Samuel Beckett (1906-1989) – Nancy Cunard (1896-1965)

Samuel Beckett

Paris, juin 1930. Samuel Beckett loge rue d’Ulm et est lecteur d’anglais à l’École Normale Supérieure depuis novembre 1928. Il quittera ce poste à la rentrée d’octobre. Il a une bourse de troisième cycle pour rédiger une thèse sur Pierre Jean Jouve

Il apprend le jour même de la date limite fixée pour le dépôt des textes, qu’un concours pour le meilleur poème de moins de cent vers ayant pour sujet le temps, a été proposé par Richard Aldington et Nancy Cunard qui dirigent à Paris les éditions en langue anglaise Hours Press. En quelques heures, il écrit Whoroscope, poème de quatre-vingt-dix-huit vers sur la vie de Descartes, telle qu’elle fut décrite en 1691 par Adrien Baillet. Il achève ce poème en pleine nuit, va le glisser dans la boîte à lettres de la boutique de Nancy Cunard (15, rue Guénégaud) avant l’aube. Il remporte le concours. Whoroscope sera publié en septembre 1930 sous forme de plaquette , tirée à 300 exemplaires. C’est la première publication séparée d’une œuvre de Samuel Beckett.  Nancy Cunard fera tout pour l’aider et Aldington le conseille et incite son ami Charles Prentice, directeur des éditions Chatto et Windus, à lui commander un livre sur Proust, publié en 1931.

Peste soit de l’horoscope (Samuel Beckett) Extrait

Qu’est-ce là?
Un oeuf?
Foi de frères Boot, il pue le frais.
Qu’on donne cela à Gillot.

Salutations à Galilée
et ses tierces consécutives!
Ce vieux copernicien abject, cet adepte du fil à plomb, ce fils d’un mercanti!
Nous sommes en mouvement, disait-il, en avant toute, Porca Madonna!
comme le dirait un quartier-maître ou, bouffi et ventripotent, un Prétendant au trône.
Ce n’est point là vaguer, mais divaguer.

Qu’est-ce là?
Une menue friture verdissante et couverte de moisissures?
Deux ovaires battus avec du jambon de charme?
Combien de temps les a t-elle couvés l’emplumée?
Trois jours et quatre nuits?
Qu’on donne cela à Gillot.
Faulhaber, Beckman et Pierre le Rouge,
approchez maintenant en votre avalanche
nébuleuse, ou portés par le rougeoyant parhélie d’une comète cirstalline de Gassendi
et je résoudrai pour vous vos devinettes mathématiques élémentaires
ou, sous la courtepointe à la mi-temps du jour, je polirai une lentille.

Dire que Pierre le Brutal était mon propre frère
et que nul syllogisme ne lui est dû
comme si en lui Père avait survécu.
Holà! Qu’on me passe la menue monnaie
gagnée à la suave sueur de mes humeurs ardentes!
Quelle belle époque celle où je demeurais assis dans mon poêle expulsant les Jésuites par ma tabatière.

Qui est-ce? Hals?
Qu’il attende.

Ma mie, mon adorable bigleuse!
Au jeu, c’était moi qui me cachais, moi qui me cherchais.
Et ma Francine, précieuse éclosion d’un foetus ancillaire!
Quelle desquamation!
Son délicat épiderme, écorché, gris, et ses amygdales écarlates!
Mon unique enfant
atteinte par une fièvre qui s’attaque au sang trouble et stagnant-
le sang! (…)

(Traduit par Edith Fournier)

Whoroscope

What’s that?
An egg?
By the brother Boot it stinks fresh.
Give it to Gillot

Galileo how are you
and his consecutive thirds!
The vile old Copernican lead-swinging son of a sutler!
We’re moving he said we’re off – Porca Madonna!
the way a boatswain would be, or a sack-of-potatoey
charging Pretender
That’s not moving, that’s moving.

What’s that?
A little green fry or a mushroomy one?
Two lashed ovaries with prosciutto?
How long did she womb it, the feathery one?
Three days and four nights?
Give it to Gillot

Faulhaber, Beeckmann and Peter the Red,
come now in the cloudy avalanche or Gassendi’s
sun-red crystally cloud
and I’ll pebble you all your hen-and-a-half ones
or I’ll pebble a lens under the quilt in the midst of day
To think he was my own brother, Peter the Bruiser,
and not a syllogism out of him
no more than if Pa were still in it.

Hey! Pass over those coppers
sweet milled sweat of my burning liver!
Them were the days I sat in the hot-cupboard
throwing Jesus out of the skylight.

Who’s that? Hals?
Let him wait.

My squinty doaty!
I hid and you sook.
And Francine my precious fruit of a
house-and-parlour foetus!
What an exfoliation!
Her little grey flayed epidermis and scarlet tonsils!
My one child
Scourged by a fever to stagnant murky blood-
Blood! (…)

 

Louis Aragon

Louis Aragon (Man Ray) 1925.

Louis Aragon vécut une intense histoire d’amour du début de l’année 1926 à la fin de l’année 1928 avec Nancy Cunard (1896-1965), riche héritière anglaise. mais aussi poète. Elle connaissait tous les écrivains anglais importants de son époque.  L’essentiel de la deuxième partie du Roman inachevé (1956) est consacré à cette femme extraordinaire. Elsa Triolet disait: “On parle toujours des poèmes que Louis a écrits pour moi. Mais les plus beaux étaient pour Nancy.” Aragon la nommait Nane, mais aussi l'”Abeille” (“busy bee”). Cette femme l’a particulièrement marquée et l’a fait souffrir comme personne. Les conflits réguliers entre les deux amants entre 1926 et 1928 les menèrent à la rupture. Les milieux fréquentés par Nancy, l’inégalité de fortune, la difficulté de s’en tenir à une stricte égalité sentimentale et sexuelle l’expliquent aussi. De plus, Nancy rencontrera en 1928 à Venise Henry Crowder, un pianiste de jazz en tournée. Se sentant abandonné, Aragon fera début de septembre une tentative de suicide dans un hôtel de Venise. Il sera sauvé de justesse.

On retient souvent de Nancy Cunard la personnalité hors-normes et sa liberté sexuelle totale. On parle moins de l’oeuvre qu’elle a accomplie tout au long de sa vie trépidante.

Poème à crier dans les ruines

Tous deux crachons tous deux
Sur ce que nous avons aimé
Sur ce que nous avons aimé tous deux
Si tu veux car ceci tous deux
Est bien un air de valse et j’imagine
Ce qui passe entre nous de sombre et d’inégalable
Comme un dialogue de miroirs abandonnés
A la consigne quelque part Foligno peut-être
Ou l’Auvergne la Bourboule
Certains noms sont chargés d’un tonnerre lointain
Veux-tu crachons tous deux sur ces pays immenses
Où se promènent de petites automobiles de louage
Veux-tu car il faut que quelque chose encore
Quelque chose
Nous réunisse veux-tu crachons
Tous deux c’est une valse
Une espèce de sanglot commode
Crachons crachons de petites automobiles
Crachons c’est la consigne
Une valse de miroirs
Un dialogue nulle part
Écoute ces pays immenses où le vent
Pleure sur ce que nous avons aimé
L’un d’eux est un cheval qui s’accoude à la terre
L’autre un mort agitant un linge l’autre
La trace de tes pas Je me souviens d’un village désert
A l’épaule d’une montagne brûlée
Je me souviens de ton épaule
Je me souviens de ton coude
Je me souviens de ton linge
Je me souviens de tes pas
Je me souviens d’une ville où il n’y a pas de cheval
Je me souviens de ton regard qui a brûlé
Mon cœur désert un mort Mazeppa qu’un cheval
Emporte devant moi comme ce jour dans la montagne
L’ivresse précipitait ma course à travers les chênes martyrs
Qui saignaient prophétiquement tandis
Que le jour faiblissait sur des camions bleus
Je me souviens de tant de choses
De tant de soirs
De tant de chambres
De tant de marches
De tant de colères
De tant de haltes dans des lieux nuls
Où s’éveillait pourtant l’esprit du mystère pareil
Au cri d’un enfant aveugle dans une gare-frontière
Je me souviens
Je parle donc au passé Que l’on rie
Si le cœur vous en dit du son de mes paroles
Aima Fut Vint Caressa
Attendit Épia les escaliers qui craquèrent
0 violences violences je suis un homme hanté
Attendit attendit puits profonds
J’ai cru mourir d’attendre
Le silence taillait des crayons dans la rue
Ce taxi qui toussait s’en va crever ailleurs
Attendit attendit les voix étouffées
Devant la porte le langage des portes
Hoquet des maisons attendit
Les objets familiers prenaient à tour de rôle
Attendit l’aspect fantomatique Attendit
Des forçats évadés Attendit
Attendit Nom de Dieu
D’un bagne de lueurs et soudain
Non Stupide Non
Idiot
La chaussure a foulé la laine du tapis
Je rentre à peine
Aima aima aima mais tu ne peux pas savoir combien
Aima c’est au passé
Aima aima aima aima aima
Ô violences
Ils en ont de bonnes ceux
Qui parlent de l’amour comme d’une histoire de cousine
Ah merde pour tout ce faux-semblant
Sais-tu quand cela devient vraiment une histoire
L’amour
Sais-tu
Quand toute respiration tourne à la tragédie
Quand les couleurs du jour sont ce que les fait un rire
Un air une ombre d’ombre un nom jeté
Que tout brûle et qu’on sait au fond
Que tout brûle
Et qu’on dit Que tout brûle
Et le ciel a le goût du sable dispersé
L’amour salauds l’amour pour vous
C’est d’arriver à coucher ensemble
D’arriver
Et après Ha ha tout l’amour est dans ce
Et après
Nous arrivons à parler de ce que c’est que de
Coucher ensemble pendant des années
Entendez-vous
Pendant des années
Pareilles à des voiles marines qui tombent
Sur le pont d’un navire chargé de pestiférés
Dans un film que j’ai vu récemment
Une à une
La rose blanche meurt comme la rose rouge
Qu’est-ce donc qui m’émeut à un pareil point
Dans ces derniers mots
Le mot dernier peut-être mot en qui
Tout est atroce atrocement irréparable
Et déchirant Mot panthère Mot électrique
Chaise
Le dernier mot d’amour imaginez-vous ça
Et le dernier baiser et la dernière
Nonchalance
Et le dernier sommeil Tiens c’est drôle
Je pensais simplement à la dernière nuit
Ah tout prend ce sens abominable
Je voulais dire les derniers instants
Les derniers adieux le dernier soupir
Le dernier regard
L’horreur l’horreur l’horreur
Pendant des années l’horreur

Crachons veux-tu bien
Sur ce que nous avons aimé ensemble
Crachons sur l’amour
Sur nos lits défaits
Sur notre silence et sur les mots balbutiés
Sur les étoiles fussent-elles
Tes yeux
Sur le soleil fût-il
Tes dents
Sur l’éternité fût-elle
Ta bouche
Et sur notre amour
Fût-il
TON amour
Crachons veux-tu bien

La grande gaieté (1929).

Nancy Cunard (Man Ray) v 1925.

John Cornford 2

John Cornford 1934.

L’évocation du poète anglais John Cornford me renvoie à la petite collection Maspéro, éditée par les Éditions Maspero entre 1967 et 1982, date de vente de la maison d’édition. Cette collection fut essentielle dans notre formation après 1968. J’en possède une vingtaine de titres. Leur couverture pastel les rend immédiatement identifiables. Je tiens particulièrement aux deux tomes du Romancero de la résistance espagnole. Ce sont deux recueils en édition bilingue, publiés par Dario Puccini en Italie en 1960 et en 1967 en France. On y trouve, entre autres, un poème de John Cornford.

To Margot Heinemann (John Cornford)

Heart of the heartless world,
Dear heart, the thought of you
Is the pain at my side,
The shadow that chills my view.

The wind rises in the evening,
Reminds that autumn’s near.
I am afraid to lose you,
I am afraid of my fear.

On the last mile to Huesca,
The last fence for our pride,
Think so kindly, dear, that I
Sense you at my side.

And if bad luck should lay my strength
Into the shallow grave,
Remember all the good you can;
Don’t forget my love.

A Margot Heinemann

Coeur du monde sans coeur,
cher coeur, la pensée de toi
est l’épine à mon flanc,
l’ombre qui glace ma vue.

Le vent se lève dans le soir,
rappelant l’automne proche.
J’ai peur de te perdre,
j’ai peur de ma peur.

Au dernier mile avant Huesca,
dernière barrière à notre orgueil,
songe, mon amour, avec tant de douceur
que je te sente auprès de moi.

Et si la malchance couchait ma force
en la tombe peu profonde,
rappelle-toi tout le bien possible;
n’oublie pas mon amour.

(Traduit par Michèle Mangin)

A Margot Heinemann

Alma del mundo desalmado,
alma mía, tu recuerdo
es el dolor que siento en mi costado,
la sombra que ensombrece cuanto veo.

Al atardecer se alza el viento
a recordarnos que el otoño viene,
yo, yo tengo miedo a perderte,
y tengo miedo a mi miedo.

Camino de Huesca, en el último tramo,
última barrera para nuestro honor,
tan tiernamente pienso en ti, mi amor,
como si tú estuvieras a mi lado.

Y si la suerte acaba con mi vida
dentro de una fosa mal cavada,
acuérdate de toda nuestra dicha;
no olvides que yo te amaba.

(Traduction de José Agustín Goytisolo)

La traduction espagnole me semble meilleure que la française.

L’historien Eric Hobsbawm (1917-2012) écrit que Margot Heinemann (1913-1992) fut la personne qui eut le plus d’influence sur lui.

La municipalité de Lopera, dans la province de Jaén en Andalousie, a inauguré en 1999 un Jardín de los poetas ingleses où se trouve un monument en hommage à Ralph Fox, John Cornford et aux brigadistes morts lors de la bataille de décembre 1936.

Lopera (Jaén) Jardín de los Poetas Ingleses Monumento dedicado a los brigadistas (Jacobo Gálvez) 1999

John Cornford 1

J’ai acheté cette semaine chez Gibert le roman de Javier Reverte, Banderas en la niebla. J’avais lu avec interêt il y quelque temps El tiempo de los héroes (2013), qui évoquait la figure du général républicain espagnol, Juan Modesto (1906-1969). Ce nouveau roman traite des combats sur le front d’Andalousie pendant la Guerre Civile espagnole et bien sûr de la bataille de Lopera (Jaén) qui se déroula du 27 au 29 décembre 1936. Des centaines de brigadistes de la XIV Brigade Internationale moururent alors. Parmi eux se trouvaient les poètes anglais Ralph Fox (1900-1936) et John Cornford (1915-1936). Dans son épilogue, Javier Reverte nous dit que plusieurs poèmes ont été écrits en mémoire du jeune poète John Cornford, arrière-petit-fils de Charles Darwin. Il se réfère surtout à un poème de José María Valverde (1926-1996) qui aurait situé la bataille de Lopera dans la province de Cordoue et non dans celle de Jaén. Il commet lui-même une erreur puisqu’il confond José María Valverde et un poète bien plus important, José Ángel Valente (1929-2000) qui fait partie de la Génération de 1950.

John Cornford, 1936 (José Ángel Valente)

                           Only in constant action was his constant certainty found.
                           He will throw a longer shadow as time recedes.

John Cornford, veintiún años
ametrallados sobre el aire
en que han nacido estas palabras.

El corazón de los fusiles
siguió latiendo inútilmente
cuando ya nunca alcanzaría
el rastro claro tu sangre.

Esto fue en Córdoba, en diciembre
en las montañas, combatiendo.

Después cayó, como dijiste,
la noche larga sobre Europa.
Los poetas retrocedieron
a su pasión consolatoria
y aquellas horas de amistad
en un ejército del pueblo
fueron borradas con la cola
subrepticia de la tristeza
en el tumulto repentino.

Así pasó, en efecto, todo.
Los años treinta en estampida
with the unnemployed demonstrators
carring «the coffin» to the Station.
Palidecieron los retratos.
Cedió el viento y se fue el público
y cundió la desesperanza.

Otros cayeron,
Entre el humo
de las ruinas y otras cosas
no apaciguadas por el tiempo
se levanta tu cuerpo joven.
De tú a tú puedes hablarnos
John Cornford, hermano nuestro,
de tú a tú como se hablan
en la verdad los hombres vivos.

Al rehacer aquella hora
cuento despacio tus palabras.
La inteligencia aún se pasea
en tren de lujo por los versos
mientras espera que otros caigan
para sentir horror de pronto.

Mas para ti solo fue uno
el camino de la certeza.
No quisiste huir de la vida
con el disfraz del pensamiento.

Así estás igual a ti mismo
con la pasión que aquí te trajo.
Un solo acto de vida y muerte,
la fe y el verso un solo acto.
Ametrallados, no vencidos,
Veintiún años, en diciembre,
Córdoba sola, un solo acto
tu juventud y la esperanza.

Obra poética 1. Punto cero (1953-1976)

José Ángel Valente en su casa de Almería.

Pequeño vals vienés (Federico García Lorca)

Federico García Lorca Columbia University (María Antonieta Rivas y dos amigos sin identificar) Otoño de 1929.

En Viena hay diez muchachas,
un hombro donde solloza la muerte
y un bosque de palomas disecadas.
Hay un fragmento de la mañana
en el museo de la escarcha.
Hay un salón con mil ventanas.

¡Ay, ay, ay, ay!
Toma este vals con la boca cerrada.

Este vals, este vals, este vals,
de sí, de muerte y de coñac
que moja su cola en el mar.

Te quiero, te quiero, te quiero,
con la butaca y el libro muerto,
por el melancólico pasillo,
en el oscuro desván del lirio,
en nuestra cama de la luna
y en la danza que sueña la tortuga.

¡Ay, ay, ay, ay!
Toma este vals de quebrada cintura.

En Viena hay cuatro espejos
donde juegan tu boca y los ecos.
Hay una muerte para piano
que pinta de azul a los muchachos.
Hay mendigos por los tejados.
Hay frescas guirnaldas de llanto.

¡Ay, ay, ay, ay!
Toma este vals que se muere en mis brazos.

Porque te quiero, te quiero, amor mío,
en el desván donde juegan los niños,
soñando viejas luces de Hungría
por los rumores de la tarde tibia,
viendo ovejas y lirios de nieve
por el silencio oscuro de tu frente.

¡Ay, ay, ay, ay!
Toma este vals del “Te quiero siempre”.

En Viena bailaré contigo
con un disfraz que tenga
cabeza de río.
¡Mira qué orilla tengo de jacintos!
Dejaré mi boca entre tus piernas,
mi alma en fotografías y azucenas,
y en las ondas oscuras de tu andar
quiero, amor mío, amor mío, dejar,
violín y sepulcro, las cintas del vals.

Poeta en Nueva York, 1940.

Enrique Morente y los Lagartija Nick en Omega.

https://www.youtube.com/watch?v=gqwjjgDIkfE

Robert Desnos pendant la Seconde Guerre Mondiale

Robert Desnos à Terezin (entre le 8 mai et le 4 juin 1945).

Robert Desnos fait  « la drôle de guerre  » comme sergent en Lorraine. Il stigmatise « les bobards de ceux qui, pour éviter la fascisation de la France, laisseraient volontiers Hitler triompher. On se demande s’ils sont fous » (Lettre du 11 janvier 1940). Il est lucide en juin 1940 et affirme déjà ce que sera son attitude pendant l’Occupation : « Il faut prendre les événements sérieusement mais pas désespérément (…). Les Allemands instituent une nouvelle règle du jeu et la jouent rigidement. Maintenant, nous allons tricher. » (Lettre à Youki du 7 juin 1940) Prisonnier, il pense à l’avenir et relativise la défaite : « Il faut mettre les choses au pire. C’est-à-dire victoire d’Hitler et garder de côté nos espoirs, sûr: puissance de l’Angleterre; possible: attitude des USA; douteux: intervention des URSS. (…) L’histoire d’un pays vivant est faite de cela [les défaites] et quant aux pertes de territoires elles sont la rançon de l’activité et de la vie (…). Non ce qui importe c’est le degré de vassalité auquel nous serons réduits et partant de combien nos libertés seront hypothéquées et notre vie sociale diminuée. En ce sens il nous faudra du courage mais je suis dès maintenant sûr d’en sortir en deux ou trois ans. » (Lettre du 3 juillet 1940)

Il est démobilisé le 22 août. Il rentre à Paris et débute comme chef des informations au quotidien Aujourd’hui, commandité par Roger Capgras. Ses rédacteurs en chef sont Henri Jeanson et Robert Perrier. L’espoir d’y maintenir une certaine liberté de parole est de courte durée. En effet,  Henri Jeanson est arrêté en novembre, ayant refusé de publier des articles favorables à la loi sur le « statut des Juifs », adoptée le 3 octobre par Vichy, ainsi qu’à l’entrevue de Montoire du 24 octobre. A partir du 3 décembre, le journal est contrôlé par les Allemands. Georges Suarez, qui sera fusillé le 9 novembre 1944 pour faits de collaboration, devient son directeur politique. En accord avec Jeanson, Desnos reste au journal comme « courriériste littéraire ». Il dispose d’un salaire fixe, d’un Ausweis professionnel qui lui permet de circuler la nuit et capte des informations recueillies au journal avant censure. Désormais, il peut « tricher » . Dans les articles qu’il publie, il n’abdique pas ses idées: « Si je n’écris pas tout ce que je pense, je pense tout ce que j’écris », écrit-il à François Mauriac le 3 janvier 1941. Dès le 14 septembre 1940, il a fustigé l’esprit de délation qui règne dans Paris par un article intitulé « J’irai le dire à la Kommandantur. » Dans sa chronique du 3 mars 1941, il n’épargne pas Les Beaux draps de Céline qui le 7 mars suivant fait insérer par sommation d’huissier une protestation dans laquelle Desnos est accusé de mener une « campagne philoyoutre » et d’être juif lui-même : « Que ne publie-t-il, M. Desnos, sa photo grandeur nature, face et profil, à la fin de tous ses articles? . » Le 16 septembre 1942, Desnos critique sans aménité la traduction des Poèmes d’Edgar Poe par Pierre Pascal, rédacteur du journal pronazi L’ Appel. Ce dernier envoie une lettre vengeresse à Suarez et à Desnos. Il traite le poète d’ « antifasciste, enjuivé, perdu de tout ». En avril 1942, Robert Desnos gifle Alain Laubreaux, journaliste fasciste et antisémite à Je suis partout, qui jouera un rôle déterminant en 1944 dans sa déportation.  En 1943, il ne publie que des critiques de disques, mais restera dans le journal jusqu’à son arrestation.

Après la « rafle du Vel d’hiv », en juillet 1942, il s’engage dans le réseau de renseignement «  Agir » , créé par Michel Hollard. Du 25 juillet 1942 au 22 février 1944, il transmet des informations recueillies au journal, fabrique de fausses pièces d’identité pour les membres du réseau et des Juifs en difficulté et cache chez lui des réfractaires au STO ou des résistants. A l’automne 1943, le réseau est menacé par l’infiltration d’agents doubles. Par l’intermédiaire de Jacques Prévert, Desnos rencontre André Verdet, membre du réseau Combat, venu de la zone Sud pour constituer un groupe d’action immédiate. Il accepte d’apporter son concours à ce groupe, tout en continuant à appartenir à Agir. En février 1944, les deux réseaux sont démantelés.

Le 22 février, un coup de téléphone l’avertit de l’arrivée imminente de la Gestapo chez lui, mais Desnos refuse de fuir de crainte qu’on emmène Youki, sa compagne, qui se droguait à l’éther. Interrogé rue des Saussaies, il est envoyé à la prison de Fresnes. Il y reste du 22 février au 20 mars. Il est ensuite transféré au camp de Compiègne. Le 27 avril, le poète fait partie d’un convoi de mille sept cents hommes, le fameux convoi dit « Pucheu », direction Auschwitz où il arrive le 30 avril au soir. Il est ensuite emmené à Buchenwald. Il y est le 14 mai et repart deux jours plus tard pour Flossenbürg. Le convoi qui ne compte plus qu’un millier d’hommes y arrive le 25 mai. Les 2 et 3 juin, un groupe de quatre-vingt-cinq hommes, dont Desnos, est acheminé vers le camp de Flöha, en Saxe. Les prisonniers fabriquent des carlingues de Messerschmitt 109. Le 14 avril 1945, le camp est évacué. Beaucoup de prisonniers meurent épuisés par les marches forcées ou sont abattus par les gardiens. Le 7-8 mai, les rescapés – dont Desnos – arrivent au camp de concentration de Terezín (Theresienstadt) en Tchécoslovaquie.

Là, les survivants sont abandonnés dans des cellules de fortune ou expédiés au Revier, l’infirmerie. Les poux pullulent, le typhus fait rage. Les SS prennent la fuite.  L’ Armée rouge et les partisans tchèques pénètrent dans le camp. Plusieurs semaines après la libération, un étudiant tchèque, Joseph Stuna consulte la liste des malades et lit: « Robert Desnos, né en 1900, nationalité française . »  Il sait qui est Desnos, car il connaît les surréalistes, a lu André Breton et Paul Éluard. Avec l’aide de l’infirmière Aléna Tesarova, qui parle bien le français, il retrouve le poète et le veille. Desnos aurait appelé ce moment son « matin le plus matinal ». Le 8 juin 1945, à 5 h 30 du matin, Robert Desnos meurt du typhus. Il avait 44 ans. Son corps sera incinéré. Ses cendres seront remises à la France et déposées dans le caveau familial au cimetière Montparnasse.

Source: Desnos, Oeuvres, Gallimard, Quarto 1999. Edition présentée et commentée par Marie-Claire Dumas.

Robert Desnos

Robert Desnos

Avec le coeur du chêne

Avec le bois tendre et dur de ces arbres, avec le cœur du chêne et l’écorce du bouleau combien ferait-on de ciels, combien d’océans, combien de pantoufles pour les jolis pieds d’Isabelle la vague ?

Avec le cœur du chêne et l’écorce du bouleau.

Avec le ciel combien ferait-on de regards, combien d’ombres derrière le mur, combien de chemises pour le corps d’Isabelle la vague ?

Avec le cœur du chêne et l’écorce du bouleau, avec le ciel.

Avec les océans combien ferait-on de flammes, combien de reflets au bord des palais, combien d’arcs-en-ciel au-dessus de la tête d’Isabelle la vague ?

Avec le cœur du chêne et l’écorce du bouleau, avec le ciel, avec les océans.

Avec les pantoufles combien ferait-on d’étoiles, de chemins dans la nuit, de marques dans la cendre, combien monterait-on d’escaliers pour rencontrer Isabelle la vague ?

Avec le cœur du chêne et l’écorce du bouleau, avec le ciel, avec les océans, avec les pantoufles.

Mais Isabelle la vague, vous m’entendez, n’est qu’une image du rêve à travers les feuilles vernies de l’arbre de la mort et de l’amour.

Avec le cœur du chêne et l’écorce du bouleau.

Qu’elle vienne jusqu’à moi dire en vain la destinée que je retiens dans mon poing fermé et qui ne s’envole pas quand j’ouvre la main et qui s’inscrit en lignes étranges.

Avec le cœur du chêne et l’écorce du bouleau, avec le ciel.

Elle pourra mirer son visage et ses cheveux au fond de mon âme et baiser ma bouche.

Avec le cœur du chêne et l’écorce du bouleau, avec le ciel, avec les océans.

Elle pourra se dénuder, je marcherai à ses côtés à travers le monde, dans la nuit, pour l’épouvante des veilleurs. Elle pourra me tuer, me piétiner ou mourir à mes pieds.

Car j’en aime une autre plus touchante qu’Isabelle la vague.

Avec le cœur du chêne et l’écorce du bouleau, avec le ciel, avec les océans, avec les pantoufles.

Les ténèbres (1927), paru dans Corps et Biens , Poésie /Gallimard.

Marc Ogeret (1932-2018)

Le chanteur Marc Ogeret est mort le 4 juin 2018. C’était un magnifique interprète des poèmes d’Aragon et des chansons révolutionnaires.

Militant syndicaliste du Syndicat français des artistes-interprètes (SFA-CGT). Membre de la société civile pour l’Administration des droits des artistes et musiciens interprètes (Adami). Vice-président du collège variétés de l’Adami.

Je me souviens qu’il jouait dans un curieux film vu dans le Quartier latin, il y a bien longtemps: L’escadron Volapük (1971) de René Gilson. Distribution: Juliet Berto, Marc Chapiteau, Olivier Hussenot, Michel Delahaye, Georges Adet. Scènes imaginaires de la vie de cinq jeunes incorporés dans une garnison française entre le 32 et le 39 mai 1968.

Quelques-uns de ses disques:
1967 : Marc Ogeret chante Aragon.

1968 : Autour de la Commune.

1968 : Chansons « contre » .

1970 : Le condamné à mort, poème de Jean Genet, musique de Hélène Martin.

1988 : Chante la Révolution.

1992 : Chante Aragon (Second Intermède).

1999 : Ogeret chante Léo Ferré.

https://www.youtube.com/watch?v=x_c-vMFLVhI

Tiré de l’album “Marc Ogeret chante Aragon”, en 1967. Accompagné par Michel Villars (piano), Barthelemy Rosso (guitare) et Pierre Nicholas (contrebasse).

José Bergamín (1897-1987)

José Bergamín. 1964.

Amigos míos, os pido
Que escuchéis mi ultimo ruego:
El día que yo me muera
No vayáis a mi entierro.

Porque yo no iré en la caja
en la que me lleven muerto;
ni mi alma ira tampoco
siguiendo el triste cortejo.

Me echarán la tierra encima,
pero sin dejar un hueco
por donde pueda escucharse
como se ríen mis huesos.

No pondrán losa, ni nombre,
ni flores en mi recuerdo.
Sólo una cruz y su sombra
en la desnudez del suelo.

Y nadie busque mi alma
perdida en un cementerio;
porque mi alma estará
en otra parte, muy lejos.

Estará en el Purgatorio,
el Paraíso o el Infierno:
pero no estará en el sitio
donde se le pudre el cuerpo.

Después de haber vivido tantos años
lo único que comprendo
es que lo mismo da porque es lo mismo
perder el alma que perder el tiempo.

Y que perder la vida no es morirse
lo sé, porque presiento
que acabaré por encontrarme un día
conmigo mismo muerto.

Rimas.

José Bergamín est un écrivain, poète, dramaturge espagnol, né à Madrid le 30 décembre 1895 et mort à Saint-Sébastien le 28 août 1983.

Son père était un homme politique conservateur, sa mère une catholique très pratiquante. Il s’efforça, toute sa vie, de concilier catholicisme et communisme. Il disait: « Con los comunistas hasta la muerte… pero ni un paso más» « Avec les communistes jusqu’à la mort… mais pas un pas de plus»).

José Bergamin est considéré comme le principal disciple de Miguel de Unamuno, et l’un des meilleurs essayistes espagnols du XX ème siècle. Son style est particulièrement original. Ses thèmes favoris sont le Siècle d’or, la mystique, la politique et la Tauromachie.

Durant la guerre civile, il présida l’Alliance des intellectuels antifascistes. A la fin de celle-ci, il partit en exil au Mexique, au Venezuela, en Uruguay, en France. Il fut le premier éditeur de Poeta en Nueva York de Federico García Lorca au Mexique et aux Etats-Unis en 1940. En effet, le poète de Grenade lui avait confié son manuscrit en 1936, peu avant son assassinat par les Franquistes. Bergamín fut aussi toute sa vie un grand ami d’André Malraux. Il ne revint définitivement en Espagne qu’ en 1970. Ses positions se radicalisèrent encore à la fin de sa vie. Il partit vivre au Pays basque et écrivait dans Egin, un journal politiquement proche de l’ETA.

Retrato de José Bergamin 1961 (Ramón Gaya) Madrid Colección Arte Contemporáneo.

Libertad

Luis Cernuda

Luis Cernuda est né le 21 septembre 1902 à Séville. Il est mort le 5 novembre 1963 à Mexico. C’est un des grands poètes espagnols de la Génération de 1927. Partisan de la République, il s’exila en Grande-Bretagne en 1938, puis aux Etats-Unis en 1947. Il s’installa définitivement au Mexique en 1952.

En 1931, alors que l’Espagne vit un bouleversement politique sans précédent et proclame la deuxième République, Luis Cernuda écrit Los placeres prohibidos (Les plaisirs interdits) , un des chefs-d’oeuvre du surréalisme et une revendication de l’amour homosexuel, inédite dans la littérature espagnole. Alternant poèmes en prose et en vers,  le poète clame un désir qui se heurte à une réalité hostile.  Il est alors amoureux d’un jeune acteur galicien, Serafín Fernández Ferro (1914-1954), que lui a présenté Federico García Lorca en mars 1931. L’acteur, autodidacte et proche de la CNT, syndicat anarcho-syndicaliste, sera lieutenant dans l’armée républicaine. Il sera blessé pendant la Guerre civile et participera au seul film tourné par André Malraux, Espoir, sierra de Teruel, tourné en 1938-39 et sorti en France en 1945 (Prix Louis Delluc). Exilé au Mexique, il mourra tuberculeux.

Serafín Fernández Ferro ( Ramón Gaya) 1932.

http://www.rtve.es/alacarta/videos/filmoteca/sierra-teruel-1938/3918025/

Luis Cernuda connaissait parfaitement déjà à cette époque l’oeuvre surréaliste d’Aragon, Breton, Crevel et Eluard.

L’amour et l’érotisme, tels sont les thèmes qui dominent ces poèmes en vers libres ou en prose. On y retrouve l’idée essentielle de la poésie de Cernuda qui est la distance qui existe entre réalité et désir.

Si el hombre pudiera decir (Luis Cernuda )

Si el hombre pudiera decir lo que ama,
Si el hombre pudiera levantar su amor por el cielo
Como una nube en la luz;
Si como muros que se derrumban,
Para saludar la verdad erguida en medio,
Pudiera derrumbar su cuerpo, dejando sólo la verdad de su amor,
La verdad de sí mismo,
Que no se llama gloria, fortuna o ambición,
Sino amor o deseo,
Yo sería aquel que imaginaba;
Aquel que con su lengua, sus ojos y sus manos
Proclama ante los hombres la verdad ignorada,
La verdad de su amor verdadero.

Libertad no conozco sino la libertad de estar preso en alguien
Cuyo nombre no puedo oír sin escalofrío;
Alguien por quien me olvido de esta existencia mezquina,
Por quien el día y la noche son para mí lo que quiera,
Y mi cuerpo y espíritu flotan en su cuerpo y espíritu
Como leños perdidos que el mar anega o levanta
Libremente, con la libertad del amor,
La única libertad que me exalta,
La única libertad por que muero.

Tú justificas mi existencia:
Si no te conozco, no he vivido;
Si muero sin conocerte, no muero, porque no he vivido.

13 de abril de 1931.

Los placeres prohibidos (1931).

Le vers 21 (“La única libertad que me exalta”)  semble une référence directe au premier Manifeste du surréalisme.

André Breton
«Chère imagination, ce que j’aime surtout en toi, c’est que tu ne pardonnes pas. Le seul mot de liberté est tout ce qui m’exalte encore. Je le crois propre à entretenir, indéfiniment, le vieux fanatisme humain. Il répond sans doute à ma seule aspiration légitime. Parmi tant de disgrâces dont nous héritons, il faut bien reconnaître que la plus grande liberté d’esprit nous est laissée. A nous de ne pas en mésuser gravement. Réduire à l’esclavage, quand bien même il y irait de ce qu’on appelle grossièrement le bonheur, c’est se dérober à tout ce qu’on trouve, au fond de soi, de justice suprême. La seule imagination me rend compte de ce qui peut être, et c’est assez pour lever un peu le terrible interdit; assez aussi pour que je m’abandonne à elle sans crainte de me tromper.»

Manifeste du surréalisme, 1924.

André Breton.