Nous avons vu samedi 30 novembre 2024 au Musée d’Art Moderne de Paris la très riche exposition L’Âge atomique. Les artistes à l’épreuve de l’histoire. (du 11 octobre 2024 au 09 février 2025).
Malgré son refus de toute forme de littérature engagée, en 1965-1966, René Char participe activement au mouvement contre l’installation de missiles à tête nucléaire sur le plateau d’Albion, non loin d’Apt et de Céreste, où depuis les années de résistance le poète garde de fortes attaches.
La Provence Point Oméga. 1965. Livre. Imprimerie Union. Paris, Centre Pompidou. Bibliothèque Kandinsky.
En novembre 1965, il manifeste son refus de cette implantation en Haute-Provence. Il n’hésite pas à organiser rapidement des manifestations contre le projet et fait éditer à 2 000 exemplaires une petite brochure (avec 60 exemplaires tirés à part et signés) dans laquelle il dénonce violemment le danger atomique. L’affiche homonyme est imprimée en février 1966 avec un texte remanié et une illustration de Pablo Picasso.
La Provence point Oméga (Pablo Picasso). 19 février 1966.
Un tirage réimposé à 45 exemplaires, sur papier Auvergne, est réalisé, imprimé par l’imprimerie Union. Elle est publiée le 7 mai 1966 dans Le Provençal et le 1er juin 1966 dans La Marseillaise, journal communiste. Avec le rassemblement organisé à Fontaine-de-Vaucluse le 5 juin 1966 autour du poète, cette affiche est restée un symbole. Les partisans de la militarisation sont des adeptes déclarés d’une certaine forme de modernisation économique, technique et militaire, leurs adversaires ont d’autres discours. C’est notamment le cas de René Char, qui, en s’élevant contre la « ruine d’Albion », s’érige aussi en critique de ces croyances. « La science ne peut fournir à l’homme dévasté qu’un phare aveugle, une arme de détresse, des outils sans légende. Au plus dément : le sifflet de manœuvres » La Provence point oméga sera distribué sous forme de tracts et paraîtra en quatrième de couverture, en avril 1966, dans la revue Partisans, édité par François Maspéro.
La Provence point oméga (René Char)
Que les perceurs de la noble écorce terrestre d’Albion
mesurent bien ceci : nous ne nous battons pour un site où la
neige n’est pas seulement la louve de l’hiver mais aussi
l’aulne du printemps. Le soleil s’y lève sur notre sang
exigeant et l’homme n’est jamais en prison chez son
semblable. À nos yeux ce site vaut mieux que notre pain, car
il ne peut être, lui, remplacé.
La Provence Point Oméga, d’après un dessin original de Pablo Picasso. Texte de René Char. 1966. Affiche. Paris BnF.
Je lis les Souvenirs désordonnés de José Corti (… – 1965). Éditions José – Corti, 1983. 10-18, 2003.
Une anecdote a retenu mon attention. Le grand éditeur raconte sa brouille avec Paul Éluard dont il était l’ami depuis au moins vingt ans. La cause : “… J’avais persiflé Aragon. ” Paul Éluard lui avait répondu ainsi : ” Attaquer Aragon, c’est m’attaquer moi-même. ” Plus tard, le poète refusa d’écrire un hommage à Dominique Corti, mort en camp de concentration que lui avait demandé Yvonne Desvignes (1901-1981), responsable des Éditions de Minuit. José Corti s’adressa alors à René Char. Dominique Corticchiato figure au Panthéon dans la liste des 158 Écrivains morts pour la France pendant la guerre de 1939-1945.
[ Le portrait de Dominique Corti 13 janvier 1925 – 1944]
[Sous lieutenant Joco dans le réseau Marco-Polo, Dominique Corti est arrêté à 19 ans et déporté à Buchenwald puis Ellrich où il meurt. René Char lui rend hommage dans ce texte publié en 1947 dans le recueil Cinq parmi d’autres publié aux Editions de Minuit en 1947]
Dominique Corticchiato (Dominique Corti)
Ceux qui pensent que l’exagération et l’outrance sont toujours de rigueur dans les comptes rendus de la vie politique des peuples ont, durant onze années, haussé les épaules quand on leur affirmait que dans le plus grand quartier de l’Europe (l’Allemagne) on s’occupait à dresser, on installait dans sa fonction un formidable abattoir humain tel que l’imagination biblique se serait montrée incapable de le concevoir pour y loger ses impérissables démons et leurs lamentables victimes. La réalité est la moins saisissable des vérités. Une sorte de vertu originelle pèse à ce point sur nous que nous accordons à l’instinct que le délire a consacré sous le nom de cruauté le bénéfice de la faute et, partant, du remords. Le bourreau ne sera qu’un passant d’exception. Rares seront ceux qui l’apercevront. À la main du diable préventivement, nous opposerons les deux doigts de Dieu… Mais LÀ-BAS?
Là-bas triomphe une horreur qui atteint d’emblée son âge d’or par la chute calculée en poussières vivantes du corps de l’homme vivant et de sa conscience vivante. L’infaillible nouvelle nature d’une race de monstres a pris sa place parmi les mortels. Plus contagieuse que l’inondation, la chose court le monde, reconnaissant et annexant les siens. Cependant au cœur de notre brouillard, aussi peu discernable que les feux follets de la mousse, une poignée de jeunes êtres part à l’assaut de l’impossible.
Dominique Corti est né à Paris, le 13 janvier 1925. Discrètement ce jeune homme, cet enfant, va atteindre l’âge d’homme avec déjà autour de lui cette fugue de lumière propre à ceux dont la mission – qui prête à sourire – est d’« indiquer le chemin ». II ose ce qu’il veut, il sent ce qu’il doit faire.
À dix-neuf ans, il agit. II habite Paris, où le risque est le même au soleil que dans l’ombre. Dominique Corti, qui a traduit Le Château d’ Orante de Walpole, qui a écrit, en anglais, un texte étonnant : « La Littérature terrifiante en Angleterre, De Horace Walpole à Ann Radcliffe », se détourne de la réussite littéraire et fixe les yeux sur l’occupant auquel il va porter ses coups. Il adhère au réseau «Marco-Polo» et dès lors son destin est tracé. Son intelligence, son audace, son intuition militaire le font distinguer. Le 2 mai 1944, il est arrêté. Son père José Corti, et son admirable mère ne pourront désormais que tendre leurs mains vers la nuit où leur fils est enfermé. Fresnes, du 2 mai au 15 août. Puis Buchenwald, Ellrich… le dernier train de déportés parti de France a emporté dans ses wagons l’un des meilleurs fils du vieux pays disloqué…
Dominique Corti, toi sur qui l’avenir comptait tant, tu n’as pas craint de mettre le feu à ta vie… Nous errerons longtemps autour de ton exemple. II faut revenir. « J’adresse mon salut à tous les hommes libres », t’es-tu écrié. II faut revenir. Tout est à recommencer. »
1946
Cinq parmi d’autres 47. Éditions de Minuit, 1947.
Repris dans Recherche de la base et du somme I. Pauvreté et privilège. Gallimard, 1955.
(En réponse au compte Facebook de Marie Paule et Raymond Farina)
On oublie souvent l’humour d’Antonio Machado, sa “socarronería” On l’évoque le plus souvent seulement comme un saint laïc. On oublie ainsi l’homme qu’il était.
Las moscas (Antonio Machado )
Vosotras, las familiares, inevitables golosas, vosotras, moscas vulgares, me evocáis todas las cosas.
¡Oh, viejas moscas voraces, como abejas en abril, viejas moscas pertinaces sobre mi calva infantil!
¡Moscas del primer hastío en el salón familiar, las claras tardes de estío en que yo empecé a soñar!
Y en la aborrecida escuela, raudas moscas divertidas, perseguidas por amor de lo que vuela,
– que todo es volar -, sonoras rebotando en los cristales en los días otoñales… Moscas de todas las horas,
de infancia y adolescencia, de mi juventud dorada; de esta segunda inocencia, que da en no creer en nada,
de siempre… Moscas vulgares, que de puro familiares no tendréis digno cantor: yo sé que os habéis posado
sobre el juguete encantado, sobre el librote cerrado, sobre la carta de amor, sobre los párpados yertos de los muertos.
Inevitables golosas, que ni labráis como abejas, ni brilláis cual mariposas; pequeñitas, revoltosas, vosotras, amigas viejas, me evocáis todas las cosas.
Humorismos, Fantasías, Apuntes… (1899-1907)
Les mouches
Mouches familières, inévitables et goulues, mouches vulgaires, vous évoquez pour moi toutes choses.
Oh ! vieilles mouches voraces comme abeilles en avril, vieilles mouches tenaces sur mon crâne chauve d’enfant !
Mouches du premier vague à l’âme dans le salon familial, en ces claires soirées d’été quand je commençais à rêver !
Et à l’école détestée, mouches folâtres et rapides, poursuivies par amour de ce qui vole,
— car tout n’est que vol — bruyantes, rebondissant sur les vitres, les jours d’automne… Mouches de toutes les heures,
d’enfance et d’adolescence, de ma jeunesse dorée, de cette seconde innocence qui se targue de ne croire en rien,
de toujours… Mouches vulgaires, si familières que nul ne saura dignement vous chanter : je sais, vous vous êtes posées
sur le jouet enchanté, sur le bouquin fermé, sur la lettre d’amour, sur les paupières glacées des morts.
Inévitables et goulues, non pas diligentes comme les abeilles, ni, comme les papillons, brillantes ; petites, espiègles, vous, mes vieilles amies, évoquez pour moi toutes choses.
Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi des Poésiesde la guerre. 2004. Traduction de Sylvie Léger et Bernard Sesé. NRF Poésie/ Gallimard n°144.
Madrid. Librería Antonio Machado. Plaza de las Salesas, 11. (CF)
Algunos de los retratos de la colección Juan Guerrero. (Inmaculada Guarinos. Museo Ramón Gaya)
Un article de El País du 21 novembre 2024 nous apprend qu’une donation privée a permis de faire réapparaître 1 131 négatifs, parmi eux de nombreuses photographies de Federico García Lorca, Rafael Alberti, Jorge Guillén, Luis Cernuda, Manuel Altolaguirre, Vicente Aleixandre, Pedro Salinas, Gabriel Miró ou Juan Ramón Jiménez. Elles sont inédites.
Leur auteur : Juan Guerrero Ruiz. Né à Murcie en 1893, il fait des études de droit à Grenade, puis à Madrid. Il se rend dans la capitale en mai 1913 pour rencontrer Juan Ramón Jiménez, poète qu’il admire profondément. Il est considéré comme le protecteur de la génération de 1927. Il a fait preuve toute sa vie d’une grande activité de promotion de la culture.En 1923, il crée en 1923 dans sa ville natale le supplément littéraire PáginaLiteraria et en 1927, en collaboration avec Jorge Guillén, la revue Verso y Prosa. C’est dans celle-ci que Federico García Lorca publie le premier Romancero gitano en 1928 avec cette dédicace : “A Juan Guerrero, cónsul general de la poesía”. Dans ses archives figurent de nombreuses photos du poète de Grenade, seul ou accompagné des autres membres de la génération de 1927. Juan Guerrero traduit et fait connaître en Espagne James Joyce, D. H. Lawrence, Valery Larbaud. Il joue souvent le rôle de secrétaire particulier de Juan Ramón Jiménez. Il sauve ainsi de la destruction de nombreux manuscrits et papiers personnels que le poète de Moguer, partie en exil, avait laissé dans son appartement de Madrid, pillé et saccagé par des militants phalangistes à la fin de la Guerre civile. Il meurt d’un cancer à Madrid en 1955.
Juan Guerrero a gardé pendant des années dans une grande boîte orange des négatifs et des photographies de sa famille, de ses amis et de ses voyages en Espagne. Certains sont datés, d’autres non. Ils couvrent une longue période qui va de 1927 à 1953. 567 négatifs représentent des paysages ou des villes des différentes régions d’Espagne. 113 images concernent sa famille. Pour le reste, il s’agit de photographies de personnages célèbres : écrivains, peintres, sculpteurs, hommes politiques.
Guadalupe Ríos les a reçus dans les années 60 des mains de la veuve de Juan Guerrero, Ginesa Aroca García. Elle vient de les léguer au Musée Ramón Gaya de Murcie. Elle a reçu les conseils et l’aide du critique d’art et historien Juan Manuel Bonet qui a dirigé dans le passé l’IVAM (Instituto Valenciano de Arte Moderno) et ensuite le Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía de Madrid.
La caja de pudin en la que estaban los negativos. (Museo Ramón Gaya de Murcia).
Una donación privada saca a la luz en Murcia cientos de fotos inéditas de la generación del 27
El Museo Gaya recibe el archivo de Juan Guerrero, con 1.131 negativos de retratos de Lorca, Alberti, Guillén, Cernuda o Juan Ramón Jiménez.
Juan Guerrero Ruiz. Vida literaria y epistolario inédito. Murcia, Academia Alfonso X el Sabio, 1986.
Juan Ramón de viva voz. Ínsula, 1961.
Juan Ramón de viva voz. Volumen I. (1913 – 1931) Juan Ramón de viva voz. Volumen II (1932 – 1936). Pre-textos/Museo Ramón Gaya, 1998 y 1999.
DVD. El deseo y la realidad. Imágenes y palabras de los poetas del 27, 2009. Documentaire de l’ Institut Cervantes et de la maison de production Ojomóvil.
Je remercie Marie Paule et Raymond Farina qui publient jour après jour sur Facebook des textes qui font du bien : aujourd’hui le poème Oda a la bicicleta de Pablo Neruda.
Il m’a rappelé Balada de la bicicleta con alas de Rafael Alberti qui figurait dans le temps dans les manuels scolaires d’espagnol.
Balada de la bicicleta con Alas (Rafael Alberti)
1
A los cincuenta años, hoy, tengo una bicicleta. Muchos tienen un yate y muchos más un automóvil y hay muchos que también tienen ya un avión. Pero yo, a mis cincuenta años justos, tengo sólo una bicicleta. He escrito y publicado innumerables versos. Casi todos hablan del mar y también de los bosques, los ángeles y las llanuras. He cantado las guerras justificadas, la paz y las revoluciones. Ahora soy nada más que un desterrado. Y a miles de kilómetros de mi hermoso país, con una pipa curva entre los labios, un cuadernillo de hojas blancas y un lápiz corro en mi bicicleta por los bosques urbanos, por los caminos ruidosos y calles asfaltadas y me detengo siempre junto a un río, a ver cómo se acuesta la tarde y con la noche se le pierden al agua las primeras estrellas.
2
Es morada mi bicicleta y alegre y plateada como cualquiera otra. Mas cuando gira el sol en sus ruedas veloces, de cada uno de sus radios llueven chispas y entonces es como un antílope, como un macho cabrío, largo de llamas blancas, o un novillo de fuego que embistiera los azules del día.
3
¿Qué nombre le pondría hoy, en esta mañana, después que me ha traído, que me ha dejado sin decírmelo apenas al pie de estas orillas de bambúes y sauces y la miro dormida, abrazada de yerbas dulcemente, sobre un tronco caído? … Cabra feliz de las pendientes. Eral de las cañadas. Niña escapada de la aurora. Luna perdida. Gabriel arcángel. La llamaré con este frágil nombre. Porque son sus dos alas blancas las que me llevan, Anunciándome el aire de todos los caminos.
4
Yo sé que tiene alas. Que por las noches sueña en alta voz la brisa de plata de sus ruedas. Yo sé que tiene alas. Que canta cuando vuela dormida, abriendo al sueño una celeste senda. Yo sé que tiene alas. Que volando me lleva por prados que no acaban y mares que no empiezan. Yo sé que tiene alas. Que el día que ella quiera, los cielos de la ida ya nunca tendrán vuelta.
Librería Rafael Alberti. Calle Tutor, 57. 28808 – Madrid. Merci à Lola Larumbe.
Ballade de la bicyclette ailée
1 À cinquante ans, aujourd’hui, j’ai ma bicyclette. Beaucoup ont un yacht et beaucoup plus encore ont une automobile ; il en est même beaucoup qui ont déjà un avion. mais moi, à cinquante ans tout juste, je n’ai qu’une bicyclette. J’ai écrit et j’ai publié des vers sans nombre. Presque tous parlent de la mer et aussi des bois, des anges, des plaines. J’ai chanté les guerres justifiées, la paix et les révolutions. et maintenant je ne suis plus qu’un exilé. À des milliers de kilomètres de mon beau pays, avec ma pipe courbe aux lèvres, un petit bloc de feuillets blancs et un crayon, je cours à bicyclette dans les bois urbains, dans les chemins bruyants et les rues goudronnées, et je m’arrête toujours près d’une rivière voir comment se couche le soir, comment avec la nuit se perdent dans les eaux les premières étoiles.
2 Elle est violette ma bicyclette, joyeuse aussi et argentée comme toutes les autres. mais quand le soleil tourne dans ses roues rapides, chacun de ses rayons laisse pleuvoir des étincelles, et alors elle ressemble à une antilope ou à un bouc, un long bouc tout de flammes blanches, ou un taurillon de feu fonçant droit sur les bleus du jour.
3 Quel nom lui donner ce matin maintenant qu’elle m’a conduit et qu’elle m’a laissé presque sans me le dire au pied de cette rive de saules et de bambous, tandis que je la regarde endormie, doucement caressée par l’herbe, sur un tronc tombé ? Courlis des bois. Étoile filante des fées. Toile d’araignée embrasés des sylphes. Rose double du vent. Marguerite bicorne des prairies. Heureuse chèvre des versants. Jeune taureau des gorges. Fillette échappée de l’aurore. Lune perdue. Archange Gabriel. Je vais l’appeler de ce nom fragile. Car ce sont ses deux ailes blanches qui me portent, en m’annonçant au vent de tous les chemins.
4 Je sais qu’elle a des ailes. Et que chaque nuit rêve à haute voix la brise argentée de ses roues. Je sais qu’elle a des ailes. Qu’elle chante en volant, dormeuse ouvrant au rêve un céleste sentier. Je sais qu’elle a des ailes. Et que son vol m’emporte parmi des prés sans fin et des mers sans rivages. Je sais qu’elle a des ailes. Et qu’au jour de son choix les cieux de notre aller n’auront plus de retour.
Federico García Lorca et sa mère, Vicenta Lorca Romero, dans leur maison de campagne, La Huerta de San Vicente (Grenade). 1935.
Il faut relire la lettre que Federico García Lorca envoie à son jeune ami colombien Jorge Zalamea (1905-1969) à l’automne de 1928. Il lui dédie le Poème de la solea (Poema del cante jondo, 1931). Jorge Zalamea est un écrivain et diplomate colombien, traducteur de Saint-John Perse en espagnol. À partir de 1928, il passe une période en Espagne et fait la connaissance des poètes de la Génération de 1927. La correspondance que Federico lui adresse (cinq lettres et un fragment de lettre) est exceptionnellement révélatrice. Elle a été publiée primitivement dans la Revista de las Indias, Bogotá, 1937. n°5. Le premier Romancero gitano a été publié à la fin du mois de juillet 1928 et a obtenu rapidement un grand succès en Espagne, puis dans le monde hispanique. Au début août, García Lorca revient à Grenade. Mais, ses amis Salvador Dalí et Luis Buñuel critiquent vertement ce recueil. Rapidement, García Lorca s’éloigne de cette thématique traditionnelle et populaire. Il se tourne vers le pôle opposé (Odes et Poèmes en prose). Il traverse alors aussi grave une grande crise sentimentale (rupture avec le sculpteur Emilio Aladrén, 1906-1944) qu’il ne surmontera qu’un an plus tard en partant aux États-Unis et à Cuba.
Jorge Zalamea.
Lettre de Federico García Lorca à Jorge Zalamea [Grenade, automne 1928]
gallo
Mon cher Jorge :
Enfin j’ai reçu ta lettre. Je t’en avais écrit une, que j’ai déchirée. Tu as dû passer un mauvais été. Heureusement voici qu’on entre dans l’automne qui me rend la vie. Moi aussi j’ai été très malheureux. Très. Il faut avoir la somme de joie que Dieu m’a donnée pour ne pas succomber sous la foule de conflits qui m’ont assailli dernièrement. Mais Dieu ne m’abandonne jamais. J’ai beaucoup travaillé et je continue. Après avoir construit mes Odes, où je mets tant d’ardeur, je boucle ce cycle de poésie pour faire autre chose ensuite. En ce moment, j’écris une poésie à S’OUVRIR LES VEINES, une poésie ÉVADÉE de la réalité, empreinte d’une émotion où se reflète mon amour – et ma dérision – des choses. Amour de la mort. Amour. Mon coeur. C’est ainsi. Toute la journée j’ai une activité poétique d’usine. Après quoi je me jette dans l’humain, dans l’andalou pur, dans la bacchanale de chair et de rire. L’Andalousie est incroyable. Orient sans venin. Occident sans action. Chaque jour m’apporte de nouvelles surprises. La belle chair du Sud te remercie après que tu l’as piétinée. Malgré tout, je ne suis pas bien, je ne suis pas heureux. Aujourd’hui il fait à Grenade un jour gris de PREMIERE QUALITÉ. De la propriété de San Vicente (ma mère s’appelle Vicenta) où j’habite, parmi des figuiers magnifiques et d’immenses noyers vigoureux, je vois le plus beau panorama de montagnes d’Europe pour la transparence de l’air. Comme tu le vois, mon cher ami, je t’écris sur le papier de gallo, parce que nous allons relancer la revue ; nous sommes en train de composer le troisième numéro. Je crois qu’il sera très bien. Au revoir, cher Jorge. Reçois une affectueuse accolade de FEDERICO
Sois joyeux ! C’est une nécessité, un devoir que d’être joyeux. Je te le dis, moi qui traverse une des périodes les plus tristes et les plus pénibles de ma vie. Écris-moi.
Carta de Federico García Lorca a Jorge Zalamea
[Granada, septiembre 1928]
gallo
Mi querido Jorge:
Por fin he recibido tu carta. Ya te había escrito una y la he roto. Has debido pasar un mal verano. Ya afortunadamente entra el otoño, que me da la vida. Yo también lo he pasado muy mal. Muy mal. Se necesita tener la cantidad de alegría que Dios me ha dado para no sucumbir ante la cantidad de conflictos que me han asaltado últimamente. Pero Dios no me abandona nunca. He trabajado mucho y estoy trabajando. Después de construir mis Odas, en las que tengo tanta ilusión, cierro este ciclo de poesía para hacer otra cosa. Ahora hago una poesía de abrirse las venas, una poesía evadida ya de la realidad con una emoción donde se refleja todo mi amor por las cosas y mi guasa por las cosas. Amor de morir y burla de morir. Amor. Mi corazón. Así es. Todo el día tengo una actividad poética de fábrica. Y luego me lanzo a lo del hombre, a lo del andaluz puro, a la bacanal de carne y de risa. Andalucía es increíble. Oriente sin veneno, Occidente sin acción. Todos los días llevo sorpresas nuevas. La bella carne del Sur te da las gracias después de haberla pisoteado. A pesar de todo, yo no estoy bien, ni soy feliz. Hoy hace un día gris en Granada de primeracalidad. Desde la Huerta de San Vicente (mi madre se llama Vicenta) donde vivo, entre magníficas higueras y nogales corpulentos, veo el panorama de sierras más bello (por el aire) de Europa. Como ves, mi querido amigo, te escribo en el papel de gallo, porque ahora hemos reanudado la revista y estamos componiendo el tercer número. Creo que será precioso. Adiós, Jorge. Recibe un abrazo cariñoso de
Federico
¡Que estés alegre! Hay necesidad de ser alegre, el deber de ser alegre. Te lo digo yo, que estoy pasando uno de los momentos más tristes y desagradables de mi vida. Escríbeme.
Le sculpteur Emilio Aladrén se mit au service du régime franquiste.
Bien qu’elle fût censurée, traquée, persécutée par le régime soviétique, Anna Akhmatova refusa toujours d’émigrer, ce qu’elle considérait comme de la trahison envers sa culture.
J’ai pensé à un passage de l’entretien entre Philip Roth et la grande écrivaine irlandaise Edna O’Brien, décédée le 25 juillet 2024 à Londres. On peut trouver ce texte dans Parlons travail (Shop talk. A writer and his colleagues and their work, 2001). Gallimard, 2004.
” ROTH : La plupart des écrivains américains que je connais éprouveraient un grand désarroi à l’idée de vivre hors du pays qui est leur sujet, la source de leur langue et de leurs obsessions. Bien des écrivains d’Europe de l’Est sont demeurés derrière le rideau de fer malgré les rigueurs du totalitarisme parce qu’elles leur semblaient préférables, à tout prendre, aux dangers de l’exil. Et si l’on cherche de parfaits exemples d’écrivains ayant voulu rester à portée de voix du milieu de leur enfance, j’en vois deux, américains, l’un comme l’autre, et piliers de la littérature américaine du XXe siècle : Faulkner, revenu s’établir dans le Mississipi après une brève période à l’étranger, et Bellow, qui, à l’issue de ses tribulations, est revenu vivre et enseigner à Chicago. A contrario, il est bien connu que ni Beckett ni Joyce n’ont eu envie ou besoin de se baser en Irlande une fois qu’ils ont commencé d’exploiter leur héritage irlandais. mais vous, qui avez quitté l’Irlande toute jeune femme pour faire votre vie à Londres, ne vous en a-t-il rien coûté en tant qu’écrivain ? N’y a-t-il pas une autre Irlande que celle de votre jeunesse dont vous auriez pu tirer matière ?
O’BRIEN : S’établir quelque part et situer ce qu’on écrit, c’est une force pour l’écrivain et un panneau indicateur pour le lecteur. mais quand on trouve ses racines trop menaçantes, trop envahissantes, alors il faut partir. Joyce a dit que l’Irlande est une truie qui dévore ses petits. il entendait par là que le pays attaquait sauvagement ses écrivains. Ce n’est pas par hasard que nos deux auteurs les plus illustres, lui-même et Beckett, sont partis une fois pour toutes, même s’il n’ont jamais perdu la spécificité de leur conscience irlandaise. Pour ma part, je crois que si j’étais restée, je n’aurais jamais écrit une seule ligne. On m’aurait surveillée, et pire encore, jugée ; j’aurais perdu cette faculté précieuse qui a nom liberté. Les écrivains sont toujours en cavale, et moi j’avais bien des choses à mes trousses. Oui, je me suis dépouillée, et je suis sûre que j’y ai perdu quelque chose, une continuité, un contact au jour le jour avec la réalité. Cependant, au contraire des écrivains d’Europe de l’Est, moi j’ai l’avantage de pouvoir revenir. Ce doit être terrible pour eux, cette irréversibilité, ce bannissement absolu, comme celui d’une âme dont le paradis se refuse. “
(Publié initialement dans la New York Times Book Review en 1984).
Belle exposition au Musée Zadkine (100 bis, rue d’Assas 75006 Paris) : Modigliani / Zadkine Une amitié interrompue. (14 novembre 2024 – 30 mars 2025)
Cette exposition s’intéresse à l’amitié artistique qui unit le sculpteur Ossip Zadkine (1888-1967) au peintre Amedeo Modigliani (1884-1920).
Tête de femme. (Amedeo Modigliani). 1911-1913. Calcaire. Paris, Centre Pompidou.
” À travers près de 90 œuvres, peintures, dessins, sculptures mais également documents et photographies d’époque, elle propose de suivre les parcours croisés de Modigliani et Zadkine, dans le contexte mouvementé et fécond du Montparnasse des années 1910 à 1920. Bénéficiant de prêts exceptionnels de grandes institutions – le Centre Pompidou, le musée de l’Orangerie, les musées de Milan, Rouen et Dijon – ainsi que de prêteurs privés, le parcours fait se confronter, comme au temps de leurs débuts artistiques, deux artistes majeurs des avant-gardes, et permet de renouer les fils d’une amitié interrompue. »
Modigliani est arrivé à Paris en 1906, Zadkine en 1909. Ce dernier rencontre le peintre italien en 1913. Leur rencontre se fait sous le signe de la sculpture. Modigliani s’adonne à elle depuis sa rencontre avec Constantin Brâncuși (1876-1957) en 1909. Il l’abandonne vers 1914 du fait notamment de ses problèmes pulmonaires.
La guerre met un terme à l’amitié entre Modigliani et Zadkine. Lors de la mobilisation d’août 1914, le premier veut s’engager, mais sa mauvaise santé empêche son incorporation. Le second participe au sein de la Légion étrangère à la guerreen 1916 et 1917. Il est affecté à une ambulance russe en Champagne. Il est gazé à la fin du mois de novembre, puis évacué et hospitalisé. Il est réformé en octobre 1917. Tous deux se croisent à nouveau brièvement vers 1918. Modigliani meurt prématurément d’une méningite tuberculeuse le 24 janvier 1920. Rapidement, il devient un mythe. Il incarne l’artiste maudit des années folles, abîmé par l’alcool, la drogue et les liaisons orageuses pour noyer son mal-être et son infortune.
Ossip Zadkine lui aura une longue et fructueuse carrière de sculpteur jusqu’à sa mort à Neuilly-sur-Seine le 25 novembre 1967.
Tête d’homme (Ossip Zadkine ). 1918. Pierre. Paris, Musée Zadkine.
Dans l’atelier de Zadkine, à la fin de l’exposition, mon attention a été attirée par l’évocation d’Anna Akhmatova (Odessa, 1889 – Moscou) (nom de naissance : Anna Andreïevna Gorenko .
” Issue d’une famille de lettrés de Tsarkoïe Selo (actuelle ville de Pouchkine) où elle apprend le français, Anna Andreïevna Gorenko écrit des poèmes depuis l’enfance. Toutefois, son père craignant pour la réputation de la famille, elle est obligée de publier sous le pseudonyme d’Anna « Akhmatova ». Elle commence en parallèle des études de droit à Kiev, et y rencontre le poète russe Nikolaï Goumilev, qu’elle épouse en 1910. Le jeune couple part célébrer ses noces à Paris, mais Nikolaï, avide de voyages, délaisse rapidement Anna pour l’Afrique. La poétesse en profite pour voyager seule dans le nord de l’Italie et à Paris. C’est à cette occasion qu’elle rencontre Amadeo Modigliani. Ils partagent leur amour mutuel pour Baudelaire ou encore Mallarmé, et visitent ensemble le Louvre. Le peintre est fasciné, si bien qu’il la portraiture seize fois – malheureusement un seul de ces portraits fut rescapé de la révolution bolchévique. Modigliani réalise aussi quelques dessins d’elle, de mémoire après son départ pour Saint-Petersbourg. Anna Akhmatova y fonde en 1912 le mouvement de l’Acméisme avec Goumilev rentré de voyage et Ossip Mandelstam. Il s’agit d’un courant littéraire qui rompt avec le symbolisme et recherche davantage de concision dans la langue. Elle publie la même année son premier recueil, Le Soir, grand succès qui inspira d’autres femmes à écrire de la poésie. (1) En 1918, elle divorce de Goumilev et rejoint l’historien et critique d’art Nikolaï Pounine avec qui elle vit jusqu’en 1938. Dès 1922, et ce pendant trente ans, son œuvre est interdite de publication par le régime bolchévique qui l’accuse d’incarner la « littérature de la noblesse et des propriétaires fonciers », mais se oeuvres continuent de circuler illégalement. Malgré la terreur stalinienne et la perte de nombreux proches dont Goumilev et Pounine, Anna Akhmatova refusa toujours d’émigrer, ce qu’elle considérait comme de la trahison envers sa culture. Á la mort de Staline, son œuvre est lentement réhabilité, jusqu’à être nommée deux fois pour le Prix Nobel de littérature en 1965 et 1966. C’est aussi à cette période qu’elle rédige ses mémoires, et y relate sa rencontre avec Modigliani. “
(1) Elle aurait ainsi déclaré : « J’ai appris à nos femmes comment parler, mais je ne sais comment les faire taire. »
Ribera Ténèbres et lumière. Paris, Petit Palais. Du 5 novembre 2024 au 23 février 2025.
« Le Petit Palais présente la première rétrospective française jamais consacrée à Jusepe de Ribera (1591-1652), peintre d’origine espagnole qui fit toute sa carrière en Italie, qualifié comme l’héritier terrible du Caravage.
Pour Ribera, toute peinture – qu’il s’agisse d’un mendiant, d’un philosophe ou d’une Pietà – procède de la réalité, qu’il transpose dans son propre langage. La gestuelle est théâtrale, les coloris noirs ou flamboyants, le réalisme cru et le clair-obscur dramatique. Avec une même acuité, il traduit la dignité du quotidien aussi bien que des scènes de torture bouleversantes. Ce ténébrisme extrême lui valut au XIXe siècle une immense notoriété, de Baudelaire à Manet.
Avec plus d’une centaine de peintures, dessins et estampes venus du monde entier, l’exposition retrace pour la première fois l’ensemble de la carrière de Ribera : les intenses années romaines, redécouvertes depuis peu, et l’ambitieuse période napolitaine, à l’origine d’une ascension fulgurante. Il en ressort une évidence : Ribera s’impose comme l’un des interprètes les plus précoces et les plus audacieux de la révolution caravagesque, et au-delà comme l’un des principaux artistes de l’âge baroque. »
On sait que le peintre, fils de cordonnier, est né à Xátiva (Játiva), près de Valence, le 12 janvier 1591. On le surnomme lo Spagnoletto (« l’Espagnolet ») à cause de sa petite taille. On ne sait rien de sa formation. Il a dû arriver à Rome vers 1605-1606. Il séjourne quelques mois à Parme en 1611, puis à Rome en 1613. Il voit la peinture de Guido Reni, d’Annibale Carracci et surtout du Caravage.
Il s’installe définitivement à Naples au cours de l’été 1616 et épouse la même année Caterina Azzolino, fille d’un peintre renommé, Bernardino Azzolino. Il reçoit le soutien du duc d’Osuna (Pedro Téllez-Girón y Velasco) (1574-1624), vice-roi du royaume de Naples de 1616 à 1620, puis de ses successeurs.
On peut dire qu’il n’a jamais connu Le Caravage. Quand celui-ci s’est enfui après l’assassinat de Ranuccio Tomassoni le 28 mai 1606, Rivera avait tout juste 15 ans. Le Caravage allait mourir 4 ans plus tard le 18 juillet 1610 à Porto Ercole. Pourtant l’influence de celui-ci sur Ribera est très grande.
Allégorie de l’odorat. Vers 1615-16. Madrid, Collection Abelló.
Il acquiert une grande réputation en Italie, mais aussi en Espagne. Il peut rencontrer de nombreux artistes de passage, notamment Diego Velázquez qui lui achète plusieurs toiles pour le roi d’Espagne Philippe IV en 1629, puis, à nouveau en 1649, pour le palais de l’Escurial.
Il est mort à Naples le 2 septembre 1652. C’est aussi un grand dessinateur et un grand graveur.
Le Musée du Prado à Madrid prévoit de mieux mettre en valeur à partir du printemps 2025 les dessins et gravures qu’il possède.
En France, sa peinture est très appréciée au XIXe siècle par Manet, Baudelaire et Théophile Gautier… ” C’est une furie de pinceau, une sauvagerie de touche, une ébriété de sang dont on n’ a pas idée. ” (Théophile Gautier, Collection de tableaux espagnols. La Presse 24 septembre 1837).
Ribeira (Théophile Gautier)
Il est des cœurs épris du triste amour du laid. Tu fus un de ceux-là, peintre à la rude brosse Que Naples a salué du nom d’Espagnolet.
Rien ne put amollir ton âpreté féroce, Et le splendide azur du ciel italien N’a laissé nul reflet dans ta peinture atroce.
Chez toi, l’on voit toujours le noir Valencien, Paysan hasardeux, mendiant équivoque, More que le baptême à peine a fait chrétien.
Comme un autre le beau, tu cherches ce qui choque : Les martyrs, les bourreaux, les gitanos, les gueux Étalant un ulcère à côté d’une loque ;
Les vieux au chef branlant, au cuir jaune et rugueux, Versant sur quelque Bible un flot de barbe grise, Voilà ce qui convient à ton pinceau fougueux.
Tu ne dédaignes rien de ce que l’on méprise ; Nul haillon, Ribeira, par toi n’est rebuté : Le vrai, toujours le vrai, c’est ta seule devise !
Et tu sais revêtir d’une étrange beauté Ces trois monstres abjects, effroi de l’art antique, La Douleur, la Misère et la Caducité.
Pour toi, pas d’Apollon, pas de Vénus pudique ; Tu n’admets pas un seul de ces beaux rêves blancs Taillés dans le paros ou dans le pentélique.
Il te faut des sujets sombres et violents Où l’ange des douleurs vide ses noirs calices, Où la hache s’émousse aux billots ruisselants.
Tu sembles enivré par le vin des supplices, Comme un César romain dans sa pourpre insulté, Ou comme un victimaire après vingt sacrifices.
Avec quelle furie et quelle volupté Tu retournes la peau du martyr qu’on écorche, Pour nous en faire voir l’envers ensanglanté !
Aux pieds des patients comme tu mets la torche ! Dans le flanc de Caton comme tu fais crier La plaie, affreuse bouche ouverte comme un porche !
D’où te vient, Ribeira, cet instinct meurtrier ? Quelle dent t’a mordu, qui te donne la rage, Pour tordre ainsi l’espèce humaine et la broyer ?
Que t’a donc fait le monde, et, dans tout ce carnage, Quel ennemi secret de tes coups poursuis-tu ? Pour tant de sang versé quel était donc l’outrage ?
Ce martyr, c’est le corps d’un rival abattu ; Et ce n’est pas toujours au cœur de Prométhée Que fouille l’aigle fauve avec son bec pointu.
De quelle ambition du ciel précipitée, De quel espoir traîné par des coursiers sans frein, Ton âme de démon était-elle agitée ?
Qu’avais-tu donc perdu pour être si chagrin ? De quels amours tournés se composaient tes haines, Et qui jalousais-tu, toi, peintre souverain ?
Les plus grands cœurs, hélas ! ont les plus grandes peines ; Dans la coupe profonde il tient plus de douleurs ; Le ciel se venge ainsi sur les gloires humaines.
Un jour, las de l’horrible et des noires couleurs, Tu voulus peindre aussi des corps blancs comme neige, Des anges souriants, des oiseaux et des fleurs,
Des nymphes dans les bois que le satyre assiège, Des amours endormis sur un sein frémissant, Et tous ces frais motifs chers au moelleux Corrège ;
Mais tu ne sus trouver que du rouge de sang, Et quand du haut des cieux apportant l’auréole, Sur le front de tes saints l’ange de Dieu descend,
Monument à Paul Verlaine, 1911. Paris, Jardin du Luxembourg. (Auguste de Niederhausern , dit Rodo de Niederhausern 1863-1913).
Chanson d’automne
Les sanglots longs Des violons De l’automne Blessent mon coeur D’une langueur Monotone.
Tout suffocant Et blême, quand Sonne l’heure, Je me souviens Des jours anciens Et je pleure ;
Et je m’en vais Au vent mauvais Qui m’emporte Deçà, delà, Pareil à la Feuille morte.
Poèmes saturniens, 1866.
J. m’ a rappelé hier ce poème si connu. Il a été chanté par Charles Trenet, Georges Brassens, Léo Ferré et d’autres. Il traîne dans ma tête ce matin.
” Sa première strophe, légèrement altérée, a été utilisée par Radio Londres au début du mois de juin 1944 pour ordonner aux saboteurs ferroviaires du réseau VENTRILOQUIST de Philippe de Vomécourt, agent français du Special Operations Executive, de faire sauter leurs objectifs. Il s’agissait d’un message parmi les 354 qui furent alors adressés aux différents réseaux du SOE en France. Ces vers de Verlaine étaient destinés à VENTRILOQUIST uniquement, chaque réseau ayant reçu des messages spécifiques.
Le 1er juin, « Les sanglots longs des violons d’automne » indique aux saboteurs membres du réseau de se tenir prêts. Le 5 juin, à 21 h 15, sont envoyées les deuxièmes parties des messages, ordonnant le passage à l’acte : pour VENTRILOQUIST, il s’agit de « Bercent mon cœur d’une langueur monotone ». Il est à noter que les deux messages reçus par VENTRILOQUIST diffèrent du texte de Verlaine, qui écrit « de l’automne » et « blessent » (Radio Londres aurait remplacé « blessent » par « bercent » sous l’influence de la version mise en musique et chantée par Charles Trenet en 1941).
Une légende tenace, popularisée dans les années 1960 par le journaliste Cornelius Ryan, présente ce message en deux parties comme l’annonce qui aurait été faite à l’ensemble de la Résistance française que le débarquement de Normandie aurait lieu dans les heures suivantes. En référence à cette légende, les deux premières strophes du poème de Verlaine sont présentes sur l’avers de la pièce de 2 euros commémorative française émise en 2014 à l’occasion de la célébration du 70e anniversaire du débarquement de Normandie le 6 juin 1944. ” (Wikipédia)
Premier recueil poétique de Paul Verlaine publié à compte d’auteur en 1866 chez l’éditeur Alphonse Lemerre.