Carlos Álvarez Cruz est né le 27 décembre 1933 à Jérez de la Frontera (Cádiz). Son père, capitaine des Gardes d’Assaut, fut fusillé à Séville sur l’ordre du général rebelle Gonzalo Queipo de Llano (1875-1951). Celui-ci, responsable de l’exécution de 3 000 à 6 000 personnes après la prise de la ville par les franquistes, est encore enterré aujourd’hui dans la basilique de la Macarena à Séville. En 1941, Carlos Álvarez s’installe avec sa famille à Madrid. Il fait des études secondaires, puis devient employé de banque. Militant du PCE (Partido Comunista de España), il est arrêté en avril 1957. Mis au secret et jugé pour propagande illégale, il bénéficie d’un non-lieu. Victime de la censure d’état, ses poèmes ne sont édités qu’au Danemark et en France. Arrêté à nouveau en 1963 pour avoir publié dans la presse étrangère une lettre de protestation contre l’exécution du dirigeant communiste Julián Grimau, il est condamné en 1964, puis amnistié en 1965. Son premier livre paraît en Espagne en 1969. Le 20 novembre 1975, à la mort du général Franco, il purge à la prison de Carabanchel une condamnation de quatre ans et deux mois pour s’être montré solidaire avec les dirigeants du syndicat Comisiones Obreras, condamnés lors du procès 1001. Il était rédacteur publicitaire. La maison d’édition Adeshoras a publié en 2016 Los sueños, el amor, las intenciones, son œuvre poétique complète en deux tomes. Il est décédé à Madrid le 27 février 2022.
Guernica
Hoy ha llovido abril sobre mi sangre… la guerra dicen que terminó hace muchos años, el paisaje es aquí diferente: tiene sujeto a la maleza el sombrío color de los mineros, pero es verde el metal; pasan los ríos cansados del trabajo, vestidos con el traje común de las faenas; nada sugiere la tarjeta postal para el disfrute del que paga con marcos, libras, dólares… Y porque ocurre que el lunes era día veintiséis, hoy miro al cielo, escucho si vuelven los aviones de Guernica, si proyecta la cruz gamada el sol sobre los campos, sobre este campo herido… busco, descubro en mis raíces, encuentro que también en Euzkadi está mi patria… que también en Guernica está mi sangre…
Guernica
Aujourd’hui avril retentit dans mon sang… On dit que la guerre est finie depuis longtemps, et le paysage d’ici est différent. Dans ces broussailles il a gardé la couleur sombre des mineurs, car le métal est vert. Passent les rivières fatiguées par le travail et revêtues des vêtements anonymes de l’effort. Rien ne suggère la carte postale des vacances de celui qui paie en marks, en livres, ou en dollars… Tout est motivé par la date anniversaire, un jeudi, le 26, aussi, je regarde le ciel, j’écoute si les avions reviennent sur Guernica, et si l’ombre de la croix gammée ne plane pas sur les campagnes, sur cette terre blessée… Je cherche et je découvre au plus profond de moi, au fond de mes racines, que ma patrie se nomme aussi Euzkadi, et que mon sang est aussi à Guernica…
Ana Merino (Madrid, 1971) vient de publier son deuxième roman, Amigo. Le premier, El mapa de los afectos, avait obtenu le Prix Nadal en 2020.
Il y a deux ans, Ana Merino, professeure à l’Université de Iowa, est invitée à consulter les archives de Joaquín Amigo, conservées par sa petite fille María à Madrid. Cet écrivain participa avec son ami Federico García Lorca et Manuel de Falla aux réunions de El Rinconcillo, un cercle littéraire qui se réunissait au Café Alameda de Grenade au début des années 20. Il fut aussi un des animateurs avec Federico de la revue littéraire, gallo, qui publia deux numéros en février et en avril 1928. Il assista aussi avec d’autres amis à la lecture que fit Federico García Lorca de sa pièce, Yerma, à la Huerta de San Vicente, la maison de campagne de la famille du poète, à l’été 1934. Celui-ci lui dédia le poème Dosmarinos en la orilla de Canciones 1921-1924.
Joaquín Amigo Aguado (Grenade 1899 – Ronda, 1936) avait suivi les cours de José Ortega y Gasset. Catholique pratiquant et d’idéologie conservatrice, il était professeur de philosophie au lycée Giner de los Ríos de Ronda. Au cours de la Guerre Civile, des miliciens des comités révolutionnaires de la ville pour se venger de la répression nationaliste l’arrêtèrent le 24 août et le jetèrent du Puente Nuevo (98 mètres au-dessus des gorges du Guadalevín) le 27 août 1936, neuf jours après l’assassinat de son ami Federico García Lorca à Viznar. On n’a jamais retrouvé les corps des deux amis.
Ana Merino a pu étudier les archives de Joaquín Amigo à partir du 25 juin 2020. Elle a trouvé des lettres inédites de Federico García Lorca, des cartes postales de Federico et de Salvador Dalí, envoyées de Cadaqués. Elle a tiré de ses recherches un roman qui met en valeur l’amitié entre les deux hommes. Dans une des lettres retrouvées, García Lorca dit à Joaquín Amigo : «Saluda a los amigos, ya sean ingratos o sean amigos míos de verdad. Basta que sean de Granada para que yo los quiera. No hay nada en el mundo como Granada» Le roman fait revivre aussi le poète Luis Rosales (1910 – 1992). Federico García Lorca se réfugia dans la maison familiale de celui-ci, calle Angulo à Grenade, entre le 9 et le 16 août avant d’être arrêté et assassiné. Le poète et critique Felix Grande (1937 – 2014), de famille et de convictions républicaines, publia en 1987 La calumnia. De cómo a Luis Rosales, por defender a Federico García Lorca, lo persiguieron hasta la muerte (Mondadori). Il défendait Luis Rosales, poète et phalangiste comme ses frères, accusé à tort par certains exilés républicains d’avoir livré son ami aux bourreaux.
Dos marinos en la orilla
A Joaquín Amigo
I
Se trajo en el corazón un pez del Mar de la China.
A veces se ve cruzar diminuto por sus ojos.
Olvida siendo marino los bares y las naranjas.
Mira al agua.
II
Tenía la lengua de jabón. Lavó sus palabras y se calló.
Mundo plano, mar rizado, cien estrellas y su barco.
Vio los balcones del Papa y los pechos dorados de las cubanas.
Mira al agua.
Canciones 1921-1924.
Deux marins au bord de l’eau.
I
Il rapportait en son cœur un poisson des Mers de Chine.
Parfois on le voit passer minuscule dans ses yeux.
Il oublie la Marine et les bars et les oranges.
Il regarde l’eau.
II
D’une langue de savon il lava ses mots et se tut.
Monde uni, mer frisée cent étoiles, son navire.
Il a vu les balcons du Pape et les seins dorés des Cubaines.
Il regarde l’eau.
Poésies, tome II. Collection Poésie/Gallimard n° 2. 1966. Traduction : André Belamich et Pierre Darmangeat.
Je viens de terminer la biographie de Robert Desnos par Anne Egger (Fayard, 1 166 p., 42 €)
Biographie à l’américaine : 1 166 pages. Il n’ y manque aucun détail. J’apprécie la minutie du travail, le soin apporté à l’étude des sources, la somme des témoignages réunis. Il manque peut-être une réflexion synthétique qui nous aurait permis de saisir plus profondément la personnalité complexe du poète.
On ne peut qu’admirer la trajectoire de ce magnifique créateur qui a marqué l’entre-deux-guerres. Il est au centre des expériences surréalistes en 1922 avec les « sommeils hypnotiques », mais ce n’est pas une lubie pour lui. Il s’intéressera aussi aux rêves des auditeurs à la radio, et même à ceux de ses compagnons d’infortune en camp de concentration.
C’est un amoureux de Paris comme Baudelaire, Apollinaire ou Nerval.
Robert Desnos a exercé toutes sortes de métiers : commis dans une droguerie, gérant d’immeubles, secrétaire d’un écrivain, dessinateur, scénariste, auteur de chansons, de réclames radiophoniques, et surtout journaliste pour la presse et pour la radio.
Il n’a pas fait d’études supérieures puisqu’il acquitté l’école Turgot dès 16 ans (1916). Il s’est pourtant forgé en autodidacte une grande culture : littérature, théâtre, cinéma, musique classique ou populaire, aviation, sciences.
Il devient l’ami de personnalités très diverses : Henri Jeanson, Armand Salacrou, Paul Deharme, Jean-Louis Barrault, Théodore Fraenkel (son légataire universel), Paul Éluard, Jacques Prévert, André Masson, Georges Malkine, Darius Milhaud, Arthur Honegger, Ernest Hemingway, John Dos Passos, Federico García Lorca, Pablo Neruda, Alejo Carpentier, Miguel Ángel Asturias.
Il refuse tout embrigadement : “Je me refuse à accepter des mots d’ordre”, dit-il en 1929.
Il reste comme rédacteur littéraire au journal Aujourd’hui, crée par Henri Jeanson en 1940, même quand le collaborateur Georges Suarez en prend la direction. Cela lui permet de transmettre des informations précieuses au réseau Agir dont il fera partie dès 1942. Il aide à la confection de fausses pièces d’identité. Il publie ses poèmes dans les revues clandestines ( Poésie 42, L’honneur des poètes, Confluences, Poésie 44 entre autres )
Il aide ses amis en difficulté. Il réussit ainsi à faire hospitaliser Antonin Artaud à Rodez, alors qu’il se mourait à l’asile de Ville-Evrard. Il héberge le jeune Alain Brieux qui veut échapper au STO.
Arrêté le 22 février 1944, il meurt au camp de Terezin, en Tchécoslovaquie le 8 juin 1945.
“Ce qui importe ce n’est pas ce qui reste, c’est ce qu’on est” (Robert Desnos).
On peut écouter Les Nuits de France Culture par Mathieu Bénézet, programme diffusé le 07/09/2007 (1h16).
Maréchal Ducono se page avec méfiance, Il rêve à la rebiffe et il crie au charron Car il se sent déjà loquedu et marron Pour avoir arnaqué le populo de France.
S’il peut en écraser, s’étant rempli la panse, En tant que maréchal à maousse ration, Peut-il être à la bonne, ayant dans le croupion Le pronostic des fumerons perdant patience ?
À la péter les vieux et les mignards calenchent, Les durs bossent à cran et se brossent le manche : Maréchal Ducono continue à pioncer.
C’est tarte, je t’écoute, à quatre-vingt-six berges, De se savoir vomi comme fiotte et faux derge Mais tant pis pour son fade, il aurait dû clamser.
Messages, n°11, 1944. Á la caille. Messages n°11, 1944.
Petrus d’Aubervilliers (Robert Desnos)
Parce qu’il est bourré d’aubert et de bectanse L’auverpin mal lavé, le baveux des pourris Croit-il encor farcir ses boudins par trop rances Avec le sang des gars qu’on fusille à Paris ?
Pas vu ? Pas pris ! Mais il est vu, donc il est frit, Le premier bec de gaz servira de potence. Sans préventive, sans curieux et sans jury Au demi-sel qui nous a fait payer la danse.
Si sa cravate est blanche elle sera de corde. Qu’il ait des roustons noirs ou bien qu’il se les morde, Il lui faudra fourguer son blaze au grand pégal.
Il en bouffe, il en croque, il nous vend, il nous donne Et, à la Kleberstrasse, il attend qu’on le sonne Mais nous le sonnerons, nous, sans code pénal.
À la caille. Messages n°11, 1944.
Ce coeur qui haïssait la guerre (Robert Desnos)
Ce coeur qui haïssait la guerre voilà qu’il bat pour le combat et la bataille ! Ce coeur qui ne battait qu’au rythme des marées, à celui des saisons, à celui des heures du jour et de la nuit, Voilà qu’il se gonfle et qu’il envoie dans les veines un sang brûlant de salpêtre et de haine. Et qu’il mène un tel bruit dans la cervelle que les oreilles en sifflent Et qu’il n’est pas possible que ce bruit ne se répande pas dans la ville et la campagne Comme le son d’une cloche appelant à l’émeute et au combat. Écoutez, je l’entends qui me revient renvoyé par les échos. Mais non, c’est le bruit d’autres coeurs, de millions d’autres coeurs battant comme le mien à travers la France. Ils battent au même rythme pour la même besogne tous ces coeurs, Leur bruit est celui de la mer à l’assaut des falaises Et tout ce sang porte dans des millions de cervelles un même mot d’ordre : Révolte contre Hitler et mort à ses partisans ! Pourtant ce coeur haïssait la guerre et battait au rythme des saisons, Mais un seul mot : Liberté a suffi à réveiller les vieilles colères Et des millions de Francais se préparent dans l’ombre à la besogne que l’aube proche leur imposera. Car ces coeurs qui haïssaient la guerre battaient pour la liberté au rythme même des saisons et des marées, du jour et de la nuit.
Poème signé Pierre Andier, choisi dans l’oeuvre de Desnos pour figurer au mémorial des Martyrs de la déportation dans l’île de la Cité.
L’Honneur des poètes, 14 juillet 1943. Anthologie de la résistance préparée par Paul Éluard et Pierre Seghers. éditions de Minuit. Repris dans Destinée arbitraire, Paris, Gallimard, 1975.
Recuérdalo tú y recuérdalo a otros, Cuando asqueados de la bajeza humana, Cuando iracundos de la dureza humana: Este hombre solo, este acto solo, esta fe sola. Recuérdalo tú y recúerdalo a otros.
En 1961 y en ciudad extraña, Más de un cuarto de siglo Después. Trivial la circunstancia, Forzado tú a pública lectura, Por ella con aquel hombre conversaste: Un antiguo soldado En la Brigada Lincoln.
Veinticinco años hace, este hombre, Sin conocer tu tierra, para él lejana Y extraña toda, escogió ir a ella Y en ella, si la ocasión llegaba, decidió apostar su vida, Juzgando que la causa allá puesta al tablero Entonces, digna era de luchar por la fe que su vida llenaba.
Que aquella causa aparezca perdida, Nada importa; Que tantos otros, pretendiendo fe en ella Sólo atendieran a ellos mismos, Importa menos. Lo que importa y nos basta es la fe de uno.
Por eso otra vez hoy la causa te aparece Como en aquellos días: Noble y tan digna de luchar por ella. Y su fe, la fe aquella, él la ha mantenido A tráves de los años, la derrota, Cuando todo parece traicionarla. Mas esa fe, te dices, es lo que sólo importa.
Gracias, Compañero, gracias Por el ejemplo. Gracias porque me dices que el hombre es noble. Nada importa que tan pocos lo sean: Uno, uno tan sólo basta Como testigo irrefutable de toda la nobleza humana.
Desolación de la químera. Joaquín Mortiz, México, 1962.
Luis Cernuda séjourne à San Francisco en 1961-1962. Il donne des cours à l’Université de Californie et récite ses poèmes en public. Á la fin d’une de ces séances au San Francisco State College, un ancien brigadiste est venu le saluer.
Il a commencé à écrire ce poème à San Francisco en décembre 1961 et il le termine en avril 1962. Fatigué et triste, il meurt le 5 novembre 1963 (à 61 ans) à Mexico.
La Brigade Abraham Lincoln ou XVe Brigade internationale a été constituée par des volontaires des États-Unis qui ont servi dans la guerre civile espagnole dans les Brigades internationales.
Luis García Montero évoque aujourd’hui ce poème dans un article de Infolibre: Buen momento para volver a ver Maixabel.
C’est une chose étrange à la fin que le monde Un jour je m’en irai sans en avoir tout dit Ces moments de bonheur ces midi d’incendie La nuit immense et noire aux déchirures blondes
Rien n’est si précieux peut-être qu’on le croit D’autres viennent Ils ont le cœur que j’ai moi-même Ils savent toucher l’herbe et dire je vous aime Et rêver dans le soir où s’éteignent des voix
D’autres qui referont comme moi le voyage D’autres qui souriront d’un enfant rencontré Qui se retourneront pour leur nom murmuré D’autres qui lèveront les yeux vers les nuages
Il y aura toujours un couple frémissant Pour qui ce matin-là sera l’aube première Il y aura toujours l’eau le vent la lumière Rien ne passe après tout si ce n’est le passant
C’est une chose au fond que je ne puis comprendre Cette peur de mourir que les gens ont en eux Comme si ce n’était pas assez merveilleux Que le ciel un moment nous ait paru si tendre
Oui je sais cela peut sembler court un moment Nous sommes ainsi faits que la joie et la peine Fuient comme un vin menteur de la coupe trop pleine Et la mer à nos soifs n’est qu’un commencement
Mais pourtant malgré tout malgré les temps farouches Le sac lourd à l’échine et le cœur dévasté Cet impossible choix d’être et d’avoir été Et la douleur qui laisse une ride à la bouche
Malgré la guerre et l’injustice et l’insomnie Où l’on porte rongeant votre cœur ce renard L’amertume et Dieu sait si je l’ai pour ma part Porté comme un enfant volé toute ma vie
Malgré la méchanceté des gens et les rires Quand on trébuche et les monstrueuses raisons Qu’on vous oppose pour vous faire une prison De ce qu’on aime et de ce qu’on croit un martyre
Malgré les jours maudits qui sont des puits sans fond Malgré ces nuits sans fin à regarder la haine Malgré les ennemis les compagnons de chaînes Mon Dieu mon Dieu qui ne savent pas ce qu’ils font
Malgré l’âge et lorsque soudain le cœur vous flanche L’entourage prêt à tout croire à donner tort Indiffèrent à cette chose qui vous mord Simple histoire de prendre sur vous sa revanche
La cruauté générale et les saloperies Qu’on vous jette on ne sait trop qui faisant école Malgré ce qu’on a pensé souffert les idées folles Sans pouvoir soulager d’une injure ou d’un cri
Cet enfer Malgré tout cauchemars et blessures Les séparations les deuils les camouflets Et tout ce qu’on voulait pourtant ce qu’on voulait De toute sa croyance imbécile à l’azur
Malgré tout je vous dis que cette vie fut telle Qu’à qui voudra m’entendre à qui je parle ici N’ayant plus sur la lèvre un seul mot que merci Je dirai malgré tout que cette vie fut belle
Prépublication dans la revue Europe (1 avril 1954)
Le deuxième recueil de poèmes de César Vallejo, Trilce, a été publié en octobre 1922, il y a cent ans (Talleres Tipográficos de la Penitenciaria). Il a été tiré à deux cents exemplaires. 121 pages de textes et un prologue d’Antenor Orrego (1892-1960), ami du poète. Les 77 poèmes ne portent pas de titre. Ils sont dénombrés de I à LXXVII. La poésie dépasse toute anecdote.
Le premier livre de César Vallejo, Los heraldos negros, date de 1919. On sent encore dans ces poèmes, rédigés entre 1915 et 1918, l’influence du modernisme.
Le mot Trilce est un mot inconnu. On demanda un jour à Vallejo ce qu’il signifiait. Il répondit :« Ah, mais ça ne veut rien dire. Je ne trouvais aucun mot qui ait la dignité d’un titre, alors je l’ai inventé : Trilce. Ce n’est pas un joli mot ? » («Ah, pues Trilce no quiere decir nada. No encontraba, en mi afán, ninguna palabra con dignidad de título, y entonces la inventé: Trilce. ¿No es una palabra hermosa? ») D’autres explications ont été données. En espagnol, on entend d’abord deux états : Triste, Dulce. Triste et Doux.
Ces textes furent écrits pendant une période particulièrement dramatique de la vie du poète. Sa mère meurt en août 1918. Il connaît une rupture amoureuse douloureuse (avec la très jeune Otilia Villanueva) en mai 1919. Son ami, l’écrivain Abraham Valdelomar ,(1888-1919) meurt le 3 novembre 1919 après une chute accidentelle. Il perd son poste d’enseignant à la fin de 1919. Il est emprisonné à Trujillo pendant 112 jours (du 6 novembre 1920 au 26 février 1921), sous l’accusation d’être un agitateur et d’avoir incendié une maison à Santiago de Chuco, sa ville natale. Il s’exilera en France le 17 juin 1923 et arrivera à Paris le 13 juillet.
César Vallejo a commencé à écrire Trilce en 1918. La plupart des poèmes datent de 1919 et les deux derniers de 1922. Il s’agit du sommet de l’oeuvre du poète péruvien. Il est en avance sur toutes les avant-gardes. On remarque une rupture avec Los heraldos negros. Ses poèmes sont toujours marqués par le pessimisme, mais l’angoisse et la désolation apparaissent avec un nouveau langage poétique, loin de toute influence moderniste. La langue se désarticule. La syntaxe disparaît parfois. Ce livre donne l’impression d’un monde chaotique et angoissant. Il deviendra l’un des plus importants de la poésie en langue espagnole du XX ème siècle.
«El libro ha nacido en el mayor vacío. Soy responsable de él. Asumo toda la responsabilidad de su estética. Hoy, y más que nunca quizás, siento gravitar sobre mí una hasta ahora desconocida obligación sacratísima, de hombre y de artista: ¡la de ser libre! Si no he de ser hoy libre, no lo seré jamás. Siento que gana el arco de mi frente con su más imperativa curva de heroicidad. Me doy en la forma más libre que puedo y ésta es mi mayor cosecha artística. ¡Dios sabe hasta dónde es cierta y verdadera mi libertad! ¡Dios sabe cuánto he sufrido para que el ritmo no traspasara esa libertad y cayera en libertinaje! ¡Dios sabe hasta qué bordes espeluznantes me he asomado, colmado de miedo, temeroso de que todo se vaya a morir a fondo para que mi pobre ánima viva!» (Carta enviada a Antenor Orrego y citada por su amigo José Carlos Mariátegui. Siete ensayos de interpretación de la realidad peruana. En El proceso de la literatura. Lima, 1928.)
En 1930, il fut publié en Espagne (Compañia Ibero-Americana de Publicaciones) avec un prologue de José Bergamín et un poème de Gerardo Diego.
III
Las personas mayores ¿a qué hora volverán? Da las seis el ciego Santiago, y ya está muy oscuro.
Madre dijo que no demoraría.
Aguedita, Nativa, Miguel, cuidado con ir por ahí, por donde acaban de pasar gangueando sus memorias dobladoras penas, hacia el silencioso corral, y por donde las gallinas que se están acostando todavía, se han espantado tanto. Mejor estemos aquí no más. Madre dijo que no demoraría.
Ya no tengamos pena. Vamos viendo los barcos ¡el mío es más bonito de todos! con los cuales jugamos todo el santo día, sin pelearnos, como debe de ser: han quedado en el pozo de agua, listos, fletados de dulces para mañana.
Aguardemos así, obedientes y sin más remedio, la vuelta, el desagravio de los mayores siempre delanteros dejándonos en casa a los pequeños, como si también nosotros no pudiésemos partir.
Aguedita, Nativa, Miguel? Llamo, busco al tanteo en la oscuridad. No me vayan a haber dejado solo, y el único recluso sea yo.
Trilce, 1922.
III
Les grandes personnes à quelle heure reviendront-elles ? L’aveugle Santiago sonne six heures et il fait déjà très sombre.
Mère a dit qu’elle ne tarderait pas.
Aguedita, Nativa, Miguel, attention à ne pas aller par là, par où viennent de passer en nasillant leurs souvenirs d’accablantes âmes en peine, vers la basse-cour silencieuse, et par où les poules qui, en sont encore à se coucher, se sont tant effrayées. Il vaut mieux que nous restions ici simplement. Mère a dit qu’elle ne tarderait pas.
N’ayons plus de peine. Allons voir les bateaux, le mien est le plus beau de tous ! Ceux avec quoi nous jouons toute la sainte journée, sans nous disputer, comme il se doit : ils sont restés dans le bassin, tout prêts, chargés de sucreries pour demain.
Attendons ici, obéissants et soumis le retour, le dédommagement des adultes qui toujours vont devant nous laissant à la maison, nous les petits, comme si nous ne pouvions partir aussi.
Aguedita, Nativa, Miguel ? J’appelle, je cherche à tâtons dans l’obscurité. Pourvu qu’ils ne m’aient pas abandonné et que le seul reclus ce soit moi.
Le pathétisme du roman. Dialogue entre Juan José Saer et Jorge Luis Borges. Le Magazine Littéraire n° 376. mai 1999.
« J.J.S. Cela peut-il s’apparenter à certains de vos premiers essais sur la littérature du bonheur ? Vous souvenez-vous d’un essai à propos de Fray Luis de León ? J.L.B. Á vrai dire, la littérature du bonheur est très rare. J.J.S. C’était exactement la thèse de ces essais. J.L.B. Au point qu’une des causes de mon admiration pour Jorge Guillén est qu’il est un poète du bonheur ; par exemple quand il écrit : « Tout dans l’air est oiseau » … En réalité le bonheur se chante avec le sens de « Tout temps révolu était meilleur. »
Cima de la delicia ( Jorge Guillén )
¡Cima de la delicia! Todo en el aire es pájaro. Se cierne lo inmediato Resuelto en lejanía.
¡Hueste de esbeltas fuerzas! ¡Qué alacridad de mozo En el espacio airoso, Henchido de presencia!
El mundo tiene cándida Profundidad de espejo. Las más claras distancias Sueñan lo verdadero.
¡Dulzura de los años Irreparables! ¡Bodas Tardías con la historia Que desamé a diario!
Más, todavía más. Hacia el sol, en volandas La plenitud se escapa. ¡Ya sólo sé cantar!
Cántico (1919-1950). 1. Al aire de tu vuelo. III
Cime de nos délices
Cime de nos délices ! Dans l’air tout est oiseau. L’immédiat se dévoile Unique en un lointain.
Bataillons, forces légères ! Quel enjouement de gamin Sur l’espace désinvolte, Fou de présence, comblé !
Le monde a la profondeur Naïve de quelque miroir. Les distances les plus claires Rêvent d’une vérité.
Ô les années irréparables, Et leur douceur ! Et plus tard, les noces avec l’histoire, Jour après jour détestée !
Encore, encore plus, encore ! Vers le soleil, en envol, La plénitude s’échappe. Je ne sais plus que chanter !
Cantique. NRF Gallimard, 1977. Traduction: Claude Esteban.
Robert Desnos entend pour la première fois la chanteuse belge Yvonne George (de son vrai nom Yvonne Deknop) un soir d’ octobre 1924 chez Fisher (21 rue d’Antin), un club parisien huppé .
Théodore Fraenkel, Biographie de Robert Desnos. Critique n°3-4, août-septembre 1946.
« Desnos dont l’amour a orienté toute la vie, eut incroyablement peu d’aventures féminines. Il fut aimé, il fut même fiancé quelques mois. Mais l’amour de Desnos pour Yvonne George, puis pour Youki, est de ceux qui entreront dans la légende. Á cause, sans doute, de tous les poèmes qui en sont embrasés, mais aussi à cause de ce que fut cet amour dans la réalité. Desnos avait environ vingt-cinq ans, lorsqu’il connut Yvonne George ; la merveilleuse chanteuse réaliste se faisait alors entendre à l’Olympia ; on trouve encore les disques de quelques-unes de ses chansons, qui nous émouvaient alors : Valparaiso, Les Cloches de Nantes, Pars… Elle habitait généralement à Neuilly un rez-de-chaussée au fond d’un jardin ; une décoration recherchée voisinait sans gêne aucune avec un abandon fatigué. Elle y recevait des gens du monde, des gens de lettres. L’amour de Desnos pour elle fut violent, douloureux inlassablement attentif. Il ne fut jamais partagé. Pendant une dizaine d’années, il ne vécut que pour elle, lui rendant des services périlleux. Il en fut ainsi presque jusqu’à la mort d’Yvonne George, survenue dans un sanatorium. C’est à elle que se rapporte la dédicace anonyme de La Liberté ou l’Amour. »
Les poèmes Á la mystérieuse sont publiés dans La Révolution surréaliste (n° 7. 15 juin 1926) et repris dans Corps et biens en1930. Ces sept poèmes ont un thème unique : l’amour malheureux. Antonin Artaud écrit à Jean Paulhan : « « Je sors bouleversé d’une lecture des derniers poèmes de Desnos. Les poèmes d’amour sont ce que j’ai entendu de plus entièrement émouvant, de plus décisif en ce genre depuis des années et des années. Pas une âme qui ne se sente touchée jusque dans ses cordes les plus profondes, pas un esprit qui ne se sente ému et exalté et ne se sente confronté avec lui-même. Ce sentiment d’un amour impossible creuse le monde dans ses fondements et le force à sortir de lui-même, et on dirait qu’il lui donne la vie. Cette douleur d’un désir insatisfait ramasse toute l’idée de l’amour avec ses limites et ses fibres, et la confronte avec l’absolu de l’Espace et du Temps, et de telle manière que l’être entier s’y sente défini et intéressé. C’est aussi beau que ce que vous pouvez connaître de plus beau dans le genre, Baudelaire ou Ronsard. Et il n’est pas jusqu’à un besoin d’abstraction qui ne se sente satisfait par ces poèmes où la vie de tous les jours, où n’importe quel détail de la vie journalière prend de l’espace, et une solennité inconnue. Et il lui a fallu deux ans de piétinements et de silence pour en arriver tout de même à cela. » (17 avril 1926)
Robert Desnos ne suit pas les surréalistes qui adhèrent au Parti Communiste Français en 1927. Il publie La Liberté ou l’amour ! (Éditions du Sagittaire) qui se réfère davantage à la révolution française qu’à la révolution russe. En exergue : « Á la révolution, Á l’amour, Á celle qui les incarne ». Le récit tourne autour de Corsaire Sanglot, transposition de l’auteur, et de Louise Lame, son amante, femme fatale. Le 5 mai 1928, l’éditeur est condamné à supprimer certains passages érotiques ou anticléricaux.
Dans les 24 poèmes des Ténèbres datés dans Corps et biens de 1927, Desnos poursuit l’évocation de « la mystérieuse ». Le poème Infinitif contient, en acrostiche, au début et à la fin des douze vers du poème les noms d’Yvonne George et de Robert Desnos.
Journal d’une apparition ( 1 octobre 1927 – la fin février) est publié dans La Révolution surréaliste (n°9-10. 1 octobre 1927). Desnos y consigne les visites nocturnes que lui rend celle qu’il reconnaît et qu’il désigne ainsi : ***.
Le 22 avril 1930, Desnos reçoit ce télégramme de Gênes : « Yvonne morte pendant la nuit. » Elle est incinérée à Paris le 26 avril au crématorium du Père-Lachaise. Desnos note dans son agenda à la date du 26 avril : ” On a brûlé Yvonne cet après-midi 4h3/4 -6h1/4.” Elle avait 35 ans.
J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité. Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant et de baiser sur cette bouche la naissance de la voix qui m’est chère ? J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués, en étreignant ton ombre, à se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas au contour de ton corps, peut-être. Et que, devant l’apparence réelle de ce qui me hante et me gouverne depuis des jours et des années, je deviendrais une ombre sans doute. Ô balances sentimentales. J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps sans doute que je m’éveille. Je dors debout, le corps exposé à toutes les apparences de la vie et de l’amour et toi, la seule qui compte aujourd’hui pour moi, je pourrais moins toucher ton front et tes lèvres que les premières lèvres et le premier front venu. J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme qu’il ne me reste plus peut-être, et pourtant, qu’à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois que l’ombre qui se promène et se promènera allègrement sur le cadran solaire de ta vie.
Corps et biens, 1930. NRF/Gallimard.
Les Ténèbres 1927
II. Infinitif
Y mourir ô belle flammèche y mourir voir les nuages fondre comme la neige et l’écho origines du soleil et du blanc pauvres comme Job ne pas mourir encore et voir durer l’ombre naître avec le feu et ne pas mourir étreindre et embrasser amour fugace le ciel mat gagner les hauteurs abandonner le bord et qui sait découvrir ce que j’aime omettre de transmettre mon nom aux années rire aux heures orageuses dormir au pied d’un pin grâce aux étoiles semblables à un numéro et mourir ce que j’aime au bord des flammes.
Samedi, visite hebdomadaire chez Gibert Jeune. Je trouve d’occasion, dans le rayon Livres en langues étrangères, Ancia de Blas de Otero (Visor Libros). Je relis dimanche ces poèmes.
Blas de Otero est né le 15 mars 1916 à Bilbao. Il y passe une partie de son enfance. Il perd très jeune un frère et son père. Pendant la guerre civile, il doit combattre d’abord avec les gudaris au Pays Basque, puis avec les troupes franquistes lors de la campagne de Valence.
Il fait des études supérieures de droit et de lettres, mais son rôle de soutien de famille pèse lourd sur ses épaules. Il souffre d’une forte dépression en 1945 et doit faire un séjour au sanatorium d’Usurbil.
Il gagne sa vie en exerçant de nombreux métiers : conseiller juridique dans la métallurgie, mineur, professeur de droit. Il donne des conférences et des récitals de poésie dans toute l’Espagne. Il réside un temps à Paris (une première fois pour dix mois en 1952, puis pour deux courts séjours en 1959 et 1963), ensuite à La Havane (de 1964 à 1968). Il voyage en 1960 en Union Soviétique et en Chine. Il est mort d’une embolie pulmonaire le 29 juin 1979 à Majadahonda, dans la banlieue de Madrid. Il est enterré au cimetière civil de Madrid.
La première étape de son œuvre est marquée par le catholicisme (Cántico espiritual, 1942). Elle renvoie à la poésie religieuse du Siècle d’Or. Il a été membre de la Fédération des étudiants catholiques de Biscaye. La seconde étape exprime l’angoisse existentielle de l’homme. (Ángel fieramente humano, 1950. Redoble de conciencia, 1951. Ces deux recueils sont regroupés en 1958 sous le titre de synthèse de Ancia. Il y a ajouté 38 poèmes) Dans sa troisième étape, il écritpour l’immense majorité, une poésie sociale et politique. Ses livres sont censurés par le régime franquiste. (Pido la paz y la palabra, 1955. En castellano, 1960. Hacia la inmensa mayoría, 1962. Que trata de España, 1964) Il a rejoint le Parti Communiste d’Espagne en 1952.
Les derniers recueils (Hojas de Madrid con La galerna, 1968-2010. Mientras, 1970. Historias fingidas y verdaderas, 1970) témoignent d’un certain retour à des thèmes plus personnels.
Il a beaucoup utilisé les formes classiques, le sonnet par exemple.
On peut reconnaître dans sa poésie l’influence de fray Luis de León, saint Jean de la Croix, Francisco de Quevedo, Miguel de Unamuno, Antonio Machado, Miguel Hernández et César Vallejo.
Lo eterno (La tierra)
Un mundo como un árbol desgajado. Una generación desarraigada. Unos hombres sin más destino que apuntalar las ruinas.
Rompe el mar en el mar, como un himen inmenso, mecen los árboles el silencio verde, las estrellas crepitan, yo las oigo.
Sólo el hombre está sólo. Es que se sabe vivo y mortal. Es que se siente huir – ese río del tiempo hacia la muerte – .
Es que se quiere quedar. Seguir siguiendo, subir, a contra muerte, hasta lo eterno. Le da miedo mirar. Cierra los ojos para dormir el sueño de los vivos.
Pero la muerte, desde dentro, ve. Pero la muerte, desde dentro, vela. Pero la muerte, desde dentro, mata.
…El mar – la mar -, como un himen inmenso, los árboles moviendo el verde aire, la nieve en llamas de luz en vilo…
Ángel fieramente humano, 1950.
L’éternité
Un monde comme un arbre, arraché. Toute une génération déracinée. Des hommes qui n’ont d’autre destin que d’étayer les ruines.
La mer se brise dans la mer, comme un immense hymen, les arbres bercent le silence vert, les étoiles crépitent, moi je les entends.
Seul l’homme est seul. Parce qu’il sait qu’il est vivant et mortel. Parce qu’il sent qu’il part ce fleuve du temps coulant vers la mort
Parce qu’il veut rester. Être, être encore, gagner, à contre-mort, l’éternité. Regarder lui fait peur. Il ferme les yeux pour entrer dans le sommeil des vivants.
Mais la mort, du dedans, le regarde. Mais la mort, du dedans, le guette. Mais la mort, du dedans, le tue.
…La mer – les mers – , comme un immense hymen, les arbres qui soulèvent le vent vert, la neige en flammes d’une lumière en suspens…
Anthologie bilingue de la poésie espagnole. Bibliothèque de la Pléiade, 1995. NRF Gallimard. Traduction : Evelyne Martín-Hernández.
Tierra
“Quia non conclusit ostia ventris” Job III, 10.
Humanamente hablando, es un suplicio ser hombre y soportarlo hasta las heces, saber que somos luz, y sufrir frío, humanamente esclavos de la muerte.
Detrás del hombre viene dando gritos el abismo, delante abre sus hélices el vértigo, y ahogándose en sí mismo, en medio de los dos, el miedo crece.
Humanamente hablando, es lo que digo, no hay forma de morir que no se hiele. La sombra es brava y vivo es el cuchillo. Qué hacer, hombre de Dios, sino caerte.
Humanamente en tierra, es lo que elijo. Caerme horriblemente, para siempre. Caerme, revertir, no haber nacido humanamente nunca en ningún vientre.
Redoble de conciencia, 1951.
Terre
“Quia non conclusit ostia ventris” Job III, 10.
Humainement parlant, c’est supplice d’être homme et de l’être jusqu’à la lie, de nous savoir lumière et d’avoir froid, humainement esclaves de la mort.
Derrière l’homme arrive en hurlant le gouffre, devant s’ouvrent les hélices du vertige, et, sombrant en elle-même entre les deux, la peur qui grandit.
Humainement parlant, je le dis bien, il n’est pas de mort qui ne se glace; L’ombre est féroce et vif est le couteau. Et tu ne peux, homme de Dieu, que tomber.
Humainement sur la terre : c’est mon choix. Tomber horriblement, oui, pour toujours. Tomber, revenir au néant, n’être né jamais, humainement, d’aucun ventre.
Anthologie bilingue de la poésie espagnole. Bibliothèque de la Pléiade, 1995. NRF Gallimard. Traduction : Evelyne Martín-Hernández.
En el principio
Si he perdido la vida, el tiempo, todo lo que tiré, como un anillo, al agua, si he perdido la voz en la maleza, me queda la palabra.
Si he sufrido la sed, el hambre, todo lo que era mío y resultó ser nada, si he cegado las sombras en silencio, me queda la palabra.
Si abrí los labios para ver el rostro puro y terrible de mi patria, si abrí los labios hasta desgarrármelos me queda la palabra.
Pido la paz y la palabra, 1955.
Au commencement
Si j’ai perdu la vie, le temps, tout ce que j’ai jeté, comme une bague, à l’eau, si j’ai perdu la voix dans son jardin de mauvaises herbes, il me reste la parole.
Si j’ai souffert de la soif, de la faim, tout ce qui semblait être moi et finit par n’être rien, si j’ai moissonné les gerbes d’ombre et de silence, il me reste la parole.
Si j’ai ouvert les lèvres pour voir la figure pure et terrible de ma patrie, si je les ai ouvertes jusqu’à me les déchirer, il me reste la parole.
Je demande la paix et la parole. François Maspéro, 1963. Traduction: Claude Couffon.
María Victoria Atencia est née le 28 novembre 1931 à Málaga où elle réside toujours. Elle a une passion pour sa région d’origine, l’Andalousie, et la mer est un des éléments constants de sa poésie. San Juan de la Cruz, Santa Teresa de Jesús, Luis de Góngora, Juan Ramón Jiménez, Rainer Maria Rilke, Constantin Cavafis ont marqué sa jeunesse. Elle commence à publier en 1953, encouragée par Rafael León (1931-2011), poète et éditeur. Elle se marie avec lui en 1955 et ils ont quatre enfants. Elle publie dans la revue littéraire de Málaga, Caracola (1952-1961), dont le secrétaire est Bernabé Fernández-Canivell (1907-1990), ami des poètes de la Génération de 1927. Grâce à lui, elle fait la connaissance des poètes Vicente Aleixandre (Prix Nobel de littérature 1977), Jorge Guillén, Dámaso Alonso. Elle a possédé le brevet de pilote d’avion.
Epitafio para una muchacha ( María Victoria Atencia )
Porque te fue negado el tiempo de la dicha tu corazón descansa tan ajeno a las rosas. Tu sangre y carne fueron tu vestido más rico y la tierra no supo lo firme de tu paso.
Aquí empieza tu siembra y acaba juntamente – tal se entierra a un vencido al final del combate -, donde el agua en noviembre calará tu ternura y el ladrido de un perro tenga voz de presagio.
Quieta tu vida toda al tacto de la muerte, que a las semillas puede y cercena los brotes, te quedaste en capullo sin abrir, y ya nunca sabrás el estallido floral de primavera.
Cañada de los Ingleses. Málaga. El Guadalhorce, Cuadernos de María Cristina. 1961.
Ce poème est particulier. Elle affirme : “Es el único poema mío que incluso me sé de memoria, absolutamente el único…pero no sé por qué lo escribí”. Elle visitait fréquemment le cimetière anglais de Málaga, le premier cimetière non-catholique d’Espagne (1831). Conçu comme un jardin botanique, il est installé face à la mer, assez près du centre-ville. On peut le visiter ainsi que la capilla de San Jorge (1850). María Victoria Atencia fut impressionnée par l’inscription sur la tombe de Violette Pautard (24-XII-1958 – 23-I-1959), une enfant morte très jeune. On peut y lire en français : « Ce que vivent les violettes. » Elle fit visiter ce cimetière à Jorge Guillén qui voulut y être enterré. Ce poème figure depuis 1960 sur une pierre tombale placée contre un des murs du fond du cimetière. Pendant quinze ans, de 1961 à 1976, elle ne publie rien. Dans ce cimetière, on trouve les tombes de nombreuses personnalités des communautés anglaise, espagnole, ainsi que d’autres nationalités établies ou de passage en Andalousie et en particulier, de la Costa del Sol (parmi elles celles du militaire irlandais libéral Robert Boyd 1805-1831, de Jorge Guillén 1893-1984, ou de l’écrivain britannique Gerald Brenan 1894-1987, ami de Leonard et Virginia Woolf).