Théodore Fraenkel 1896 – 1964

Lu Fraenkel, un éclair dans la nuit de Gérard Guégan. (Éditions de l’Olivier, 2021).

Qui dira la souffrance d’Aragon ? (Stock 2015.) Tout a une fin, Drieu (Gallimard, 2016) Hemingway, Hammett, dernière (Gallimard. 2017) ne m’avaient pas totalement convaincu. Dans ma bibliothèque m’attend toujours Fontenoy ne reviendra pas (Stock 2011, réédition en Folio n° 5537, 2013. Prix Renaudot de l’essai.)

Le dernier livre de Gérard Guégan m’a beaucoup intéressé. Il s’agit de la biographie d’un personnage fascinant et méconnu : Théodore Fraenkel. L’auteur a mené une enquête sérieuse et interrogé les derniers témoins. Théodore Fraenkel apparaît souvent dans les histoires du dadaïsme et du surréalisme. Ses amis étaient André Breton, Jacques Vaché, Louis Aragon, Philippe Soupault, Tristan Tzara, Robert Desnos.

Il a toujours vécu dangereusement sans renoncer à son amour pour la liberté.

Ses parents, mencheviks juifs russes d’Odessa, émigrent à Paris en 1890. Il obtient la nationalité française en 1904. Théodore Fraenkel a fait ses études au Lycée Chaptal à Paris avec André Breton. Un bon tiers de leur classe de philosophie est morte à la guerre ou en est revenu mutilé. Après le baccalauréat, Fraenkel entre en classe préparatoire au PCN (Physique, Chimie et Sciences naturelles), puis à la Faculté de médecine. Étienne Boltanski (le père de Christian), René Hilsum (socialiste, puis communiste, libraire, éditeur Au Sans Pareil), Gusnberg et André Breton le suivent. Au printemps 1915, il est mobilisé comme son ami avec un an d’avance. Ils sont nommés infirmiers et dirigés vers les hôpitaux de la côte atlantique. Théodore Fraenkel, infirmier, rencontre alors à Nantes Jacques Vaché qui a été blessé au front. Il est ensuite envoyé à Odessa en Russie en juillet 1917 avec une mission militaire chirurgicale. Il voit de près la Révolution. Après l’armistice, Fraenkel et Aragon se retrouvent à Sarrebruck, ville allemande occupée par l’armée française.
Il est démobilisé en septembre 1919 (croix de guerre avec palmes) . Il termine ses études de médecine et est nommé externe des hôpitaux.
En janvier 1920, il est parmi les premiers dadaïstes et participe ensuite au mouvement surréaliste. Dans le numéro 3 de La Révolution surréaliste (15 avril 1925), on trouve la Lettre aux Médecins-Chefs des Asiles de Fous, rédigée par Antonin Artaud, Robert Desnos et Théodore Fraenkel.
En 1934, il rompt avec Breton. « Breton déteste les deux choses qu’adorait Théodore: la musique et l’ironie. » (page 21)
En août 1936, il va en Espagne et participe au débarquement républicain dans les Îles Baléares.
Pendant la seconde Guerre mondiale, il se cache, puis traverse à pied les Pyrénées. En 1943, il fait partie des Forces de la France libre à Alger, puis rejoint le service de santé de l’escadrille Normandie-Niémen en URSS. Il termine la guerre avec le grade de lieutenant-colonel.
Robert Desnos, son ami intime, qui l’avait désigné comme légataire universel meurt du typhus le 8 juin 1945 au camp de Theresienstadt (Tchécoslovaquie).
Après la guerre, Théodore Fraenkel reprend son activité de médecin à Paris. Il dirige le laboratoire d’analyses de l’hôpital Lariboisière et reçoit ses malades dans son cabinet de l’avenue Junot.
Il est l’un des signataires du Manifeste des 121 sur le droit d’insoumission dans la guerre d’Algérie, publié le 6 septembre 1960.

Le 28 novembre 1922, il a épousé Bianca Maklès, l’aînée des soeurs Maklès, d’une famille juive roumaine. Sylvia, l’actrice de cinéma, épouse Georges Bataille en premières noces en 1928, puis Jacques Lacan en 1934 ; Rose épouse le peintre André Masson et Simone l’écrivain Jean Piel, directeur de la revue Critique en 1930. Bianca Fraenkel, comédienne au théâtre de l’Atelier sous le pseudonyme de Lucienne Morand, trouve la mort en tombant d’une falaise à Carqueiranne (Var) le 24 octobre 1931.
En 1933, Fraenkel se remarie avec Marguerite Luchaire, Ghita, sœur du journaliste et patron de presse Jean Luchaire, fusillé pour collaboration le 22 février 1946 au fort de Châtillon.
Sa troisième compagne sera la psychanalyste Marianne Strauss, d’origine allemande.

Gravement hypertendu, il néglige de se soigner et meurt d’une hémorragie cérébrale. Il est enterré sans témoin dans la fosse commune du cimetière de Thiais (Val-de-Marne), selon ses vœux : « Pas d’obsèques, pas de cérémonie, pas d’oraison et pas de tombe. Je ne veux personne. Et j’exige la fosse commune. Point final. »
Philippe Soupault souligne l’apport de Fraenkel au surréalisme : « C’était un personnage énigmatique, sympathique, séduisant, mais qui avait une attitude devant la vie très différente de celle de Breton. Il était ironique, agressif, mais surtout il avait une admiration profonde pour Alfred Jarry et je dois dire que l’influence de Fraenkel a été considérable parce qu’il a apporté au surréalisme et à Dada le côté, si vous voulez, ubuesque et je crois qu’on retrouve dans tout le mouvement dada une influence de Jarry et cette influence est due à Fraenkel. »

https://www.youtube.com/watch?fbclid=IwAR1B4utPlUqTyU57hoek9ZcM5Vvx3Ge0imarcR9C4j3D9kZve18m8ZEnLd0&v=29YM3gRv6dg&feature=youtu.be

Portrait de Tristan Tzara (Théodore Fraenkel).

« Je n’oserai jamais écrire ma propre histoire. » (Théodore Fraenkel, Carnets, janvier 1918.)

… ” A mon plus ancien,
A mon grand ami T. Fraenkel,
Souvenir de Nantes et d’ailleurs… “
André Breton (Dédicace de Mont-de-Piété 1913-1919 ).

… ” Il était de ceux dont on dit : « Il ira loin » – Son profil slave et sa parole imprégnée du charme de même marque étaient bien connus dans les milieux de la Pensée Libre… ›
Jacques Vaché (Le sanglant symbole, nouvelle signée Jean-Michel Strogoff, publiée dans La Révolution surréaliste n° 2, le 15 janvier 1925.

Épitaphe de Théodore Fraenkel ( Philippe Soupault )

Il faisait un temps magnifique quand tu es mort
Le cimetière était si joli
que personne ne pouvait être triste
On s’aperçoit depuis quelque temps que tu n’es plus là
Je n’entends pas tes ricanements
Tu te tais
ou tu hausses les épaules

tu ne voudras jamais connaître le paradis

Tu ne sais plus où aller
Mais tu t’en moques

Littérature n°14. Juin 1920.

Lettre aux Médecins-Chefs des Asiles de Fous

Messieurs,
Les lois, la coutume vous concèdent le droit de mesurer l’esprit. Cette juridiction souveraine, redoutable, c’est avec votre entendement que vous l’exercez. Laissez-nous rire. La crédulité des peuples civilisés, des savants, des gouvernants pare la psychiatrie d’on ne sait quelles lumières surnaturelles. Le procès de votre profession est jugé d’avance. Nous n’entendons pas discuter ici la valeur de votre science, ni l’existence douteuse des maladies mentales. Mais pour cent pathogénies prétentieuses où se déchaîne la confusion de la matière et de l’esprit, pour cent classifications dont les plus vagues sont encore les seules utilisables, combine de tentatives nobles pour approcher le monde cérébral où vivent tant de vos prisonniers ? Combien êtes-vous, par exemple, pour qui le rêve du dément précoce, les images dont il est la proie sont autre chose qu’une salade de mots ?
Nous ne nous étonnons pas de vous trouver inférieurs à une tache pour laquelle il n’y a que peu de prédestinés. Mais nous nous élevons contre le droit attribué a des hommes, bornés ou non, de sanctionner par l’incarcération perpétuelle leurs investigations dans le domaine de l’esprit.
Et quelle incarcération ! On sait, — on ne sait pas assez — que les asiles loin d’être des asiles, sont d’effroyables geôles, où les détenus fournissent une main-d’œuvre gratuite et commode, où les sévices sont la règle, et cela est toléré par vous. L’asile d’aliénés, sous le couvert de la science et de la justice, est comparable à la caserne, à la prison, au bagne.
Nous ne soulèverons pas ici la question des internements arbitraires, pour vous éviter la peine de dénégations faciles. Nous affirmons qu’un grand nombre de vos pensionnaires, parfaitement fous suivant la définition officielle, sont, eux aussi, arbitrairement internés. Nous n’admettons pas qu’on entrave le libre développement d’un délire, aussi légitime, aussi logique que toute autre succession d’idées ou d’actes humains. La répression des réactions antisociales est aussi chimérique qu’inacceptable en son principe. Tous les actes individuels sont antisociaux. Les fous sont les victimes individuelles par excellence de la dictature sociale ; au nom de cette individualité qui est le propre de l’homme, nous réclamons qu’on libère ces forçats de la sensibilité, puisqu’aussi bien il n’est pas au pouvoir des lois d’enfermer tous les hommes qui pensent et agissent.
Sans insister sur le caractère parfaitement génial des manifestations de certains fous, dans la mesure où nous sommes aptes à les apprécier, nous affirmons la légitimité absolue de leur conception de la réalité, et de tous les actes qui en découlent.
Puissiez-vous vous en souvenir demain matin à l’heure de la visite, quand vous tenterez sans lexique de converser avec ces hommes sur lesquels, reconnaissez-le, vous n’avez d’avantage que celui de la force.

La Révolution Surréaliste, n˚ 3 — Première année, Paris, 15 avril 1925.

« A Th. Fraenkel
L’ami de tous les jours
et le témoin et l’acteur
d’années de tempêtes
de tourbillons et de
nuit…
Son affectueux
Robert Desnos » (Dédicace de Corps et Biens. 1930)

« … Je ne peux pas vous expliquer Théodore Fraenkel, il faudrait des pages
et des pages de journal, et toute la vie… »
Louis Aragon (A qui le tour ? Lettres Françaises, n°1014. 30/01/1964).

( Merci à Ph. C. pour le lien qui m’a permis d’ écouter Philippe Soupault )

Louis Aragon. Théodore Fraenkel.

Luis Cernuda

Luis Cernuda. Villablino (León). 6 août 1935.

Relire encore et encore les poètes de la Génération de 1927.

Como el viento

Como el viento a lo largo de la noche,
Amor en pena o cuerpo solitario,
Toca en vano a los vidrios,
Sollozando abandona las esquinas;

O como a veces marcha en la tormenta,
Gritando locamente,
Con angustia de insomnio,
Mientras gira la lluvia delicada;

Si, como el viento al que un alba le revela
Su tristeza errabunda por la tierra,
Su tristeza sin llanto,
Su fuga sin objeto;

Como él mismo extranjero,
Como el viento huyo lejos.
Y sin embargo vine como luz.

Un río, un amor, 1929.

Comme le vent

Comme le vent tout au long de la nuit,
Amour en peine ou bien corps solitaire,
En vain touche les vitres,
Abandonne en sanglots les carrefours ;

Ou comme parfois il marche dans la tourmente,
En criant follement,
Angoissé d’insomnie,
Tandis que tourne la pluie délicate ;

Oui, comme le vent à qui l’aube révèle
Sa tristesse errante sur la terre,
Sa tristesse sans pleurs,
Sa fuite sans objet ;

Comme lui-même étranger,
Comme le vent je fuis au loin.
Pourtant je suis venu comme lumière.

Un fleuve, un amour. Editions Fata Morgana. 1985. Traduction: Jacques Ancet.

Ce poème a été écrit le 10 mai 1929 à Toulouse. Son ancien professeur à l’Université de Séville, le poète Pedro Salinas, l’aida à obtenir, à la fin de l’année 1928, un poste de lecteur à l’École Normale de Toulouse. Il y travaillera pendant sept mois. Gerardo Diego publiera ce texte dans sa célèbre anthologie Poesía española: antología 1915- 1931. Madrid, 1932. On y retrouve davantage l’influence romantique que surréaliste.

(Merci à Lorenzo Oliván et Arnau de V.)

Joan Margarit

Joan Margarit. (Joan Tomás). Barcelona, 2020.

Le poète et architecte Joan Margarit est décédé hier à Sant Just Desvern (Barcelone). Il avait obtenu le Prix Cervantès en 2019 qu’il n’avait pu recevoir qu’en décembre 2020, en petit comité à cause de la pandémie. «Soy un poeta catalán, pero también castellano, coño» avait-il affirmé en 2019 en déposant ses archives à l’Instituto Cervantes de Madrid.

Descansa en paz, poeta.

La presse espagnole a publié à l’occasion un poème inédit:

Commovedora indiferència

Pensava que em quedava encara temps
per entendre el profund significat
de deixar d’exisitir. Ho comparava
amb el desinterès, l’oblit, el son profund
les cases on vam viure ui on no hem tornat mai més.
Pensava que ho anava comprenent,
que anava alliberant-me de l’enigma.
Però era molt lluny, encara, de saber
que jo no m’allibero. M’allibera la mort:
permet, indiferent,
que m’acosti a alguna veritat.
Inexplicablement, això m’emociona.

Animal de bosc.

Conmovedora indiferencia

Pensé que me quedaba todavía
tiempo para entender la honda razón
de dejar de existir. Lo comparaba
con el desinterés, con el olvido,
con las horas del sueño más profundo,
pensando en esas casas donde un día vivimos
y a las que no hemos vuelto nunca.
Pensaba que lo iba comprendiendo,
que me iba liberando del enigma.
Pero estaba muy lejos de saber
que yo no me libero. Me libera la muerte,
permite, indiferente,
que me vaya acercando hasta alguna verdad.
Inexplicablemente, esto me ha emocionado.

Animal de bosque. Editorial Visor.

Francisco de Quevedo – José Ángel Valente 1929 – 2000

Madrid, Glorieta de Quevedo.

Nostalgie de Madrid!
La glorieta de Quevedo est une place importante du quartier de Chamberí à Madrid. Au centre se trouve une sculpture de l’écrivain espagnol du Siècle d’or en marbre de Carrare, œuvre d’ Agustín Querol (1860-1909). Elle date de 1902.
Quatre sculptures allégoriques (la Satire, la Poésie, la Prose et l’Histoire) apparaissent sur le socle en calcaire.
La calle de Fuencarral, la calle de San Fernando et la calle de Bravo Murillo débouchent sur cette place. La statue se trouvait primitivement Plaza de Alonso Martínez. José Ángel Valente a dédié un poème à cette statue .

José Ángel Valente.

A Don Francisco de Quevedo, en piedra

«cavan en mi vivir mi monumento»

Yo no sé quién te puso aquí, tan cerca
–alto entre los tranvías y los pájaros–
Francisco de Quevedo, de mi casa.

Tampoco sé qué mano
organizó en la piedra tu figura
o sufragó los gastos,
los discursos, la lápida,
la ceremonia, en fin, de tu alzamiento.

Porque arriba te han puesto y allí estás
y allí, sin duda alguna, permaneces,
imperturbable y quieto,
igual a cada día,
como tú nunca fuiste.

Bajo cada mañana
al café de la esquina,
resonante de vida,
y sorbo cuanto puedo
el día que comienza.

Desde allí te contemplo en pie y en piedra,
convidado de tal piedra que nunca
bajarás cojeando
de tu propia cojera
a sentarte en la mesa que te ofrezco.

Arriba te dejaron
como una teoría de ti mismo,
a ti, incansable autor de teorías
que nunca te sirvieron
más que para marchar como un cangrejo
en contra de tu propio pensamiento.

Yo me pregunto
qué haces allá arriba, Francisco
de Quevedo, maestro,
amigo, padre,
con quien es grato hablar,
difícil entenderse,
fácil sentir lo mismo:
cómo en el aire rompen
un sí y un no sus poderosas armas,
y nosotros estamos
para siempre esperando
la victoria que debe
decidir nuestra suerte.

Yo me pregunto si en la noche lenta,
cuando el alma desciende a ras de suelo,
caemos en la especie y reina
el sueño, te descuelgas
de tanta altura, dejas
tu máscara de piedra,
corres por la ciudad,
tientas las puertas
con que el hombre defi ende como puede
su secreta miseria
y vas diciendo a voces:

– Fue el soy un será, pero en el polvo
un ápice hay de amor que nunca muere.

¿O acaso has de callar
en tu piedra solemne,
enmudecer también,
caer de tus palabras,
porque el gran dedo un día
te avisara silencio?

Dime qué ves desde tu altura.
Pero tal vez lo mismo. Muros, campos,
solar de insolaciones. Patria. Falta
su patria a Osuna, a ti y a mí y a quien
la necesita.
Estamos
todos igual y en idéntico amor
podría comprenderte.
Hablamos
mucho de ti aquí abajo, y día a día
te miro como ahora, te saludo
en tu torre de piedra,
tan cerca de mi casa,
Francisco de Quevedo, que si grito
me oirás en seguida.

Ven entonces si puedes,
si estás vivo y me oyes
acude a tiempo, corre
con tu agrio amor y tu esperanza – cojo,
mas no del lado de la vida – si eres
el mismo de otras veces.

Poemas a Lázaro (1955-1960). Madrid, Índice, 1960 (Premio de la Crítica 1961).

Francisco de Quevedo 1580 – 1645

Madrid. Glorieta de Quevedo. Estatua al escritor (Agustín Querol, 1902).

Quevedo était laid et boiteux, myope (en espagnol, los quevedos ce sont les lorgnons). Il avait deux passions: la politique et l’écriture. Cet homme incarne toutes les contradictions de l’Espagne décadente de son époque. Il est réactionnaire et arriviste. Il attaque férocement la “nouvelle poésie”, et particulièrement Góngora et Lope de Vega. Il connaîtra l’exil et la prison. C’est un maître de l’écriture conceptiste. Son oeuvre considérable a une grande influence sur Rubén Darío, César Vallejo, Jorge Luis Borges, Pablo Neruda, Octavio Paz, Miguel de Unamuno, Ramón del Valle-Inclán, Jorge Guillén, Dámaso Alonso, Miguel Hernández, Blas de Otero, Camilo José Cela…

Amor constante más allá de la muerte est un poème très célèbre. Il a été analysé par de nombreux critiques. Il se referme sur un des vers les plus terribles de la poésie espagnole et transgresse toutes les lois religieuses, païennes et chrétiennes. Il existe deux belles traductions en français: l’une de Claude Esteban, l’autre de Jacques Ancet.

Amor constante más allá de la muerte (Francisco de Quevedo)

Cerrar podrá mis ojos la postrera
sombra, que me llevare el blanco día,
y podrá desatar esta alma mía
hora a su afán ansioso lisonjera;

mas no, de esotra parte, en la ribera
dejará la memoria en donde ardía;
nadar sabe mi llama la agua fría,
y perder el respeto a ley severa;

Alma a quien todo un dios prisión ha sido,
venas que humor a tanto fuego han dado,
medulas que han gloriosamente ardido,

su cuerpo dejará no su cuidado;
serán ceniza, mas tendrá sentido.
Polvo serán, mas polvo enamorado.

El Parnaso español, 1648

Constance de l’amour au-delà de la mort

Voiler pourra mes yeux l’ombre dernière
Qu’un jour m’apportera le matin blanc,
Et délier cette âme encore mienne
L’heure flatteuse au fil impatient;

Mais non sur cette rive-ci de la rivière
Ne laissera le souvenir, où il brûla :
Ma flamme peut nager parmi l’eau froide
Et manquer de respect à la sévère loi.

Âme, à qui tout un dieu a servi de prison,
Veines, qui à tel feu avez donné vos sucs,
Moelle, qui glorieuse avait brulé,

Vous laisserez le corps, non le souci ;
Vous serez cendre, mais sensible encore ;
Poussière aussi, mais poussière amoureuse.

Monuments de la mort. Traduction Claude Esteban. Paris, Deyrolle, 1992.

Amour constant au-delà de la mort

Clore pourra mes yeux l’ombre dernière
Que la blancheur du jour m’apportera,
Cette âme mienne délier pourra
l’Heure, à son vœu brûlant prête à complaire;

Mais point sur la rive de cette terre
N’oubliera la mémoire, où tant brûla;
Ma flamme sait franchir l’eau et son froid,
Manquer de respect à la loi sévère.

Âme dont la prison fut tout un Dieu,
Veines au flux qui nourrit un tel feu,
Moelle qui s’est consumée, glorieuse,

Leur corps déserteront, non leur tourment;
Cendre seront, mais sensible pourtant;
Poussière aussi, mais poussière amoureuse.

Les Furies et les peines. Traduction: Jacques Ancet. NRF Poésie/Gallimard n°463. 2011.

Jorge Luis Borges – Paul-Jean Toulet

J’ai relu un poème de Jorge Luis Borges, Cambridge, qui se trouve dans le recueil Elogio de la sombra.

Les trois derniers vers trouvés par hasard sur Twitter m’ont frappé.

Cambridge

Nueva Inglaterra y la mañana.
Doblo por Craigie.
Pienso (yo lo he pensado)
que el nombre Craigie es escocés
y que la palabra crag es de origen celta.
Pienso (ya lo he pensado)
que en este invierno están los antiguos inviernos
de quienes dejaron escrito
que el camino esta prefijado
y que ya somos del Amor o del Fuego.
La nieve y la mañana y los muros rojos
pueden ser formas de la dicha,
pero yo vengo de otras ciudades
donde los colores son pálidos
y en las que una mujer, al caer la tarde,
regará las plantas del patio.
Alzo los ojos y los pierdo en el ubicuo azul.
Más allá están los árboles de Longfellow
y el dormido río incesante.
Nadie en las calles, pero no es un domingo.
No es un lunes,
el día que nos depara la ilusión de empezar.
No es un martes,
el día que preside el planeta rojo.
No es un miércoles,
el día de aquel dios de los laberintos
que en el Norte fue Odin.
No es jueves,
el día que ya se resigna al domingo.
No es un viernes,
el día regido por la divinidad que en las selvas
entreteje los cuerpos de los amantes.
No es un sábado.
No está en el tiempo sucesivo
sino en los reinos espectrales de la memoria.
Como en los sueños
detrás de las altas puertas no hay nada,
ni siquiera el vacío.
Como en los sueños,
detrás del rostro que nos mira no hay nadie.
Anverso sin reverso,
moneda de una sola cara, las cosas.
Esas miserias son los bienes
que el precipitado tiempo nos deja.
Somos nuestra memoria,
somos ese quimérico museo de formas inconstantes,
ese montón de espejos rotos.

Elogio de la sombra, 1969.

Jorge Luis Borges vouait une profonde admiration à Paul-Jean Toulet (1867-1920) et aux Contrerimes, « recueil paru dans les années vingt, qui l’enchantait et qu’il plaçait, avec certitude et constance au pinacle de la poésie française. » (Jean Pierre Bernés, Jorge Luis Borges : La vie commence…, Paris, Le Cherche Midi, 2010, pp. 48-49)

« Il y a aussi un poète français que j’aime beaucoup et je crois qu’il est presque oublié en France ou qu’on ne fait que l’étudier, par exemple, dans les histoires de la littérature, ce qui est une façon d’avoir disparu ou d’être mort, non, d’appartenir à l’histoire de la littérature. Et c’est un poète du Sud de la France, Toulet, […] moi, je savais beaucoup de ses Contrerimes par cœur […] » (Jorge Luis Borges, DVD 1, 1ère partie, entretien avec Jean-José Marchand)

Il pouvait réciter par coeur la première des Romances sans musique,

En Arles.

Dans Arle, où sont les Aliscans,
Quand l’ombre est rouge, sous les roses,
Et clair le temps

Prends garde à la douceur des choses.
Lorsque tu sens battre sans cause
Ton coeur trop lourd;

Et que se taisent les colombes:
Parle tout bas, si c’est d’amour,
Au bord des tombes.

La cople 53 était la préférée de Jorge Luis Borges.

LIII

Voici que j’ai touché les confins de mon âge.
Tandis que mes désirs sèchent sous le ciel nu,
Le temps passe et m’emporte à l’abyme inconnu,
Comme un grand fleuve noir, où s’engourdit la nage.

Coples. Les Contrerimes. NRF Poésie/Gallimard. 1979. Page 140.

Palindromes (Julio Cortázar – Juan Filloy – Darío Lancini)

Julio Cortázar. Paris, 1961 (Pierre Boulat)

12/02/2021.

Jour palindrome. En espagnol “día capicúa” (du catalan “cap i cua” = tête et queue).

Nous attendons la naissance de Gabriel à Madrid ce jour. Notre petit-fils va naître un jour palindrome…

Le plus célèbre palindrome espagnol est anonyme: «Dábale arroz a la zorra el abad.» («Il lui donnait du riz, à la renarde, l’abbé»)

Une nouvelle de Julio Cortázar, Satarsa, (Deshoras, 1982. Heures indues, Gallimard, 1986) tourne autour du palindrome Atar a la rata (Attacher le rat). On trouve en épigraphe un autre palindrome, de Juan Filloy celui-là: Adán y raza, azar y nada.

Dans Lejana (Bestiario 1951. Gîtes, Gallimard, 1968), le personnage principal, Alina Reyes, commente le fait qu’elle passe son temps à faire des jeux de mots et à répéter des palindromes: “Los fáciles, salta Lenin el atlas; amigo, no gima; los más difíciles y hermosos, átale, demoníaco Caín, o me delata; Anás usó tu auto, Susana”.

Juan Filloy.

Le roi du palindrome semble bien être l’écrivain et juriste argentin Juan Filloy (1894-2000), décédé à Córdoba (Argentine) à plus de 105 ans. Il en aurait écrit 8 000. Par exemple:
Acaso hubo búhos acá.
Adán y raza, azar y nada.
Allí va Ramón y no maravilla.
Al reparto, otra perla.
Amad a la dama.
Amada dama.
A Mercedes ese de crema.
Amargor pleno con el programa.
Amigo, no gima.
Amó la paloma.
Amo la pacífica paloma.
Amor a Roma.
Ana lava lana.
Ana lleva al oso la avellana.
Ana lleva nenes al abad, al reconocerla, dábala Senén avellana.
Anás usó tu auto, Susana.
Anita lava la tina.
Anita, la gorda lagartona, no traga la droga latina.
Anita patina.
A ruda metralla he de hallarte madura.
Así le ama Elisa.
Así mal oirá Sor Rosario la misa.
Así Ramona va, no Marisa.
A sor Paloma Fidel le difamó la prosa.
A su margen negra musa.
Atale, demoníaco Caín, o me delata.
Atar a la rata.
Ateo por Arabia iba raro poeta.
De cera pareced.
Échele leche.
Edipo lo pide.
Ella te dará detalle.
Ese bello sol le bese.
Eso lo dirá mi marido, lo sé.
Eva usaba rimel y le miraba suave.
Isaac no ronca así.
La moral, claro, mal.
La ruta natural.
La ruta nos aportó otro paso natural.
Le avisará Sara si va él.
Le vino dote de todo nivel.
Luz azul.
No bajará Sara el jabón.
No di mi decoro, cedí mi don.
Nos ideó Edison.
No traces en ese cartón.
Obeso, lo sé: sólo sebo.
O dolor o lodo.
Oír a Darío.
Oirás orar a Rosario.
¡Ojo! corre poco perro cojo.
O rey o joyero.
Robaba oro a babor.
Roza las alas al azor.
Saca tú butacas.
Sale el as.
Salta Lenin el Atlas.
Sarita Sosa es idónea en odiseas o sátiras.
Se es o no se es.
Se laminan animales.
Sí, lo sé Solís.
Si peca Hebe donde su sed no debe, hace pis…
Si tragar era gratis…
Sólo di sol a los ídolos.
Sólo diseca la fe de falaces ídolos.
Sometamos o matemos.
Somos o no somos.
Sor Rebeca hace berros.
¡Sosa ya pagó su soga, payasos!
Subo tu autobús.
¡Y él alababa la ley!
Yo de lo mínimo le doy.

Le poète vénézuélien Darío Lancini (1932-2010) fait preuve lui aussi d’une remarquable agilité verbale. Il est connu pour son oeuvre Oír a Darío (Monte Ávila Editores, 1975) qui réunit trente de ses palindromes. Le plus court n’ a que quatre mots: «Yo hago yoga hoy». L’un d’eux, fait unique en espagnol, en comporte 750, un record (Ubú Rey).

Après la publication de son livre, Julio Cortázar lui écrivit cette lettre admirative:

París 13/3/77

Amigo Darío Lancini, acabo de recibir por Sergio Pitol su maravilloso OÍR A DARÍO. Gracias, muchas gracias por estas horas fascinantes que he pasado con su libro. Un libro interminable porque se vuelve a él una y otra vez, a solas y con los amigos, en plena calle, en pleno sueño.

Me ha hecho usted un regalo que no olvidaré nunca. Al mostrarnos así las dos caras del espejo, nos enriquece en poesía, nos entraña aún más en el vértigo de la palabra. Gracias.

Con un abrazo,

Su amigo
Julio Cortázar.

Un autre exemple remarquable de Darío Lancini:

Amor Azul

Amor azul
Ramera, de todo te di.
Mariposa colosal, sí,
yo de todo te di.
Poda la rosa, Venus.
El átomo como tal
es un evasor alado.
Pide, todo te doy: isla,
sol, ocaso, pirámide.
Todo te daré: mar, luz, aroma.

(Merci à Jean-François M. et à Nathalie de C.)

In girum imus nocte et consumimur igni . Guy Debord, édition critique (Éditions Gérard Lebovici, 1990).

Bertolt Brecht – Cécile Vargaftig

Lecture de En URSS avec Gide. Mon journal de Cécile Vargaftig. Arthaud, 2021.

Le livre reconstruit le voyage d’André Gide en URSS du 16 juin au 23 août 1936. “Le contemporain capital” est accompagné de Pierre Herbart, Eugène Dabit, Louis Guilloux, Jef Last et Jacques Schiffrin. Eugène Dabit meurt à l’hôpital de Sébastopol le 21 août 1936 (de scarlatine, de typhus exanthématique?). A son retour, Gide publie Retour de l’URSS (Gallimard, novembre 1936) dans lequel il dénonce le stalinisme. 150 000 exemplaires vendus en quelques semaines. « Que le peuple des travailleurs comprenne qu’il est dupé par les communistes, comme ceux-ci le sont aujourd’hui par Moscou » Retouches à mon « Retour de l’U.R.S.S. » paraît en juin 1937 et se veut une réponse aux critiques et aux injures dont Gide a été victime après la parution de son récit. « Du haut en bas de l’échelle sociale reformée, les mieux notés sont les plus serviles, les plus lâches, les plus inclinés, les plus vils. Tous ceux dont le front se redresse sont fauchés ou déportés l’un après l’autre. Peut-être l’armée rouge reste-t-elle un peu à l’abri ? Espérons-le ; car bientôt, de cet héroïque et admirable peuple qui méritait si bien notre amour, il ne restera plus que des bourreaux, des profiteurs et des victimes. »

Cécile Vargaftig, qui est aussi scénariste, est la fille du poète communiste Bernard Vargaftig (1934-2012), membre du PCF de 1951 à 1984 et proche de Louis Aragon. Elle se remémore l’histoire familiale et sa relation au père. En août 2009, Bernard Vargaftig, pris de bouffées délirantes, est interné d’abord trois semaines à l’hôpital Sainte-Anne à Paris, puis transféré à l’hôpital psychiatrique de Montfavet-Avignon. Il est mort le 27 janvier 2012.

En URSS avec Gide est construit en brefs chapitres. Une cinquantaine de dates le rythment.

« Je crois que ce livre est né d’une collusion, dans mon esprit (…), de la folie de mon père et de la fiction communiste. »

“… et j’ai l’impression que c’est seulement aujourd’hui, en écrivant ce livre, que je peux enfin clore l’étrange dialogue de sourds que fut notre vie ensemble, avec nos différences et nos différends.”

” Aucune vie ne peut juger aucune autre vie. Aucun temps ne peut juger aucun autre temps.”

Deux critiques intéressantes sont parues récemment dans Le Monde des Livres (27 janvier 2021) et dans L’Humanité (4 février 2021):

https://www.lemonde.fr/livres/article/2021/01/27/en-urss-avec-gide-mon-journal-de-cecile-vargaftig-echos-toujours-sensibles-du-voyage-d-andre-gide-en-union-sovietique_6067810_3260.html

https://www.humanite.fr/la-chronique-litteraire-de-jean-claude-lebrun-cecile-vargaftig-y-voir-plus-clair-699686

Cécile Vargaftig évoque deux célèbres poèmes de Bertolt Brecht.

Bertolt Brecht. (Adolf Hoffmeister), 1961.

A ceux qui viendront après nous

I
Vraiment, je vis en de sombre temps!
Un langage sans malice est signe
De sottise, un front lisse
D’insensibilité. Celui qui rit
N’a pas encore reçu la terrible nouvelle.
Que sont donc ces temps, où
Parler des arbres est presque un crime
Puisque c’est faire silence sur temps de forfaits!
Celui qui là-bas traverse tranquillement la rue
N’est-il donc plus accessible à ses amis
Qui sont dans la détresse?
C’est vrai: je gagne encore de quoi vivre.
Mais croyez-moi: c’est pur hasard. Manger à ma faim,
Rien de ce que je fais ne m’en donne le droit.
Par hasard je suis épargné. (Que ma chance me quitte et je suis perdu.)
On me dit: mange, toi, et bois! Sois heureux d’avoir ce que tu as!
Mais comment puis-je manger et boire, alors
Que j’enlève ce que je mange à l’affamé,
Que mon verre d’eau manque à celui qui meurt de soif?
Et pourtant je mange et je bois.
J’aimerais aussi être un sage.
Dans les livres anciens il est dit ce qu’est la sagesse:
Se tenir à l’écart des querelles du monde
Et sans crainte passer son peu de temps sur terre.
Aller son chemin sans violence
Rendre le bien pour le mal
Ne pas satisfaire ses désirs mais les oublier
Est aussi tenu pour sage.
Tout cela m’est impossible:
Vraiment, je vis en de sombres temps!

II
Je vins dans les villes au temps du désordre
Quand la famine y régnait.
Je vins parmi les hommes au temps de l’émeute
Et je m’insurgeai avec eux.
Ainsi se passa le temps
Qui me fut donné sur terre.
Mon pain, je le mangeais entre les batailles,
Pour dormir je m’étendais parmi les assassins.
L’amour, je m’y adonnais sans plus d’égards
Et devant la nature j’étais sans indulgence.
Ainsi se passa le temps
Qui me fut donné sur terre.
De mon temps, les rues menaient au marécage.
Le langage me dénonçait au bourreau.
Je n’avais que peu de pouvoir. Mais celui des maîtres
Était sans moi plus assuré, du moins je l’espérais.
Ainsi se passa le temps
Qui me fut donné sur terre.
Les forces étaient limitées. Le but
Restait dans le lointain.
Nettement visible, bien que pour moi
Presque hors d’atteinte.
Ainsi se passa le temps
Qui me fut donné sur terre.

III
Vous, qui émergerez du flot
Où nous avons sombré
Pensez
Quand vous parlez de nos faiblesses
Au sombre temps aussi
Dont vous êtes saufs.
Nous allions, changeant de pays plus souvent que de souliers,
A travers les guerres de classes, désespérés
Là où il n’y avait qu’injustice et pas de révolte.
Nous le savons:
La haine contre la bassesse, elle aussi
Tord les traits.
La colère contre l’injustice
Rend rauque la voix. Hélas, nous
Qui voulions préparer le terrain à l’amitié
Nous ne pouvions être nous-mêmes amicaux.
Mais vous, quand le temps sera venu
Où l’homme aide l’homme,
Pensez à nous
Avec indulgence.

Poèmes – Tome 6. Poèmes d’exil, poèmes ne figurant pas dans des recueils, chansons et poèmes extraits des pièces (1941-1947).

Questions que se pose un ouvrier qui lit

Qui a construit Thèbes aux sept portes ?
Dans les livres, on donne les noms des rois.
Les rois ont-ils traîné les blocs de pierre ?
Babylone, détruite plusieurs fois,
Qui tant de fois l’a reconstruite ? Dans quelles maisons
De Lima la dorée logèrent les ouvriers du bâtiment ?
Quand la muraille de Chine fut terminée,
Où allèrent ce soir-là les maçons ? Rome la grande
Est pleine d’arcs de triomphe. De qui
Les Césars ont-ils triomphé ? Byzance la tant chantée,
N’avait-elle pour ses habitants
Que des palais? Même en la légendaire Atlantide,
La nuit où la mer l’engloutit, ils hurlaient
Ceux qui se noyaient, ils appelaient leurs esclaves.

Le jeune Alexandre conquit les Indes.
Seul?
César vainquit les Gaulois.
N’avait-il pas à ses côtés au moins un cuisinier?

Quand sa flotte fut coulée, Philippe d’Espagne
Pleura. Personne d’autre ne pleurait?
Frédéric II gagna la guerre de sept ans.
Qui, à part lui était gagnant?

À chaque page une victoire.
Qui cuisinait les festins?
Tous les dix ans un grand homme.
Les frais, qui les payait?

Autant de récits,
Autant de questions.

Histoires d’almanach. 1949. Traduction de Maurice Régnault.

Antonio Machado y Soria

Soria. Cerro de los Moros desde el castillo y la ermita de San Saturio (J. C. Hervás).

La spéculation immobilière menace les paysages qui entourent Soria et qu’ ont immortalisés les poètes Antonio Machado et Gustavo Adolfo Bécquer. Voir la pétition lancée par notre amie Carmen Heras Uriel.

https://www.change.org/p/el-pueblo-de-soria-que-el-ayuntamiento-de-soria-no-permita-urbanizar-los-parajes-que-inspiraron-a-machado/u/28504678?cs_tk=AtmvLHZp3p9kAnYVI2AAAXicyyvNyQEABF8BvIrK_XTRxurhhfEexcWCzw8%3D&utm_campaign=82a84e68b9c346c2b27503ef4ff5de00&utm_content=initial_v0_4_0&utm_medium=email&utm_source=petition_update&utm_term=cs

Julio Llamazares.

Julio Llamazares a publié dans le journal El País hier un bel article qui rappelle l’importance de la préservation de cet endroit magnifique: Paisaje y memoria.

https://elpais.com/opinion/2021-02-05/paisaje-y-memoria.html

“Decía alguien que los paisajes no existen hasta que los colonizan los escritores o los pintores y esa curva de ballesta que el río Duero traza a los pies de Soria es el ejemplo más claro de que es así. La mirada de Antonio Machado compuso ese lugar para nosotros y ya siempre será como él lo cantó en sus versos, impregnado el paisaje de la emoción que a él le produjo y que es ya patrimonio de todos independientemente de su propiedad real. El paisaje es memoria y como tal nos pertenece a todos, y más en el caso de que constituya un patrimonio cultural y estético, como es el de Soria para su suerte.

Hasta el Romanticismo el paisaje era el decorado del teatro de la vida de los hombres, el telón el fondo del escenario que para nada o muy poco influía en la obra, pero hoy ya sabemos que el paisaje es algo más y lo sabemos por personas como Machado, gente que entendió muy pronto que el paisaje es el alma de las personas, el espejo que refleja sus emociones y sus deseos y que los guarda cuando desaparecen.” (Julio Llamazares)

Antonio Machado. Campos de Castilla. Fac-similé de la couverture de l’édition de 1912.

Campos de Soria (Antonio Machado)

                I

Es la tierra de Soria, árida y fría.
Por las colinas y las sierras calvas,
verdes pradillos, cerros cenicientos,
la primavera pasa
dejando entre las hierbes olorosas
sus diminutas margaritas blancas.

La tierra no revive, el campo sueña.
Al empezar abril está nevada
la espalda del Moncayo;
el caminante lleva en su bufanda
envueltos cuello y boca, y los pastores
pasan cubiertos con sus luengas capas.

                II

Las tierras labrantías,
como retazos de estameñas pardas,
el huertecillo, el abejar, los trozos
de verde oscuro en que el merino pasta,
entre plomizos peñascales, siembran
el sueño alegre de infantil Arcadia.
En los chopos lejanos del camino,
parecen humear las yertas ramas
como un glauco vapor -las nuevas hojas-
y en las quiebras de valles y barrancas
blanquean los zarzales florecidos,
y brotan las violetas perfumadas.

                III

Es el campo ondulado, y los caminos
ya ocultan los viajeros que cabalgan
en pardos borriquillos,
ya al fondo de la tarde arrebolada
elevan las plebeyas figurillas,
que el lienzo de oro del ocaso manchan.
Mas si trepáis a un cerro y veis el campo
desde los picos donde habita el águila,
son tornasoles de carmín y acero,
llanos plomizos, lomas plateadas,
circuídos por montes de violeta,
con las cumbre de nieve sonrosada.

                IV

¡ Las figuras del campo sobre el cielo !
Dos lentos bueyes aran
en un alcor, cuando el otoño empieza,
y entre las negras testas doblegadas
bajo el pesado yugo,
pende un cesto de juncos y retama,
que es la cuna de un niño;
y tras la yunta marcha
un hombre que se inclina hacia la tierra,
y una mujer que en las abiertas zanjas
arroja la semilla.
Bajo una nube de carmín y llama,
en el oro fluido y verdinoso
del poniente, las sombras se agigantan.

                V

La nieve. En el mesón al campo abierto
se ve el hogar donde la leña humea
y la olla al hervir borbollonea.
El cierzo corre por el campo yerto,
alborotando en blancos torbellinos
la nieve silenciosa.
La nieve sobre el campo y los caminos
cayendo está como sobre una fosa.
Un viejo acurrucado tiembla y tose
cerca del fuego; su mechón de lana
la vieja hila, y una niña cose
verde ribete a su estameña grana.
Padres los viejos son de un arriero
que caminó sobre la blanca tierra
y una noche perdió ruta y sendero,
y se enterró en las nieves de la sierra.
En torno al fuego hay un lugar vacío,
y en la frente del viejo, de hosco ceño,
como un tachón sombrío
– tal el golpe de un hacha sobre un leño -.
La vieja mira al campo, cual si oyera
pasos sobre la nieve. Nadie pasa.
Desierta la vecina carretera,
desierto el campo en torno de la casa.
La niña piensa que en los verdes prados
ha de correr con otras doncellitas
en los días azules y dorados,
cuando crecen las blancas margaritas.

                VI

¡ Soria fría, Soria pura,
cabeza de Extremadura,
con su castillo guerrero
arruinado, sobre el Duero;
con sus murallas roídas
y sus casas denegridas !

¡ Muerta ciudad de señores,
soldados o cazadores;
de portales con escudos
de cien linajes hidalgos,
y de famélicos galgos,
de galgos flacos y agudos,
que pululan
por las sórdidas callejas,
y a la medianoche ululan,
cuando graznan las cornejas !

¡ Soria fría ! La campana
de la Audiencia da la una.
Soria, ciudad castellana
¡ tan bella ! bajo la luna.

                VII

¡ Colinas plateadas,
grises alcores, cárdenas roquedas
por donde traza el Duero
su curva de ballesta
en torno a Soria, oscuros encinares,
ariscos pedregales, calvas sierras,
caminos blancos y álamos del río,
tardes de Soria, mística y guerrera,
hoy siento por vosotros, en el fondo
del corazón, tristeza,
tristeza que es amor ! ¡ Campos de Soria
donde parece que las rocas sueñan,
conmigo vais ! ¡Colinas plateadas,
grises alcores, cárdenas roquedas !…

                 VIII

He vuelto a ver los álamos dorados,
álamos del camino en la ribera
del Duero, entre San Polo y San Saturio,
tras las murallas viejas
de Soria – barbacana
hacia Aragón, en castellana tierra -.

Estos chopos del río, que acompañan
con el sonido de sus hojas secas
el son del agua cuando el viento sopla,
tienen en sus cortezas
grabadas iniciales que son nombres
de enamorados, cifras que son fechas.

¡ Álamos del amor que ayer tuvisteis
de ruiseñores vuestras ramas llenas;
álamos que seréis mañana liras
del viento perfumado en primavera;
álamos del amor cerca del agua
que corre y pasa y sueña,
álamos de las márgenes del Duero,
conmigo váis, mi corazón os lleva !

                IX

¡ Oh, sí ! Conmigo vais, campos de Soria,
tardes tranquilas, montes de violeta,
alamedas del río, verde sueño
del suelo gris y de la parda tierra,
agria melancolía
de la ciudad decrépita,
me habéis llegado al alma,
¿o acaso estabais en el fondo de ella ?
¡ Gente del alto llano numantino
que a Dios guardáis como cristianas viejas,
que el sol de España os llene
de alegría, de luz y de riqueza !

Campos de Castilla. 1912.

Terres de Soria

I

La terre de Soria est aride et froide.
Sur les collines et les sierras pelées
sur les vertes prairies, sur les coteaux de cendre,
le printemps passe
laissant entre les herbes odorantes
ses minuscules pâquerettes blanches.

La terre ne revit pas, la campagne songe.
Quand arrive avril, le flanc du Moncayo
de neige est recouvert ;
le voyageur a le cou et la bouche
enveloppés dans son écharpe et les bergers
passent revêtus de leurs longues capes.

II

Les terres de labour
comme des morceaux d’étamine brune,
le potager, la ruche, les carrés
de vert sombre où paissent les moutons
au milieu de rochers de plomb sèment
un rêve joyeux d’enfantine Arcadie.
Sur les peupliers éloignés du chemin
des branches raides semblent s’élever
comme une vapeur glauque – les feuilles nouvelles –
et dans les fentes des vallées et des ravins
les ronceraies en fleur sont toutes blanches
et poussent les violettes parfumées.

III

Dans les champs ondulés, les chemins
tantôt cachent les voyageurs
montant de petits ânes gris,
tantôt sur le fond du soir rougeoyant
élèvent des silhouettes plébéiennes
qui sur la toile d’or du couchant se détachent.
Mais si vous grimpez sur une colline et que du haut
des pics où habite l’aigle vous regardez les champs,
tout n’est que chatoiement de carmin et d’acier,
plaines couleur de plomb, mamelons argentés,
cernés de montagnes violettes,
aux cimes enneigées de rose.

IV

Les silhouettes des champs sur le ciel !
Deux bœufs labourent lentement
sur un coteau, quand commence l’automne.
Entre les deux têtes noires
penchées sur le joug pesant
pend un panier de jonc et de genêt
qui est le berceau d’un enfant ;
et derrière l’attelage marchent
un homme incliné vers le sol
et une femme qui dans les sillons ouverts
jettent la semence.
Sous un nuage de carmin et de flamme,
dans l’or fluide et verdoyant
du couchant, les ombres grandissent démesurément.

V

La neige. Dans l’auberge sur la campagne ouverte
on voit l’âtre où fument les bûches
et où la marmite bouillonne.
La bise court sur les champs gelés,
soulevant en blancs tourbillons
la neige silencieuse.
Sur les champs et sur les chemins
la neige tombe comme sur une fosse.
Blotti près du feu un vieil homme
tremble et tousse, la vielle file
sa touffe de laine, et une fillette
coud un galon vert à sa bure grenat.
Les vieux sont les parents d’un muletier
qui cheminait sur la terre blanche,
et une nuit perdit la route et le sentier
et s’ensevelit dans les neiges de la sierra.
Près du feu il y a une place vide,
et sur le front renfrogné du vieillard,
comme une tache sombre,
– telle sur un tronc la marque de la hache – .
La vieille regarde la campagne comme si elle entendait
des pas sur la neige. Nul ne passe.
La route voisine, déserte.
Déserte la campagne autour de la maison.
La fillette songe qu’avec ses amies
sur les vertes prairies elle ira courir
dans les jours bleus et dorés,
quand pousseront les blanches marguerites.

VI

Soria du froid, Soria pure,
capitale d’Estrémadure,
avec son château guerrier
tombant en ruine, sur le Douro,
avec ses murailles rongées
et ses maisons toutes noircies !

Morte cité de grands seigneurs,
soldats ou bien chasseurs;
aux porches ornés d’écussons
de cent lignées faméliques,
aux lévriers maigres et fins
qui pullulent
le long des ruelles sordides,
et qui à la minuit hululent,
lorsque croassent les corneilles !

Soria du froid ! La cloche sonne
une heure au tribunal.
Soria, cité castillane,
si belle ! Sous la lune.

VII

Collines argentées,
coteaux grisâtres, rocailles violacées
où le Douro dessine
sa courbe d’arbalète
autour de Soria, obscures chênaies,
champs de cailloux, sauvages, sierras pelées,
chemins tout blancs, peupliers du rivage,
soirs de Soria, mystique et guerrière,
aujourd’hui je ressens pour vous au fond du coeur
une tristesse,
une tristesse qui est amour! Champs de Soria
où l’on dirait que rêvent les rochers,
je vous emporte en moi ! Collines argentées,
coteaux de gris, rochers de pourpre !…

VIII

Je suis revenu voir les peupliers dorés,
Peupliers du chemin sur le rivage
du Douro, entre San Polo et San Saturio,
au-delà des vieilles murailles
de Soria – barbacane tournée
vers l’Aragon, en terre castillane.

Ces peupliers de la rivière, qui accompagnent
du bruissement de leurs feuilles sèches
le son de l’eau, quand le vent souffle,
ont sur l’écorce,
gravées, des initiales qui sont des noms
d’amoureux, des chiffres qui sont des dates.
Peupliers de l’amour dont les branches hier
étaient remplies de rossignols;
peupliers qui serez demain les lyres
du vent parfumé au printemps;
peupliers de l’amour près de l’eau
qui coule, passe et songe,
peupliers des berges du Douro,
vous êtes en moi, mon coeur vous emporte !

IX

Oui, vous êtes en moi, campagnes de Soria,
soirs tranquilles, monts de violette,
allées de peupliers le long de la rivière,
Oh ! Verte rêverie du sol gris et de la terre brune
âcre mélancolie
de la ville décrépite,
vous êtes parvenus jusqu’au fond de mon âme
ou bien vous étiez là, peut-être, tout au fond ?
Gens du haut plateau de Numance
qui gardez Dieu ainsi que vieilles chrétiennes,
que le soleil d’Espagne vous emplisse
de joie, de lumière, de richesses !

Poésies. Paris, Gallimard, 1980. Traduction: Sylvie Léger, Bernard Sesé.

(Pour Julia, née le 3 février 2021 à Burgos, et Gabriel, attendu cette semaine à Madrid.)

Ludwig Wittgenstein – Georg Trakl

Ludwig Wittgenstein. 1930.

Ludwig Wittgenstein est né à Vienne le 26 avril 1889. C’est le plus jeune d’une famille de huit enfants. Ses grands-parents, d’origine juive, viennent de Westphalie et s’installent à Vienne. Ils se convertissent au protestantisme. Son père Karl (1847-1913) fait fortune dans l’industrie sidérurgique et devient un des plus riches industriels d’Autriche. Sa mère, Leopoldine Kalmus (1850-1926), est catholique. Tous deux sont musiciens. Mécènes des avant-gardes, ils reçoivent chez eux de grands artistes de l’époque (Johannes Brahms, Gustav Mahler, Bruno Walter). Les trois sœurs et les quatre frères de Ludwig possèdent tous des dons artistiques et intellectuels. Sa famille ne le juge pas, lui, très doué. Il fréquente une école technique privée à Linz. Parmi les élèves de sa classe durant l’année solaire 1904-05: Adolf Hitler.

Ludwig fait des études d’ingénieur en mécanique à la Technische Hochschule de Berlin (1906), puis se spécialise en aéronautique à l’Université de Manchester (1908). Il s’inscrit ensuite au Trinity College de Cambridge (1912). Il y fait la connaissance de Bertrand Russell qui devient son ami. Il s’intéresse alors particulièrement aux mathématiques pures et à leurs fondements.

En 1913, à la mort de Karl Wittgenstein, la fortune familiale est divisée entre son épouse et ses six enfants encore vivants. Ludwig Wittgenstein se retire alors dans la solitude d’un fjord en Norvège. Il construit de ses mains, à flanc de colline, une cabane en bois d’où il puise de l’eau dans le lac, avec un treuil et un seau. Skoldjen, le premier village, 200 habitants, est à plusieurs heures, en barque l’été ou à pied sur le lac gelé. Il choisit de distribuer anonymement 100 000 couronnes à des artistes autrichiens (l’architecte Adolf Loos, le peintre Oskar Kokoschka, les poètes Rainer Maria Rilke, Else Lasker-Schüler et Georg Trakl entre autres) et le reste de sa part à ses frères et soeurs. Il commence à écrire, dans un isolement presque total. Il continuera à tenir des carnets de notes pendant la guerre de 1914-1918. Il sert alors dans l’armée autrichienne à titre d’engagé volontaire.

Le 27 juillet 1914, Ludwig Wittgenstein autorise Ludwig von Ficker, l’ami et le protecteur de Georg Trakl, à donner 20 000 couronnes au poète en les prenant sur la somme de 100 000 couronnes qu’il a mise à sa disposition. Ficker organise une rencontre entre Trakl et Wittgenstein, en service sur un bateau qui patrouille sur la Vistule, non loin de Cracovie. Mais Trakl n’a pas le temps de profiter de cette générosité. Il meurt, dans la nuit du 2 au 3 novembre 1914, d’une overdose de cocaïne à l’hôpital militaire de Cracovie, deux jours avant l’arrivée du philosophe. «Mais qui donc pouvait-il être?» se demandera Rainer Maria Rilke, juste après la mort de Georg Trakl, sans parvenir à répondre à cette question.

Ludwig Wittgenstein devient jardinier au monastère de Hütteldorf, en Basse-Autriche. Il cultive des légumes et des roses. Mais il y a trop de monde à son goût. Il retourne dans sa cabane en Norvège, au bord du fjord. Il revient plus tard en Autriche et se fait engager comme instituteur dans des villages de montagne de 1920 à 1926.

Margarethe Stonborough (Gustav Klimt). 1905. Munich, Neue Pinakothek.

En 1927-1928, il est de retour à Vienne. Á la demande de sa sœur, Margarethe Stonborough (1882-1958), il fait les plans de la Maison Wittgenstein. Il la construit avec les architectes Jacques Groag et Paul Engelmann (1891-1965), tous deux élèves d’Adolf Loos. C’est un bâtiment de style moderniste, inspiré par l’anti-ornementalisme pratiqué et théorisé par Adolf Loos.

Vienne. Parkgasse 18. Maison Wittgenstein, 1928 (Jacques Groag-Paul Engelmann), aujourd’hui Institut culturel bulgare.

En 1927, sous la pression du philosophe Moritz Schlick (1882-1936), un des chefs de file du Cercle de Vienne, il recommence à s’intéresser à la philosophie et sa pensée prend un tour nouveau. Il revient à Cambridge en 1929. Il enseigne la philosophie au Trinity College, avec quelques interruptions, de 1930 jusqu’en 1947. Ludwig Wittgenstein acquiert la nationalité anglaise en 1938. Il entre incognito dans les services médicaux britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est garçon de salle, puis aide-infirmier. Il meurt d’un cancer à Cambridge le 29 avril 1951, à 62 ans.

Formule du Tractatus Logico-philosophicus, publié en 1921 en allemand et en 1922 en anglais: « Ce qu’on ne peut dire, il faut le taire.» (“Wovon man nicht sprechen kann, darüber muß man schweigen.”)