Après Gonzalo Rojas, je relis Nicanor Parra qui est né le 5 septembre 1914 et a obtenu le Prix Cervantès 2011. Il est mort le 23 janvier 2018 à La Reina, près de Santiago de Chile, à l’âge tout à fait respectable de 103 ans. Nous étions alors au Chili. Les relations de Nicanor Parra avec Pablo Neruda et Gonzalo Rojas n’ont jamais été simples.
Epitafio
De estatura mediana, Con una voz ni delgada ni gruesa, Hijo mayor de un profesor primario Y de una modista de trastienda; Flaco de nacimiento Aunque devoto de la buena mesa; De mejillas escuálidas Y de más bien abundantes orejas; Con un rostro cuadrado En que los ojos se abren apenas Y una nariz de boxeador mulato Baja a la boca de ídolo azteca -Todo esto bañado Por una luz entre irónica y pérfida- Ni muy listo ni tonto de remate Fui lo que fui: una mezcla De vinagre y de aceite de comer ¡Un embutido de ángel y de bestia!
Épitaphe
De taille moyenne, La voix ni mince ni grosse, Fils aîné d’un instituteur Et d’une couturière d’arrière-boutique ; Maigre de naissance Et pourtant dévot de la bonne table ; Les joues creuses Et les oreilles plutôt abondantes ; Un visage carré Où les yeux s’ouvrent à peine Où un nez de boxeur mulâtre Surmonte une bouche d’idole aztèque – Tout cela baigné D’une lumière entre ironique et perfide – Ni très malin ni complètement idiot Je fus ce que je fus : un mélange De vinaigre et d’huile de table, Une charcutaille d’ange et de bête !
Poèmes et antipoèmes – Anthologie (Le Seuil, 2017) Traduit de l’espagnol (Chili) par Bernard Pautrat et Felipe Tupper.
La montaña rusa
Durante medio siglo La poesía fue El paraíso del tonto solemne. Hasta que vine yo Y me instalé con mi montaña rusa.
Suban, si les parece. Claro que yo no respondo si bajan Echando sangre por boca y narices.
Versos de salón, 1962.
La montagne russe
Pendant un demi-siècle La poésie fut Le paradis de l’idiot solennel. Jusqu’à ce que j’arrive Et m’installe avec ma montagne russe.
Montez, si ça vous dit. Évidemment je ne réponds de rien si vous en descendez En saignant de la bouche et du nez.
Poèmes et antipoèmes – Anthologie (Le Seuil, 2017) Traduit de l’espagnol (Chili) par Bernard Pautrat et Felipe Tupper.
“A une très forte majorité (près de 62 %), les Chiliens ont repoussé, le 4 septembre, un projet très ambitieux de réforme de la Constitution qui promettait de clore définitivement les années sombres de la dictature d’Augusto Pinochet.” (Le Monde, 5 septembre 2022)
J’aime beaucoup ce pays où nous sommes allés deux fois, ses gens, ses paysages. Pays de poètes : entre autres Armando Uribe, Carlos Pezoa Véliz, Enrique Lihn, Gabriela Mistral (Prix Nobel 1945), Gonzalo Rojas (Prix Cervantès 2003), Jorge Teillier, Nicanor Parra (Prix Cervantès 2011) , Oscar Hahn, Pablo de Rokha, Pablo Neruda (Prix Nobel 1971), Raúl Zurita, Roberto Bolaño, Vicente Huidobro…
Je publie à nouveau sur ce blog Contra la muerte, le poème de Gonzalo Rojas (1916-2011), mais j’ajoute la traduction de Fabienne Bradu.
J’ai acheté ces jours-ci Nous sommes un autre soleil (2013) dans la belle collection bilingue Orphée/ La Différence. Malheureusement, la maison d’édition est en cessation de paiement depuis octobre 2021.
Contra la muerte
Me arranco las visiones y me arranco los ojos cada día que pasa. No quiero ver ¡no puedo! ver morir a los hombres cada día. Prefiero ser de piedra, estar oscuro, a soportar el asco de ablandarme por dentro y sonreír a diestra y siniestra con tal de prosperar en mi negocio.
No tengo otro negocio que estar aquí diciendo la verdad en mitad de la calle y hacia todos los vientos: la verdad de estar vivo, únicamente vivo, con los pies en la tierra y el esqueleto libre en este mundo.
¿Qué sacamos con eso de saltar hasta el sol con nuestras máquinas a la velocidad del pensamiento, demonios: qué sacamos con volar más allá del infinito si seguimos muriendo sin esperanza alguna de vivir fuera del tiempo oscuro?
Dios no me sirve. Nadie me sirve para nada. Pero respiro, y como, y hasta duermo pensando que me faltan unos diez o veinte años para irme de bruces, como todos, a dormir en dos metros de cemento allá abajo.
No lloro, no me lloro. Todo ha de ser así como ha de ser, pero no puedo ver cajones y cajones pasar, pasar, pasar, pasar cada minuto llenos de algo, rellenos de algo, no puedo ver todavía caliente la sangre en los cajones.
Toco esta rosa, beso sus pétalos, adoro la vida, no me canso de amar a las mujeres: me alimento de abrir el mundo en ellas. Pero todo es inútil, porque yo mismo soy una cabeza inútil lista para cortar, pero no entender qué es eso de esperar otro mundo de este mundo.
Me hablan del Dios o me hablan de la Historia. Me río de ir a buscar tan lejos la explicación del hambre que me devora, el hambre de vivir como el sol en la gracia del aire, eternamente.
Contra la muerte, 1964.
Contre la mort
Je m’arrache à mes visions et je m’arrache les yeux chaque jour qui passe. Je ne veux pas voir, je ne peux pas voir les hommes mourir chaque jour. Je préfère être de pierre, être sombre, à supporter le dégoût de me ramollir en dedans et sourire à droite et à gauche afin que prospère ma petite affaire.
Je n’ai d’autre affaire que d’être ici à dire la vérité au milieu de la rue et à tous les vents : la vérité d’être vivant, rien que vivant, avec les pieds sur terre et le squelette libre dans ce monde-ci.
Que diable gagnons-nous à bondir jusqu’au soleil avec nos machines à la vitesse de la pensée ; que gagnons-nous à voler au-delà de l’infini si nous continuons à mourir sans aucun espoir de vivre hors du temps des ténèbres ?
Dieu ne me sert à rien. Personne ne me sert à rien. Mais je respire, et je mange, et je dors même en pensant qu’il me reste dix ou vingt ans avant de m’en aller les pieds devant, comme tout le monde, dormir dans deux mètres de ciment sous terre.
Je ne pleure pas, je ne me pleure pas sur mon sort. Tout sera comme il se doit, mais je ne peux pas voir des cercueils et des cercueils passer, passer, passer, passer à chaque minute pleins de quelque chose, emplis de quelque chose, je ne peux pas voir le sang encore chaud dans les cercueils.
Je touche cette rose, j’embrasse ses pétales, j’adore la vie, je ne me lasse pas d’aimer les femmes : je me nourris d’ouvrir le monde en elles. Mais tout est inutile, parce que moi-même je suis une tête inutile, bonne pour l’échafaud, parce que je ne comprends pas ce que c’est que d’attendre un autre monde depuis ce monde.
On me parle de Dieu ou on me parle de l’Histoire. Je me moque bien d’aller chercher si loin l’explication de la faim qui me dévore, la faim de vivre comme le soleil dans la grâce du ciel, éternellement.
Nous sommes un autre soleil. Orphée/ La Différence, 2013. Traduction Fabienne Bradu.
Préparation d’un voyage en Grèce annulé en juin 2020 pour cause de pandémie. Lecture des poètes contemporains grecs que je connais très mal sauf les grands noms : Constantin Cavafy, Georges Séféris, Yannis Ritsos, Odysséas Elytis.
J’avais emprunté à la bibliothèque l’Anthologie de la poésie grecque contemporaine1945-2000. NRF Poésie/Gallimard n°353, 2000. Choix et traduction Michel Volkovitch. Préface Jacques Lacarrière. Je l’ai achetée hier chez Gibert.
Títos Patríkios a attiré mon attention. Jacques Lacarrière, dans la préface, cite une anecdote de 1990 :
” Á ce propos, je tiens à rappeler ici une rencontre qui eut lieu il y a quelques années à la Bibliothèque publique de Dijon entre Títos Patríkios et les auditeurs dijonnais. C’était, je me souviens, à l’occasion des ” Belles Étrangères ” consacrées à la Grèce en 1990. Un auditeur ayant demandé à Patríkios : “Peut-on vraiment, quand on a connu l’épreuve de la déportation, revivre ensuite comme avant et surtout ne pas en tenir compte dans son oeuvre ? “, Patríkios lui répondit ceci : ” En France, juste après la guerre, on vit participer aux cérémonies du 14 juillet des survivants des camps défilant dans leurs habits de déportés. Mais le problème se posa très vite, après seulement quelques années : un tel défilé gardait-il son sens avec l’éloignement du souvenir, n’allait-il pas à l’encontre de ses intentions primitives ? De plus, la plupart des habits tombaient en loques et leurs porteurs ayant grossi, ils n’arrivaient plus à les mettre ! Alors que faire : retailler des habits neufs sur mesure ou supprimer le défilé ? La première solution était franchement grotesque, la seconde excessive. On décida donc pour finir que les anciens déportés continueraient de défiler mais en civil. C’est un peu la même chose qui se produit avec une oeuvre. Ne jamais oublier ce qui fut vécu mais ne pas faire de sa mémoire un sarcophage. Ne jamais utiliser ses anciennes épreuves pour en faire un fonds de poésie, comme on dit un fonds de commerce.”
Soirée de carnaval
Dans la cellule obscure j’avais un furieux désir de voir un arbre, une chose vivante. Aux murs moisis mon regard sombrait dans des adieux désespérés, des noms de fusillés qui s’effondraient avec le plâtre comme à nouveau fauchés parmi les rires, les harmonicas des masques ignorant de tout qui passaient dans la rue. Je n’avais pas encore compris ceci : la nature commençant par moi les gardiens ne pouvaient rien me prendre.
Février 1955.
Désaccords. 1981. Traduction Michel Volkovitch.
Ma langue
J’ai eu du mal à préserver ma langue parmi celles qui viennent l’engloutir mais c’est dans ma langue seule que j’ai toujours compté par elle j’ai ramené le temps aux dimensions du corps par elle j’ai multiplié jusqu’à l’infini le plaisir par elle je me rappelle un enfant et sur son crâne rasé la marque d’un caillou. Je me suis efforcé de ne pas en perdre un mot car tous me parlent dans cette langue — même les morts.
La volupté des prolongations. 1992. Traduction : Michel Volkovitch.
Títos Patríkios est né en 1928. Résistant dans les rangs de l’EAM , il faillit être exécuté en 1944 par des collaborateurs de l’occupant allemand.déporté à Makronissos puis à Aï-Stratis (1951-53). Yannis Ritsos le pousse à écrire des poèmes. Il a vécu en exil à Paris et à Rome de 1954 à 1964, puis de 1967 ) 1975. Il a vécu toutes les souffrances desmiltants de la gauche grecque. Ses poèmes courts, discrets, lucides, élégants, sont un journal de bord, les jalons d’un apprentissage, d’un cheminement vers une certaine sagesse.
Diván del Tamarit est le recueil du retour de Federico García Lorca à Grenade. Lors d’un dîner avec des amis au cours de l’été 1934, il annonce au célèbre arabisant Emilio García Gómez (1905-1995, auteur de Poemas arabigosandaluces, 1930), présent ce jour-là qu’il a composé une collection de casidas et de gacelas, c’est à dire un Divan en l’honneur des vieux poètes musulmans de Grenade (comme par exemple Ibn Zamrak, 1333-1393, dont les vers décorent les vasques et les murs de l’Alhambra). Il veut l’appeler Tamarit du nom d’une maison de campagne de sa famille où plusieurs d’entre elles furent écrites. En réalité, c’est un oncle du poète, Francisco García, qui avait une propriété nommée la Huerta del Tamarit, près du Genil. Le Tamarit désignait dans la langue des conquérants venus d’Afrique du Nord le quartier où se trouvait également la Huerta de San Vicente, appartenant à la famille de García Lorca. Le vieil ami du poète, Antonio Gallego Burín (1895-1961), doyen de la faculté de Lettres de Grenade promet de le faire publier par l’université. Emilio García Gómez rédigera une préface. Les fortes tensions politiques en Espagne à partir de 1934 ne permettront pas cette publication. Emilio García Gómez et Antonio Gallego Burín appartiennent à l’extrême-droite. Amour, érotisme et mort se retrouvent au centre de ces poèmes (12 gacelas, 9 casidas).
“Llámase casida en árabe a todo poema de cierta longitud, con determinada arquitectura interna (…) y en versos monorrimos, medidos con arreglo a normas escrupulosamente estereotipada. La gacela —empleada principalmente en la lírica persa— es un corto poema, de asunto con preferencia erótico, ajustado a determinadas técnicas y cuyos versos son más de cuatro y menos de quince. Diván es la colección de las composiciones de un poeta, generalmente catalogadas por orden alfabético de rimas.” (Emilio García Gómez, Nota al Diván del Tamarit.)
(d’après Federico García Lorca, Oeuvres complètes I. Bibliothèque de la Pléiade NRF. 1981)
Gacela del amor imprevisto
Nadie comprendía el perfume de la oscura magnolia de tu vientre. Nadie sabía que martirizabas un colibrí de amor entre los dientes.
Mil caballitos persas se dormían en la plaza con luna de tu frente, mientras que yo enlazaba cuatro noches tu cintura, enemiga de la nieve.
Entre yeso y jazmines, tu mirada era un pálido ramo de simientes. Yo busqué, para darle, por mi pecho las letras de marfil que dicen siempre.
siempre, siempre: jardín de mi agonía, tu cuerpo fugitivo para siempre, la sangre de tus venas en mi boca, tu boca ya sin luz para mi muerte.
Diván del Tamarit. Numéros 3-4 de la Revista Hispánica Moderna, Columbia University, juillet-octobre 1940.
Gacela de l’amour imprévu
Nul ne comprenait le parfum du magnolia sombre de ton ventre. Nul ne savait que tu martyrisais un colibri d’amour entre tes dents.
Mille petits chevaux perses s’endormaient sur la place baignée de lune de ton front, tandis que moi, quatre nuits, j’enlaçais ta taille, ennemie de la neige.
Entre plâtre et jasmins, ton regard était un bouquet pâle de semences. Dans mon coeur je cherchais pour te donner les lettres d’ivoire qui disent toujours,
toujours, toujours : jardin de mon agonie, ton corps fugitif pour toujours le sang de tes veines dans ma bouche, ta bouche sans lumière déjà pour ma mort.
Divan du Tamarit, Gallimard 1961. Traduction : Claude Couffon et Bernard Sesé.
Lecture par Laurent Stocker de la Comédie Française.
Albert-Marie Schmidt, Á Pontigny, La NRF, Hommage à André Gide, novembre 1951.
” La nuit tombée, il se plaisait à organiser des divertissements collectifs. Superficiel à force de profondeur, ayant horreur de la pesante gravité des chefs d’école, il se jouait à lui-même la farce de se parodier. Il transformait les pans de sa jaquette en queue de chat-huant, arrondissait ses bras comme des ailerons rognés et déclamait d’une voix rauque et râpeuse Les Hiboux de Baudelaire, provoquant dans le parc, en réponse, la plainte rapide d’une hulotte. Il taillait dans une feuille de papier bristol une auréole dérisoire ; il en couronnait son front chauve et, se nichant à croupetons sous le manteau d’une cheminée, il prenait la pose cafarde et morigénée d’un saint qui trouve l’éternité trop étroite. “
Les hiboux (Charles Baudelaire)
Sous les ifs noirs qui les abritent, Les hiboux se tiennent rangés, Ainsi que des dieux étrangers, Dardant leur oeil rouge. Ils méditent.
Sans remuer, ils se tiendront Jusqu’à l’heure mélancolique Où poussant le soleil oblique, Les ténèbres s’établiront.
Leur attitude au sage enseigne, Qu’il faut en ce monde qu’il craigne Le tumulte et le mouvement.
L’homme ivre d’une ombre qui passe Porte toujours le châtiment D’avoir voulu changer de place.
Le poète fut arrêté dans sa ville de Grenade le 16 août 1936. Il s’était réfugié dans la maison de la famille Rosales Camacho, calle Angulo número 1 . Il s’y croyait à l’abri puisque les fils de cette famille étaient des membres influents de la Phalange, l’organisation fasciste de José Antonio Primo de Rivera. Federico était très ami avec le poète Luis Rosales (1910-1992, Prix Cervantès 1982), le plus jeune des frères. Dans la nuit du 17 au 18 août 1936, probablement vers deux heures du matin, il fut transféré en voiture jusqu’au village de Viznar, à neuf kilomètres de là. Peu de temps après, il fut assassiné près du village voisin d’Alfacar avec trois autres personnes : l’instituteur de Pulianas Dióscoro Galindo González et deux banderilleros célèbres de de Grenade: Francisco Galadí Melgar (“el Colores”) et Joaquín Arcollas Cabezas (“Magarza”), membres du syndicat anarchiste CNT. L’historien anglais Paul Preston estime qu’il y eut 5000 exécutions à Grenade pendant la Guerre civile.
La publication dans un hors-série du « Figaro » (28 juillet 2022) d’un entretien de huit pages de la journaliste Isabelle Schmitz avec l’essayiste d’extrême droite Pío Moa, pour qui les gauches sont entièrement responsables du déclenchement de la guerre civile en Espagne en 1936, a suscité l’indignation de nombreux historiens. Comment peut-on publier en France un livre de ce pseudo-historien engagé dans sa jeunesse dans les GRAPO (Groupes de résistance antifasciste du premier octobre), groupuscule terroriste d’inspiration maoïste et condamné par la justice espagnole en 1983 ? Les Éditions L’Artilleur ont pourtant traduit et édité son livre révisionniste Les Mythes de la guerre civile 1936-1939, sorti en Espagne en 2003.
Antonio Machado écrivit ce poème au mois d’octobre 1936. Il en donna une lecture publique, à Valence, sur la Place Castelar.
El crimen fue en Granada (Antonio Machado)
A Federico García Lorca
I
El crimen
Se le vio, caminando entre fusiles, por una calle larga, salir al campo frío, aún con estrellas, de la madrugada. Mataron a Federico cuando la luz asomaba. El pelotón de verdugos no osó mirarle la cara. Todos cerraron los ojos; rezaron: ¡ni Dios te salva! Muerto cayó Federico – sangre en la frente y plomo en las entrañas – …Que fue en Granada el crimen sabed – ¡pobre Granada! -, en su Granada.
II
El poeta y la muerte
Se le vio caminar solo con Ella, sin miedo a su guadaña. – Ya el sol en torre y torre, los martillos en yunque – yunque y yunque de las fraguas. Hablaba Federico, requebrando a la muerte. Ella escuchaba. “Porque ayer en mi verso, compañera, sonaba el golpe de tus secas palmas, y diste el hielo a mi cantar, y el filo a mi tragedia de tu hoz de plata, te cantaré la carne que no tienes, los ojos que te faltan, tus cabellos que el viento sacudía, los rojos labios donde te besaban… Hoy como ayer, gitana, muerte mía, qué bien contigo a solas, por estos aires de Granada, ¡mi Granada!”
III
Se le vio caminar… Labrad, amigos, de piedra y sueño, en el Alhambra, un túmulo al poeta, sobre una fuente donde llore el agua, y eternamente diga: el crimen fue en Granada, ¡en su Granada!
Le crime a eu lieu à Grenade
A Federico García Lorca
I
Le crime
On le vit, avançant au milieu des fusils, Par une longue rue, Sortir dans la campagne froide, Sous les étoiles, au point du jour. Ils ont tué Federico Quand la lumière apparaissait. Le peloton de ses bourreaux N’osa le regarder en face. Ils avaient tous fermé les yeux ; Ils prient : Dieu même n’y peut rien ! Et mort tomba Federico – Du sang au front, du plomb dans les entrailles – … Apprenez que le crime a eu lieu à Grenade – Pauvre Grenade! – , sa Grenade…
II
Le poète et la mort
On le vit s’avancer seul avec Elle, Sans craindre sa faux. – Le soleil déjà de tour en tour, les marteaux Sur l’enclume – sur l’enclume des forges. Federico parlait ; Il courtisait la mort. Elle écoutait « Puisque hier, ma compagne, résonnaient dans mes vers Les coups de tes mains desséchées, Qu’à mon chant tu donnas ton froid de glace Et à ma tragédie le fil de ta faucille d’argent, Je chanterai la chair que tu n’as pas, Les yeux qui te manquent, Les cheveux que le vent agitait, Les lèvres rouges que l’on baisait… Aujourd’hui comme hier, ô gitane, ma mort, Que je suis bien, seul avec toi, Dans l’air de Grenade, ma Grenade !»
III
On le vit s’avancer… Élevez, mes amis, Dans l’Alhambra, de pierre et de songe, Un tombeau au poète, Sur une fontaine où l’eau gémira Et dira éternellement : Le crime a eu lieu à Grenade, sa Grenade !
Poésie de guerre, 1936-1939. Traduction : Bernard Sesé.
¡Se me mueren! Han vivido con fidelidad: cristianos servidores que se honran y disfrutan ayudando, complaciendo a su señor, un caminante cansado, a punto de preferir la quietud de pies y ánimo. Saben estas suelas. Saben de andaduras palmo a palmo, de intemperies descarriadas entre barros y guijarros… Languidece en este cuero triste su matiz, antaño con sencillez el primor de algún día engalanado Todo me anuncia una ruina que se me escapa. Quebranto mortal corroe el decoro. Huyen. ¡Espectros-zapatos!
Clamor : Maremágnum, 1957.
Mort d’une paire de chaussures
Elles se meurent ! Elles ont vécu fidèlement : en chrétiennes très dévouées qui s’honorent et jouissent lorsqu’elles aident, et complaisent à leur maître, un marcheur bien fatigué, sur le point de préférer la paix des pieds et de l’âme. Elles en ont vu, ces semelles, des marches laborieuses, du mauvais temps qui conduit dans la boue et les cailloux. Le charme d’une journée passée et magnifiée se languit là, dans ce cuir défraichi, tout simplement. Tout m’annonce une ruine qui m’échappe. Délabrement fatal, offense à la décence. Elles fuient. Chaussures-spectres !
Traduction de Daniel Lecler.
Les Poètes de 27. Anthologie bilingue, Juan Carlos Baeza Soto et Emmanuel Le Vagueresse (dir.), Épure, Université de Reims, 2019, 405 p.
Je continue de lire les poèmes posthumes de Pablo Neruda repris en Poésie/Gallimard et traduits par Claude Couffon.
” Les huit livres réunis dans le présent volume constituent l’oeuvre poétique posthume de Pablo Neruda. Dans La rose détachée, Neruda s’interroge sur le mystère des statues de l’île de Pâques «entourées par le silence bleu». Jardin d’hiver est une émouvante méditation sur l’homme vieillissant, admirablement complétée par les souvenirs et fables guillerettes égrenés dans Le coeur jaune. 2000 poursuit l’interrogation commencée dans Fin de monde : à quels événements, à quelle mutation assistera le squelette du poète en cet « an 2000 à l’an 1000 pareil » ? Élégie est consacré aux rues et aux curiosités de Moscou et surtout à l’évocation des figures présentes ou disparues des amis russes ou exilés en Union soviétique : Ehrenbourg, Maïakovski et Lily Brik, Evtouchenko, Nazim Hikmet… La mer et les cloches présente de nouveaux aspects de la retraite chère à Neruda : l’Île Noire.Enfin, Défauts choisis réclame avec humour le droit aux faiblesses et aux erreurs, sans lesquelles l’homme ne serait plus l’homme. ” ( Quatrième de couverture de l’édition de 1979. Texte repris sur le site Gallimard)
Otro castillo (Pablo Neruda)
No soy, no soy el ígneo, estoy hecho de ropa, reumatismo, papeles rotos, citas olvidadas, pobres signos rupestres en lo que fueron piedras orgullosas.
¿En qué quedó el castillo de la lluvia, la adolescencia con sus tristes sueños y aquel propósito entreabierto de ave extendida, de águila en el cielo, de fuego heráldico?
No soy, no soy el rayo de fuego azul, clavado como lanza en cualquier corazón sin amargura.
La vida no es la punta de un cuchillo, no es un golpe de estrella, sino un gastarse adentro de un vestuario, un zapato mil veces repetido, una medalla que se va oxidando adentro de una caja oscura, oscura.
No pido nueva rosa ni dolores, ni indiferencia es lo que me consume, sino que cada signo se escribió, la sal y el viento borran la escritura y el alma ahora es un tambor callado a la orilla de un río, de aquel río que estaba allí y seguirá estando.
Defectos ecogidos. Losada, 1974.
Autre château
Je ne suis pas, je ne suis pas de braise ardente, je suis fait de linge et de rhumatismes, de papiers déchirés, de rendez-vous manqués, de modestes signes rupestres sur ce qui fut pierres d’orgueil.
Que reste-t-il du château de la pluie, de cette adolescente avec ses tristes rêves, de cette intention entrouverte d’être aile déployée, d’être un aigle en plein ciel, une flamme héraldique ?
Je ne suis pas, je ne suis pas l’éclair de feu bleu, planté comme un javelot, dans le coeur de quiconque échappe à l’amertume.
La vie n’est pas la pointe d’un couteau ni le heurt d’une étoile, elle est vieillissement dans une garde-robe, soulier mille fois répété, médaille qui rouille dans les ténèbres d’un écrin.
Je ne demande ni rose nouvelle ni douleurs, ni indifférence, elle me consume, chaque signe a été écrit, le sel avec le vent effacent l’écriture et l’âme est maintenant un tambour muet au bord d’un fleuve, de ce fleuve qui continuera de couler où il coulait.
La rose détachée et autres poèmes. Gallimard, 1979. NRF Poésie/Gallimard n°394. 2004. Traduction de Claude Couffon.
Vu hier soir en DVD Petite Solange d’Axelle Ropert (2021). Scén. : Axelle Ropert. Dir. photo : Sébastien Bachmann. Mus. :Benjamin Esdraffo. Int. : Jade Springer, Léa Drucker, Philippe Katherine, Grégoire Montana, Chloé Astor. 1 h 25. Prix Jean Vigo 2021.
Un petit film, agréable à voir. Une collégienne de 13 ans (Jade Springer, très crédible), mélancolique et introvertie. La ville de Nantes toujours photogénique. On voit bien sûr le passage Pommeraye qui rappelle Jacques Demy et Lola (1961). L’adolescente est aimée par sa famille, mais livrée à elle-même. Ses parents se disputent et vont se séparer. Elle est seule. Elle marche dans la grande ville. Elle croise des gens, des tramways, elle se fait bousculer. Son grand frère Romain, étudiant, choisit la fuite à Madrid et l’abandonne. Le film fait discrètement allusion au beau mélodrame de Luigi Comencini, L’Incompris (1966). La petite Solange récite en classe La Chanson de Gaspard Hauser de Verlaine. Elle éclate en sanglots.
Je suis venu, calme orphelin, Riche de mes seuls yeux tranquilles, Vers les hommes des grandes villes : Ils ne m’ont pas trouvé malin.
À vingt ans un trouble nouveau Sous le nom d’amoureuses flammes M’a fait trouver belles les femmes : Elles ne m’ont pas trouvé beau.
Bien que sans patrie et sans roi Et très brave ne l’étant guère, J’ai voulu mourir à la guerre : La mort n’a pas voulu de moi.
Suis-je né trop tôt ou trop tard ? Qu’est-ce que je fais en ce monde ? Ô vous tous, ma peine est profonde : Priez pour le pauvre Gaspard !
Sagesse, 1881.
Paul Verlaine a sûrement écrit ce poème en prison lors de son séjour en Belgique. Lors de leur voyage à Bruxelles, Verlaine tire sur Rimbaud à deux reprises, un coup le manquant, l’autre le blessant légèrement au poignet. Il était sous l’emprise de l’absinthe au moment des faits. D’abord enfermé à Bruxelles (du 11 juillet au 24 octobre 1873) jusqu’à son procès, il sera ensuite condamné et transféré à Mons où il passera un peu plus de deux ans (du 25 octobre 1873 au 16 janvier 1875) .
Pablo Neruda tenait en haute estime Jules Laforgue (1860-1887). Il le situait dans la lignée d’un autre romantisme, américain celui-là. On peut lire ces mots dans Viaje al corazón de Quevedo, conférence prononcée à Santiago le 8 de décembre 1943 et publiée en 1955 :
” Hasta hoy, de los genios poéticos nacidos en nuestra tierra virginal, dos son franceses y dos son afrancesados. Hablo de los uruguayos Julio Laforgue e Isidoro Ducasse, y de Rubén Darío y Julio Herrera y Reissig. Nuestros dos primeros compatriotas, Isidoro Ducasse y Julio Laforgue, abandonan América a corta edad de ellos y de América. Dejan desamparado el vasto territorio vital que en vez de procrearlos con torbellinos de papel y con ilusiones caninas, los levanta y los llena del soplo masculino y terrible que produce en nuestro continente, con la misma sinrazón y el mismo desequilibrio, el hocico sangriento del puma, el caimán devorador y destructor y la pampa llena de trigo para que la humanidad entera no olvide, a través de nosotros, su comienzo, su origen.
América llena, a través de Laforgue y de Ducasse, las calles enrarecidas de Europa con una flora ardiente y helada, con unos fantasmas que desde entonces la poblarán para siempre. El payaso lunático de Laforgue no ha recibido la luna inmensa de las pampas en vano: su resplandor lunar es mayor que la vieja luna de todos los siglos: la luna apostrofada, virulenta y amarilla de Europa. Para sacar a la luz de la noche una luz tan lunar, se necesitaba haberla recibido en una tierra resplandeciente de astros recién creados, de planeta en formación, con estepas llenas aún de rocío salvaje. Isidoro Ducasse, conde de Lautréamont, es americano, uruguayo, chileno, colombiano, nuestro. Pariente de gauchos, de cazadores de cabezas del Caribe remoto, es un héroe sanguinario de la tenebrosa profundidad de nuestra América. Corren en su desértica literatura los caballistas machos, los colonos del Uruguay, de la Patagonia, de Colombia. Hay en él un ambiente geográfico de exploración gigantesca y una fosforescencia marítima que no la da el Sena, sino la flora torrencial del Amazonas y el abstracto nitrato, el cobre longitudinal, el oro agresivo y las corrientes activas y caóticas que tiñen la tierra y el mar de nuestro planeta americano. “
Pablo Neruda revendiquera l’influence de Jules Laforgue jusque dans ses derniers poèmes qui ne seront édités qu’après sa mort.
Paseando con Laforgue
Diré de esta manera, yo, nosotros, superficiales, mal vestidos de profundos, por qué nunca quisimos ir del brazo con este tierno Julio, muerto sin compañía ? Con un purísimo superficial que tal vez pudo ense?arnos la vida a su manera, la luna a su manera, sin la aspereza hostil del derrotado? Por qué no acompañamos su violin que deshojó el otoño de papel de su tiempo para uso exclusivo de cualquiera, de todo el mundo, como debe ser?
Adolescentes éramos, tontos enamorados del áspero tenor de Sils-María, ese sí nos gustaba, la irreductible soledad a contrapelo, la cima de los pájaros águilas que sólo sirven para las monedas, emperadores, pájaros destinados al embalsamiento y los blasones.
Adolescentes de pensiones sórdidas, nutridos de incesantes spaghettis, migas de pan en los bolsillos rotos, migas de Nietzsche en las pobres cabezas : sin nosotros se resolvía todo, las calles y las casas y el amor : fingíamos amar la soledad como los presidiarios su condena.
Hoy ya demasiado tarde volví a verte, Jules Laforgue, gentil amigo, caballero triste, burlándote de todo cuanto eras, solo en el parque de la Emperatriz con tu luna portátil – la condecoración que te imponías – tan correcto con el atardecer, tan compañero con la melancolía, tan generoso con el vasto mundo que apenas alcanzaste a digerir. Porque con tu sonrisa agonizante llegaste tarde suave joven bien vestido, a consolarnos de nuestras pobres vidas cuando ya te casabas con la muerte.
Ay cuánto uno perdió con el desdén en nuestra juventud menospreciante que sólo amó la tempestad, la furia, cuando el frufrú que tú nos descubriste o el solo de astro que nos enseñaste fueron una verdad que no aprendimos : la belleza del mundo que perdías para que la heredáramos nosotros : la noble cifra que no desciframos : tu juventud mortal que quería enseñarnos golpeando la ventana con una hoja amarilla: tu lección de adorable profesor, de compañero puro tan reticente como agonizante.
Defectos escogidos, Losada, 1974
En se promenant avec Laforgue
Je vais dire tout net : Pourquoi moi, pourquoi nous, superficiels, mal attifés, car trop profonds, n’allâmes-nous jamais bras dessus, bras dessous avec ce doux Laforgue, mort sans compagnie ? Avec un purissime en apparence qui aurait pu nous apprendre la vie à sa façon, la lune à sa manière, sans le ressentiment hostile du vaincu ? Pourquoi n’accompagnâmes-nous pas son violon qui effeuilla l’automne de papier de son époque pour l’usage exclusif de chacun, de quiconque, de tout le monde, comme il est normal ?
Nous étions des adolescents, des sots épris du ténor acariâtre de Sils-Maria, celui-là, ah ! Qu’il nous plaisait ! Nous aimions son irréductible solitude à rebours, le piton des aigles qui servent seulement à frapper les monnaies, empereurs, oiseaux destinés aux doigts de l’embaumeur et aux blasonnements.
Adolescents logés dans des pensions minables, nourris d’éternels spaghetti, de miettes de pain dans nos poches déchirés, tout se réglait sans nous, les rues et les maisons, l’amour : nous affections d’aimer la solitude comme les forçats, leur condamnation.
Aujourd’hui, et trop tard déjà, je t’ai revu, Jules Laforgue, gentil ami, sombre seigneur, te moquant de toi-même en tes moindres détails, solitaire au parc de l’Impératrice avec ta lune portative – la décoration que tu t’imposais – si correct à l’égard du jour à son déclin, si fraternel auprès de la mélancolie, si généreux envers le monde en son ampleur que tu avais à peine assimilé encore. Car, avec ton sourire agonisant tu es venu trop tard ô doux jeune homme bien vêtu nous consoler de nos médiocres existence alors qu’avec la mort déjà tu te mariais.
Ah ! Combien avons-nous perdu dans ce dédain durant nos années de jeunesse méprisante qui ne sut qu’aimer la tempête, la furie tandis que le frou-frou que tu nous découvrais ou le solo astral que tu nous enseignais étaient des vérités que nous n’apprîmes pas :
cette beauté du monde que tu égarais afin de nous l’offrir plus tard en héritage : le noble chiffre qui resta de nous indéchiffré : ta jeunesse mortelle aspirant à guider qui cognait au carreau avec sa feuille jaune : ta leçon d’adorable professeur, de compagnon intègre et dont la réticence n’avait pour l’égaler que l’ombre de la mort.
La rose détachée et autres poèmes. 1979. NRF Poésie/Gallimard n°394. 2004. Traduit de l’espagnol par Claude Couffon.