Víctor Amela (1960) est un écrivain et journaliste qui écrit pour le quotidien La Vanguardia de Barcelone depuis 1984. Il a publié en 2018 Yo pude salvar a Lorca (Destino). J’avais apprécié à l’époque ce roman qui respectait la vérité historique. Le biographe du poète de Grenade Ian Gibson avait, lui aussi, défendu le livre et sa précision historique. Dans une interview publiée dans son journal, Víctor Amela affirmait que le poète de Grenade est le disparu le plus recherché et le plus aimé au monde : « Lorca, ¡el desaparecido más buscado y amado del mundo! » ). Il disait aussi : « La sangre de Lorca no se seca nunca. » C’est peut-être pour cela qu’il publie aujourd’hui dans la même veine Si yo me pierdo (Destino, 2022). Il évoque les jours passées par Federico à Cuba en 1930 : « Los días más felices de mi vida » Le poète écrivait à ses parents le 5 avril 1930 : « Esta isla es un paraíso. Cuba. Si yo me pierdo que me busquen en Andalucía o en Cuba. » Il était parti en Amérique avec son ami, l’homme politique socialiste Fernando de los Ríos en juin 1929. Il connaissait une véritable dépression après sa rupture douloureuse avec son compagnon d’alors, le sculpteur Emilio Alandrén (1906-1944), et les critiques exprimées par ses amis, Luis Buñuel et Salvador Dalí, contre les poèmes du Romancero gitano. Il passa dix mois aux États-Unis. Il assista au krach de la Bourse de New York en octobre 1929 et aux suicides que celui-ci entraîna. Il supporta mal la froideur anglo-saxonne et protestante, la dureté de la modernité capitaliste et le sort des pauvres et des noirs dans ce pays. Federico García Lorca resta à Cuba 3 mois, du 7 mars au 12 juin 1930, 98 jours exactement. Il produisit beaucoup (des poèmes, sa pièce de théâtre El Público, drame homosexuel où il affirma son identité, des dessins) et se réconcilia avec la vie. Il retrouva sa langue, la lumière, la chaleur, les couleurs. Il apprécia particulièrement la musique des musiciens noirs, le rhum, les glaces et les cocktails de La Havane, la beauté des paysages et celle des hommes et des femmes. Il avait 32 ans. Il devait donner trois conférences en une semaine, en réalité il en prononça neuf. Il assista aussi à des cérémonies de santería. Il fréquenta les intellectuels cubains (Les 4 enfants de la famille Loynaz : Enrique, Carlos Manuel, Dulce María – Prix Cervantès 1992 – et Flor, mais aussi José Lezama Lima, le futur auteur du mythique roman Paradiso, publié en 1966). Ses conférences eurent beaucoup de succès et il put vivre sa sexualité bien plus librement qu’en Espagne ou aux États-Unis. Il revint pourtant à Cadix à bord du navire Manuel Arnús le 30 juin 1930. Poeta en Nueva York fut publié en 1940 après sa mort par José Bergamín. Le dernier poème de ce recueil est Son de negros en Cuba qu’il écrivit lors d’un voyage en train qui lui fit traverser toute l’île de La Havane à Santiago fin avril 1930.
Miguel Poveda, Son de negros en Cuba. 2017. Video officielle.
Cuando llegue la luna llena iré a Santiago de Cuba, iré a Santiago, en un coche de agua negra iré a Santiago. Cantarán los techos de palmera iré a Santiago. Cuando la palma quiere ser cigüeña, iré a Santiago y cuando quiere ser medusa el plátano, iré a Santiago. Iré a Santiago con la rubia cabeza de Fonseca. Iré a Santiago. Y con el rosa de Romeo y Julieta iré a Santiago. Mar de papel y plata de monedas. Iré a Santiago. ¡Oh Cuba! ¡Oh ritmo de semillas secas! Iré a Santiago. ¡Oh cintura caliente y gota de madera! Iré a Santiago. Arpa de troncos vivos.Caimán. Flor de tabaco. Iré a Santiago. Siempre he dicho que yo iría a Santiago en un coche de agua negra. Iré a Santiago. Brisa y alcohol en las ruedas, iré a Santiago. Mi coral en la tiniebla, iré a Santiago. El mar ahogado en la arena, iré a Santiago. Calor blanco, fruta muerta iré a Santiago. ¡Oh bovino frescor de cañavera! ¡Oh Cuba! ¡Oh curva de suspiro y barro! Iré a Santiago.
Publicado en Informaciones, 17 de marzo de 1932.
Poeta en Nueva York, 1940.
Chant nègre de Cuba
Quand viendra la pleine lune j’irai à Santiago de Cuba, j’irai à Santiago, dans une calèche d’eau noire J’irai à Santiago. Chanteront les toits de palme J’irai à Santiago. Quand le palmier veut être cigogne, j’irai à Santiago. Et quand veut être méduse le bananier j’irai à Santiago. J’irai à Santiago. Avec la tête blonde de Fonseca. J’irai à Santiago. Avec la rose de Roméo et Juliette j’irai à Santiago. Ô Cuba ! Ô rythme de graines sèches ! J’irai à Santiago. Ô ceinture chaude et goutte de bois ! J’irai à Santiago. Harpe de troncs vivants. Caïman. Fleur de tabac. J’irai à Santiago. J’ai toujours dit que j’irais à Santiago dans une calèche d’eau noire. J’irai à Santiago. Brise et alcool dans les roues, j’irai à Santiago. Mon corail dans la ténèbre, j’irai à Santiago. La mer noyée dans le sable, j’irai à Santiago. Chaleur blanche, fruit mort, j’irai à Santiago. Ô bovine fraîcheur des champs de canne ! Ô Cuba ! Ô courbe de soupir et de boue ! J’irai à Santiago.
Poète à New York. Poésies III, 1926-1936. Traduction de Pierre Darmangeat.
Víctor Fernández a publié le 9 octobre dans le journal La Razón un article où Il évoque la nièce de Federico García Lorca, Tica Fernández-Montesinos dont j’ai déjà parlé dans ce blog (15 décembre 2020).
Tica Fernández-Montesinos: “Claro que me gustaría llevar flores a la tumba de mi tío Federico García Lorca” Hija de Manuel Fernández-Montesinos y Concha García Lorca, habla de sus recuerdos alrededor del autor de “Poeta en Nueva York”
Vicenta (Tica) Fernández-Montesinos García est née à Grenade en décembre 1930. Federico García Lorca, son oncle, a choisi son prénom : elle s’appelle Vicenta comme sa grand-mère.
Tica est la fille aînée de Manuel Fernández-Montesinos Lustau, médecin et maire socialiste de Grenade en 1935, fusillé le 16 août 1936 contre les murs du cimetière de Grenade, et de Concha García Lorca, la sœur du poète. Le même jour, a las cinco de la tarde, des hommes en armes, menés par l’ancien député de droite de Grenade (CEDA), Ramón Ruiz Alonso, arrêtèrent Federico, au domicile de la famille du poète phalangiste, Luis Rosales, calle Angulo n°5. Peu de temps après, il était assassiné quelque part entre Víznar et Alfacar.
Elle eut une petite enfance heureuse dans la maison de campagne de la famille, la Huerta de San Vicente. Mais, elle souffrit d’une très forte otite qui la laissa partiellement sourde. Son l’oncle Federico l’adorait. Il la faisait rire, lui apprit à chanter et à danser. « Fui para tíoFederico la hija que no tendría. » dit-elle.
Le mois d’août 1936 bouleversa la vie de cette famille aisée de la Vega de Grenade. Elle avait cinq ans et sept mois quand les fascistes assassinèrent son père et son oncle.
Ses grands-parents et sa mère durent s’exiler à New York. Ils y arrivèrent le 30 juillet 1940. Quand il partit de Bilbao à bord du Marqués de Comillas, son grand-père Federico García Rodríguez dit: “No quiero volver a ver este jodío país en mi vida”. Il mourut le 15 septembre 1945 à 86 ans.
Tica fit des études de philologie anglaise dans de prestigieux établissements libéraux des États-Unis et revint en 1952 à Madrid. Elle travailla pour la maison d’édition Aguilar qui employaient de nombreux anciens républicains. Elle se maria avec le peintre de Séville Antonio de Casas puis divorça, eut deux fils (Miguel, Claudio) et sept petits-enfants.
En 2011, elle a publié ses souvenirs Notas deshilvanadas de una niña que perdió la guerra (Comares) et en 2017 la suite El sonido del agua en las acequias (Dauro) .
Elle a aujourd’hui 91 ans, bientôt 92, et vit dans une maison de retraite dans les environs de Madrid. Víctor Fernández nous dit qu’elle est la dernière personne encore en vie à avoir connu de près le poète.
« Claro que me gustaría llevarle flores a mi tío a su tumba. Pero no tengo con quién. No sé dónde está. Eso es un misterio. Es el misterio. ». Elle ajoute : « Me gustaría llevarle flores a mi tío Federico ».
Au sommet du mont, parmi les cailloux, les trompettes de terre cuite des hommes des vieilles gelées blanches pépiaient comme de petits aigles.
Pour une douleur drue, s’il y a douleur.
La poésie vit d’insomnie perpétuelle.
Il semble que ce soit le ciel qui ait le dernier mot. Mais il le prononce à voix si basse que nul ne l’entend jamais.
Il n’y a pas de repli ; seulement une patience millénaire sur laquelle nous sommes appuyés.
Dormez, désespérés, c’est bientôt jour, un jour d’hiver.
Nous n’avons qu’une ressource avec la mort : faire de l’art avant elle.
La réalité ne peut être franchie que soulevée.
Aux époques de détresse et d’improvisation, quelques-uns ne sont tués que pour une nuit et les autres pour l’éternité : un chant d’alouette des entrailles.
La quête d’un frère signifie presque toujours la recherche d’un être, notre égal, à qui nous désirons offrir des transcendances dont nous finissons à peine de dégauchir les signes.
Le probe tombeau : une meule de blé. Le grain au pain, la paille pour le fumier.
Ne regardez qu’une fois la vague jeter l’ancre dans la mer.
L’imaginaire n’est pas pur ; il ne fait qu’aller.
Les grands ne se perpétuent que par les grands. On oublie. La mesure seule est blessée.
Qu’est-ce qu’un nageur qui ne saurait se glisser entièrement sous les eaux ?
Avec des poings pour frapper, ils firent de pauvres mains pour travailler.
Les pluies sauvages favorisent les passants profonds.
L’essentiel est ce qui nous escorte, en temps voulu, en allongeant la route. C’est aussi une lampe sans regard, dans la fumée.
L’écriture d’un bleu fanal, pressée, dentelée, intrépide, du Ventoux alors enfant, courait toujours sur l’horizon de Montmirail qu’à tout moment notre amour m’apportait, m’enlevait.
Des débris de rois d’une inexpugnable férocité.
Les nuages ont des desseins aussi fermés que ceux des hommes.
Ce n’est pas l’estomac qui réclame la soupe bien chaude, c’est le cœur.
Sommeil sur la plaie pareil à du sel.
Une ingérence innommable a ôté aux choses, aux circonstances, aux êtres, leur hasard d’auréole. Il n’y a d’avènement pour nous qu’à partir de cette auréole. Elle n’immunise pas.
Cette neige, nous l’aimions, elle n’avait pas de chemin, elle découvrait notre faim.
Abans em concentrava escoltant el pensament enmig de qualsevol estrèpit. Ara, m’és tan difícil. No estic cansat de viure: estic cansat de les veus que al voltant ressonen buides. Però sé on continua l’alegria: si no m’he perdut mai cap paradís, no em perdré ara el més auster, aquest on al poema ja no hi queda gairebé rastre de literatura. Reconec aquest lloc, l’he buscat sempre. L’últim refugi, el de la soledat.
Es perd el senyal. Barcelona, Proa, 2012. Col lecció “Óssa menor”
Retiradas
Antes, incluso en medio de un estrépito, podía concentrarme en un poema. Ahora me resulta más difícil. No estoy cansado de vivir: lo estoy de tantas voces que a mi alrededor resuenan huecas. Sé dónde continúa la alegría: si nunca me he perdido un paraíso, no iré a perderme ahora el más austero, ese donde el poema no le queda apenas rastro de literatura. Reconozco el lugar, es el mismo de siempre. El último refugio, el de la soledad.
Todos los poemas (1975-2015). Austral, 2018.
Le poète Joan Margarit est né le 11 mai 1938 à Sanaüja (Lérida) en Catalogne. il est mort le 16 février 2021 à Sant Just Desvern dans sa maison de la banlieue de Barcelone. Architecte, professeur et poète, il écrivait principalement en catalan. Il a obtenu le Prix Cervantès, le Prix Nobel des langues castillanes en 2019.
«Soy un poeta catalán, pero también castellano, coño» avait-il affirmé en 2019 en déposant ses archives à l’Instituto Cervantes de Madrid.
Voyage en Grèce du 19 au 30 septembre. Nous étions à Monemvassia le mardi 27 septembre. Cette belle ville fortifiée du sud du Péloponnèse, située sur la côte est de la Laconie est l’ancienne Malvoisie. La ville historique ou Kastro se trouve sur une presqu’île. Elle occupe une partie d’un rocher de 1,8 km de long et 300 m de haut, relié par une digue au continent. Sur les remparts, on peut voir la maison familiale du poète communiste grec Yannis Ritsos (1909-1990) et son buste. Après la guerre civile dans son pays, de 1948-1952, il a été incarcéré dans les camps de Kondopouli (île de Limnos), Makronissos et Aghios Efstratios (île d’Aï-Strati) au titre de la “rééducation nationale”. Lors du coup d’État des Colonels en 1967, il a été à nouveau interné, puis assigné à résidence. Aragon publiera en 1957 un article important dans Les Lettres françaises pour faire connaître davantage le poète en France. Yannis Ritsos et Louis Aragon ne se sont rencontrés qu’une seule fois à Athènes le 14 octobre 1980.
Marche
Il a usé ses souliers nuit après nuit cheminant sur les cailloux des étoiles – cheminant seul pour l’amour des hommes. Il était fait, cet homme-là pour le bonheur du monde. On l’a empêché. On lui a pris ce qu’il pouvait donner de plus : sa confiance en ceux-là même qui le refusaient. A présent il se promène, deux fois seul, sur la rive. Il regarde. Ne récolte rien. Des ombres de barques raient l’or du couchant, dans le grand silence de la beauté délaissée. Inachevé plein d’amertume, je reviendrai frapper à ta porte.
Correspondances – Anthologie de la poésie grecque contemporaine, 1945-2000 (NRF Poésie/Gallimard n°353, 2000. ) – Traduit du grec par Michel Volkovitch.
Blancheur
Il posa sa main sur la page pour ne pas voir la feuille blanche. Et il vit dessus sa main nue. Alors il ferma aussi les deux yeux, et entendit monter en lui, ensevelie, la ténébreuse, l’indescriptible blancheur.
Léros, 10.XI.67
Le mur dans le miroir et autres poèmes. NRF Poésie/Gallimard n°354. 2006. Traduction : Dominique Grandmont.
Mes chers semblables
Mes chers semblables comment pouvez-vous vous courber encore ? Comment pouvez-vous ne pas sourire ? Ouvrez les fenêtres. Le monde resplendit infatigable. Qu’il soit regardé.
Symphonie du printemps, 1938. Bruno Doucey, 2012 Traduction : Anne Personnaz.
Article publié dans les Lettres françaises (semaine du 28 février au 6 mars 1957).
Pour saluer Ritsos (Aragon)
En février 1949, dans la page du C.N.E. que les Lettres Françaises publiaient alors, était présenté à nos lecteurs un poète grec, Yannis Ritsos, avec un grand poème, Lettre à la France, traduit par M. Néoclès Coutousis : dans un article voisin, on pouvait lire de lui cette biographie : Né à Monemvasie (Laconie), en 1909, il est, depuis 1934, un des chefs de file de la jeune poésie grecque. Ses recueils lyriques et généreux s’intitulent Tracteurs, Pyramides, Le chant et la sœur, Symphonie Printanière, La marche de l’Océan, Epreuve. Ritsos est un vibrant ami de la France, de ses livres, de ses messages de progrès. Le 14 Juillet 1945, il composa une admirable Lettre à la France qui fut déclamée alors devant 30 000 Athéniens et dont le retentissement fut profond en France, où notamment Pierre Blanchard, en 1946, à Paris, au cours d’une réunion franco-grecque, en fit une inoubliable lecture. Le poème, depuis, a été reproduit dans l’anthologie des poèmes pour la paix, publiée par M Armand Megglé. Ritsos est poitrinaire. Le poète était alors déporté à l’île de Limnos. Nous n’avions plus entendu parler de lui depuis ce temps là. Voici qu’un petit livre de lui nous donne de ses nouvelles, cette Sonate au clair de lune, qui nous parvient avec une traduction de M. Alécos Kataza, que nous publions aujourd’hui. Le poète est maintenant à Athènes, libre. Il a quarante-neuf ans, et sur ce texte on peut maintenant le voir grandeur nature : il faut savoir le saluer, et le dire très haut, c’est un des plus grands et des plus singuliers parmi les poètes d’aujourd’hui. Pour ma part, il y avait longtemps que quelque chose ne m’avait donné comme ce chant le choc violent du génie. Je sais : ce mot-là ne se prononce pas, ou tout au moins il ne faut pas l’écrire. Je n’y puis rien. Je ne le retire pas. * De ce poème, paru en décembre 1956, le traducteur m’écrit qu’il exprime l’impasse tragique dans laquelle sont tombés l’individualisme et toute le civilisation bourgeoise. J’imagine qu’il me dit ceci, s’étant donné la peine de et l’amour de traduire, pour concilier à ce poème le lecteur que je suis. Et je sais que l’ayant lu à des camarades, qui avaient peut-être besoin de ce commentaire pour se sentir le droit d’admirer, et à qui j’avais omis de le transmettre, j’ai vu dans leurs yeux cet égarement, ce trouble, des gens qui ne voient pas où on les mène. On m’a dit que c’était obscur, difficile, et même plus fait pour une revue que pour les Lettres. Je ne me suis pas arrêté à ces remarques : J’ai peut être tort de faire cette confiance aux lecteurs des Lettres françaises, mais je ne les croie pas faits pour ne lire que des poèmes d’un seul type, portant tout au moins les références évidentes qui rendent licite l’enthousiasme qu’on en a. Ritsos a-t-il ou non voulu montrer l’impasse de l’individualisme et de la civilisation bourgeoise ? Je n’en sais rien. Je puis imaginer que l’on comprenne cette Sonate au clair de lune d’une telle affirmation, et elle peut bien être fondée. Elle me rappelle et l’explication que Michelet donne du Radeau de la Méduse, affirmant que Géricault y a peint la France dans la nuit de la Restauration, et l’explication par Proudhon de ce Retour de foire de Courbet, où il voit toute l’histoire de la société sous Louis-Philippe. Ce n’est pas aujourd’hui que les hommes marqués par la passion politique, cherchent ainsi à lier profondément ce qu’ils admirent et ce qu’ils pensent, avec un bonheur inégal. Justifier, justifier… Qui oserait dire que cela ne part pas d’un sentiment louable ? J’ajouterai qu’il arrive que ce genre d’interprétation serve le livre, tableau, poème, ou cuvette, à laquelle il faut bien voir qu’il s’applique par une volonté émouvante du théoricien, cherchant à créer un pont entre l’œuvre d’art et ceux qui vont passer distraitement devant elle. Mais c’est par là surtout que ce genre d’interprétation vaut, et parfois prévaut. Il faut le prendre comme une image poétique, ne pas trop s’attacher à la traduction qu’il donne, et Michelet ne pouvait pas ne pas voir la France sur le Radeau, et son image est celle d’un poète, et je salue en lui ce poète. Mais considérer directement l’œuvre de Géricault comme « la France sous le Restauration » est un non-sens. C’est, une fois de plus, tomber dans ce qu’on appelle, pour le condamner, le sociologisme vulgaire. * Ceci dit, je voudrais simplement mettre la Sonate sur le tourne-disque, faire autour de vous ce silence dans lequel va commencer le chant, s’épanouir cette lumière lunaire qui n’est ni Le clair de lune calme et beau de Verlaine, cet éclairage pour les jets, l’eau et les masques, ni le jeu géométrique, blanc et noir, de la musique moderne, le Pierrot lunaire allemand. Dans cette nuit de printemps où une femme âgée, de noir vêtue, parle à un jeune homme…est-ce la bourgeoisie ? L’individualisme ? Mais ce qui me saisit c’est comme par les deux fenêtres entrent avec la clarté nocturne non point des personnages des Fêtes galantes, non les spectres de Macbeth, non le monde irréel des fées et des elfes, mais la cité cimenteuse et aérienne, badigeonnée de clair de lune. L’image, ici, ce ne sont point les mots poétiques, le bazar éprouvé des choses nobles, qui en appuie les deux volets tournants : c’est le fauteuil défoncé dans la pièce ou les souliers aux talons tournés qu’on porte une fois par moi chez le cireur du coin, dans la cuisine les verseuses suspendues au mur qui brillent – comme des grands yeux ronds d’invraisemblables poissons… … et quand j’enlève la tasse de la table il reste un trou de silence au-dessous, je mets immédiatement la main dessus pour n’y pas regarder – je remets la tasse à sa place… D’où vient cette poésie ? d’où ce sens du frisson ? où les choses telles qu’elles sont jouent le rôle des spectres, où l’Hamlet grec est confronté, non plus avec les rois morts, le nouvel Œdipe non plus avec le Sphinx, mais avec les objets sournoisement familiers et … le chapeau du mort qui roule de la patère dans le sombre couloir. Il y a, dans cette poésie, le bruit méditerranéen d’une mer sans marée, j’y fais comme un quelconque M. de Marcellus le voyage de Grèce, d’une Grèce qui n’est plus celle de Byron ou de Delacroix, d’une Grèce qui est sœur de la Sicile de Pirandello et de Chirico, où la beauté n’est point des marbres mutilés, mais d’une humanité déchirée, et le jeune homme qui vient de quitter la vieille femme dit, c’est vrai, déboutonnant sa chemise, sur cette poitrine puissante : la décadence d’une époque… il me fallait ces mots, il a suffit de ces mots pour que je le voie, qu’il s’anime (ici, le commentaire du traducteur semble se justifier, si tant est vrai que la morale d’une fable explique la folie du fabuliste qui a fait jouer ensemble une cigogne et un renard). On cherche à s’expliquer les choses par analogie : et peut-être me fallait-il parler de la Sicile, quand la Grèce se suffit, parce qu’une nuit semblable dans un pays où je n’ai jamais mis les pieds me rassure sur le caractère trop réel de cette nuit-ci, et mon ignorance de la Grèce non moins parfaite que celle que j’ai de la Sicile… Alors, parce que le mystère de la poésie, il est dans les poètes mêmes, et qu’ici aussi il me faut comparer, comparer et toujours comparer, je m’avise qu’il y a chez Yannis Ritsos, plus que Shakespeare ou Eschyle, un souffle étrange et que je connais bien, un écho d’un poète secret, dot j’ai l’intonation dans l’oreille. Et le nom de Lautréamont vient clore ce trop long prolégomène, et c’est avec Lautréamont qu’ici j’accueillerai Ritsos, à côté de lui que je le prierai à s’asseoir, avec sa Sonate, belle comme la rencontre d’une machine à coudre et d’un parapluie…, parmi les poètes qui ont le droit de rire, la nuit, au clair de lune, de ce rire bruyant, irrépressible comme la vie.
Le grand poète espagnol Antonio Machado est né le 26 juillet 1875 à Séville. Il quitte l’Andalousie avec ses parents le 8 septembre 1883. Il a été formé à Madrid à partir de 1883 par l’Institution libre d’enseignement (La Institución Libre de Enseñanza), célèbre tentative pédagogique moderne et laïque qui a profondément marqué l’Espagne de la fin du XIX ème siècle et du début du XX ème. En 1907, Antonio Machado obtient une place de professeur de français à Soria. Il y rencontre Leonor Izquierdo Cuevas, avec laquelle il se marie le 30 juillet 1909. Il a 34 ans, Leonor 15 seulement. Elle meurt de tuberculose le 1 août 1912. Très affecté, le poète quitte Soria pour ne jamais y retourner. Il obtient sa mutation à Baeza, dans la province de Jaén (Andalousie), où il reste jusqu’en 1919. Entre 1919 et 1932, il est professeur de français à Ségovie, près de Madrid. En 1931, avec ses amis progressistes il proclame la République dans cette ville de Castille et hisse le drapeau républicain sur l’hôtel de ville au son de La Marseillaise. Á partir de 1932, il réside à Madrid. Lorsqu’éclate la Guerre civile en juillet 1936, Antonio Machado est à Madrid. Il met sa plume au service de la République. Il écrit un poème qui évoque l’exécution de Federico Garcia Lorca (El crimen fue en Granada). En novembre 1936, il est évacué avec sa mère, Ana Ruiz, et deux de ses frères, Joaquin et José, à Valence, puis en 1938 à Barcelone. Le 22 janvier 1939, ils sont contraints de fuir vers la France. Arrivé à Collioure, à quelques kilomètres de la frontière, Antonio Machado meurt épuisé le 22 février 1939, trois jours avant sa mère. Il est enterré à Collioure, tandis que la tombe de Leonor se trouve à Soria (Cementerio del Espino).
Gerardo Diego disait d’Antonio Machado : « Hablaba en verso y vivía en poesía »
CXXVII. Otro viaje
Ya en los campos de Jaén, amanece. Corre el tren por sus brillantes rieles, devorando matorrales, alcaceles, terraplenes, pedregales, olivares, caseríos, praderas y cardizales, montes y valles sombríos. Tras la turbia ventanilla, pasa la devanadera del campo de primavera. La luz en el techo brilla de mi vagón de tercera. Entre nubarrones blancos, oro y grana; la niebla de la mañana huyendo por los barrancos. ¡Este insomne sueño mío! ¡Este frío de un amanecer en vela!… Resonante, jadeante, marcha el tren. El campo vuela. Enfrente de mí, un señor sobre su manta dormido; un fraile y un cazador —el perro a sus pies tendido—. Yo contemplo mi equipaje, mi viejo saco de cuero; y recuerdo otro viaje hacia las tierras del Duero. Otro viaje de ayer por la tierra castellana —¡pinos del amanecer entre Almazán y Quintana!— ¡Y alegría de un viajar en compañía! ¡Y la unión que ha roto la muerte un día! ¡Mano fría que aprietas mi corazón! Tren, camina, silba, humea, acarrea tu ejército de vagones, ajetrea maletas y corazones. Soledad, sequedad. Tan pobre me estoy quedando que ya ni siquiera estoy conmigo, ni sé si voy conmigo a solas viajando.
Campos de Castilla, 1912.
CXXVII Autre voyage
Sur les campagnes de Jaén, voici que le soleil se lève. Le train sur ses rails brillants s’élance, dévorant des buissons, des champs d’orge, des terre-pleins, des pierres, des oliveraies et des fermes, des prés et des chardons, des monts et de sombres vallons. Par-delà la trouble fenêtre passe l’écheveau de la campagne du printemps. La lumière brille au plafond de mon wagon de troisième. Entre de gros nuages blancs, l’or et la pourpre ; le brouillard du matin fuyant dans les ravins. Oh ! sommeil d’insomnie, oh ! le froid du matin, dans l’éveil !… Résonnant, haletant, va le train. La campagne vole. En face de moi, un monsieur sur sa couverture endormi ; un moine et un chasseur – son chien étendu à ses pieds. – Moi, je contemple mon bagage, mon vieux sac de cuir ; et je me souviens d’un autre voyage vers les terres du Douro. Un autre voyage d’hier en terre de Castille – oh ! Les pins de l’aurore entre Almazán et Quintana ! – Et la joie de voyager en compagnie ! Et l’union que la mort un jour a brisée ! Oh ! main froide qui serre mon coeur ! Chemine, train, siffle, fume, transporte, ton armée de wagons, bourlinguant valises et coeurs. Oh ! Solitude, sécheresse. Me voici pauvre, si pauvre, que je ne suis même plus avec moi, ni ne sais si je suis avec moi tout seul voyageant.
Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi des Poésies de la guerre. 2004. Traduction de Sylvie Léger et Bernard Sesé. NRF Poésie/ Gallimard n°144.
La Bibliothèque Nationale du Pérou vient d’inaugurer officiellement le 29 septembre 2022 l’exposition Contra todas las contras: 100 años de Trilce ( Sala de Exposiciones Francisco Laso, Avenida de la Poesía, 160, distrito de San Borja, Lima). L’exposition est ouverte au public du 4 octobre 2022 au 22 décembre 2022.
Le premier livre de César Vallejo (1892-1938), Los heraldos negros, date de 1919. Dans ces poèmes, rédigés entre 1915 et 1918, on remarque encore l’influence du modernisme.
Le deuxième recueil de César Vallejo, Trilce, paraît en octobre 1922, il y a tout juste cent ans, à compte d’auteur (Talleres Tipográficos de la Penitenciaria). Tiré à deux cents exemplaires avec un prologue d’Antenor Orrego (1892-1960), ami du poète, il comporte 77 poèmes sans titre, numérotés de I à LXXVII. Ils furent écrits pendant une période particulièrement dramatique de la vie du poète. Sa mère meurt en août 1918. Il connaît une rupture amoureuse douloureuse (avec la très jeune Otilia Villanueva) en mai 1919. Son ami, l’écrivain Abraham Valdelomar, (1888-1919) meurt le 3 novembre 1919 après une chute accidentelle. Il perd son poste d’enseignant à la fin de 1919. Il est emprisonné à Trujillo pendant 112 jours (du 6 novembre 1920 au 26 février 1921), sous l’accusation infondée d’être un agitateur et d’avoir incendié une maison à Santiago de Chuco, sa ville natale, lors d’un conflit social. Il avait 28 ans. Cette expérience carcérale fut particulièrement marquante comme pour Cervantes ou Dostoïevski, Il s’exilera en France le 17 juin 1923 et arrivera à Paris le 13 juillet.
Le mot Trilce est un mot inconnu. On demanda un jour à Vallejo ce qu’il signifiait. Il répondit : « Ah, mais ça ne veut rien dire. Je ne trouvais aucun mot qui ait la dignité d’un titre, alors je l’ai inventé : Trilce. Ce n’est pas un joli mot ? » («Ah, pues Trilce no quiere decir nada. No encontraba, en mi afán, ninguna palabra con dignidad de título, y entonces la inventé : Trilce. ¿No es una palabra hermosa ? ») D’autres explications ont été données. En espagnol, on entend d’abord deux états : Triste, Dulce. Triste et Doux.
Ce livre, publié la même année que l’Ulysse de James Joyce et La Terre vaine de T.S Eliot, est le sommet de l’oeuvre du poète péruvien et l’un des plus importants de la poésie en langue espagnole du XX ème siècle. Il est en avance sur toutes les avant-gardes. Beaucoup de ses poèmes sont difficiles et en apparence hermétiques. Ils relatent la dure expérience du malheur et de l’emprisonnement. On remarque une rupture avec Los heraldos negros. Les poèmes sont toujours marqués par le pessimisme, mais l’angoisse et la désolation apparaissent avec un nouveau langage, loin de toute influence. La langue se désarticule. La syntaxe disparaît parfois. Ce livre donne l’impression d’un monde chaotique et angoissant.
«El libro ha nacido en el mayor vacío. Soy responsable de él. Asumo toda la responsabilidad de su estética. Hoy, y más que nunca quizás, siento gravitar sobre mí una hasta ahora desconocida obligación sacratísima, de hombre y de artista: ¡la de ser libre! Si no he de ser hoy libre, no lo seré jamás. Siento que gana el arco de mi frente con su más imperativa curva de heroicidad. Me doy en la forma más libre que puedo y ésta es mi mayor cosecha artística. ¡Dios sabe hasta dónde es cierta y verdadera mi libertad! ¡Dios sabe cuánto he sufrido para que el ritmo no traspasara esa libertad y cayera en libertinaje! ¡Dios sabe hasta qué bordes espeluznantes me he asomado, colmado de miedo, temeroso de que todo se vaya a morir a fondo para que mi pobre ánima viva!» (Carta enviada a Antenor Orrego y citada por su amigo José Carlos Mariátegui. Siete ensayos de interpretación de la realidad peruana. En El proceso de la literatura. Lima, 1928.)
Il fut publié en Espagne en 1930 (Compañia Ibero-Americana de Publicaciones) avec un prologue de José Bergamín et un poème de Gerardo Diego.
XLI
La Muerte de rodillas mana su sangre blanca que no es sangre. Se huele a garantía. Pero ya me quiero reír.
Murmúrase algo por allí. Callan. Alguien silba valor de lado, y hasta se contaría en par veintitrés costillas que se echan de menos entre sí, a ambos costados; se contaría en par también, toda la fila de trapecios escoltas.
En tanto, el redoblante policial (otra vez me quiero reír) se desquita y nos tunde a palos, dale y dale de membrana a membrana tas con tas.
Trilce, 1922.
XLI
La mort à genoux laisse sourdre son sang blanc qui n’est pas du sang. Ça sent la garantie. Mais je veux en rire.
On murmure quelque chose par là. On se tait. Quelqu’un siffle courage de côté, et même on compterait par paires vingt-trois côtes qui se font défaut entre elles, de chaque côté ; on compterait par paires aussi tout le rang de trapèzes escortes.
Entre-temps le tambour policier (à nouveau je veux en rire) se venge et nous roue de coups, cogne et cogne de membrane à membrane, vlan et vlan.
Nous rentrons d’un voyage de douze jours en Grèce. Marie Paule Farina a publié hier sur Facebook une citation de El héroe discreto de Mario Vargas Llosa (Alfaguara, 2013). Je recherche dans ma bibliothèque l’original en espagnol. Je me rends compte que l’écrivain péruvien a placé en épigraphe une citation de El hilo de la fábula (Los conjurados. Alianza editorial, 1985) : ” Nuestro hermoso deber es imaginar que hay un laberinto y un hilo. ” ” Notre beau devoir à nous est d’imaginer qu’il y a un labyrinthe et un fil. ” Je remercie Marie Paule et Raymond Farina de me permettre de revenir à Vargas Llosa et à Borges.
El hilo de la fábula
El hilo que la mano de Ariadne dejó en la mano de Teseo (en la otra estaba la espada) para que éste se ahondara en el laberinto y descubriera el centro, el hombre con cabeza de toro o, como quiere Dante, el toro con cabeza de hombre, y le diera muerte y pudiera, ya ejecutada la proeza, destejer las redes de piedra y volver a ella, a su amor.
Las cosas ocurrieron así. Teseo no podía saber que del otro lado del laberinto estaba el otro laberinto, el del tiempo, y que en algún lugar prefijado estaba Medea.
El hilo se ha perdido; el laberinto se ha perdido también. Ahora ni siquiera sabemos si nos rodea un laberinto, un secreto cosmos, o un caos azaroso. Nuestro hermoso deber es imaginar que hay un laberinto y un hilo. Nunca daremos con el hilo; acaso lo encontramos y lo perdemos en un acto de fe, en una cadencia, en el sueño, en las palabras que se llaman filosofía o en la mera y sencilla felicidad.
Cnossos, 1984.
Le fil de la fable
Le fil que la main d’Ariane glissa dans la main de Thésée (son autre main tenait l’épée) pour que celui-ci s’enfonce dans le labyrinthe et qu’il en découvre le centre, l’homme à la tête de taureau ou, comme le veut Dante, le taureau à la tête d’homme, et qu’il lui donne la mort et qu’il puisse enfin, sa prouesse accomplie, défaire les mailles de pierre et revenir vers elle, son amour.
Les choses se passèrent ainsi. Thésée ne pouvait savoir que de l’autre côté du labyrinthe s’ouvrait l’autre labyrinthe, celui du temps, et que dans quelque lieu déjà établi se trouvait Médée.
Le fil s’est perdu. Le labyrinthe s’est perdu, lui aussi. Nous ne savons même plus, maintenant, si c’est un labyrinthe qui nous entoure, un cosmos secret ou un chaos hasardeux. Notre beau devoir à nous est d’imaginer qu’il y a un labyrinthe et un fil. Jamais nous ne tiendrons le fil. Il se peut que nous le rencontrions et que nous le perdions dans un acte de foi, une cadence, un rêve, dans les mots que l’on nomme philosophique ou dans le simple bonheur.
Cnossos, 1984.
Les Conjurés précédé de Le Chiffre. Gallimard. 1988. Traduction de Claude Esteban.
Le livre regroupe les quarante-quatre derniers poèmes et proses poétiques de Jorge Luis Borges. Le livre a été publié en 1985. L’écrivain argentin est décédé à Genève le 14 juin 1986. il avait 86 ans. La traduction de Claude Esteban, mon ancien professeur, est excellente comme toujours.
Je continue de publier des poèmes d’auteurs chiliens. Aujourd’hui c’est le tour de Pablo Neruda, très présent dans mon blog. Los versos del capitán paraît pour la première fois de manière anonyme en Italie en 1952, imprimé par son ami Paolo Ricci. Il n’est publié sous le nom de Neruda au Chili qu’en 1963.
8 de septiembre
Hoy, este día fue una copa plena, hoy, este día fue la inmensa ola, hoy, fue toda la tierra.
Hoy el mar tempestuoso nos levantó en un beso tan alto que temblamos a la luz de un relámpago y, atados, descendimos a sumergirnos sin desenlazarnos.
Hoy nuestros cuerpos se hicieron extensos, crecieron hasta el límite del mundo y rodaron fundiéndose en una sola gota de cera o meteoro.
Entre tú y yo se abrió una nueva puerta y alguien, sin rostro aún, allí nos esperaba.
Los versos del capitán, 1952.
8 septembre
Aujourd’hui, notre temps a été coupe pleine, aujourd’hui, notre temps a été vague immense, aujourd’hui, terre entière.
Aujourd’hui la mer, houle furieuse, nous a portés si haut dans un baiser que nous avons tremblé sous l’éclair fulgurant et l’un à l’autre liés, nous sommes descendus au fond des eaux sans desserrer l’étreinte.
Aujourd’hui nos corps ont grandi, grandi, ils sont arrivés jusqu’au bout du monde et ils ont roulé, fusionné : goutte unique de cire ou météore.
Entre nous – toi et moi – une porte nouvelle s’est ouverte où quelqu’un, encore sans visage, nous attendait.
Les Vers du capitaine. Publié en français sous le titre Les Vers du capitaine, suivi de La Centaine d’amour, traduits par Claude Couffon, André Bonhomme et Jean Marcenac, Paris, Gallimard, « Du monde entier», 1984.
Le poète et journaliste chilien Carlos Pezoa Veliz (1879-1908), anarchiste et autodidacte, de son vrai nom Carlos Enrique Moyano Jaña, est né à Santiago le 21 juillet 1879. Il est très gravement blessé aux jambes lors du terrible tremblement de terre qui secoue Valparaíso le 16 août 1906 et cause 3000 morts et 20 000 blessés. Les murs de la pension où il habite à Viña del Mar s’écroulent sur lui. Il fait de longs séjours dans les hôpitaux de Santiago et meurt, à 28 ans, le 21 avril 1908 de tuberculose. Son œuvre complète est éditée en 1927 sous le titre de Poesías y prosas completas (Editorial Renacimiento). Sa poésie est le miroir fidèle du pathétisme de la vie des indigents, de l’angoisse économique, des douleurs physiques, c’est-à-dire de sa propre existence qui fut errante et torturée mais sans renoncement ni mélancolie. On retrouve un peu l’influence de sa poésie rebelle, ironique et populaire chez Nicanor Parra et Roberto Bolaño (1953-2003). Ce dernier s’est toujours senti profondément poète, mais sa réputation repose essentiellement sur ses romans et ses nouvelles.
Carlos Pezoa Véliz escritor chileno (Roberto Bolaño)
Yo he traído ahora el caso porque lo oí a un viejo cuque (Carlos Pezoa Véliz)
Cómo estás. Tanto tiempo sin vernos. Qué es de tu muerte Bien gracias hermano hermano
Invitado al banquete de la vida. Maniquí de hierba. Carlitos tomando pisco e imaginando perfectos círculos de mariguana de cáñamo cordillerano virgen improbable: Invitado al banquete de la vida o sea al de los ferrocarriles, las ocho horas (en ese tiempo eran más de once) las calles, los árboles frutales, la poesía: invitado a todo pero en pedacitos uno por uno conchetumare violento el rostro lleno de sémola
Carlitos estremecido naonato te ame Spleen vete de aquí vete. Si esto es una fiesta no me eche señor garzón y deme pisco por favor para que Nick Guzmán diga después que a mi alrededor hip sonaron los tambores magistrales de Rubén y la adjetivación llena de onomatopeyas de Pedro Antonio Gonzales
Para que diga que me engañaron que me metieron a la fuerza en un brindis byroniano (Cositas como Invitado al banquete de la vida, vengo a brindar, de vuestro gozo en medio, al levantar la copa del suicida, llena hasta el borde de espantoso tedio me colman el espíritu clasemediero bajo)
Mejor me voy a Valparaíso a trabajar A mirar el mar en la tarde Me voy precedido de palomas Esta actitud se nos puso sospechosa Esta vida esta hora Evoluciona mi poesía.
Bueno, en la autopista del subdesarrollo, puaj, ve cómo pasan deportivos a 90 por hora, la gente risueña como en una película como si fuera la dorada California y no Chile húmedo y gris
Entonces mochilero errante necesitas inscribirte en el partido porque los tiempos son duros para andar sin espalda. Necesitas una compañera, una casa, una máquina de escribir, un trabajo. Ayúdanos a hacer la Revolución: No puedo, voy a Valparaíso, voy a ser víctima del terremoto de Valparaíso. Entienda. Voy a quedar inválido. Voy a morir. Y Nicanor Parra será el antipoeta, no yo. 1907: masacraron en el norte a los obreros del salitre: no me estoy disculpando.
Deme un pisco por favor. Deme un pisco negro. Mi niña es una golondrina, una golondrina no hace verano, cuántas mitades de genios chilenos se nos quedaron en las manos, ah patria de amargos pajeros. Deme un pisco por favor.
Pasa un auto blanco. De adentro miran rápidamente a Pezoa Véliz que está afuera.
Carlitos piensa en los peces de los muelles de Valparaíso Va a temblar —¿Cómo vivirán esos diablos pescados? Carlitos en todos los idiomas ¿Cómo son esos pescados negros?
Poemas dispersos, en Poesía Reunida 2018.
Carlos Pezoa Véliz écrivain chilien (Roberto Bolaño)
J’ai présenté maintenant l’affaire Parce que j’en ai entendu parler par un vieux cuistot (Carlos Pezoa Véliz)
Comment vas-tu. Si longtemps qu’on ne s’est vus. Comment se passe ta mort Bien merci mon frère mon frère
Invité au banquet de la vie. Mannequin d’herbe. Carlitos buvant du pisco et imaginant des cercles parfaits de marijuana de chanvre de la cordillère vierge improbable : Invité au banquet de la vie c’est à dire à celui des chemins de fer, les huit heures (à l’époque c’était plus de onze) les rues, les arbres fruitiers, la poésie : invité à tout mais par petits morceaux un par un putain-de-mère violent le visage couvert de semoule
Carlitos frissonnant né en mer Spleen Va-t en va-t en d’ici Si c’est une fête ne me chassez pas monsieur le serveur et donnez-moi du pisco s’il vous plaît Pour que Nick Guzman dise ensuite qu’autour de moi hip ont résonné les tambours magistraux de Rubén et l’adjectivation pleine d’onomatopées de Pedro Antonio Gonzales
Pour qu’il dise qu’on m’a trompé qu’on m’a entraîné de force dans un toast byronien (de petites choses comme Invité au banquet de la vie, je viens porter un toast, au milieu de votre allégresse, quand se lève le verre du suicidaire, plein à ras-bord d’un épouvantable ennui, comblent mon esprit classe moyenne inférieure)
Je ferais mieux d’aller à Valparaíso travailler Regarder la mer l’après-midi Je pars précédé de colombes Cette attitude nous a paru suspecte Cette vie cette heure Ma poésie évolue.
Bon sur l’autoroute du sous-développement, pouah, regarder passer des voitures de sport à 90 à l’heure, les gens souriants comme dans un film comme si c’était la Californie dorée et non le Chili humide et gris
Alors routard errant il te faut t’inscrire au parti parce que les temps sont durs pour vivre sans échine. Il te faut une compagne, une maison, une machine à écrire, un travail. Aide-nous à faire la révolution : Je ne peux pas Je vais à Valparaíso, Je vais être victime du tremblement de terre de Valparaíso. Comprenez. Je resterai invalide. Je mourrai Et Nicanor Parra sera l’antipoète, pas moi. 1907 : on a massacré dans le Nord les ouvriers du salpêtre : Je ne suis pas en train de me disculper.
Donnez-moi un pisco s’il vous plaît. Donnez-moi un pisco noir Ma petite est une hirondelle, une hirondelle ne fait pas le printemps, combien de moitiés de génies chiliens nous sont restés entre les mains, ah patrie d’amers branleurs. Donnez-moi un pisco s’il vous plaît.
Une auto blanche passe. Ses occupants regardent rapidement Pezoa Véliz qui est dehors.
Carlitos pense aux poissons des quais de Valparaíso Il va trembler – comment peuvent bien vivre ces diables de poissons ? Carlitos dans toutes les langues Á quoi ressemblent ces poissons noirs ?
Œuvres complètes, vol. 1. Traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio et Jean-Marie Saint-Lu. L’Olivier, 1 248 p., 29 €.