Luis Cernuda

Torremolinos. Mirador de Sansueña. Luis Cernuda.

Le poète Luis Cernuda arrive par bateau à New York en septembre 1947. Il a quitté l’Espagne le 14 février 1938. C’est un exilé qui a passé dix ans en Grande-Bretagne. Il a subi les difficultés de la Seconde Guerre mondiale (pénuries, bombardements). Il va rejoindre le Mount Holyoke College (Massachusetts), établissement d’enseignement supérieur pour jeunes filles. Son amie Concha de Albornoz (1900-1972) lui a obtenu un poste de professeur. Il y enseigne de 1947 à 1952. L’arrivée à New York lui procure une forte émotion. Une nouvelle vie s’ouvre à lui après son expérience britannique qu’il a supporté avec difficulté. Il écrit en 1956 le poème en prose La llegada, publié dans l’édition de 1963 d’Ocnos. Nous trouvons dans ce texte la présentation classique de New York. Le poète met en valeur la belle architecture géométrique de la ville (« la línea de rascacielos sobre el mar, esbozo en matices de sutileza extraordinaria, un rosa, un lila, un violeta como los de la entraña en el caracol marino, todos emergiendo de un gris básico graduado desde el plomo al perla. »), mais insiste aussi sur la réalité sociale qui asphyxie l’individu. Cet aspect est bien mis en valeur par les démarches bureaucratiques auxquelles les autorités douanières le soumettent. Ces sentiments contradictoires sont résumés par l’antithèse : «ciudad abrupta y maravillosa»

La llegada

Despierto mucho antes del amanecer, levantado, duchado y vestido, listo el equipaje, te sentaste en el salón vacío. Todo, salones, pasillos y cubierta del buque, estaba desierto. Tras de los ventanales sólo el negror confundido del mar y del ciclo, aunque del mar se distinguiera siempre su trueno, apenas apercibido ya, con la medio costumbre adquirida en los días de travesía y la zozobra impaciente de la llegada a tierra y ciudad nuevas, aunque imaginadas de antiguo. La luz se fue haciendo y parecía que faltaba bastante para divisar la costa.

Sentado por largo espacio de espaldas a la hilera de ventanales, un presentimiento te hizo volver de pronto la cabeza. Ya estaba allí: la línea de rascacielos sobre el mar, esbozo en matices de sutileza extraordinaria, un rosa, un lila, un violeta como los de la entraña en el caracol marino, todos emergiendo de un gris básico graduado desde el plomo al perla. La cresta de los edificios contra el cielo y el borde contiguo del cielo estaban marcados de amarillo por un sol invisible, y a un lado y a otro ese eje de luz se oscurecía con noche y con mar en lo más alto y lo más bajo del horizonte.

Cuántas veces lo habías visto en el cine. Pero ahora eran la costa y la ciudad reales las que aparecían ante ti; sin embargo, qué aire de irrealidad tenían. ¿Eras tú quien estaba allí? ¿Estaba ante ti la ciudad que esperabas? Parecía tan hermosa, más hermosa que todo lo supuesto antes en imagen e imaginación; tanto, que temías fuera a desvanecerse como espejismo, que el buque estaba aún en camino, que no ibas a llegar nunca, condenado a vagar indefinidamente, alma desencarnada, entre el abismo ventoso del aire y el abismo furioso del agua.

Mas era la realidad: las molestias innumerables con que los hombres han sabido y tenido que rodear los actos de la vida (pasaportes, permisos, turnos de espera, examen policíaco, aduana) te lo probaron de manera tajante. Y más de siete horas después, terminado el acoso del animal humano, pudiste salir libre, del cobertizo de la aduana en el muelle a la luz del mediodía: al fin pisabas la ciudad que entreviste, fabulosa como un leviatán, surgiendo del mar de amanecida.

Parecía ahora tan trivial, igual en calles pardas y casas sórdidas a aquella Escocia aborrecible, dejada atrás hacía años. Pero eran sólo los suburbios; la ciudad verdadera estaba adentro, toda tiendas con escaparates brillantes y tentadores, como juguetes en día de reyes o día del santo, empavesada de banderas bajo un cielo otoñal claro que encendía los colores, alegre con la alegría envidiable de la juventud sin conciencia. Y te adentraste por la ciudad abrupta, maravillosa, como si tendiera hacia ti la mano llena de promesas.

Ocnos, 1963.

Luis Cernuda a intitulé Ocnos un recueil de 31 poèmes en prose, publié en 1942 à Londres. Il y recrée avec mélancolie et désespoir ses souvenirs d’enfance et d’adolescence de Séville depuis son exil à Glasgow (Écosse). Le livre aura deux autres éditions en 1949 (46 poèmes), à Madrid, et en 1963 à Xalapa (Mexique) (63 poèmes). Il y ajoute chaque fois de nouvelles expériences de son exil. Luis Cernuda est mort à México le 5 novembre 1963 quelques jours avant de recevoir les premiers exemplaires de l’édition définitive dont il avait corrigé les épreuves. Il existe une traduction en français de Jacques Ancet. Elle a été publiée par Les Cahiers des Brisants en 1987.

                                                                                                                                                     

Francesc Tosquelles 1912 – 1994 – Paul Éluard

Francesc Tosquelles soulevant une sculpture d’Auguste Forestier. Saint-Alban, 1947.

Du 28 septembre 2022 au 27 mars 2023 au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía de Madrid (Bâtiment Sabatini, 3 ème étage), on peut voir une exposition passionnante et peu commune : Francesc Tosquelles Como una máquina de coser en un campo de trigo. Elle a été présentée d’abord aux Abattoirs de Toulouse (14 octobre 2021-6 mars 2022), puis au Centre de Culture Contemporaine de Barcelone (8 avril-28 août 2022).

Francesc Tosquelles est un psychiatre espagnol. Il est né à Reus (Catalogne) le 22 août 1912 et décédé à Granges-sur-Lot le 25 septembre 1994. Il a exercé d’abord à l’Institut Pere Mata de Reus. Catalaniste, marxiste, militant du Bloc ouvrier et paysan (BOC), puis du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM), c’est un grand connaisseur de la psychanalyse. Barcelone est dans les années trente la Vienne espagnole. Pendant la Guerre Civile, il exerce comme médecin capitaine dans des hôpitaux de campagne près du front (Sarineña, Guadalajara). Il doit s’exiler en 1939. En France, il est enfermé comme tant d’autres républicains espagnols dans le camp de concentration de Septfonds (Tarn-et-Garonne). Il travaille ensuite à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole (Lozère) de 1940 à 1962. D’abord employé comme infirmier, il doit refaire sa formation, le gouvernement français ne reconnaissant pas ses diplômes espagnols. Après avoir franchi tous les échelons de la hiérarchie hospitalière, il devient psychiatre et est nommé médecin directeur de l’hôpital en 1953. Il occupait en réalité la fonction depuis au moins dix ans. Pendant la guerre, il y a à Saint-Alban environ 900 malades. La population du bourg n’est, elle, que de 2000 à 3000 habitants. Á l’époque de la République espagnole, il a déjà abordé les racines sociales de la maladie mentale et humanisé l’institution psychiatrique. En France, il développe une pratique radicalement novatrice, mêlant l’exercice clinique, la politique et la culture. Il réussit à nourrir ses malades alors que le médecin de Lyon Max Lafont rappelle dans son livre (L’Extermination douce : la mort de 40 000 malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques en France, sous le Régime de Vichy. AREFPPI, Toulouse, 1987) que 40 000 malades mentaux sont morts de faim dans les asiles de l’Hexagone pendant la Guerre. Il est à l’origine avec Lucien Bonnafé (1912-2003) de la psychothérapie institutionnelle. Tous deux ont en 1942 fondé La Société du Gévaudan.

Le titre de l’exposition évoque la célèbre phrase de Lautréamont : « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie. » (Les Chants de Maldoror, 1869), reprise souvent par le mouvement surréaliste. Francesc Tosquelles a fait de l’artisanat, de l’écriture, de l’art, du cinéma, du théâtre des instruments essentiels de la thérapie. Il a voulu relier la terre, le travail collectif, l’imagination et la nature. Des poètes comme Paul Éluard (Souvenirs de la maison des fous, 1946) et Tristan Tzara (Parler seul, 1948-50) se sont refugiés là pendant la guerre ainsi que des résistants et des Juifs. Ces activités ont donné naissance après-guerre à la notion d’art brut. Jean Dubuffet a acheté à Saint-Alban en septembre 1945 les premières œuvres d’art brut (celles d’Auguste Forestier 1887-1958 et Marguerite Sirvins 1890-1957, internés dans ce centre). Jean Oury, Frantz Fanon, Roger Gentis, Félix Guattari sont aussi passés par Saint-Alban. Les malades ont imprimé la thèse de Jacques Lacan De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité (1932) à l’imprimerie du club.

On trouve dans l’exposition des documents, des photographies, des enregistrements dans lesquels Tosquelles expose sa conception de la pratique psychiatrique. On peut voir aussi des œuvres créées par des artistes et des malades mentaux de l’hôpital de Saint-Alban provenant de la Collection de l’Art Brut de Lausanne et d’autres collections particulières.

Maison (Auguste Forestier) 1934. LaM, Villeneuve d’Ascq.

Je conseille le livre récent de Joana Masó : Tosquelles. Curar las instituciones. Arcadia/ Atmarcadia, 2022.

On peut aussi écouter les émissions de France-Culture : Á Barcelone, une exposition consacrée à François Tosquelles, figure majeure de l’histoire de la psychiatrie (6 minutes) du 6 juin 2022.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/affaire-a-suivre/a-barcelone-une-exposition-consacree-a-francois-tosquelles-figure-majeure-de-l-histoire-de-la-psychiatrie-7147706

Saint-Alban, lieu d’hospitalité (1/2) : Un asile à l’abri de la folie du monde (28 minutes) du 4 mai 2020.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/une-histoire-particuliere-un-recit-documentaire-en-deux-parties/saint-alban-lieu-d-hospitalite-1-2-un-asile-a-l-abri-de-la-folie-du-monde-8206154

Saint-Alban, lieu d’hospitalité (2/2) : Une révolution psychiatrique (28 minutes) du 4 mai 2020.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/une-histoire-particuliere-un-recit-documentaire-en-deux-parties/saint-alban-lieu-d-hospitalite-2-2-une-revolution-psychiatrique-4342133

Francesc Tosquelles était hétérodoxe, excentrique, éclectique, mais aussi pragmatique. Il ne manquait pas d’humour.

“Los maestros que tenemos son los enfermos, no tenemos otro maestro, todos los demás maestros elaboran teorías”.

“El miedo a morir vestidos lo tenemos todos”.

“El inconsciente no existe, insiste pero no existe”.

“El genio catalán es surrealista genéticamente, nunca se sabe si hablamos en serio o desbarramos, hay que desbarrar.”.

“Cuando nos paseamos por el mundo, lo que cuenta no es la cabeza, son los pies. Saber dónde pisas”.

“El exilio se inscribe en los pies, porque son los que cruzan las fronteras”.

« Un malade va d’un espace à l’autre, il ne peut pas rester à l’arrêt, l’important, c’est son trajet. L’important est de se libérer de l’oppression : le droit au vagabondage, c’est le premier droit du malade. »

« La Société du Gévaudan produit, produit et produit, et, à ce moment-là, il est impossible de dire qui est le fait de quoi et le fait de qui, tellement la réalité du travail collégial à Saint-Alban a été profonde. Vraiment, le producteur, c’est la Société du Gévaudan. »

« Pour préparer les lendemains qui chantent, on parlait alors psychiatrie, on révisait les concepts de base et les types d’action possibles. On analysait l’hôpital psychiatrique, et on disait, entre blague et sérieux, que l’hôpital, c’était un marquisat, le territoire d’un marquis. La structure du médecin-chef était celle du châtelain, avec les classes sociales étagées, les infirmiers, les malades…»

« Une institution, c’est un lieu d’échanges, c’est un lieu où le commerce, c’est-à-dire les échanges, devient possible. Donc le problème pour moi, à Saint-Alban, était simplement de faire que dans l’hôpital soit possible qu’il existe des institutions : d’où l’accent qu’on a mis sur le club comme un appareil qui permettait de faire éclater l’établissement classique et de faciliter qu’il survienne à sa place un ensemble de lieux institutionnels. »

« Je pense que lorsque tu poses les bases d’une psychothérapie, institutionnelle ou non, on part toujours d’une feuille blanche, d’une page blanche. Tu invites quelqu’un à utiliser une feuille de dessin. »

« L’action du psychothérapeute n’est pas celle de faire le pape, mais de tendre des ponts. Parce que la caractéristique du malade – mais aussi de celui qui est bien – est d’être sur une berge, puis sur une autre, mais d’oublier le pont. »

« Rien ne va jamais de soi. Le travail n’est jamais terminé qui transforme un établissement de soins en institution, une équipe soignante en collectif. C’est l’élaboration constante des moyens matériels et sociaux, des conditions conscientes et inconscientes d’une psychothérapie. Et celle-ci n’est pas le fait des seuls médecins ou spécialistes, mais d’un agencement complexe où les malades eux-mêmes ont un rôle primordial. »

” L’isolement est au cœur du problème de l’origine de la maladie et au cœur de cette démarche thérapeutique. »

Pour conclure, voici un poème de Paul Éluard, écrit à Saint-Alban en 1943.

Le cimetière des fous

Ce cimetière enfanté par la lune
Entre deux vagues de ciel noir
Ce cimetière archipel de mémoire
Vit de vents fous et d’esprits en ruine

Trois cents tombeaux réglés de terre nue
Pour trois cents morts masqués de terre
Des croix sans nom corps du mystère
La terre éteinte et l’homme disparu

Les inconnus sont sortis de prison
Coiffés d’absence et déchaussés
N’ayant plus rien à espérer
Les inconnus sont morts dans la prison

Leur cimetière est un lieu sans raison

Asile de Saint-Alban, 1943.

Le lit la table. Éditions des Trois Collines, Genève, 1944.

Saint-Alban-sur-Limagnole (Lozère). Ancien cimetière de l’Hôpital désaffecté. On y trouve une stèle avec le poème de Paul Eluard.

Pierre Michon – Victor Hugo

Pierre Michon.

Relecture de Corps du roi de Pierre Michon, Verdier, 2002. Le dernier texte s’intitule Le ciel est un très grand homme. Pierre Michon évoque Booz endormi de Victor Hugo qu’il a lu à la naissance de sa fille Louise en 1998. Il récite magnifiquement ce poème dans l’émission de France Culture Á voix nue, Quatrième épisode de la série en 2002 (Productrice : Colette Fellous. Première diffusion : le 28/11/2002). Pierre Michon : ” Booz endormi, c’est moi dans tous les âges. “

https://www.radiofrance.fr/franceculture/pierre-michon-booz-endormi-c-est-moi-dans-tous-les-ages-6252906

Booz endormi (Victor Hugo)
*
Booz s’était couché de fatigue accablé ;
Il avait tout le jour travaillé dans son aire ;
Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ;
Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.

Ce vieillard possédait des champs de blés et d’orge ;
Il était, quoique riche, à la justice enclin ;
Il n’avait pas de fange en l’eau de son moulin ;
Il n’avait pas d’enfer dans le feu de sa forge.

Sa barbe était d’argent comme un ruisseau d’avril.
Sa gerbe n’était point avare ni haineuse ;
Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse :
– Laissez tomber exprès des épis, disait-il.

Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques,
Vêtu de probité candide et de lin blanc ;
Et, toujours du côté des pauvres ruisselant,
Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.

Booz était bon maître et fidèle parent ;
Il était généreux, quoiqu’il fût économe ;
Les femmes regardaient Booz plus qu’un jeune homme,
Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.

Le vieillard, qui revient vers la source première,
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;
Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,
Mais dans l’oeil du vieillard on voit de la lumière.

*

Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens ;
Près des meules, qu’on eût prises pour des décombres,
Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ;
Et ceci se passait dans des temps très anciens.

Les tribus d’Israël avaient pour chef un juge ;
La terre, où l’homme errait sous la tente, inquiet
Des empreintes de pieds de géants qu’il voyait,
Était mouillée encore et molle du déluge.

*

Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,
Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;
Or, la porte du ciel s’étant entre-bâillée
Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.

Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne
Qui, sorti de son ventre, allait jusqu’au ciel bleu ;
Une race y montait comme une longue chaîne ;
Un roi chantait en bas, en haut mourait un dieu.

Et Booz murmurait avec la voix de l’âme :
” Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ?
Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt,
Et je n’ai pas de fils, et je n’ai plus de femme.

” Voilà longtemps que celle avec qui j’ai dormi,
O Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ;
Et nous sommes encor tout mêlés l’un à l’autre,
Elle à demi vivante et moi mort à demi.

” Une race naîtrait de moi ! Comment le croire ?
Comment se pourrait-il que j’eusse des enfants ?
Quand on est jeune, on a des matins triomphants ;
Le jour sort de la nuit comme d’une victoire ;

Mais vieux, on tremble ainsi qu’à l’hiver le bouleau ;
Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe,
Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe,
Comme un boeuf ayant soif penche son front vers l’eau. “

Ainsi parlait Booz dans le rêve et l’extase,
Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ;
Le cèdre ne sent pas une rose à sa base,
Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.

*

Pendant qu’il sommeillait, Ruth, une moabite,
S’était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,
Espérant on ne sait quel rayon inconnu,
Quand viendrait du réveil la lumière subite.

Booz ne savait point qu’une femme était là,
Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle.
Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle ;
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.

L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;
Les anges y volaient sans doute obscurément,
Car on voyait passer dans la nuit, par moment,
Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.

La respiration de Booz qui dormait
Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.
On était dans le mois où la nature est douce,
Les collines ayant des lys sur leur sommet.

Ruth songeait et Booz dormait ; l’herbe était noire ;
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;
Une immense bonté tombait du firmament ;
C’était l’heure tranquille où les lions vont boire.

Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre
Brillait à l’occident, et Ruth se demandait,

Immobile, ouvrant l’oeil à moitié sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été,
Avait, en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.

La Légende des siècles, 1er Mai 1859.

Ruth et Booz, vers 1637-40. Berlin, Cabinet des estampes et dessins.

Luis García Montero

(Merci à Gio Bonzon qui nous a donné la revue tintaLibre n°107 de novembre 2022 où figure le poème Un año y tres meses).

Luis García Montero est un des poètes espagnols les plus importants. Il a été professeur à l’université de Grenade de 1981 à 2008. Il a travaillé sur la poésie de Rafael Alberti (1902-1999) qui était son ami. Il a soutenu sa thèse en 1986 : La norma y los estilos en la poesía de Rafael Alberti (1920-1939). Il a veillé sur la l’édition de l’oeuvre complète du poète de la Génération de 1927 : Obras completas. Poesía, 3 volumes, Madrid, Aguilar, 1988.
Depuis 2018, il est le Directeur de l’Institut Cervantès, l’organisme officiel qui se consacre à la promotion et à l’enseignement de la langue espagnole, ainsi qu’à la diffusion de la culture espagnole et hispano-américaine. Il écrit régulièrement dans les journaux espagnols El País et Infolibre. Depuis 1994, il était aussi le mari de la romancière Almudena Grandes, qui est décédée le 27 novembre 2021. Il a publié en 2022 Un año y tres meses (Tusquets), un recueil de poèmes qui évoque la maladie et le décès de son épouse.

Un año y tres meses

Como las narraciones de la lluvia
o los cuadernos de bitácora,
tuvo la enfermedad sus argumentos.

No me quejo de nada. Hoy sostengo
el optimismo amargo con el que respondimos,
septiembre, 2020,
cuando las citas médicas y el mar de los análisis
se mezclaron de un día para otro
con las arenas de la vida.

Nunca me quejaré de la disciplinada
manera que tuviste de contar nuestros pasos
para ver la ciudad con otros ojos,
la resistencia física y mental
que exigía la quimio.
No me quejo de las debilidades
o de la Navidad sin cabellera
o de la extraña forma de despedir el año
cuando el amor pasó por el quirófano.

La pandemia prohibía las visitas.
Disfrazado de médico sin bata,
subí para esconderme hasta la habitación
5427.
Dividimos por dos las uvas de tu postre,
oyendo  de la mano aquellas campanadas
de la televisión
que no sonaban todavía a muerto.

No me quejo de todo lo que hicimos después,
del cuerpo poco a poco tan vencido,
de las ventanas de los hospitales,
de la silla de ruedas en 2021,
penumbras fatigadas de noviembre,
ocho de la mañana en el rumor del Clínico
con resultados últimos en la sala de espera.
No me quejo del miedo a la caída,
de la ducha difícil,
de los duros transbordos para llegar al baño.
No me quejo tampoco
de los cuidados paliativos,
la memoria con gasas
y la conversación inevitable.
No me quejo de verte morir entre mis brazos.

Comprendí que los viajes y los libros
con sus dedicatorias
siempre han sido maneras de cuidarnos.
Comprendí las raíces de nuestra militancia,
comprendí la factura de querer
de un modo tan completamente viernes.
Comprendí el argumento de esta historia
en la noche estrellada,
una historia de amor,
este año y tres meses,
estos días finales que ya son,
ahora, recordados,
los más felices de mi vida.

Un año y tres meses. Tusquets, 2022.

https://www.youtube.com/watch?v=57vaCDyrf4Q

Cette vidéo a été enregistrée le 23 mai 2022 à l’ Université Complutense de Madrid lors d’un hommage, intitulé Almudena y la alegría.

Luis García Montero.

Jorge Luis Borges

Jorge Cutini, Jorge Luis Borges, le tigre Rosie. Zoo de Luján (province de Buenos Aires-Argentine)

Jorge Luis Borges a aussi écrit de très beaux poèmes d’amour. J’aime les traductions de Silvia Baron Supervielle , pas du tout celles de Néstor Ibarra.

El amenazado

Es el amor. Tendré que ocultarme o que huir.
Crecen los muros de su cárcel, como en un sueño atroz. La hermosa máscara ha cambiado, pero como siempre es la única. ¿De qué me servirán mis talismanes: el ejercicio de las letras, la vaga erudición, el aprendizaje de las palabras que usó el áspero Norte para cantar sus mares y sus espadas, la serena amistad, las galerías de las Biblioteca, las cosas comunes, los hábitos, el joven amor de mi madre, la sombra militar de mis muertos, la noche intemporal, el sabor del sueño?
Estar contigo o no estar contigo, es la medida de mi tiempo.
Ya el cántaro se quiebra sobre la fuente, ya el hombre se levanta a la voz del ave, ya se han ocurecido los que miran por las ventanas, pero la sombra no ha traído la paz.
Es, ya lo sé, el amor: la ansiedad y el alivio de oír tu voz, la espera y la memoria, el horror de vivir en lo sucesivo.
Es el amor con sus mitologías, con sus pequeñas magias inútiles.
Hay una esquina por la que no me atrevo a pasar.
Ya los ejércitos que cercan, las hordas.
(Esta habitación es irreal; ella no la ha visto)
El nombre de una mujer me delata.
Me duele una mujer en todo el cuerpo.

El oro de los tigres, 1972.

L’homme menacé

C’est l’amour. Il me faudra me cacher ou fuir.
Les murs de la prison se dressent comme dans un rêve atroce. Le beau masque a changé mais il est comme toujours unique. A quoi me serviront mes talismans : l’exercice des lettres, la vague érudition, l’apprentissage des mots utilisés par l’âpre Nord pour chanter ses mers et ses épées, la sereine amitié, les galeries de la Bibliothèque, les choses ordinaires, les habitudes, le jeune amour de ma mère, l’ombre militaire de mes morts, la nuit intemporelle, la saveur du rêve ?
Être avec toi ou ne pas être avec toi est la mesure de mon temps.
Déjà la cruche se brise sur la fontaine, déjà l’homme se lève à la voix de l’oiseau, les ombres gagnent ceux qui sont aux fenêtres, mais l’ombre n’a pas apporté la paix.
C’est, je le sais, l’amour : l’anxiété et le soulagement d’entendre ta voix, l’attente et la mémoire, l’horreur de vivre de manière successive.
C’est l’amour avec ses mythologies, ses vaines petites magies.
Il y a un coin de rue par lequel je n’ose passer.
Déjà les armées m’assaillent, les hordes.
(Cette chambre est irréelle ; elle ne l’a pas vue.)
Le nom d’une femme me dénonce.
Une femme me fait mal dans tout le corps.

L’or des tigres, 1972. Traduit par Silvia Baron Supervielle.

En marge. Points poésie. 2020.

Torremolinos et la Génération de 1927

Torremolinos, Mirador de Sansueña.

La ville de Torremolinos (Málaga) a ouvert une terrasse en hommage aux poètes de la Génération de 1927 ( Le Mirador de Sansueña, Calle Castillo del Inglés, 9 ). Ce centre d’interprétation accueillera à l’avenir des événements culturels. L’inauguration a eu lieu samedi 17 décembre 2022. La municipalité de cette cité balnéaire de la Costa del Sol veut mettre en valeur sa vocation culturelle.

Au XX ème siècle, la ville a reçu Salvador Dalí et Gala Éluard, Jorge Guillén, Federico García Lorca, Pablo Picasso, Emilio Prados, Manuel Altolaguirre et Luis Cernuda, entre autres.
L’endroit est magnifique, la vue imprenable sur les plages de El Bajondillo et de La Carihuela, mais il n’est pas si facile à trouver. Aucun panneau n’indique encore où il se trouve. Dans les différents offices de tourisme qui se trouvent sur le Paseo Marítimo ou dans la vieille ville, il n’y a pas d’informations disponibles sur ce site.

Revista Litoral nº 274, 2022.

Lorenzo Saval (Santiago de Chile, 1954), est le directeur de la prestigieuse revue littéraire Litoral, créée en 1926 à Malaga par Emilio Prados (1899-1962) et Manuel Altolaguirre (1905-1959). Il l’anime avec son épouse, María José Amado. La revue a ses bureaux à Torremolinos (Ediciones Litoral Urbanización La Roca, Local 8. 29620 Torremolinos Málaga). Après la guerre civile, la revue a disparu pendant presque 30 ans. C’est José María Amado qui l’a ressuscitée en 1968. En 1976 Lorenzo Saval, petit neveu d’ Emilio Prados, en a pris la direction. Ce personnage éclectique écrit des poèmes, des récits et des romans tout en faisant de la peinture, du collage ou du graphisme pour l’édition. Il est le responsable de l’agencement du Mirador de Sansueña.

Luis Cernuda.

Le poète Luis Cernuda (1902-1963) a séjourné en septembre 1928 au Castillo de Santa Clara, proprieté de George Langworthy (1865-1946), « el Inglés de la Peseta », depuis 1905. Cet anglais excentrique créa là le premier hôtel de la Costa del Sol. Dans El Indolente (Tres narraciones, Buenos Aires, Ediciones Imán, 1948), Cernuda présente le petit village de pêcheurs qu’était Torremolinos dans les années 20 et 30 comme le lieu paradisiaque de Sansueña. Voici le début de ce texte de 1929 :

El indolente [1929] (Luis Cernuda)

Con mi sol y mi plebe me basta.
Galdós, España Trágica.

I

Sansueña es un pueblo ribereño en el mar del sur trasparente y profundo. Un pueblo claro si los hay, todo blanco, verde y azul, con sus olivos, sus chopos y sus álamos y su golpe aquel de chumberas, al pie de una peña rojiza. Desde las azoteas, allá sobre lo alto de lo roca aparece una ermita, donde la virgen del Amargo Recuerdo se venera en el único altar, entre flores de trapo bordadas de lentejuelas. Y aunque algún santo arriba no esté mal, abajo nadie le disputa la autoridad al alcalde, que para eso es cacique máximo y déspota más o menos ilustrado.

¿Quién no ha soñado alguna vez al volver tarde a su hogar en una ciudad vasta y sombría, que entre ocupaciones y diversiones igualmente aburridas está perdiendo la vida? No tenemos más que una vida y la vivimos como si aún nos pareciese demasiado, a escape y de mala gana, con ojos que no ven y con el pecho cargado de un aire turbio y envilecido.

En Sansueña los ojos se abren a una luz pura y el pecho respira un aire oloroso. Ningún deseo duele al corazón, porque el deseo ha muerto en la beatitud de vivir; de vivir como viven las cosas: con silencio apasionado. La paz ha hecho su morada bajo los sombrajos donde duermen estos hombres. Y aunque el amanecer les despierte, yendo en sus barcas a tender las redes, a mediodía retiradas con el copo, también durante el día reina la paz; una paz militante, sonora y luminosa. Si alguna vez me pierdo, que vengan a buscarme aquí, a Sansueña.

Bien sabía esto Don Míster, como llamaban (su verdadero nombre no hace al caso) todos al inglés que años atrás compró aquella casa espaciosa, erguida entre las peñas. La rodeaba un jardín en pendiente cuyas terrazas morían junto al mar, sobre las rocas que el agua había ido socavando; rocas donde día y noche resonaban las olas con voz insomne, rompiendo su cresta de espuma, para dejar luego la piel verdosa del mar estriada de copos nacarados, como si las rosas abiertas arriba entre palmeras, en los arriates del jardín, lloviesen, deshechas y consumidas de ardor bajo la calma estival…

Federico García Lorca

Torremolinos. Mirador de Sansueña. Calle Castillo del Inglés, 9.

( Une parenthèse d’un bon mois. Lassitude. Voyage en Espagne. Hiver. ) Ce poème souvent étudié avec les élèves me trottait dans la tête.

Baladilla de los tres ríos

A Salvador Quintero

El río Guadalquivir
va entre naranjos y olivos.
Los dos ríos de Granada
bajan de la nieve al trigo.

¡Ay, amor
que se fue y no vino!

El río Guadalquivir
tiene las barbas granates.
Los dos ríos de Granada
uno llanto y otro sangre.

¡Ay, amor
que se fue por el aire!

Para los barcos de vela,
Sevilla tiene un camino;
por el agua de Granada
sólo reman los suspiros.

¡Ay, amor
que se fue y no vino!

Guadalquivir, alta torre
y viento en los naranjales.
Dauro y Genil, torrecillas
muertas sobre los estanques,

¡Ay, amor
que se fue por el aire!

¡Quién dirá que el agua lleva
un fuego fatuo de gritos!

¡Ay, amor
que se fue y no vino!

Lleva azahar, lleva olivas,
Andalucía, a tus mares.

¡Ay, amor
que se fue por el aire!

1922.

Poema del cante jondo. Écrit entre 1921 et 1924. Publié en 1931.

Petite ballade des trois rivières

A Salvador Quintero

Le fleuve Guadalquivir
va d’orangers en oliviers.
Les deux rivières de Grenade
coulent de la neige au blé.

Ah, l’amour
qui s’en fut sans retour !

Le fleuve Guadalquivir
porte une barbe grenat.
Les deux rivières de Grenade,
l’une du sang, l’autre des larmes.

Ah, l’amour
qui s’en fut dans les airs !

Pour les navires à voile
Séville ouvre des chemins.
Mais sur les flots de Grenade
ne rament que les soupirs.

Ah, l’amour
qui s’en fut sans retour !

Guadalquivir, haute tour,
vent dans les orangeraies.
Dauro et Genil, tourelles
mortes sur les bassins.

Ah, l’amour
qui s’en fut dans les airs !

Qui dira que l’eau entraîne
un feu follet de cris !

Ah, l’amour
qui s’en fut sans retour !

Porte tes fleurs d’orange, tes olives,
Andalousie, jusqu’à tes mers.

Ah, l’amour
qui s’en fut dans les airs !

Poème du cante jondo. Gallimard, 1981. Traduction André Belamich.

Sévilla. Jardines de Cristina. Baladilla de los tres ríos (Federico García Lorca).

Séville, joyeuse, active, ouverte sur le monde. Grenade, rêveuse, tournée vers le passé.

Granada Paraíso cerrado para muchos. 1926.

“Todo lo contrario que Sevilla. Sevilla es el hombre y su complejo sensual y sentimental. Es la intriga política y el arco de triunfo. Don Pedro y Don Juan. Está llena de elemento humano, y su voz arranca lágrimas, porque todos la entienden. Granada es como la narración de lo que ya pasó en Sevilla.”

” Tout le contraire de Séville. Séville, c’est l’homme et son complexe sensuel et sentimental. c’est l’intrigue politique et l’arc de triomphe. Don Pedro et don Juan. Elle est gorgée d’humanité et sa voix arrache des larmes, parce que tout le monde la comprend. Grenade, c’est comme le récit de ce qui se passa jadis à Séville. ” Federico García Lorca. Oeuvres complètes I. Bibliothèque de la Pléiade. Page 872.

Federico García Lorca

Poet in New York. Édition bilingue. édition établie par Christopher Maurer. Traduction : Greg Simon et Steven F. White.

Navidad en el Hudson

¡Esa esponja gris!
Ese marinero recién degollado.
Ese río grande.
Esa brisa de límites oscuros.
Ese filo, amor, ese filo.
Estaban los cuatro marineros luchando con el mundo.
Con el mundo de aristas que ven todos los ojos.
Con el mundo que no se puede recorrer sin caballos.
Estaban uno, cien, mil marineros
luchando con el mundo de las agudas velocidades,
sin enterarse de que el mundo
estaba solo por el cielo.

El mundo solo por el cielo solo.
Son las colinas de martillos y el triunfo de la hierba espesa.
Son los vivísimos hormigueros y las monedas en el fango.
El mundo solo por el cielo solo
y el aire a la salida de todas las aldeas.

Cantaba la lombriz el terror de la rueda
y el marinero degollado
cantaba al oso de agua que lo había de estrechar
y todos cantaban aleluya,
aleluya. Cielo desierto.
Es lo mismo, ¡lo mismo!, aleluya.

He pasado toda la noche en los andamios de los arrabales
dejándome la sangre por la escayola de los proyectos,
ayudando a los marineros a recoger las velas desgarradas.
Y estoy con las manos vacías en el rumor de la desembocadura.
No importa que cada minuto
un niño nuevo agite sus ramitos de venas
ni que el parto de la víbora, desatado bajo las ramas,
calme la sed de sangre de los que miran el desnudo.
Lo que importa es esto: hueco. Mundo solo. Desembocadura.
Alba no. Fábula inerte.
Sólo esto: desembocadura.
¡Oh esponja mía gris!
¡Oh cuello mío recién degollado!
¡Oh río grande mío!
¡Oh brisa mía de límites que no son míos!
¡Oh filo de mi amor, oh hiriente filo!

New York, 27 de diciembre de 1929.

Poeta en Nueva York, 1929-30. Publié en 1940.

Signature de Federico García Lorca pour Poète à New York.

Noël sur l’Hudson

Cette éponge grise !
Ce marin que l’on vient d’égorger.
Ce grand fleuve.
Cette brise aux limites obscures.
Ce tranchant, amour, ce tranchant.
Les quatre marins luttaient contre le monde,
contre le monde d’arêtes vives que voient tous les yeux,
contre le monde que l’on ne peut parcourir sans chevaux.
Ils étaient là, un, cent, mille marins,
en lutte contre le monde de la vitesse aiguë,
sans remarquer que le monde
était seul dans le ciel.

Le monde seul dans le ciel seul.
Ce sont les collines de marteaux et le triomphe de l’herbe épaisse.
Ce sont les fourmilières trépidantes et les pièces de monnaie dans la fange.
Le monde seul dans le ciel seul
et le vent à la sortie de tous les villages.

Le ver de terre chantait la terreur de la roue
et le marin égorgé
chantait l’ours de l’eau qui allait l’étreindre ;
et tous chantaient alléluia,
alléluia. Ciel désert.
C’est pareil, pareil ! alléluia.

J’ai passé toute la nuit sur les échafaudages des faubourgs
à perdre mon sang sur le plâtre des projets,
à aider les marins à replier les voiles déchirées.
Et me voici les mains vides dans la rumeur de l’embouchure.
Peu importe qu’à chaque minute
un nouvel enfant agite ses fines ramures de veines,
ni que la portée de la vipère, dénouée sous les branches,
calme la soif de ceux qui regardent la nudité.
Seul importe ceci : le creux. Monde seul. Embouchure.
L’aube ? non. Fable inerte.
Seulement ceci : Embouchure.
Ô mon éponge grise !
Ô mon cou que l’on vient d’égorger!
Ô mon grand fleuve !
Ô ma brise aux limites qui ne sont pas à moi !
Ô tranchant de mon amour, ô dur tranchant !

New York, 27 décembre 1929

Poète à Nueva York. Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade. NRF. 1981. Traduction André Belamich.

Le poète à New-York. Fata Morgana, 2007. Dessins d’Alecos Fassianos.
                           

Louis Aragon (3 octobre 1897 – 24 décembre 1982)

Louis Aragon (Christian Guémy alias C215).

Ni fleurs ni couronnes

Grandes femmes beiges déjà portant depuis quarante années
Á bout de bras de ce pas vert et noir vos paniers d’aubergines
Ne vous arrêtez pas comme l’août à sa dernière journée
Il pleuvait vers le soir quand on vous l’a dit comme j’imagine
Vos jupes dans le vent mouillée ce blanc d’oeuf dans votre oeil qui luit
Ne relevez pas la mèche à vos fronts d’une main machinale
Ah n’essuyez pas votre joue ainsi ce n’est que de la pluie
On s’habitue à ce que tout soit rayé d’une diagonale
On sait parfois d’avance à qui le tour qu’on regarde songeant
Maintenant qu’on ne peut plus rien faire pour lui qui soit une aide
On s’habitue à ces départs on dirait aisément aux gens
Septembre risque d’être froid surtout prenez bien votre plaid
Ayons l’air de trouver somme toute naturel ce qui l’est
Tous ces fruits cependant qui vont sans lui pourrir au bord des tables
Une part de ce monde hésite d’être encore où s’envolaient
D’entre ses mains ces lents oiseaux bleu sombre engendrés pour les fables.

Une part avec lui du monde et de moi-même est devenue
Instrument dépourvu d’usage et pourtant signe avant-coureur
Mémoire je reviens à ma jeunesse quand je l’ai connu
Cet homme hors mesure là-haut dans la rue Simon-Dereure
Où la beauté sans cri des objets lui faisait trembler la main
Rien plus que lui n’était humble devant les choses familières
Et la lampe au verre de travers prenait un accent humain
Car les lampes fumaient encore parmi nous cela semble hier
Nul comme lui peut-être mais ce soir je songe à Reverdy
Je songe à ce Montmartre noir emporté dans les yeux qu’on ferme
Braque un dimanche éteint souviens-toi de ce que fut vendredi
Dans ce double miroir toute une part du monde atteint son terme
Une part du monde se perd dans ce regard qui s’est perdu
Cette lumière d’une chambre et rien n’a troublé le silence
Par un après-midi je ne sais d’où descend l’ombre attendue
Le temps qui passe met sur tout son immobile violence.

Cette nature n’est point morte elle meurt voyez sous vos yeux
Et ce peut-être un paysage avec la mer et ses limites
Dieppe ou Varengeville un simple ourlet à l’étoffe des cieux
Ici finit doucement l’homme et cet empire qu’il imite
Sans barque un naufrage de liège entre les varechs échoué
Et la tendresse des grands bras autour de tout que font les dunes
Au fond cette vie avait l’air au mieux d’une villa louée
Ô sables blessés derrière soi que la marée abandonne
Peinture étrangement pareille à cette saison d’aujourd’hui
Comme si le peintre eût mis à choisir ses couleurs l’existence
Au décor d’un opéra sans musique où rien ne se produit
L’histoire même à la prunelle est un effet de persistance
Rien qu’une image une image après l’autre et sans doute est-ce moi
Voyant dans les rameaux muets d’oiseaux et de ramages
Á la recherche on ne sait trop de quel écho qui mal rimoie
Qui mets l’absurde pont abstrait des mots de l’une à l’autre image.

N’est pas assez sur la toile après tout de ce qui fut peint
Qu’attendez-vous d’autre de lui quel témoignage et quelle preuve
Voici le verre et le couteau voici le jour voici le pain
Et l’ancienne présence de l’homme à mes yeux qui reste neuve
Ils ont beau s’en aller qui eurent privilège à voir premiers
Le spectacle ils ont beau nous quitter peut-être par lassitude
Et que cela soit Chardin Braque ou Vermeer que vous les nommiez
Il en revient toujours poursuivre la même longue étude
Mais nous qui demeurons sans eux aveugles nous les survivants
Dans ce siècle qui meurt d’un peintre ou d’un poète à chaque halte
Nos yeux habitués à l’homme en vain dans ce désert de vent
Cherchent l’après de notre soif la source à présent sous l’asphalte
Nous nous tenons près des gisants comme des rois déshérités
Qui rêvent la fête finie à ce qui leur fut un Versailles
Et sans croire aux dieux de pierre debout sur leurs socles restés
Dans le parc désormais attendrons le signe fait qu’ils s’en aillent.

Les Adieux. Éditions Temps actuels, 1981.

Ce poème a paru dans Les Lettres françaises du 1 septembre 1963 en hommage à Georges Braque qui venait de disparaître.

Collection Poésie/Gallimard n° 572, Gallimard, 2022.

Aragon : les adieux. Exposition conçue par la Maison Elsa Triolet-Aragon. Espace Niemeyer, (2 place du Colonel Fabien 75019 Paris) du 14 décembre 2022 au 11 janvier 2023. Entrée libre tous les jours sauf le lundi, de 12 h à 19 h. Fermeture exceptionnelle : week-ends de Noël et du jour de l’An.

Exposition Arrachez-moi le coeur vous y verrez Paris Aragon du jeudi 1 décembre 2022 au mercredi 4 janvier 2023. Caserne Napoléon. Rue de Lobau, 75004 Paris. Le Paris d’Aragon se décline en mots à travers la vie et l’œuvre de l’écrivain, et en photographies, avec la complicité de Claude Gaspari sur les murs de la caserne Napoléon, face à l’Hôtel de Ville.

En 1968, Aragon raconte à Dominique Arban comment il fit l’acquisition d’une toile de Georges Braque dont la vente en 1928 lui permit de partir pour Venise avec Nancy Cunard: ” Poussé en cela par André Breton j’avais, à la vente Kahnweiler, acheté un tableau de Braque qui ne plaisait à personne et n’avait ainsi pas atteint le prix que faisait même une très petite nature morte ; la Baigneuse, qui est la toile sur laquelle commence, chez Braque, le cubisme. c’est pour Braque, un tableau analogue, si vous voulez, à ce qu’ont été pour Picasso Les Demoiselles d’Avignon. ” (Aragon parle avec Dominique Arban. Seghers, 1968. Page 60)

Baigneuse (Le Grand Nu). 1908. Paris, Centre Pompidou.

Vicente Aleixandre

Vicente Aleixandre (Alberto Schommer).

Je ne comprends pas pourquoi Gallimard ne republie pas la poésie de Vicente Aleixandre (1898-1984). C’est un grand poète espagnol de la génération de 1927. Il est méconnu en France bien qu’il ait obtenu le Prix Nobel de littérature en 1977. La Asociación de Amigos de Vicente Aleixandre (Madrid, Velintonia 3) essaie depuis plus de 25 ans de sauver de la destruction sa maison, située près de la Cité Universitaire et d’y créer une Maison de la Poésie. Celle-ci n’est plus habitée depuis 1986 et la mort de Concepción Aleixandre, la sœur du poète.
C’est pourtant un des lieux essentiels de la littérature espagnole du vingtième siècle. Nombreux étaient ceux qui venaient rendre visite à Vicente Aleixandre qui était de santé fragile : Federico García Lorca jouait du piano ou lisait les Sonnets de l’amour obscur, Rafael Alberti, Luis Cernuda, Pablo Neruda, Miguel Hernández, d’autres encore…
C’était aussi un homme très généreux qui a beaucoup aidé la famille de Miguel Hernández, mort de tuberculose le 28 mars 1942 dans la prison Reformatorio d’ Alicante. Il suffit de lire De Nobel a Novel. epistolario de Vicente Aleixandre a Miguel Hernández y Josefina Manresa (2015). Après la Guerre civile, il resta en Espagne. Les jeunes poètes espagnols de l’après-guerre de Barcelone ou de Madrid venaient le voir et le considéraient comme un maître. (Carlos Barral, Jaime Gil de Biedma, Luis Agustín Goytisolo, Carlos Bousoño, José Hierro, Ángel González José Ángel Valente, Claudio Rodríguez, Francisco Brines).

Poésie totale. Traduction et préface : Roger Noël-Mayer. Collection Du monde entier, Gallimard. 1977
Ombre du Paradis (1939-1943) [Sombra del paraíso]. Traduction : Claude Couffon et Roger Noël-Mayer. Introduction : Roger Noël-Mayer. Collection Du monde entier, Gallimard. 1980;

Jacques Ancet a aussi traduit La destruction ou l’amour chez Fédérop en 1975.

Tormento del amor

Te amé, te amé, por tus ojos, tus labios, tu garganta, tu voz,
tu corazón encendido en violencia.
Te amé como a mi furia, mi destino furioso,
mi cerrazón sin alba, mi luna machacada.

Eras hermosa. Tenías ojos grandes.
Palomas grandes, veloces garras, altas águilas potentísimas…
Tenías esa plenitud por un cielo rutilante
donde el fragor de los mundos no es un beso en tu boca.

Pero te amé como la luna ama la sangre,
como la luna busca la sangre de las venas,
como la luna suplanta a la sangre y recorre furiosa
las venas encendidas de amarillas pasiones.

No sé lo que es la muerte, si se besa la boca.
No sé lo que es morir. Yo no muero. Yo canto.
Canto muerto y podrido como un hueso brillante,
radiante ante la luna como un cristal purísimo.

Canto como la carne, como la dura piedra.
Canto tus dientes feroces sin palabras.
Canto su sola sombra, su tristísima sombra
sobre la dulce tierra donde un césped se amansa.

Nadie llora. No mires este rostro
donde las lágrimas no viven, no respiran.
No mires esta piedra, esta llama de hierro,
este cuerpo que resuena como una torre metálica.

Tenías cabellera, dulces rizos, miradas y mejillas.
Tenías brazos, y no ríos sin límite.
Tenías tu forma, tu frontera preciosa, tu dulce margen
de carne estremecida.
Era tu corazón como alada bandera.

¡Pero tu sangre no, tu vida no, tu maldad no!
¿Quién soy yo que suplica a la luna mi muerte?
¿Quién soy yo que resiste los vientos, que siente las heridas de sus frenéticos cuchillos,
que le mojen su dibujo de mármol
como una dura estatua ensangrentada por la tormenta?

¿Quién soy yo que no escucho entre los truenos,
ni mi brazo de hueso con signo de relámpago,
ni la lluvia sangrienta que tiñe la yerba que ha nacido
entre mis pies mordidos por un río de dientes?

¿Quién soy, quién eres, quién te sabe?
¿A quién amo, oh tú, hermosa mortal,
amante reluciente, pecho radiante;
¿a quién o a quién amo, a qué sombra, a qué carne,
a qué podridos huesos que como flores me embriagan?

Mundo a solas (1934-1936)

Tourment de l’amour

Je t’ai aimée, je t’ai aimée, pour tes yeux, tes lèvres, ta gorge, ta voix,
ton coeur enflammée de violence.
Je t’ai aimée comme ma furie, mon destin furieux,
mes ténèbres sans aube, ma lune broyée.

Tu étais belle. Tu avais de grands yeux.
Grandes colombes, agiles griffes, hauts aigles tout-puissants.
Tu avais cette plénitude en un ciel rutilant
où le fracas des mondes n’est pas un baiser dans ta bouche.

Mais je t’aimais comme la lune aime le sang,
comme la lune cherche le sang des veines,
comme la lune supplante le sang et furieuse parcourt
les veines allumées de jaunes passions.

Je ne sais pas ce qu’est la mort, si l’on baise sa bouche.
Je ne sais pas ce qu’est mourir. Je ne meurs pas. Je chante.
Je chante mort et pourri comme un oc brillant,
resplendissant sous la lune comme un cristal très pur.

Je chante comme la chair, comme la pierre dure,
je chante tes dents féroces sans paroles.
Je chante leur ombre seule, leur ombre si triste
sur la douce terre où le gazon s’attendrit.

Nul ne pleure. Ne regarde pas ce visage
où les larmes ne vivent ni respirent.
Ne regarde pas cette pierre, cette flamme de fer,
ce corps qui résonne comme une tour de métal.

Tu avais des cheveux, de douces boucles, des regards et des joues.
Tu avais des bras, et non des fleuves sans limites.
Tu avais ta forme, ta frontière exquise, ton doux contour de chair frissonnante.
Ton coeur était comme un drapeau ailé.

Mais ton sang non, ta vie, non, ta méchanceté non !
Qui suis-je moi pour implorer ma mort de la lune ?
Qui suis-je moi pour résister aux vents, pour sentir les blessures de leurs couteaux frénétiques,
pour laisser mouiller son dessin de marbre
comme une dure statue ensanglantée par la tourmente ?

Qui suis-je pour ne pas écouter ma voix dans l’éclat du tonnerre
ni mon bras osseux et marqué du signe de l’éclair,
ni la pluie sanglante qui teint l’herbe née
entre mes pieds mordus par un fleuve de dents ?

Qui suis-je, qui es-tu, qui te connaît ?
Qui aimé-je, ô toi, belle mortelle,
amante lumineuse, seins resplendissants ;
qui, qui aimé-je, quelle ombre, quelle chair ?
Quels os pourris qui m’enivrent comme des fleurs ?

Monde solitaire (1934-1936) in Poésie totale. Gallimard, 1977. Pages 123-124. Traduction: Roger-Noël Mayer.

Vicente Aleixandre et Roger-Noël Meyer. 1977.