Arthur Rimbaud

BnF. Site François-Mitterrand. (CFA)

Samedi, nous avons vu à la BnF François Mitterrand (Galeries 1 et 2) la très belle exposition Apocalypse Hier et demain (4 février – 8 juin 2025). Quelques 300 pièces. Des œuvres de Dürer, William Blake, Goya, Odilon Redon, Kandinsky, Ludwig Meidner, Natalia Gontcharova, Otto Dix, Antonin Artaud, Henri Michaux, Unica Zürn. Des contemporains aussi : Kiki Smith, Tacita Dean, Miriam Cahn, Abdelkader Benchamma, Anne Imhof.

Lettre du voyant (Arthur Rimbaud) à Paul Demeny. 15 mai 1871. Manuscrit. Paris, BnF. (CFA)

J’ai éprouvé une certaine émotion en voyant pour la première fois le manuscrit de la seconde lettre « du voyant ». Elle a été préemptée par la BnF en 1998 pour trois millions de francs. Ce texte de Rimbaud est touffu, parfois confus. Ses beaux éclairs sont très, très célèbres : « Je est un autre », « un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens », « le poète est vraiment voleur de feu ». C’est devenu quasiment un texte sacré de la poésie moderne. Pourtant le thème de la voyance dans la poésie précède Rimbaud. On le retrouve dans la Bible, chez Hugo, Gautier, Baudelaire.

Première lettre

La première ( « la petite ») de ces deux lettres fut écrite le 13 mai 1871 et adressée à Georges Izambard (1848-1931), ancien professeur de Rimbaud au collège de Charleville. Elle fut publiée la première fois par Izambard en octobre 1928 dans la Revue européenne. Il avait quitté l’enseignement public pour le journalisme. Cette lettre contient le poème Le Cœur supplicié. Arthur Rimbaud dépeint sa situation et définit une nouvelle poétique.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/11/29/arthur-rimbaud-ii/

Paul Demeny (1844-1918). Vers 1890.

Seconde lettre
La seconde lettre « du voyant » ( « la grande ») fut adressée le 15 mai 1871 au poète Paul Demeny (1844-1918), ami de Georges Izambard. Rimbaud avait fait sa connaissance lors de son séjour à Douai en septembre 1870. Il lui avait confié ses poèmes recopiés avec soin avec l’espoir d’être publié (cahier de Douai). Paterne Berrichon (1855-1922) (pseudonyme de Pierre-Eugène Dufour), beau-frère posthume du poète, l’a fait connaître dans La Nouvelle Revue française le 1 octobre 1912. Elle a été reprise ensuite dans Le Grand jeu par Roger Gilbert-Lecomte (1907 – 1943). Elle contient trois poèmes : Chant de guerre parisien, Mes petites amoureuses et Accroupissements.
Elle est plus précise et plus complète que la lettre précédente.

Arthur Rimbaud. Dessin de Paul Verlaine extrait du recueil des Poésies complètes de Rimbaud. 1895.

Charleville, 15 mai 1871

J’ai résolu de vous donner une heure de littérature nouvelle. Je commence de suite par un psaume d’actualité :
CHANT DE GUERRE PARISIEN

Le Printemps est évident, car
Du cœur des Propriétés vertes
Le vol de Thiers et de Picard
Tient ses splendeurs grandes ouvertes.

—————–

Ô Mai ! quels délirants cul-nus !
Sèvres, Meudon, Bagneux, Asnières,
Écoutez donc les bienvenus
Semer les choses printanières !
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Ils ont schako, sabre et tam-tam
Non la vieille boîte à bougies
Et des yoles qui n’ont jam, jam…
Fendent le lac aux eaux rougies !
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Plus que jamais nous bambochons
Quand arrivent sur nos tanières
Crouler les jaunes cabochons
Dans des aubes particulières !
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Thiers et Picard sont des Éros
Des enleveurs d’héliotropes
Au pétrole ils font des Corots :
Voici hannetonner leurs tropes…
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Ils sont familiers du grand Truc !…
Et couché dans les glaïeuls, Favre
Fait son cillement aqueduc,
Et ses reniflements à poivre !
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La Grand Ville a le pavé chaud
Malgré vos douches de pétrole
Et décidément il nous faut
Vous secouer dans votre rôle…
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Et les Ruraux qui se prélassent
Dans de longs accroupissements
Entendront des rameaux qui cassent
Parmi les rouges froissements !


A. RIMBAUD.


– Voici de la prose sur l’avenir de la poésie –
Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque, Vie harmonieuse. — De la Grèce au mouvement romantique, – moyen-âge, – il y a des lettrés, des versificateurs. D’Ennius à Théroldus, de Théroldus à Casimir Delavigne, tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloire d’innombrables générations idiotes : Racine est le pur, le fort, le grand. — On eût soufflé sur ses rimes, brouillé ses hémistiches, que le Divin Sot serait aujourd’hui aussi ignoré que le premier venu auteur d’Origines. — Après Racine, le jeu moisit. Il a duré deux mille ans.
Ni plaisanterie, ni paradoxe. La raison m’inspire plus de certitudes sur le sujet que n’aurait jamais eu de colères un Jeune-France. Du reste, libre aux nouveaux ! d’exécrer les ancêtres : on est chez soi et l’on a le temps.
On n’a jamais bien jugé le romantisme. Qui l’aurait jugé ? les critiques !! Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l’œuvre, c’est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ?
Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène.
Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs !
En Grèce, ai-je dit, vers et lyres, rythment l’Action. Après, musique et rimes sont jeux, délassements. L’étude de ce passé charme les curieux : plusieurs s’éjouissent à renouveler ces antiquités : — c’est pour eux. L’intelligence universelle a toujours jeté ses idées, naturellement ; les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau ; on agissait par, on en écrivait des livres : telle allait la marche, l’homme ne se travaillant pas, n’étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe. Des fonctionnaires, des écrivains : auteur, créateur, poète, cet homme n’a jamais existé !
La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver ; cela semble simple : en tout cerveau s’accomplit un développement naturel ; tant d’égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! — Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.
Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant ! — Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu ; et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé !
– La suite à six minutes. –
Ici j’intercale un second psaume hors du texte : veuillez tendre une oreille complaisante, – et tout le monde sera charmé. – J’ai l’archet en main, je commence :

MES PETITES AMOUREUSES

Un hydrolat lacrymal lave
Les cieux vert-chou :
Sous l’arbre tendronnier qui bave,
Vos caoutchoucs

—————-

Blancs de lunes particulières
Aux pialats ronds,
Entrechoquez vos genouillères
Mes laiderons !

—————

Nous nous aimions à cette époque,
Bleu laideron !
On mangeait des oeufs à la coque
Et du mouron !

—————-

Un soir, tu me sacras poète
Blond laideron :
Descends ici, que je te fouette
En mon giron ;

—————

J’ai dégueulé ta bandoline,
Noir laideron ;
Tu couperais ma mandoline
Au fil du front.

—————-

Pouah ! mes salives desséchées,
Roux laideron
Infectent encor les tranchées
De ton sein rond !

—————-

Ô mes petites amoureuses,
Que je vous hais !
Plaquez de fouffes douloureuses
Vos tétons laids !

—————–

Piétinez mes vieilles terrines
De sentiments;
Hop donc ! Soyez-moi ballerines
Pour un moment !…

——————

Vos omoplates se déboîtent,
Ô mes amours !
Une étoile à vos reins qui boitent,
Tournez vos tours !

——————-

Et c’est pourtant pour ces éclanches
Que j’ai rimé !
Je voudrais vous casser les hanches
D’avoir aimé !

——————

Fade amas d’étoiles ratées,
Comblez les coins !
– Vous crèverez en Dieu, bâtées
D’ignobles soins !

——————

Sous les lunes particulières
Aux pialats ronds,
Entrechoquez vos genouillères,
Mes laiderons.

A. R.
Voilà. Et remarquez bien que, si je ne craignais de vous faire débourser plus de 60 c. de port, – moi pauvre effaré qui, depuis sept mois, n’ai pas tenu un seul rond de bronze ! – je vous livrerais encore mes Amants de Paris, cent hexamètres, Monsieur, et ma Mort de Paris, deux cents hexamètres !
Je reprends :
Donc le poète est vraiment voleur de feu.
Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme : si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue ; – Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra ! Il faut être académicien, — plus mort qu’un fossile, — pour parfaire un dictionnaire, de quelque langue que ce soit. Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie ! —
Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. Le poète définirait la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle : il donnerait plus – que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès ! Énormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès !
Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez ; — Toujours pleins du Nombre et de l’Harmonie, ces poèmes seront faits pour rester. — Au fond, ce serait encore un peu la Poésie grecque.
L’art éternel aurait ses fonctions ; comme les poètes sont citoyens. La Poésie ne rythmera plus l’action, elle sera en avant.
Ces poètes seront ! Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme, – jusqu’ici abominable, – lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? – Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons.
En attendant, demandons aux poètes du nouveau, – idées et formes. Tous les habiles croiraient bientôt avoir satisfait à cette demande. – Ce n’est pas cela !
Les premiers romantiques ont été voyants sans trop bien s’en rendre compte : la culture de leurs âmes s’est commencée aux accidents : locomotives abandonnées, mais brûlantes, que prennent quelque temps les rails. – Lamartine est quelquefois voyant, mais étranglé par la forme vieille. – Hugo, trop cabochard, a bien du VU dans les derniers volumes ; Les Misérables sont un vrai poème. J’ai Les Châtiments sous la main ; Stella donne à peu près la mesure de la vue de Hugo. Trop de Belmontet et de Lamennais, de Jéhovahs et de colonnes, vieilles énormités crevées.
Musset est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visions, – que sa paresse d’ange a insultées ! Ô ! les contes et les proverbes fadasses ! ô les nuits ! ô Rolla, ô Namouna, ô la Coupe ! tout est français, c’est-à-dire haïssable au suprême degré ; français, pas parisien ! Encore une œuvre de cet odieux génie qui a inspiré Rabelais, Voltaire, jean La Fontaine, ! commenté par M. Taine ! Printanier, l’esprit de Musset ! Charmant, son amour ! En voilà, de la peinture à l’émail, de la poésie solide ! On savourera longtemps la poésie française, mais en France. Tout garçon épicier est en mesure de débobiner une apostrophe Rollaque ; tout séminariste en porte les cinq cents rimes dans le secret d’un carnet. A quinze ans, ces élans de passion mettent les jeunes en rut ; à seize ans, ils se contentent déjà de les réciter avec cœur ; à dix-huit ans, à dix-sept même, tout collégien qui a le moyen, fait le Rolla, écrit un Rolla ! Quelques-uns en meurent peut-être encore, Musset n’a rien su faire : il y avait des visions derrière la gaze des rideaux : il a fermé les yeux. Français, panadif, traîné de l’estaminet au pupitre de collège, le beau mort est mort, et, désormais, ne nous donnons même plus la peine de le réveiller par nos abominations !
Les seconds romantiques sont très voyants : Th. Gautier, Leconte de Lisle, Th. de Banville. Mais inspecter l’invisible et entendre l’inouï étant autre chose que reprendre l’esprit des choses mortes, Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu. Encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste ; et la forme si vantée en lui est mesquine : les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles.
Rompue aux formes vieilles, parmi les innocents, A. Renaud, – a fait son Rolla ; – L. Grandet, – a fait son Rolla ; – Les gaulois et les Musset, G. Lafenestre, Coran, Cl. Popelin, Soulary, L. Salles ; les écoliers, Marc, Aicard, Theuriet ; les morts et les imbéciles, Autran, Barbier, L. Pichat, Lemoyne, les Deschamps, les Desessarts ; les journalistes, L. Cladel, Robert Luzarches, X. de Ricard ; les fantaisistes, C. Mendès ; les bohèmes ; les femmes ; les talents, Léon Dierx, Sully-Prudhomme, Coppée, – la nouvelle école, dite parnassienne, a deux voyants, Albert Mérat et Paul Verlaine, un vrai poète. – Voilà. – Ainsi je travaille à me rendre voyant. – Et finissons par un chant pieux.

ACCROUPISSEMENTS

Bien tard, quand il se sent l’estomac écœuré,
Le frère Milotus un œil à la lucarne
D’où le soleil, clair comme un chaudron récuré,
Lui darde une migraine et fait son regard darne,
Déplace dans les draps son ventre de curé.

Il se démène sous sa couverture grise
Et descend ses genoux à son ventre tremblant,
Effaré comme un vieux qui mangerait sa prise,
Car il lui faut, le poing à l’anse d’un pot blanc,
À ses reins largement retrousser sa chemise !

Or, il s’est accroupi frileux, les doigts de pied
Repliés grelottant au clair soleil qui plaque
Des jaunes de brioche aux vitres de papiers ;
Et le nez du bonhomme où s’allume la laque
Renifle aux rayons, tel qu’un charnel polypier.

…………………………………………………………………………………………………….

Le bonhomme mijote au feu, bras tordus, lippe
Au ventre : il sent glisser ses cuisses dans le feu
Et ses chausses roussir et s’éteindre sa pipe ;
Quelque chose comme un oiseau remue un peu
À son ventre serein comme un monceau de tripe !

Autour, dort un fouillis de meubles abrutis
Dans des haillons de crasse et sur de sales ventres ;
Des escabeaux, crapauds étranges, sont blottis
Aux coins noirs : des buffets ont des gueules de chantres
Qu’entr’ouvre un sommeil plein d’horribles appétits.

L’écœurante chaleur gorge la chambre étroite ;
Le cerveau du bonhomme est bourré de chiffons.
Il écoute les poils pousser dans sa peau moite,
Et parfois en hoquets fort gravement bouffons
S’échappe, secouant son escabeau qui boite…

……………………………………………………………………………………………………..

Et le soir, aux rayons de lune qui lui font
Aux contours du cul des bavures de lumière,
Une ombre avec détails s’accroupit, sur un fond
De neige rose ainsi qu’une rose trémière…
Fantasque, un nez poursuit Vénus au ciel profond.

Vous seriez exécrable de ne pas répondre : vite car dans huit jours je serai à Paris, peut-être.
Au revoir. A. RIMBAUD.

Lettre du Voyant. Rimbaud à Paul Demeny. Charleville, 15 mai 1871. Paris, BnF.

Emilio Prados

Emilio Prados (1899-1962) écrit ce poème après la guerre civile, au tout début de son exil au Mexique. Il le publie à Mexico dans la revue Litoral qu’il a fondée en 1926 à Malaga avec Manuel Altolaguirre. José Moreno Villa, Juan Rejano et Francisco Giner de los Ríos se joignent à eux pour la faire revivre. La nostalgie de l’Espagne devient un des thèmes centraux des poètes républicains espagnols en exil. La détresse et la douleur apparaissent clairement dans ce poème. Emilio Prados se souvient d’un passé idyllique. Il le recrée à partir d’images successives (la mer, la plage, le parfum des jasmins, les cerisiers en fleur, la paix, les rêves d’amour). Le printemps en Espagne est idéalisé. La fin exprime pourtant la dure réalité vécue par les exilés. Elle est soulignée par le ¡ay!, si profondément andalou.

Cuando era primavera

Cuando era primavera en España:
Frente al mar, los espejos
Rompían sus barandillas
Y el jazmín agrandaba
su diminuta estrella
hasta cumplir el límite
de su aroma en la noche.
Cuando era primavera.

Cuando era primavera en España:
junto a la orilla de los ríos,
las grandes mariposas de la luna
fecundaban los cuerpos desnudos
de las muchachas,
y los nardos crecían silenciosos
dentro del corazón
hasta tapamos la garganta…
Cuando era primavera.

Cuando era primavera en España:
todas las playas convergían en un anillo
y el mar soñaba entonces,
como el ojo de un pez sobre la arena,
frente a un cielo más limpio
que la paz de una nave, sin viento, en su pupila.
Cuando era primavera.

Cuando era primavera en España:
los olivos temblaban
adormecidos bajo la sangre azul del día,
mientras que el sol rodaba
desde la pie! tan limpia de los toros
al terrón en barbecho
recién movido por la lengua caliente de la azada.
Cuando era primavera.

Cuando era primavera en España:
los cerezos en flor
se clavaban de un golpe contra el sueño
y los labios crecían,
como la espuma en celo de una aurora,
hasta dejamos nuestro cuerpo a su espalda,
igual que el agua humilde
de un arroyo que empieza.
Cuando era primavera.

Cuando era primavera en España:
todos los hombres olvidaban su muerte
y se tendían confiados, juntos, sobre la tierra,
hasta olvidarse el tiempo
y el corazón tan débil por el que ardían.
Cuando era primavera.

Cuando era primavera en España:
yo buscaba en el cielo,
yo buscaba
las huellas tan antiguas
de mis primeras lágrimas,
y todas las estrellas levantaban mi cuerpo,
siempre tendido en una misma arena.
al igual que el perfume, tan lento,
nocturno, de las magnolias.
Cuando era primavera.

Pero, ¡ay!, tan sólo
cuando era primavera en España.
Solamente en España
antes, cuando era Primavera!

Penumbras I, 1939-1941.
Número 2 de la etapa mexicana de la revista Litoral. 1944.

Punta de Torremolinos. Monumento a la Generación del 27 : Gala Dalí, Manuel Altolaguirre, Salvador Dalí, Emilio Prados. (CFA).

Lorsque que c’était le printemps

Lorsque que c’était le printemps en Espagne :
Les miroirs, devant la mer,
Brisaient leurs balustrades
Et le jasmin épanouissait
Son étoile minuscule
Pour que son parfum, dans la nuit,
S’exhale jusqu’à ses limites…
Oui, lorsque c’était le printemps !

Lorsque que c’était le printemps en Espagne :
Près de la berge des rivières,
Les grands papillons de la lune
Fécondaient les corps
Des filles nues
Et les nards croissaient en silence
Dans nos coeurs
Jusqu’à nous obstruer la gorge…
Oui, lorsque c’était le printemps !

Lorsque que c’était le printemps en Espagne :
Les oliviers tremblaient
Ensommeillés sous le sang bleu du jour,
Tandis que le soleil roulait
Du pelage si luisant des taureaux
Vers la parcelle de jachère
Fraîche remuée par la langue brûlante de la houe.
Oui, lorsque c’était le printemps !
Lorsque que c’était le printemps en Espagne :
Les cerisiers en fleur
Se clouaient d’un seul coup contre la terre
Et les lèvres grandissaient,
Comme l’écume en quête avide d’une aurore,
jusqu’à laisser notre corps dans leur dos,
Pareil à l’eau modeste
D’un ruisseau à sa naissance.
Oui, lorsque c’était le printemps !

Lorsque que c’était le printemps en Espagne :
Tous les hommes se dépouillaient de leur mort
Et sûrs d’eus-mêmes, s’étendaient, ensemble, sur la terre,
Jusqu’à en oublier le temps
Et le si faible coeur par lequel ils brûlaient…
Oui, lorsque c’était le printemps !

Lorsque que c’était le printemps en Espagne :
Je cherchais dans le ciel,
Je cherchais
Les traces si anciennes
De mes premières larmes
Et toutes les étoiles soulevaient mon corps
Toujours allongé sur le même sable,
Comme elles soulevaient le parfum nocturne
Et si lent des magnolias…
Oui, lorsque c’était le printemps !

Mais, hélas ! Seulement
Lorsque c’était le printemps en Espagne.
Rien qu’en Espagne,
Avant, et lorsque c’était le printemps !

Traduction Claude Couffon. Le Romancero de la résistance espagnole. Dario Puccini. Tome II. Paris, Petite collection Maspero, 1967. Traduction reprise dans l’ Anthologie bilingue de la poésie espagnole. Bibliothèque de la Pléiade, NRF. Gallimard. 1995.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/03/20/rincon-de-la-sangre-emilio-prados/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/11/05/emilio-prados-1899-1962/

Torremolinos, Mirador de Sansueña. (CFA)

Antonio Machado

Antonio Machado (José Machado) 1931.

(Para Manuel … y Pablo)

II

¿Para qué llamar caminos
a los surcos del azar?…
Todo el que camina anda,
como Jesús, sobre el mar.

II

A quoi bon appeler chemins
les sillons du hasard ?…
Qui chemine marche toujours
comme Jésus sur la mer.

XXIX

Caminante, son tus huellas
el camino y nada más;
Caminante, no hay camino,
se hace camino al andar.
Al andar se hace el camino,
y al volver la vista atrás
se ve la senda que nunca
se ha de volver a pisar.
Caminante no hay camino
sino estelas en la mar.

XXIX

Voyageur, le chemin
sont les traces de tes pas
c’est tout ; voyageur,
il n’y a pas de chemin,
le chemin se fait en marchant.
Le chemin se fait en marchant
et quand on tourne les yeux en arrière
on voit le sentier que jamais
on ne doit à nouveau fouler
Voyageur, il n’est pas de chemin
rien que des sillages sur la mer.

XLIV

Todo pasa y todo queda,
pero lo nuestro es pasar,
pasar haciendo caminos,
caminos sobre la mar.

XLIV

Tout passe et tout demeure,
mais notre affaire est de passer,
de passer en traçant des chemins
des chemins sur la mer.

Campos de Castilla. 1912. CXXXVI. Proverbios y cantares.

Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi des Poésies de la guerre. 1981. Traduction de Sylvie Léger et Bernard Sesé. NRF Poésie/ Gallimard n°144.

Soria. Plaza del Vergel. Statue d’Antonio Machado près du lycée où il a enseigné le français de 1907 à 1912. (Ricardo González). 2010.

Paco Ibáñez

Paco Ibáñez.

Paco Ibáñez vient d ‘avoir 90 ans le 20 novembre dernier. Cela ne l’empêche pas de commencer bientôt une mini-tournée : Barcelone le 16 janvier ( Palau de la Música ), Madrid le 27 janvier ( Teatro Coliseum ), Bilbao le 15 février ( Teatro Campos Elíseos) ainsi qu’un recital à Paris dont la date et le lieu restent à préciser.

Voir l’article de Borja Hermoso dans El País du 10/01/2024. “Paco Ibáñez, el juglar rojo: “Ya no hay indignación, ya no hay opinión, todo es yo, el ‘yoismo’!”

La más bella niña (Luis de Góngora). 1580. ” Dejadme llorar/orillas del mar “

” La poesía es como el mar, pregúntale al mar qué piensa de la crisis económica, social, cultural o moral…El mar está ahí y si quieres acercarte te recibirá con los brazos abiertos, y la poesía es igual. Si tú te alejas de la poesía, ella seguirá viviendo y siempre estará esperando.” (Paco Ibáñez. El País, 16 novembre 2024)

Luis de Góngora (Diego Velázquez). 1622. Boston, Musée des Beaux-Arts.

Vicente Aleixandre

Prix Nobel de littérature 1977

Subida a la alcazaba

Subir por esa escala, callando, hacia arriba, hacia la luz.

Alcazaba mía malagueña!

Subir por la sombra, presintiendo arriba todavía el agua antigua de la fuente que fluye.

Subir con el corazón que ahora sufre, solo, creído.

Quién encontrara, niño que fui y que, acodado, veías

el vasto paisaje de Málaga, leve en las luces!

Quién supiera que arriba estabas, solo asomado!

La mejilla en la mano, sobre la piedra, el pecho en la piedra.

Y unos ojos serenos, todavía nacientes, puros, mirando.

Subir por esta escala muda, sin ruido en la sombra.

Subir apresurándose, casi como un sueño dichoso, con el corazón oprimido pero esperando.

Y saber que arriba está el niño que fuera, que fue, que dura y contempla.

Masa de tiempo dulce, sí, suspendido.

sobre una Málaga que volaba, blanda en las luces.

Y asomar y un instante verle, quieto, concreto,

con su rostro en su mano niña, y el aire, y oír el agua.

Y cerrar poco a poco los ojos – Málaga, quién te mira! –

y abrirlos luego despacio, leve – y otra vez el agua…-,

ahora niño claro que aquí acodado, puro, contempla.

(poème publié dans la revue de poésie de Málaga Caracola n•10. Août 1953.)

Málaga. Port. Alcazaba.

Federico García Lorca – Ángel González

Federico García Lorca. La Barraca.

De otro modo (Federico García Lorca)

La hoguera pone al campo de la tarde,

unas astas de ciervo enfurecido.

Todo el valle se tiende. Por sus lomos,

caracolea el vientecillo.

El aire cristaliza bajo el humo.

Ojo de gato triste y amarillo?

Yo en mis ojos, paseo por las ramas.

Las ramas se pasean por el río.

Llegan mis cosas esenciales.

Son estribillos de estribillos.

Entre los juncos y la baja tarde,

qué raro que me llame Federico!

Canciones, 1921-1924.

La traduction d’Andre Belamich ne me convainc pas du tout.

D’une autre façon

À la plaine du soir le feu de joie

met des ramures de cerf en furie.

Tout le vallon repose. Sur son dos

caracole un léger zéphyr.

L’air s’affine en cristal sous la fumée

comme un œil de chat jaune et triste.

Moi dans mes yeux je me promène

par le feuillage qui s’en va le long des rives.

Il atteint mille choses essentielles

– ritournelles de ritournelles-

Parmi l’arrière-soir peuplé de joncs

” Federico “, curieux que j’aie ce nom.

Àngel González se souvient de Federico…

De otro modo (Ángel González)

Cuando escribo mi nombre,

lo siento cada día más extraño.

Quién será ése?

me pregunto.

Y no sé qué pensar.

Ángel.

Qué raro.

Deixis en fantasma, 1992.

Angel Gonzalez.

César Vallejo

Balzac (Auguste Rodin). Variante de l’étude finale. 1897. Plâtre. Paris, Musée Rodin. (CFA. Photo prise au Musée Bourdelle à Paris. Exposition Rodin / Bourdelle. Corps à corps)

Nathalie de Courson a publié le 27 décembre 2024 sur son blog (Patte de mouette) un texte qu’elle a intitulé Robes de chambre. J’ai relu peu de temps après le poème de Vallejo Dos niños anhelantes.

https://patte-de-mouette.fr/2024/12/27/robes-de-chambre/

” Es la vida no más, de bata y yugo. ” Les traductions de François Maspero et de Gérard de Cortanze sont assez décevantes. La bata a disparu. Elle devient chemise et corsage. Je ne leur jette pas la pierre. César Vallejo est très difficile, sinon impossible à traduire. La meilleure version est, selon moi, celle de Nicole Réda-Euvremer. (Poésie complète 1919-1937. Flammarion, 2009). Je ne l’ai pas sous la main en ce moment et je ne sais pas ce qu’elle propose.

Dos niños anhelantes (César Vallejo)

No. No tienen tamaño sus tobillos; no es su espuela
suavísima, que da en las dos mejillas.
Es la vida no más, de bata y yugo.

No. No tiene plural su carcajada,
ni por haber salido de un molusco perpetuo, aglutinante,
ni por haber entrado al mar descalza,
es la que piensa y marcha, es la finita.
Es la vida no más; sólo la vida.

Lo sé, lo intuyo cartesiano, autómata,
moribundo, cordial, en fin, espléndido.
Nada hay
sobre la ceja cruel del esqueleto;
nada, entre lo que dio y tomó con guante
la paloma, y con guante,
la eminente lombriz aristotélica;
nada delante ni detrás del yugo;
nada de mar en el océano
y nada
en el orgullo grave de la célula.
Sólo la vida; así: cosa bravísima.

Plenitud inextensa,
alcance abstracto, venturoso, de hecho,
glacial y arrebatado, de la llama;
freno del fondo, rabo de la forma.
Pero aquello
para lo cual nací ventilándome
y crecí con afecto y drama propios,
mi trabajo rehúsalo,
mi sensación y mi arma lo involucran.
Es la vida y no más, fundada, escénica.

Y por este rumbo,
su serie de órganos extingue mi alma
y por este indecible, endemoniado cielo,
mi maquinaria da silbidos técnicos,
paso la tarde en la mañana triste
y me esfuerzo, palpito, tengo frío.

2 de noviembre de 1937.

Poemas humanos, 1939.

Ardents désirs de deux enfants

Non. Leurs chevilles n’ont pas d’épaisseur ; ce n’est pas leur éperon
très doux, qui frappe les deux joues.
C’est la vie, rien de plus, avec joug et chemise.

Non. Leur rire n’a pas de pluriel,
même sorti d’un perpétuel, agglutinant mollusque,
même entré dans la mer pieds nus,
C’est un rire qui pense et qui marche, un rire fini.
C’est la vie, rien de plus ; seulement la vie.

Cela je le sais, je le sens ; cartésien, automatique,
moribond, cordial, splendide enfin.
Il n’y a rien
sur le cil cruel du squelette,
rien entre ce qu’a donné et pris,
avec un gant, la colombe,
et un gant, encore,
l’éminent lombric aristotélicien ;
rien devant ni derrière le joug ;
rien, ni mer ni océan,
rien dans la fierté sévère de la cellule.
Seulement la vie, telle qu’elle est ; âpre et belle.

Plénitude bornée,
portée abstraite, bénéfique, en fait,
glaciale et impétueuse, de la flamme ;
mots du fond, queue de la forme.
Mais ce pour quoi
je suis né, emplissant mes poumons,
et j’ai grandi entouré de tendresse et de drame,
mon travail le refuse,
mes sens et mon arme le figent.
C’est la vie, rien de plus, solide, scénique.

Et sur ce chemin
mon âme éteint sa série d’organes
et sous ce ciel indicible possédé du démon,
ma machinerie lance des sifflements techniques,
je passe la soirée dans la matinée triste
et je me débats, je palpite, j’ai froid.

2 novembre 1937.

Poèmes humains. Éditions du Seuil, 2011. Traduction François Maspero.

Deux enfants haletants

Non. Ses chevilles n’ont pas d’épaisseur ; ce n’est pas son éperon
si doux, qui touche ses deux joues.
C’est la vie, c’est tout, avec joug et corsage.

Non. Son éclat de rire n’a plus de pluriel,
ni pour être sorti d’un mollusque perpétuel, agglutinant,
ni pour être entré dans la mer déchaussée,
elle est qui pense et qui marche, elle est finie.
Elle est la vie, c’est tout ; rien que la vie.

Je le devine, par intuition, cartésien, automate,
moribond, cordial, splendide enfin.
Il n’y a rien
sur le sourcil cruel du squelette ;
rien, entre ce que donna et prit avec un gant
la colombe, et avec un gant,
l’éminent lombric aristotélicien ;
rien devant ni derrière le joug ;
rien de la mer dans l’océan
et rien
dans l’orgueil grave de la cellule.
Rien que la vie ; ainsi : très dure.

Plénitude inétendue
portée abstraite, heureuse, en fait,
glaciale et emportée, de la flamme ;
frein du fond, queue de la forme.
Mais même cela
Pourquoi je suis né en me ventilant
et pourquoi je grandis avec mon affection et mon drame propres,
mon travail le refuse,
ma sensibilité et mon arme l’involucrent.
C’est la vie, c’est tout, fondée et théâtrale.

Et en suivant cette direction
mon âme éteint sa série d’organes
et en suivant cet indicible, ciel démoniaque,
ma machinerie lance des sifflements techniques,
j’ai vu l’après-midi dans le matin triste
et je m’évertue, je palpite, je grelotte.

2 novembre 1937.

Poésie complète. Traduction Gérard de Constanze. Flammarion, 1983.

Buste de César Vallejo Busto (Miguel Baca Rossi). Madrid. Parque del Oeste. Paseo del Pintor Rosales. (CFA)

Paul Éluard – Louis Aragon

D’août 1922 à juillet 1924, Paul Éluard, Gala et Max Ernst vivent ensemble à Saint-Brice, puis à Eaubonne (Val d’Oise). Aragon est un témoin privilégié de l’hiver 1923-1924 pendant lequel Éluard est désespéré et fuit souvent le domicile conjugal.

Nudité de la vérité (Paul Eluard)

” Je le sais bien. “

Le désespoir n’a pas d’ailes,
L’amour non plus,
Pas de visage,
Ne parlent pas,
Je ne bouge pas,
Je ne les regarde pas,
Je ne leur parle pas
Mais je suis bien aussi vivant que mon amour et que mon désespoir.

Avril 1924.

Capitale de la douleur. Mourir de ne pas mourir. Gallimard, 1926.

« Paul Éluard quitta Paris brutalement le 24 mars 1924, avec l’idée de tout quitter et de faire le tour du monde. Il rentrera des mers du Sud en octobre de la même année. L’auteur de Roman inachevé avait évoqué cet épisode deux ans plus tôt, non sans erreurs de dates, dans le numéro des Lettres françaises du 20 novembre 1952, paru en hommage à Eluard après sa mort : « En 1926, est-ce que c’était bien en 1926 ? Il était déjà parti une fois. Ce petit univers de clameurs lui était devenu insupportable. Il m’avait pris pour confident, moi, de tous ses amis. Le dernier soir, la dernière nuit, nous les avions passées ensemble. Ce qu’il m’a dit alors, au juste, je ne l’ai jamais répété, je ne le répéterai jamais. C’était au temps où régnait le romantisme des départs. Il allait partir, il savait qu’on dirait, qu’on interpréterait… cela lui faisait horreur. Il m’avait laissé cette mission : casser les pattes à l’idéalisation de ce départ, ne pas permettre qu’on en fît un plat… Il disait ces mots avec rage. Tous simplement, il allait voyager, voyager. Ici, il ne voyait plus devant lui. » (repris dans L’Homme communiste II. Gallimard, 1953) » (Aragon, Oeuvres poétiques complètes II. Bibliothèque de la Pléiade, 2007).

« …Éluard a fini par choisir les mers du Sud. Il part pour Nice, ne s’embarque à Marseille, à bord de l’Antinoüs (!) que le 15 avril à destination de Tahiti où il débarquera le 30 mai. » (Olivier Barbarant, Victor Laby. Paul Eluard comme un enfant devant le feu. Editions Seghers, 2024.

Puis ce sera les îles Cook, la Nouvelle Zélande, Java, Sumatra, Ceylan. Max Ernst et Gala le rejoignent à Singapour. Paul Eluard et Gala débarquent seuls à Marseille le 27 septembre 1924. Un voyage peu glorieux , mais qui aura mis fin à une pente suicidaire pour le poète.

Monumento a Gala. La Punta de Torremolinos. Costa del Sol.

Le Mot « vie » (Aragon)

Nous avions parlé notre nuit Je l’ai mené jusqu’à la gare
Paul Éluard quittait Paris et sa vie un matin hagard
On ne connaîtra jamais du film que la scène des adieux

Adieu tu ne retourneras jamais à Sarcelles-Saint-Brice 
Paul une maison peinte dans Ithaque attendait-elle Ulysse
Tandis qu’autour de son esquif la mer se faisait mélopée

À toi de t’en aller par les atolls hantés de la Sirène
Tu ne monteras plus ici dans les balançoires foraines
Tu ne reverras plus les Gertrud Hoffman Girls croisant l’épée

L’aurore tous les jours se lèvera sans toi rue des Martyrs
Ne te retourne pas sur cette ville en feu Tu peux partir
Comme un faucheur derrière lui qui laisse les foins et la faux

Tu m’as dit en dernier je ne veux pour rien au monde qu’on brode
Sur les raisons de mon départ Va-t’en tranquille aux antipodes
C’est juré Je rirai de tout Je t’injurierai s’il le faut

Le Roman inachevé. Gallimard, 1956.

René Char

Nous avons vu samedi 30 novembre 2024 au Musée d’Art Moderne de Paris la très riche exposition L’Âge atomique. Les artistes à l’épreuve de l’histoire. (du 11 octobre 2024 au 09 février 2025).

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-midis-de-culture/les-midis-de-culture-la-critique-emission-du-jeudi-17-octobre-2024-4106516

Malgré son refus de toute forme de littérature engagée, en 1965-1966, René Char participe activement au mouvement contre l’installation de missiles à tête nucléaire sur le plateau d’Albion, non loin d’Apt et de Céreste, où depuis les années de résistance le poète garde de fortes attaches.

La Provence Point Oméga. 1965. Livre. Imprimerie Union. Paris, Centre Pompidou. Bibliothèque Kandinsky.

En novembre 1965, il manifeste son refus de cette implantation en Haute-Provence. Il n’hésite pas à organiser rapidement des manifestations contre le projet et fait éditer à 2 000 exemplaires une petite brochure (avec 60 exemplaires tirés à part et signés) dans laquelle il dénonce violemment le danger atomique. L’affiche homonyme est imprimée en février 1966 avec un texte remanié et une illustration de Pablo Picasso.

La Provence point Oméga (Pablo Picasso). 19 février 1966.


Un tirage réimposé à 45 exemplaires, sur papier Auvergne, est réalisé, imprimé par l’imprimerie Union. Elle est publiée le 7 mai 1966 dans Le Provençal et le 1er juin 1966 dans La Marseillaise, journal communiste. Avec le rassemblement organisé à Fontaine-de-Vaucluse le 5 juin 1966 autour du poète, cette affiche est restée un symbole. Les partisans de la militarisation sont des adeptes déclarés d’une certaine forme de modernisation économique, technique et militaire, leurs adversaires ont d’autres discours. C’est notamment le cas de René Char, qui, en s’élevant contre la « ruine d’Albion », s’érige aussi en critique de ces croyances. « La science ne peut fournir à l’homme dévasté qu’un phare aveugle, une arme de détresse, des outils sans légende. Au plus dément : le sifflet de manœuvres » La Provence point oméga sera distribué sous forme de tracts et paraîtra en quatrième de couverture, en avril 1966, dans la revue Partisans, édité par François Maspéro.

La Provence point oméga (René Char)

Que les perceurs de la noble écorce terrestre d’Albion

mesurent bien ceci : nous ne nous battons pour un site où la

neige n’est pas seulement la louve de l’hiver mais aussi

l’aulne du printemps. Le soleil s’y lève sur notre sang

exigeant et l’homme n’est jamais en prison chez son

semblable. À nos yeux ce site vaut mieux que notre pain, car

il ne peut être, lui, remplacé.

La Provence Point Oméga, d’après un dessin original de Pablo Picasso. Texte de René Char. 1966. Affiche. Paris BnF.

José Corti – René Char

Je lis les Souvenirs désordonnés de José Corti (… – 1965). Éditions José – Corti, 1983. 10-18, 2003.

Une anecdote a retenu mon attention. Le grand éditeur raconte sa brouille avec Paul Éluard dont il était l’ami depuis au moins vingt ans. La cause : “… J’avais persiflé Aragon. ” Paul Éluard lui avait répondu ainsi : ” Attaquer Aragon, c’est m’attaquer moi-même. ” Plus tard, le poète refusa d’écrire un hommage à Dominique Corti, mort en camp de concentration que lui avait demandé Yvonne Desvignes (1901-1981), responsable des Éditions de Minuit. José Corti s’adressa alors à René Char. Dominique Corticchiato figure au Panthéon dans la liste des 158 Écrivains morts pour la France pendant la guerre de 1939-1945.

[ Le portrait de Dominique Corti 13 janvier 1925 – 1944]

[Sous lieutenant Joco dans le réseau Marco-Polo, Dominique Corti est arrêté à 19 ans et déporté à Buchenwald puis Ellrich où il meurt. René Char lui rend hommage dans ce texte publié en 1947 dans le recueil Cinq parmi d’autres publié aux Editions de Minuit en 1947]

Dominique Corticchiato (Dominique Corti)

Ceux qui pensent que l’exagération et l’outrance sont toujours de rigueur dans les comptes rendus de la vie politique des peuples ont, durant onze années, haussé les épaules quand on leur affirmait que dans le plus grand quartier de l’Europe (l’Allemagne) on s’occupait à dresser, on installait dans sa fonction un formidable abattoir humain tel que l’imagination biblique se serait montrée incapable de le concevoir pour y loger ses impérissables démons et leurs lamentables victimes. La réalité est la moins saisissable des vérités. Une sorte de vertu originelle pèse à ce point sur nous que nous accordons à l’instinct que le délire a consacré sous le nom de cruauté le bénéfice de la faute et, partant, du remords. Le bourreau ne sera qu’un passant d’exception. Rares seront ceux qui l’apercevront. À la main du diable préventivement, nous opposerons les deux doigts de Dieu… Mais LÀ-BAS?

Là-bas triomphe une horreur qui atteint d’emblée son âge d’or par la chute calculée en poussières vivantes du corps de l’homme vivant et de sa conscience vivante. L’infaillible nouvelle nature d’une race de monstres a pris sa place parmi les mortels. Plus contagieuse que l’inondation, la chose court le monde, reconnaissant et annexant les siens. Cependant au cœur de notre brouillard, aussi peu discernable que les feux follets de la mousse, une poignée de jeunes êtres part à l’assaut de l’impossible.

Dominique Corti est né à Paris, le 13 janvier 1925. Discrètement ce jeune homme, cet enfant, va atteindre l’âge d’homme avec déjà autour de lui cette fugue de lumière propre à ceux dont la mission – qui prête à sourire – est d’« indiquer le chemin ». II ose ce qu’il veut, il sent ce qu’il doit faire.

À dix-neuf ans, il agit. II habite Paris, où le risque est le même au soleil que dans l’ombre. Dominique Corti, qui a traduit Le Château d’ Orante de Walpole, qui a écrit, en anglais, un texte étonnant : « La Littérature terrifiante en Angleterre, De Horace Walpole à Ann Radcliffe », se détourne de la réussite littéraire et fixe les yeux sur l’occupant auquel il va porter ses coups. Il adhère au réseau «Marco-Polo» et dès lors son destin est tracé. Son intelligence, son audace, son intuition militaire le font distinguer. Le 2 mai 1944, il est arrêté. Son père José Corti, et son admirable mère ne pourront désormais que tendre leurs mains vers la nuit où leur fils est enfermé. Fresnes, du 2 mai au 15 août. Puis Buchenwald, Ellrich… le dernier train de déportés parti de France a emporté dans ses wagons l’un des meilleurs fils du vieux pays disloqué…

Dominique Corti, toi sur qui l’avenir comptait tant, tu n’as pas craint de mettre le feu à ta vie… Nous errerons longtemps autour de ton exemple. II faut revenir. « J’adresse mon salut à tous les hommes libres », t’es-tu écrié. II faut revenir. Tout est à recommencer. »

1946

Cinq parmi d’autres 47. Éditions de Minuit, 1947.

Repris dans Recherche de la base et du somme I. Pauvreté et privilège. Gallimard, 1955.