué
un visage qui avait servi à tout le monde
de crachoir!
Un jour viendra, sans doute, quand le poème lu
se trouvera devant vos yeux. Il ne demande
rien! Oubliez-le, oubliez-le! Ce n’est
qu’un cri, qu’on ne peut pas mettre dans un poème
parfait, avais-je donc le temps de le finir?
Mais quand vous foulerez ce bouquet d’orties
qui avait été moi, dans un autre siècle,
en une histoire qui vous sera périmée,
souvenez-vous seulement que j’étais innocent
et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,
j’avais eu, moi aussi, un visage marqué
par la colère, par la pitié et la joie,
un visage d’homme, tout simplement!
1942
Benjamin Fondane, extrait de L’Exode (Super flumina Babylonis), publié dans l’anthologie Le mal de fantômes, Paris, Éditions Verdier, 2006.
Le Mal des fantômes reprend le titre des poèmes de 1942-1943. La «Préface en Prose» (1942) est une auto-prophétie écrite par quelqu’un qui est déjà mort, avec une allusion forte au Juif traqué et voué au massacre.
Yad Vashem (Jérusalem). Entrée de la Salle des Noms. Fin de la Préface en prose de Benjamin Fondane.Yad Vashem (Jérusalem). Entrée de la Salle des Noms. Derniers vers de la Préface en prose (Benjamin Fondane);