Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées,
Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
Derrière les ennuis et les vastes chagrins Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse, Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;
Celui dont les pensées, comme des alouettes, Vers les cieux le matin prennent un libre essor, – Qui plane sur la vie, et comprend sans effort Le langage des fleurs et des choses muettes !
Les Fleurs du mal (1857)
Élévation est le troisième de la section Spleen et Idéal du recueil Les Fleurs du mal, publié en 1857. 5 quatrains d’alexandrins. Rimes embrassées. Forme classique. Baudelaire, précurseur du symbolisme.
(A mes deux grands-pères Gaspar Luis F. et Diego A. qui traversèrent la Méditerranée à la recherche d’ une vie meilleure.)
L’émigrant de Landor Road
À André Billy
Le chapeau à la main il entra du pied droit Chez un tailleur très chic et fournisseur du roi Ce commerçant venait de couper quelques têtes De mannequins vêtus comme il faut qu’on se vête
La foule en tous les sens remuait en mêlant Des ombres sans amour qui se traînaient par terre Et des mains vers le ciel plein de lacs de lumière S’envolaient quelquefois comme des oiseaux blancs
Mon bateau partira demain pour l’Amérique Et je ne reviendrai jamais Avec l’argent gagné dans les prairies lyriques Guider mon ombre aveugle en ces rues que j’aimais
Car revenir c’est bon pour un soldat des Indes
Les boursiers ont vendu tous mes crachats d’or fin
Mais habillé de neuf je veux dormir enfin
Sous des arbres pleins d’oiseaux muets et de singes
Les mannequins pour lui s’étant déshabillés Battirent leurs habits puis les lui essayèrent Le vêtement d’un lord mort sans avoir payé Au rabais l’habilla comme un millionnaire
Au-dehors les années Regardaient la vitrine Les mannequins victimes Et passaient enchaînées
Intercalées dans l’an c’étaient les journées veuves
Les vendredis sanglants et lents d’enterrements
De blancs et de tout noirs vaincus des cieux qui pleuvent
Quand la femme du diable a battu son amant
Puis dans un port d’automne aux feuilles indécises Quand les mains de la foule y feuillolaient aussi Sur le pont du vaisseau il posa sa valise Et s’assit
Les vents de l’Océan en soufflant leurs menaces
Laissaient dans ses cheveux de longs baisers mouillés
Des émigrants tendaient vers le port leurs mains lasses
Et d’autres en pleurant s’étaient agenouillés
Il regarda longtemps les rives qui moururent Seuls des bateaux d’enfant tremblaient à l’horizon Un tout petit bouquet flottant à l’aventure Couvrit l’Océan d’une immense floraison
Il aurait voulu ce bouquet comme la gloire Jouer dans d’autres mers parmi tous les dauphins Et l’on tissait dans sa mémoire Une tapisserie sans fin Qui figurait son histoire
Mais pour noyer changées en poux Ces tisseuses têtues qui sans cesse interrogent Il se maria comme un doge Aux cris d’une sirène moderne sans époux
Gonfle-toi vers la nuit Ô Mer Les yeux des squales Jusqu’à l’aube ont guetté de loin avidement Des cadavres de jours rongés par les étoiles Parmi le bruit des flots et les derniers serments
Alcools, 1913.
Guillaume Apollinaire (1880- 1918) a été précepteur et professeur de français en Allemagne, en mai 1901. Il y rencontre Annie Playden, la gouvernante anglaise de Gabrielle, fille de Élinor Hölterhoff, vicomtesse de Milhau. Il en tombe amoureux et ont une liaison. Alcools présente deux cycles consacrés à deux femmes qu’il a aimées: Annie Playden (1880-1967) et Marie Laurencin (1883-1956). L’Emigrant de Landor Road (1904) appartient au premier cycle. Il a été écrit après le second voyage à Londres et le départ de la jeune fille en Amérique. Le titre du poème évoque la rue où elle habitait à Londres. Le poète s’y est rendu plusieurs fois. Ce poème est empreint de la tristesse d’Apollinaire, séparé définitivement de celle qu’il aime. L’émigrant est à la fois la femme qui part et l’amant délaissé. Le texte retrace l’itinéraire physique et psychologique d’un homme qui court à sa perte. Il a été publié en décembre 1905 dans la revue Vers et Prose. Il sera réécrit, en 1906, en prose puis à nouveau en vers.
Homme cible ou Portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire (Giorgio de Chirico). 1914. Paris, Centre Georges Pompidou.
Dans la partie arrière de tableau de Giorgio de Chirico, dans l’embrasure d’une lucarne, apparaît la silhouette de Guillaume Apollinaire de profil dans l’ombre. Un cercle au fin contour blanc a été tracé sur sa tempe. Il rappelle les cibles des stands de tir. Un autre, plus petit, a été dessiné sur sa clavicule. Il forme comme un clou planté dans l’épaule; un trait, blanc et fin souligne la naissance du bras. Cette oeuvre de 1914 est un des tableaux fondateurs du Surréalisme. Ce terme sera inventé par Guillaume Apollinaire trois ans plus tard. Il a une curieuse histoire. Homme cible est offert par de Chirico à son ami Apollinaire, qui est un de ses premiers et plus fervents défenseurs. En 1916, le poète est mobilisé et il est blessé par un éclat d’obus sur la tempe, à l’endroit précis où le peintre avait placé sa cible. De Chirico aurait eu la prescience du drame à venir. Il aurait anticipé le destin du poète. Un véritable hasard objectif. Homme cible devient Portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire.
Il y a longtemps, j’enseignais l’Espagnol en collège (Quatrième et Troisième). Dans le manuel de l’époque (Lengua y Vida 2, Pierre Darmangeat, Cécile Puveland, Jeanne Fernández Santos), il y avait une belle page qui mettait en parallèle Goya et Antonio Machado. J’utilisais avec plaisir ces documents et les élèves réagissaient bien.
Cette peinture fait partie de la cinquième série des cartons pour tapisserie destinée à la salle à manger du Prince des Asturies (futur Carlos IV 1748-1819) et de sa femme Marie Louise de Bourbon-Parme au Palais du Pardo. C’est l’une des quatre représentations de chaque saison avec LasFloreras (le printemps), La Era (l’été) et La Vendimia (l’automne). Magnifique utilisation des blancs et des gris.
Campos de Soria (Antonio Machado)
V
La nieve. En el mesón al campo abierto se ve el hogar donde la leña humea y la olla al hervir borbollonea. El cierzo corre por el campo yerto, alborotando en blancos torbellinos la nieve silenciosa. La nieve sobre el campo y los caminos cayendo está como sobre una fosa. Un viejo acurrucado tiembla y tose cerca del fuego; su mechón de lana la vieja hila, y una niña cose verde ribete a su estameña grana. Padres los viejos son de un arriero que caminó sobre la blanca tierra y una noche perdió ruta y sendero, y se enterró en las nieves de la sierra. En torno al fuego hay un lugar vacío, y en la frente del viejo, de hosco ceño, como un tachón sombrío -tal el golpe de un hacha sobre un leño-. La vieja mira al campo, cual si oyera pasos sobre la nieve. Nadie pasa. Desierta la vecina carretera, desierto el campo en torno de la casa. La niña piensa que en los verdes prados ha de correr con otras doncellitas en los días azules y dorados, cuando crecen las blancas margaritas.
Campos de Castilla. 1912.
Champs de Soria
V
La neige. Dans l’auberge ouverte sur les champs on voit le foyer où le bois fume et la marmite chaude qui bouillonne. La bise court sur la terre glacée, soulevant de blancs tourbillons de neige silencieuse. La neige tombe sur les champs et les chemins comme dans une fosse. Un vieillard accroupi tremble et tousse près du feu ; la vieille femme file un écheveau de laine, et une petite fille coud un feston vert à la robe d’étamine écarlate. Les vieillards sont les parents d’un muletier qui, cheminant sur cette terre blanche, perdit une nuit son chemin et s’enterra dans la neige de la montagne. Au coin du feu il y a une place vide, et sur le front du vieillard, au plissement farouche, comme une tache sombre, -Un coup de hache sur une bûche-. La vieille femme regarde la campagne, comme si elle entendait des pas sur la neige. Personne ne passe. La route voisine est déserte, déserts les champs autour de la maison. La petite fille songe qu’elle ira courir dans les prés verts, avec d’autres fillettes, par les journées bleues et dorées, lorsque poussent les blanches pâquerettes.
Champs de Castille, Solitudes, Galeries et autres poèmes et Poésies de la guerre, traduits par Sylvie Léger et Bernard Sesé, préface de Claude Esteban, Paris, Gallimard, 1973; Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1981.
Ni el pormenor simbólico
de reemplazar un tres por un dos
ni esa metáfora baldía
que convoca un lapso que muere y otro que surge
ni el cumplimiento de un proceso astronómico
aturden y socavan
la altiplanicie de esta noche
y nos obligan a esperar
las doce irreparables campanadas.
La causa verdadera
es la sospecha general y borrosa
del enigma del Tiempo;
es el asombro ante el milagro
de que a despecho de infinitos azares,
de que a despecho de que somos
las gotas del río de Heráclito,
perdure algo en nosotros:
inmóvil,
algo que no encontró lo que buscaba.
Composé en février 1859 durant le séjour que Charles Baudelaire fit à Honfleur chez sa mère, Mme Aupick, ce long poème qui clôt l’édition de 1861 (seconde édition) est dédié à son ami Maxime Du Camp (1822–1894) envers qui il avait quelques dettes de reconnaissance. Cette cantate finale reprend tous les thème majeurs des Fleurs du Mal. Elle semble bien la conclusion voulue par le poète pour cette édition et lui donne une unité. Il est ironique de placer ce poème sous l’égide de Maxime Du Camp, chantre inconditionnel du Progrès. Ce dernier, grand voyageur et écrivain bien oublié aujourd’hui, fut l’ami de Gustave Flaubert, de Théophile Gautier et de…Charles Baudelaire.
VII
Amer savoir, celui qu’on tire du voyage !
Le monde, monotone et
petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre
image :
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui !
Faut-il partir? rester ? Si tu peux rester, reste ;
Pars, s’il
le faut. L’un court, et l’autre se tapit
Pour tromper l’ennemi
vigilant et funeste,
Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs
sans répit,
Comme le Juif errant et comme les apôtres,
À qui rien ne
suffit, ni wagon ni vaisseau,
Pour fuir ce rétiaire infâme :
il en est d’autres
Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.
Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,
Nous pourrons
espérer et crier : En avant !
De même qu’autrefois nous
partions pour la Chine,
Les yeux fixés au large et les cheveux
au vent,
Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
Avec le coeur
joyeux d’un jeune passager.
Entendez-vous ces voix, charmantes
et funèbres,
Qui chantent : « Par ici ! vous qui voulez manger
Le Lotus parfumé ! c’est ici qu’on vendange
Les fruits
miraculeux dont votre coeur a faim ;
Venez vous enivrer de la
douceur étrange
De cette après-midi qui n’a jamais de fin ! »
À l’accent familier nous devinons le spectre ;
Nos Pylades
là-bas tendent leurs bras vers nous.
« Pour rafraîchir ton
coeur nage vers ton Électre ! »
Dit celle dont jadis nous
baisions les genoux.
VIII
Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce
pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer
sont noirs comme de l’encre,
Nos coeurs que tu connais sont
remplis de rayons !
Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous
voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du
gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe?
Au fond de l’Inconnu pour
trouver du nouveau !
Flamenco (Pheinicoprteris Chilensis) Niño era yo, Pablo Neruda, vecino del agua en Toltén, del implacable mar, del río, del agua encerrada en el lago. La espesa montaña olorosa se fotografiaba en las aguas y el ulmo doble florecía sobre la selva y en el agua. Entonces, oh entonces! viví, honor del tiempo transparente, la visión de un angel rosado que traía pausado vuelo. Era su cuerpo hecho de plumas, eran de pétalos sus alas, era una rosa que volaba dirigiéndose a la dulzura. Se posó el ángel en el agua como una nave nacarada y resplandecía en la luz el rosal rosa de su cuello.
Abandoné aquellas regiones
me vestí de frac y de hierro,
cambié de idioma y de estatura,
resucité de muchas muertes,
me mordieron muchos dolores,
sin cesar cambié de alegría,
pero en el fondo de mí mismo
como en aquel lago perdido
sigue viviendo la visión
de un ave o ángel indeleble
que transformó la luz del día
con el esplendor de su ser
y su movimiento rosado.
Arte de pájaros. Santiago, Ediciones Sociedad de Amigos del Arte Contemporáneo, 1966.
(…) Mais au fond de moi-même, comme dans ce lac perdu, continue à vivre la vision d’un oiseau ou ange indélébile que transforme la lumière du jour avec la splendeur de sa présence et son rose en mouvement.
Le chanteur chilien Ángel Parra (1943-2017), fils de Violeta Parra, a réalisé un album en 1966 à partir de ce recueil de poèmes.
Le salar d’Atacama est le salar ou dépôt salin le plus grand du Chili (3000 km²). Il est situé à 2305 mètres d’altitude dans la région d’Antofagasta, à 55 km au sud de la ville de San Pedro de Atacama, au pied des hauts volcans Licancabur (5916 m.) et Láscar (5592 m.). La lagune Chaxa est un poumon de vie dans le très hostile salar d’Atacama. Le site a été inscrit en 1996 dans la liste des “zones humides d’importance internationale”. On peut y observer les 3 espèces de flamants de la région.
Marthe que ces vieux murs ne peuvent pas s’approprier, fontaine où se mire ma monarchie solitaire, comment pourrais-je jamais vous oublier puisque je n’ai pas à me souvenir de vous: vous êtes le présent qui s’accumule. Nous nous unirons sans avoir à nous aborder, à nous prévoir comme deux pavots font en amour une anémone géante.
Je n’entrerai pas dans votre coeur pour limiter sa mémoire. je ne retiendrai pas votre bouche pour l’empêcher de s’ouvrir sur le bleu de l’air et la soif de partir. Je veux être pour vous la liberté et le vent de la vie qui passe le seuil de toujours avant que la nuit ne devienne introuvable.
Le Poème pulvérisé, 1945-1947 in Fureur et mystère, 1962.
Poème souvent étudié en cours. La traduction de Roger Caillois, relue aujourd’hui, me paraît bien décevante. Federico Calle Jorda dans un article de la revue En attendant Nadeau publié affirme même: “Il faut retraduire Borges”
La lluvia Bruscamente la tarde se ha aclarado Porque ya cae la lluvia minuciosa. Cae o cayó. La lluvia es una cosa que sin duda sucede en el pasado.
Quien la oye caer ha recobrado el tiempo en que la suerte venturosa le reveló una flor llamada rosa y el curioso color del colorado.
Esta lluvia que ciega los cristales alegrará en perdidos arrabales las negras uvas de una parra en cierto
patio que ya no existe. La mojada tarde me trae la voz, la voz deseada, de mi padre que vuelve y que no ha muerto. El Hacedor. 1960.
La pluie Soudain l’après-midi s’est éclairé Car voici que tombe la pluie minutieuse Tombe ou tomba. La pluie est chose Qui certainement a lieu dans le passé.
À qui l’entend tomber est rendu
Le temps où l’heureuse fortune
Lui révéla la fleur appelée rose
Et cette étrange et parfaite couleur.
Cette pluie, qui aveugle les vitres
Réjouira en des faubourgs perdus
Les grappes noires d’une treille en une
Certaine cour qui n’existe plus. Le soir
Mouillé m’apporte la voix, la voix souhaitée
De mon père, qui revient et n’est pas mort.
L’auteur et autres textes. Traduit de l’espagnol par Roger Caillois, Gallimard, 1964.
XLI Le port Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie. L’ampleur du ciel, l’architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les lasser. Les formes élancées des navires, au gréement compliqué, auxquels la houle imprime des oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l’âme le goût du rythme et de la beauté. Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n’a plus ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s’enrichir. Petits poèmes en prose (Le spleen de Paris), 1869.