Promenade dans Paris samedi. L’Hommage à Saint-John Perse est l’une des rares oeuvres d’art contemporain présente dans le Jardin des Plantes. En 1985, le sculpteur Patrice Alexandre (né en 1951) reçoit la commande du ministère de la Culture pour honorer la mémoire de Saint-John Perse (Alexis Léger 1887-1975), prix Nobel de littérature en 1960. Il imagine trois plaques de bronze patiné, gravées de trois versions différentes du poème Nocturne, un des derniers poèmes de l’auteur (1972): reproduction de l’écriture manuscrite de l’auteur, ratures, annotations, brouillons, tapuscrit sur 2,7 mètres de haut et 1,26 mètres de large. L’oeuvre a été réalisée en 1989. La sculpture se compose de monolithes plantés dans le sol. En faisant plus attention, le motif de la feuille d’arbre se dégage. Au verso, on remarque un réseau de nervures.
Nocturne (Saint-John Perse)
Les voici mûrs, ces fruits d’un ombrageux destin. De notre songe issus, de notre sang nourris, et qui hantaient la pourpre de nos nuits, ils sont les fruits du long souci, ils sont les fruits du long désir, ils furent nos plus secrets complices et, souvent proches de l’aveu, nous tiraient à leurs fins hors de l’abîme de nos nuits … Au feu du jour toute faveur ! les voici mûrs et sous la pourpre, ces fruits d’un impérieux destin. – Nous n’y trouvons point notre gré.
Soleil de l’être, trahison ! Où fut la fraude, où fut l’offense ? où fut la faute et fut la tare, et l’erreur quelle est-elle ? Reprendrons-nous le thème à sa naissance ? Revivrons-nous la fièvre et le tourment ?… Majesté de la rose, nous ne sommes point de tes fervents : à plus amer va notre sang, à plus sévère vont nos soins, nos routes sont peu sûres, et la nuit est profonde où s’arrachent nos dieux. Roses canines et ronces noires peuplent pour nous les rives du naufrage.
Les voici mûrissant, ces fruits d’une autre rive. ” Soleil de l’être, couvre-moi ! ” – parole du transfuge. Et ceux qui l’auront vu passer diront : qui fut cet homme, et quelle, sa demeure ? Allait-il seul au feu du jour montrer la pourpre de ses nuits ?… Soleil de l’être, Prince et Maître ! nos oeuvres sont éparses, nos tâches sans honneur et nos blés sans moisson : la lieuse de gerbes attend au bas du soir. – Les voici teints de notre sang, ces fruits d’un orageux destin.
À son pas de lieuse de gerbes s’en va la vie sans haine ni rançon.
1972.
Première publication dans La Nouvelle Revue Française n°241, janvier 1973.
Je mourus pour la Beauté –mais à peine étais-je Ajustée dans la Tombe Que Quelqu’un mort pour la Vérité, fut couché Dans la Chambre d’à côté –
Il me demanda doucement « Pourquoi es-tu tombée? » « Pour la Beauté », répliquai-je – « Et Moi – pour la Vérité – Qui ne font qu’Un – Nous sommes Frère et Sœur » dit-Il –
Et ainsi, tels des Parents, qui se rencontrent une Nuit – Nous devisâmes d’une Chambre à l’autre – Jusqu’à ce que la Mousse atteigne nos lèvres – Et recouvre – Nos noms –
I died for Beauty – but was scarce Adjusted in the Tomb When One who died for Truth, was lain In an adjoining Room –
He questioned softly “Why I failed”? “For Beauty”, I replied – “And I – for Truth – Themself are One – We Bretheren, are”, He said –
And so, as Kinsmen, met a Night – We talked between the Rooms – Until the Moss had reached our lips – And covered up – Our names –
Ode sur une urne grecque (John Keats)
O toi, vierge encore, épouse du repos Enfant nourrie par le silence et les lentes années, Sylvestre conteuse qui sait en ta langue exprimer Un récit tout fleuri plus suavement que nos poèmes : Quelle légende frangée de feuilles s’évoque à l’entour de tes flancs, Légende de dieux ou de mortels, ou des deux peut-être, À Tempé ou dans les vallons d’Arcadie ? Quels sont ces hommes ou bien ces dieux ? Et ces vierges rebelles ? Et cette folle poursuite ? Qui se débat pour s’échapper ? Quels sont ces pipeaux et ces tambourins ? Quelle est cette frénésie ?
Les mélodies qu’on entend sont douces ; mais inouïes, Plus douces encore ; aussi, tendres pipeaux, continuez de jouer : Non pour l’oreille charnelle, mais, plus séduisants, Jouez à l’âme des airs privés de voix : Bel adolescent, à l’ombre de ces arbres, tu ne saurais Quitter ta chanson, ni ces arbres se dénuder jamais ; Amant hardi, jamais, jamais tu n’auras son baiser, Si près du but pourtant ; mais ne t’afflige pas ; Elle ne pourra se flétrir, encore que tu ne goûtes pas ton bonheur, À jamais tu l’aimeras et toujours elle sera belle ! Heureux, heureux rameaux, qui ne sauriez répandre Votre feuillage, ni jamais, dire au Printemps adieu ! Et toi, heureux musicien, qui, inlassable, Modules des chants toujours nouveaux ! Et plus heureux l’amour, plus heureux mille fois ! Amour toujours ardent et jamais assouvi, Toujours haletant et jeune éternellement, Bien au-dessus de toute passion des hommes Qui nous laisse le cœur douloureux et repu, Le front brûlant et la bouche dévastée de fièvre.
Mais quel cortège s’avance au sacrifice ? À quel autel verdoyant, ô prêtre mystérieux, Mènes-tu cette génisse qui mugit vers le ciel Et dont les fanes soyeux se parent de guirlandes ? Quelle petite ville au bord d’un fleuve ou de la mer, Ou, bâtie sur une montagne autour d’un paisible acropole, S’est ainsi décuplée en ce matin recueilli ? Modeste bourgade, tes rues, pour toujours, Connaîtront le silence ; et pas une âme Pour dire pourquoi tu es déserte, ne reviendra jamais. O forme attique ! Galbe charmant ! Un entrelac De formes de marbres, hommes et vierges, t’entoure, Mêlé aux ramures de la forêt et aux herbes que le pied foule ; Muets contours, votre énigme excède la pensée, Comme fait l’éternité : Froide Pastorale ! Quand le grand âge consumera la présente génération Tu demeureras, parmi d’autres douleurs Que les nôtres, amie de l’homme, à qui tu dis : La Beauté, c’est la Vérité ; la Vérité, Beauté – voilà tout Ce que vous savez sur terre et tout ce qu’il faut savoir.
Poèmes choisis. Aubier-Flammarion. Traduction Albert Laffay.
Ode on a Grecian Urn
Thou still unravish’d bride of quietness, Thou foster-child of silence and slow time, Sylvan historian, who canst thus express A flowery tale more sweetly than our rhyme: What leaf-fring’d legend haunts about thy shape Of deities or mortals, or of both, In Tempe or the dales of Arcady? What men or gods are these? What maidens loth? What mad pursuit? What struggle to escape? What pipes and timbrels? What wild ecstasy?
Heard melodies are sweet, but those unheard Are sweeter; therefore, ye soft pipes, play on; Not to the sensual ear, but, more endear’d, Pipe to the spirit ditties of no tone: Fair youth, beneath the trees, thou canst not leave Thy song, nor ever can those trees be bare; Bold Lover, never, never canst thou kiss, Though winning near the goal yet, do not grieve; She cannot fade, though thou hast not thy bliss, For ever wilt thou love, and she be fair!
Ah, happy, happy boughs! that cannot shed Your leaves, nor ever bid the Spring adieu; And, happy melodist, unwearied, For ever piping songs for ever new; More happy love! more happy, happy love! For ever warm and still to be enjoy’d, For ever panting, and for ever young; All breathing human passion far above, That leaves a heart high-sorrowful and cloy’d, A burning forehead, and a parching tongue.
Who are these coming to the sacrifice? To what green altar, O mysterious priest, Lead’st thou that heifer lowing at the skies, And all her silken flanks with garlands drest? What little town by river or sea shore, Or mountain-built with peaceful citadel, Is emptied of this folk, this pious morn? And, little town, thy streets for evermore Will silent be; and not a soul to tell Why thou art desolate, can e’er return.
O Attic shape! Fair attitude! with brede Of marble men and maidens overwrought, With forest branches and the trodden weed; Thou, silent form, dost tease us out of thought As doth eternity: Cold Pastoral! When old age shall this generation waste, Thou shalt remain, in midst of other woe Than ours, a friend to man, to whom thou say’st, “Beauty is truth, truth beauty,—that is all Ye know on earth, and all ye need to know.”
De 1928 à 1939, l’écrivain cubain Alejo Carpentier vit en France et Robert Desnos est un de ses meilleurs amis.
Le 21 février 1928, Robert Desnos part à Cuba. Il a réussi à se faire engager comme représentant de La Razón, un journal argentin, au Congrès de la presse latine, qui se tient à La Havane. Il arrive le 6 mars et rencontre Miguel Ángel Asturias, Corpus Barga entre autres. Il se rend compte de l’énergie incroyable que dégage cette ville. Lors de son séjour (du 5 au 16 mars 1928), il découvre la musique cubaine, les ” sons ”, la rumba et fréquente les jeunes révolutionnaires cubains qu’il fera connaître en France à son retour.
Le 16 mars 1928, Il ramène clandestinement avec lui, sur le paquebot Espagne, Alejo Carpentier qui fuit la dictature du général Gerardo Machado. Le futur romancier du Siècle des Lumières avait été incarcéré pendant sept mois pour avoir signé el Manifiesto Minorista, publié le 6 mai 1927, et se trouvait en liberté conditionnelle. Á Paris, ils travailleront ensemble dans les années 30 pour la radio et se verront presque tous les jours.
Paul Deharme ( 1898-1934 ) fonde en 1932 et dirige les studios Foniric, un service de production radiophonique, qui fournit notamment à Radio-Paris et Radio Luxembourg des campagnes publicitaires et des programmes de radio très élaborés, sponsorisés par des marques. Il organise un laboratoire de recherche au sein de Foniric et fait appel à des artistes divers ( Robert Desnos, Armand Salacrou, Jacques Prévert, Léon-Paul Fargue Alejo Carpentier, Antonin Artaud, Kurt Weill ). Foniric comme son nom l’indique associe le phonique et l’onirique, le son et le rêve. C’est l’idée que se fait Deharme de la TSF : faire rêver l’auditeur.
Le 3 novembre 1933, Radio-Paris à 20h15, Radio-Luxembourg et cinq postes régionaux à 21 heures, diffusent La Grande Complainte de Fantômas, suite dramatique en douze tableaux de Robert Desnos sur une mélodie de Kurt Weill, direction dramatique d’Antonin Artaud, direction musicale d’Alejo Carpentier. Il s’agit de faire de la publicité pour Si c’était Fantômas ?, un grand roman d’aventures inédites de Marcel Allain, publié en feuilleton à partir du 3 novembre dans Le Petit Journal.
Alejo Carpentier publie régulièrement dans son pays des articles sur l’Europe dans le Diario de la Marina et dans des revues comme La gaceta musical, Social ou Carteles. Le 19 mai 1939, il quitte l’Europe depuis Rotterdam. Il s’installera à Caracas jusqu’à la révolution cubaine (1959)
Après la mort du typhus du poète résistant à Terezín le 8 juin 1945, le romancier cubain a souvent rappelé la mémoire de son ami.
Le Monde, 26/01/1979
Portrait de Robert Desnos (Alejo Carpentier)
Lorsqu’il m’arrive d’évoquer le groupe d’écrivains, de peintres, de musiciens qui s’assemblaient chaque fin d’après-midi autour d’une très longue table – toujours la même – au café des Deux Magots, j’en demeure tout ébloui. De 1930 à 1934, on pouvait rencontrer là, liés par une amitié inébranlable qui valait bien mieux qu’un ” esprit d’école “, des hommes tels que Roger Vitrac, Michel Leiris, Georges Bataille, Georges Ribemont-Dessaignes, Pierre et Jacques Prévert, Antonin Artaud – aussi fidèle au rendez-vous que les autres, – Raymond Queneau, André Masson, Balthus, Robert Desnos. Côté musique : Edgar Varèse et son jeune disciple André Jolivet. Côté cinéma-théâtre : Jean-Louis Barrault, Etienne Decroux, Gaston Modot, Sylvia Bataille, Luis Bunuel. Comme visiteurs occasionnels : Léon-Paul Fargue et Saint-Exupéry, toujours bien accueillis. Et, à une table attenante à la nôtre, l’équipe du Grand Jeu :
René Daumal, Gilbert-Lecomte, le peintre Sima… S’il n’y eut jamais parmi nous un ” esprit d’école “, il y régnait, par contre, un ” esprit de génération “, nourri des mêmes ferveurs, marqué par les mêmes antipathies, qui transformait tout naturellement les initiatives particulières en un travail collectif, et cela uniquement pour des raisons d’âge, de fidélité à certaines idées, à certaines prises de position vis-à-vis des événements de l’époque. Tous, nous collaborions aux revues Bifur,Documents, Iman – dont j’assurais la publication à Paris, en langue espagnole.
D’autre part, des projets qui exigeaient un travail d’équipe sortaient de nos réunions quotidiennes : un opéra pour Varèse, dont j’écrivis le livret avec Artaud, Desnos et Ribemont ; un Pantoum des pantoums, sorte de mystère lyrique, conçu par Gilbert-Lecomte sur des poèmes de René Ghil, dont la participation orchestrale devait être de Ribemont-Dessaignes et de moi-même. Enfin l’esprit de notre groupe se manifesta encore lors des représentations de Numance, monté par Jean-Louis Barrault en 1937, grâce au soutien financier de Desnos, avec des décors et des costumes d’André Masson, sur une musique que j’avais écrite.
Et quand Desnos fit son entrée à la radio, grâce au remarquable pionnier des mass media que fut Paul Deharme, il y entraîna aussitôt ses amis. Ce qui nous valut, très vite, des réalisations telles que La Grande Complainte de Fantômas (Artaud-Desnos-Kurt Weill) dont j’assurai la mise en ondes ; Salut au monde, inspiré de Walt Whitman (Desnos, Jean-Louis Barrault) ; Histoire de baleines (Desnos-Prévert), etc. (1).
Plusieurs Robert Desnos en Robert Desnos Il est extrêmement difficile de fixer des souvenirs, lorsqu’on parle de Robert Desnos, car sa personnalité présentait des côtés si divers, si contradictoires en apparence, que tout effort d’assemblage, par les moyens de la mémoire, ne nous donne jamais qu’une image fuyante qui est plutôt le reflet d’un curieux caractère que la réalité profonde d’un homme qui mena une expérience poétique à ses possibilités extrêmes. Car il y avait plusieurs Robert Desnos en Robert Desnos, tous tellement nécessaires à ses raisons d’exister que seule une somme, à peu près impossible à établir, étant donnée sa complexité, nous donnerait un portrait véridique de celui qui, pourtant, était notre camarade de tous les jours.
Très secret, souvent distant, souvent replié sur son monde intérieur, sur la constante disponibilité créatrice de son génie, il sortait tout à coup de ses longs silences, passant brusquement à une sorte d’éclatement de lui-même qui se traduisait en de fulgurants monologues, rythmés, scandés, qu’il pouvait déclamer à tue-tête, en marchant au long d’une rue, surtout la nuit. Et quand il revenait de cette sorte de délire lucide, on retrouvait le charme d’un ami gouailleur, insouciant, porté à la blague, à la mystification, à la ” mise en boîte ” de n’importe qui, sachant jongler avec les mots d’une façon déroutante. Il avait le sens de l’éloge qui pouvait vous être le plus encourageant, comme il avait le génie de l’engueulade efficace, du scandale à froid, de la phrase terrible qui allait droit au but. Fier d’avoir grandi dans le quartier de Saint-Merri, il empruntait volontiers un parler populaire, faubourien, qui contrastait curieusement avec ses habitudes de correction vestimentaire – correction poussée jusqu’au souci de porter des costumes du meilleur style ” deuil en vingt-quatre heures “, chaque fois qu’il avait à déplorer la mort d’un parent.
Anarchiste en apparence, il était néanmoins d’une rigidité à toute épreuve en ce qui concernait certains engagements idéologiques ou politiques qu’il tenait pour nécessaires ; appartenant à la génération de ceux qui criaient : ” Famille, je vous hais ! “, il adorait son père, mandataire aux Halles, et jamais il ne manquait le déjeuner familial du dimanche ; auteur de La Liberté ou l’Amour !, il fut d’une incroyable fidélité aux femmes qu’il aima ; désordonné et fantasque durant les heures de la nuit, il s’imposait, de jour, une discipline ponctuelle et presque tatillonne aux studios de la rue Bayard, où nous avons travaillé ensemble pendant six années (de 1933 à 1939).
Le monde hispanique Mais, parmi les aspects les moins connus de Robert Desnos, il y en a un qu’ignorent de nombreux écrivains qui se sont penchés sur sa vie et sur son œuvre : ses relations avec le monde hispanique, et surtout latino-américain, à la suite de l’étonnant voyage qu’il fit à Cuba en 1928, au cours duquel il me détourna du projet de m’établir au Mexique – car l’atmosphère politique de La Havane m’était devenue irrespirable – pour m’amener à Paris, où je devais rester onze ans.
A partir de ce moment sa maison fut, en quelque sorte, un foyer permanent d’activités ayant un rapport avec les événements de l’Amérique latine et de l’Espagne : on y conspira contre le dictateur Machado ; on y rédigea des tracts et des manifestes ; on y vit défiler, selon les époques et les jours, Cesar Vallejo, Miguel Angel Asturias, Nicolas Guillen, Cardoza y Aragon, Neruda, Arturo Uslar Pietri, le compositeur Silvestre Revueltas, avec qui il commença à écrire une cantate en éloge de la nationalisation des pétroles mexicains. Il fit les esquisses d’un livret d’opérette, L’Etoile de La Havane, pour le compositeur cubain Eliseo Grenet… Puis, après deux voyages en Espagne, ce fut – on l’ignore trop – son amitié avec Federico Garcia Lorca. Et lorsque le poète de Noces de sang fut abattu par les fascistes et que la guerre civile se déchaîna, il y eut chez lui des réunions presque quotidiennes d’hommes tels que José Bergamin, Rafael Alberti, Joan Miro, Miguel Hernandez – qui devait mourir dans les geôles de Franco – et de tant d’autres qui se trouvent encore parmi nous, toujours fidèles à leurs idées d’alors.
Robert Desnos, poète essentiellement français, par l’œuvre et par le caractère, fut néanmoins un des esprits les plus universels d’entre les deux guerres. Puisse-t-il servir d’exemple à certains de nos contemporains trop souvent limités, en leurs vues du monde, par leur incapacité de regarder au-delà des frontières factices qu’ils se sont inutilement créées !…
Robert était un poète aimé de tous, par le fait même que, en véritable homme de son temps, sans cesser pour cela d’être foncièrement français, il se sentait espagnol à Madrid, cubain à La Havane, péruvien avec Vallejo – discutant même, en toute connaissance de causes, des faiblesses et des bévues de l’ american way of life avec son ami Hemingway, qui, bien des années plus tard, en 1945, me parlait avec admiration de l’auteur de Corps et Biens (” Je suis certain qu’il est dans la résistance “, me disait-il…) alors que nous ignorions, tous deux, qu’il venait de mourir des suites de sa captivité dans un camp de concentration allemand.
(1) Réalisations malheureusement perdues, car elles étaient enregistrées avec les moyens de l’époque, sur disques d’une vie limitée à quelques mois, dont l’enduit cellulosique se détachait au bout d’un certain nombre d’auditions.
1) Chronologie Federico García Lorca (Oeuvres complètes I, Bibliothèque de La Pléiade, NRF Gallimard, 1981. Édition établie par André Belamich.) Septembre-octobre 1935.
2) Chronologie Desnos Oeuvres. Édition établie par Marie-Claire Dumas. Quarto Gallimard. 1999.
En septembre 1932, Robert Desnos fait un premier séjour avec sa compagne, Youki (Lucie Badoud 1903-1966), en Espagne. Il y séjourne à nouveau du 20 octobre au 15 novembre 1935, toujours avec Youki. Federico García Lorca collabore à la revue Cheval vert pour la Poésie, fondée en octobre 1935 par Pablo Neruda, et se lie d’une vive amitié avec Robert Desnos par l’intermédiaire du poète chilien. Cette rencontre n’a été mentionnée jusqu’à présent que par Alejo Carpentier. Le 21 janvier 1937, à la Maison de la Culture (Salle Poissonnière, 8 rue du Faubourg Poissonnière, Paris), Pablo Neruda et César Vallejo rendent hommage à Federico García Lorca, assassiné le 18 août 1936 par les Franquistes. Jean Cassou et Robert Desnos prennent aussi la parole Robert Desnos présente le 18 juillet 1937 le gala qui clôt le Deuxième Congrès international des écrivains pour la défense de la culture qui s’est tenu successivement à Valence, Barcelone, Madrid et Paris. Le 7 novembre 1937 reprenant le cri de lutte des républicains espagnols « No pasarán ! Pasaremos nosotros », Desnos écrit un chant en l’honneur des Républicains ainsi qu’une cantate pour la mort de García Lorca. « Savez-vous la nouvelle ? García Lorca va mourir ».
No pasarán (Robert Desnos)
Nuits, Jours et nuits sombres ! Feu, Sang et décombres ! Sang clair des libres Espagnols ! Oui pour l’Espagne et la liberté Un sang pur coule sur notre sol Pour l’humanité No ! No pasarán !
Feu, rougis la forge Ceux qui nous égorgent Par ce fer nous crèv’rons leur cœur Ceux qui ont mis le feu aux maisons Ceux qui ont tué nos frères, nos sœurs Jamais ne nous vaincront No ! No pasarán !
Qui traîne des chaînes ? Qui sème la haine ? Le fascisme et tous ses banquiers Ils ont de l’or, ils ont des canons Mais nous luttons pour le monde entier Nous les briserons No ! No pasarán !
Il nous faut des armes C’est un cri d’alarme Il faut des ball’s et des fusils Aux lueurs du feu, aux sons du tocsin Nous combattons avec nos outils Tous ces assassins ! No ! No pasarán !
Par toute la terre Viennent des volontaires Pour lutter à côté de nous ! Gloire aux amis qui nous ont rejoints Au sanglant et glorieux rendez-vous Ils tendent le poing No ! No pasarán !
Morts des barricades Morts nos camarades Le jour vient, vous serez vengés Le jour se lève au feu des combats Dans la mort des soudards insurgés Nous sonnons leur glas No ! No pasarán !
Que le jour se lève Sur ce mauvais rêve Pour les hommes de l’univers Pour les travaux de paix et d’amour Nous peinerons été comme hiver Ah ! Vienne ce jour Si pasaremos !
Les Voix intérieures, Éditions du petit Véhicule. Nantes, 1987.
Savez-vous la nouvelle ? García Lorca va mourir (Robert Desnos)
FEMME Savez-vous la nouvelle ?
CHOEUR DE FEMMES Après le soir vient la nuit L’eau chante à la fontaine La lune se baigne au puits.
FEMME Savez-vous la nouvelle ?
CHOEUR DE FEMMES L’amour la nuit l’air le vent Jours, nuits et c’est la vie La danse au tambour au mois d’août.
FEMME Savez-vous la nouvelle ?
CHOEUR DE FEMMES Le linge est blanc sous nos doigts Viens donc avec les filles Aimer et chanter et danser.
FEMME Savez-vous la nouvelle ?
CHOEUR DE FEMMES L’été l’hiver l’eau le vin Viens, viens voici la danse Les fruits et l’amour dans les bois.
FEMME Savez-vous la nouvelle ? García Lorca va mourir
CHOEUR DE FEMMES Ah Ah Ah Ah Ah Ah Ah
L’annonce aux hommes
CHOEUR Les champs sont gorgés de soleil Les fleuves sont secs La terre les a bus Les moissons dorment dans les greniers Qu’il fera bon rêver tout l’été En buvant le vin des outres
SOLO Alerte ! La rouge moisson des libertés s’apprête Alerte ! Demain, cette nuit, aujourd’hui Alerte ! García Lorca est déjà mort.
CHOEUR L’usine ce soir au soleil Est comme un château Dormir loin du travail Sous le ciel car nous sommes très las Qu’il fera bon rêver tout l’été en buvant le vin des outres.
SOLO Alerte ! La rouge moisson des libertés s’apprête Alerte ! Demain, cette nuit, aujourd’hui Alerte ! García Lorca est déjà mort.
CHOEUR La mer elle chante et ses flots Sont pleins de reflets D’éclairs des grands poissons Les courants porteront nos bateaux Parmi les vents plus chauds et calmes Au-dessus des fonds propices.
CHOEUR Alerte ! La rouge moisson des libertés s’apprête Alerte ! Demain, cette nuit, aujourd’hui Alerte ! García Lorca est déjà mort.
CHOEUR Qui est-ce García Lorca ? Nous ne le connaissons pas Qui est-ce García Lorca ?
SOLO C’est vous-mêmes.
Les Voix intérieures, Éditions du petit Véhicule. Nantes, 1987.
Je remercie Léon-Marc Lévy (La Cause Littéraire) et Éric Poindreau. Grâce à eux, j’ai relu Les Contrerimes.
Jorge Luis Borges vouait une profonde admiration à Paul-Jean Toulet (1867-1920) et aux Contrerimes. La cople 53 était la préférée du grand écrivain argentin.
LIII
Voici que j’ai touché les confins de mon âge. Tandis que mes désirs sèchent sous le ciel nu, Le temps passe et m’emporte à l’abyme inconnu, Comme un grand fleuve noir, où s’engourdit la nage.
Coples.
Trois autres de ses poèmes célèbres:
I. Romance sans musique
En Arles. Dans Arle, où sont les Aliscams, Quand l’ombre est rouge, sous les roses, Et clair le temps,
Prends garde à la douceur des choses. Lorsque tu sens battre sans cause Ton coeur trop lourd ;
Et que se taisent les colombes : Parle tout bas, si c’est d’amour, Au bord des tombes.
Chansons.
XII
Puisque tes jours ne t’ont laissé Qu’un peu de cendre dans la bouche, Avant qu’on ne tende la couche Où ton coeur dorme, enfin glacé, Retourne, comme au temps passé, Cueillir, près de la dune instable, Le lys qu’y courbe un souffle amer, – Et grave ces mots sur le sable : Le rêve de l’homme est semblable Aux illusions de la mer.
Dixains.
II
Le tremble est blanc
Le temps irrévocable a fui. L’heure s’achève. Mais toi, quand tu reviens, et traverse mon rêve, Tes bras sont plus frais que le jour qui se lève, Tes yeux plus clairs.
Á travers le passé ma mémoire t’embrasse. Te voici. Tu descends en courant la terrasse Odorante, et tes faibles pas s’embarrassent Parmi les fleurs.
Par un après-midi de l’automne, au mirage De ce tremble inconstant que varient les nuages, Ah, verrai-je encor se farder ton visage D’ombre et de soleil ?
Hoy siento en el corazón un vago temblor de estrellas, pero mi senda se pierde en el alma de la niebla. La luz me troncha las alas y el dolor de mi tristeza va mojando los recuerdos en la fuente de la idea.
Todas las rosas son blancas, tan blancas como mi pena, y no son las rosas blancas, que ha nevado sobre ellas. Antes tuvieron el iris. También sobre el alma nieva. La nieve del alma tiene copos de besos y escenas que se hundieron en la sombra o en la luz del que las piensa.
La nieve cae de las rosas, pero la del alma queda, y la garra de los años hace un sudario con ellas.
¿Se deshelará la nieve cuando la muerte nos lleva? ¿O después habrá otra nieve y otras rosas más perfectas?
¿Será la paz con nosotros como Cristo nos enseña? ¿O nunca será posible la solución del problema?
¿Y si el amor nos engaña? ¿Quién la vida nos alienta si el crepúsculo nos hunde en la verdadera ciencia del Bien que quizá no exista, y del Mal que late cerca?
¿Si la esperanza se apaga y la Babel se comienza, qué antorcha iluminará los caminos en la Tierra?
¿Si el azul es un ensueño, qué será de la inocencia? ¿Qué será del corazón si el Amor no tiene flechas?
¿Si la muerte es la muerte, qué será de los poetas y de las cosas dormidas que ya nadie las recuerda? ¡Oh sol de las esperanzas! ¡Agua clara! ¡Luna nueva! ¡Corazones de los niños! ¡Almas rudas de las piedras! Hoy siento en el corazón un vago temblor de estrellas y todas las rosas son tan blancas como mi pena.
Libro de Poemas, 1921.
Chanson d’automne
Novembre 1918 Grenade
Aujourd’hui je sens dans mon coeur Un vague frisson d’étoiles, Mais mon sentier se perd Dans l’âme du brouillard. Le jour me tranche les ailes, La douleur et le regret Submergent mes souvenirs Dans la source de l’idée.
Toutes les roses sont blanches Aussi blanches que ma peine ; Ces roses n’étaient pas blanches Mais il a neigé sur elles Qui étaient couleur d’iris. Il neige aussi sur nos âmes. La neige de l’âme a ses Flocons de baisers, d’images Qui s’enfouirent dans l’ombre Ou le jour de la pensée.
La neige tombe des roses, Celle de l’âme demeure, Et la griffe des années La transforme en un linceul.
Fondra-t-elle, cette neige, Quand la mort viendra nous prendre ? Connaîtrons-nous d’autres neiges, D’autres roses plus parfaites ?
Sur nous la paix viendra-t-elle ? Comme Jésus nous l’enseigne ? Ou bien n’aurons-nous jamais La solution du problème ?
L’amour n’est-il qu’illusion ? Qui animera nos vies, Si la pénombre nous plonge Dans la véritable science Du Bien qui n’existe pas, Peut-être, et du Mal tout proche ?
Si l’espérance s’éteint,e s’éteint, Si Babel se recommence, Quelle torche éclairera Nos chemins sur cette terre ?
Si l’azur n’est qu’un mirage, Que deviendra l’innocence ? Que deviendra notre cœur Si l’Amour n’a pas de flèches ?
Si la mort est bien la mort, Que deviendront les poètes Et les choses endormies Dont personne ne se souvient ? Ô soleil des espérances ! Eau claire ! Lune nouvelle ! Fraîcheur des petits enfants ! Âme rude de la pierre ! Aujourd’hui je sens dans mon cœur Un vague frisson d’étoiles Et toutes les roses sont Aussi blanches que ma peine.
Livre de poèmes, Éditions Gallimard, 1954.
Oeuvres complètes I. Bibliothèque de la Pléiade. NRF. Gallimard. 1981. Traduction André Belamich.
Je remercie Marie Paule et Raymond Farina qui ont posté hier sur Facebook le poème Pierre philosophale (Pedra filosofal) d’Antonio Gedeão, tiré de Movimento Perpetuo, 1956. Je reproduis ici les six derniers vers.
Eles não sabem, nem sonham, que o sonho comanda a vida, que sempre que um homem sonha o mundo pula e avança como bola colorida entre as mãos de uma criança.
Ils ne savent pas, eux, et ils ne rêvent pas, Que le rêve est le moteur de la vie Que chaque fois qu’un homme rêve Le monde roule et s’embellit Comme une balle colorée Dans les mains d’un enfant.
Traduction: Alain Lane.
Dans l’anthologie de Max de Carvalho, La poésie du Portugal des origines au XX ème siècle (Chandeigne), publiée en septembre 2021, on trouve quatre poèmes de cet auteur: Fleur de chair (Flor de carne), Poème pour Galilée (Poema para Galileu), La machine du monde (Máquina do mundo), Poème de la mort apparente (Poema da morte aparente). Voici les deux derniers:
Máquina do mundo
O universo é feito essencialmente de coisa nenhuma. Intervalos, distâncias, buracos, porosidade etérea. Espaço vazio, em suma. O resto, é a matéria.
Daí, que este arrepio, este chamá-lo e tê-lo, erguê-lo e defrontá-lo, esta fresta de nada aberta no vazio, deve ser um intervalo.
Máquina de fogo, 1961.
La machine du monde
L’Univers se compose, pour l’essentiel, de néant. Intervalles, distances, trous, porosité éthérée. Un espace vide, en somme. Le reste, c’est la matière.
D’où il résulte que ce frisson, pour qu’il advienne et soit, pour le soulever et le regarder en face, que cet interstice de rien béant sur le vide, doit être un intervalle.
Traduction Max de Carvalho.
Poema da morte aparente
Nos tempos em que acontecia o que está acontecendo agora, e os homens pasmavam de isso ainda acontecer no tempo deles, parecia-lhes a vida podre e reles e suspiravam por viver agora.
A suspirar e a protestar morreram. e agora, quando se abrem as covas, encontram-se às vezes os dentes com que rangeram, tão brancos como se as dentaduras fossem novas.
Linha de força, 1967.
Poème de la mort apparente
Aux temps où se passait la même chose que maintenant, et où les hommes étaient stupéfaits que cela fût encore possible à leur époque, la vie leur semblait pourrie et vile, et ils soupiraient d’avoir à vivre maintenant.
En soupirant, en protestant, ils moururent, Et maintenant, quand on ouvre leurs tombes, on retrouve parfois ces dents qu’ils firent grincer, aussi blanches que des dentures neuves.
Traduction Max de Carvalho.
António Gedeão s’appelait en réalité Rómulo Vasco da Gama de Carvalho. Né à Lisbonne le 24 novembre 1906, cet enseignant de physique-chimie et historien des sciences a participé à la divulgation des connaissances scientifiques au Portugal. Il ne publie ses premiers poèmes qu’en 1956, à la cinquantaine. On retrouve ses intérêts dans sa poésie qui s’inscrit dans la réalité de son époque et dans le contexte angoissant de l’après-guerre. Il est décédé dans la capitale portugaise le 19 février 1997. Depuis 1996, le jour de sa naissance est commémoré au Portugal sous le nom de Jour national de la Culture scientifique (Dia Nacional da Cultura Científica).
Por el cinco de enero, cada enero ponía mi calzado cabrero a la ventana fría.
Y encontraba los días que derriban las puertas, mis abarcas vacías, mis abarcas desiertas.
Nunca tuve zapatos, ni trajes, ni palabras: siempre tuve regatos, siempre penas y cabras.
Me visitó la pobreza, me lamió el cuerpo el río y del pie a la cabeza pasto fui del rocío.
Por el cinco de enero, para el seis, yo quería que fuera el mundo entero una juguetería.
Y al andar la alborada removiendo las huertas, mis abarcas sin nada, mis abarcas desiertas.
Ningún rey coronado tuvo pie, tuvo gana para ver el calzado de mi pobre ventana.
Toda gente de trono, toda gente de botas se rió con encono de mis abarcas rotas.
Rabié de llanto, hasta cubrir de sal mi piel, por un mundo de pasta y unos hombres de miel.
Por el cinco de enero de la majada mía mi calzado cabrero a la escarcha salía.
Y hacia el seis, mis miradas hallaban en sus puertas mis abarcas heladas, mis abarcas desiertas.
Il a été publié d’abord dans la revue Ayuda, Semanario de la solidaridad, numero 36, Madrid, 2 janvier 1937 et ensuite dans le célèbre recueil Viento del Pueblo.
Viento del pueblo. Valencia, Socorro Rojo Internacional, 1937 (Prólogo de Tomás Navarro Tomás).
Les galoches désertes
Le cinq du mois de janvier, chaque année je mettais mes souliers de berger à la fenêtre froide
et trouvais en ces jours qui font tomber les portes, mes galoches vides, mes galoches désertes.
Jamais eu de chaussures ni costumes, ni mots, toujours des ruisselets, des peines et des chèvres,
vêtu de pauvreté léché par la rivière, je fus des pieds à la tête prairie pour la rosée.
Le cinq du mois de janvier, je souhaitais pour le six que le monde entier fût un magasin de jouets
et en allant dès l’aube retourner le jardin mes galoches sans rien, mes galoches désertes.
Aucun roi couronné n’eut l’idée, n’eut l’envie d’aller voir les souliers de ma pauvre fenêtre.
Tous ces gens bien assis, tous ces gens dans leurs bottes, bien méchamment ont ri de mes vieilles galoches.
Le cinq du mois de janvier de notre bergerie, mes souliers de berger je sortais dans le givre,
jusqu’au six mon regard pouvait voir à la porte mes galoches gelées, mes galoches désertes.
Traduction : Vicente Pradal.
Joan Manuel Serrat a adapté de nombreux textes du poète de Orihuela.
L’ album Hijo de la luz y de la sombra comprend 13 chansons adaptées des poèmes de Miguel Hernández. Il a été produit par Sony Music et est sorti en 2010 à l’occasion du centenaire du poète. Il a été présenté le 23 avril 2010 à Elche (Alicante). (Arrangements et direction musicale : Joan Albert Amargós.)
Abril de 1939: Joaquín de Entrambasaguas (1904-1995), filólogo que presidía la comisión depuradora franquista ordenó la destrucción de los 50.000 ejemplares de El Hombre Acecha de Miguel Hernández imprimidos en la Tipografía moderna (Valencia, calle de Avellanas, 9). Dos ejemplares ocultos permitieron su reedición en 1981. Antonio Rodríguez-Moñino (1910-1970) salvó uno de ellos. Había protegido la Biblioteca Nacional durante la guerra. Fue depurado, despojado de su cátedra e inhabilitado para la enseñanza durante veinte años.
Le Monde, 8 août 1970
L’érudit Antonio Rodriguez-Moñino vient de mourir à Madrid, à l’âge de soixante ans, des suites d’une longue maladie. (Robert Marrast)
Avec lui disparaît une des plus grandes figures de l’hispanisme contemporain. Né en 1910, en Estrémadoure, il avait publié son premier article à quinze ans, et, depuis, n’avait cessé de collaborer aux plus éminentes revues du monde entier. Professeur, membre de la Bibliographical Society de Londres et de la Cambridge Bibliographical Society, il enseigna depuis 1960 à Berkeley (Californie) et donna des conférences aux États-Unis et dans plusieurs pays d’Europe. Docteur ” honoris causa ” de l’université de Bordeaux, il avait été élu récemment membre de la Real Academia Española.
Sa compétence s’étendait à tous les domaines, particulièrement à ceux de la bibliographie hispanique et du ” romancero ” ; il dirigea plusieurs collections de textes et d’études, et réalisa des éditions définitives et des publications en fac-similé de ” romanceros ” et de ” cancioneros ” dont certains sont uniques au monde. C’est également sur l’étude des ” romances ” que portait la thèse de doctorat qu’il soutint naguère à Salamanque. Il avait créé, voici deux ans, une remarquable collection de classiques espagnols aux éditions Castalia ; en 1965, il publiait, en collaboration avec sa femme, Maria Brey, elle-même hispaniste de valeur, un monumental catalogue des manuscrits de poésie espagnole de la Hispanic Society of America, dont il était le vice-président.
Celui que Marcel Bataillon appelait ” le prince des bibliophiles espagnols ” avait cette qualité rare : il ouvrait largement aux chercheurs venus à lui de partout les inestimables trésors de ses collections de manuscrits et de sa très riche bibliothèque. Les hispanistes de tous les pays se retrouvaient l’après-midi à sa ” tertulia “, au café Lyon de Madrid. Il les accueillait tous, jeunes ou chevronnés, avec bienveillance et courtoisie. Il n’est pas une thèse, un ouvrage d’érudition, un catalogue bibliographique du domaine hispanique des vingt dernières années qui ne lui doivent quelque chose, et souvent beaucoup. Pour tous, Don Antonio était le symbole même de la rigueur intellectuelle et son exemple, autant que celui de son œuvre brutalement interrompue, demeureront longtemps présents auprès des hispanistes et des bibliophiles du monde entier.