Terence Davies (1945 – 2023) – Emily Dickinson

Terence Davies (Henny Garfunkel)

Le cinéaste anglais a toujours fait des films personnels et intéressants malgré les difficultés de production qu’il a rencontrées.

En 1988, j’avais beaucoup aimé Distant voices, Still Lives, qui recrée la vie d’une famille de la classe ouvrière à Liverpool dans les années 1940 et 1950.

Son dernier film, sorti en en 2021, retrace la vie du poète anglais Siegfried Sassoon (1886 – 1967) : Les Carnets de Siegfried.

Il est mort à 77 ans le 7 octobre 2023 à Mistley (Essex – Angleterre).

J’ai repris à la Médiathèque de Noisiel la belle édition livre-DVD Collector (96 pages) Emily Dickinson, A Quiet Passion (2016).

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/08/03/emily-dickinson-a-quiet-passion-terence-davies/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2024/04/14/terence-davies-siegfried-sassoon-wilfred-owen/

Les films de Terence Davies sont toujours beaux et âpres. La dureté des hommes (surtout celle des pères) ne donne aux femmes qu’une alternative : le sacrifice ou la rédemption. C’est le cas du personnage de la mère dans Distant voices, Still Lives, mais aussi dans celui de Chris Guthrie dans Sunset Song (2015).

Dans Emily Dickinson, A Quiet Passion, la femme reste prisionnière. La poétesse est enfermée dans une cage dont elle ne sortira pas. Il y a moins d’échappées musicales que dans les autres films du cinéaste (seulement une sortie à l’opéra et quelques moments dans la maison familiale d’Amherst – Massachusetts).

La récitation des poèmes ponctue tout le film qui commence par une séquence qui montre la violente opposition d’Emily à l’autorité, incarnée par la directrice de Mount Holyoke Seminary, (établissement d’études supérieures pour jeunes filles) où elle ne restera que dix mois. Plus tard, en présence de son père et de sa famille. elle refusera de s’agenouiller pour rendre grâce à la demande d’un nouveau pasteur.

La première partie de l’oeuvre est légère, presque frivole. On remarque des personnages réels (Susan Gilbert, sa belle sœur, jouée Jodhi May), et d’autres inventés (Vryling Buffam, incarnée par Catherine Bailey). Les bons mots, les paradoxes, l’humour pince-sans-rire font sourire le spectateur.

Ensuite, Emily Dickinson reste jusqu’à la fin de sa vie dans la maison de cette famille, austère et aimante. Elle se retire progressivement du monde extérieur, s’habille en blanc et refuse de descendre de sa chambre. Sa vie se termine dans les souffrances de la maladie de Bright, caractérisée par un dysfonctionnement rénal incurable.

Terence Davies dresse le portait d’une femme d’une grande intransigeance morale qui n’hésite pas à exprimer sa rage. Elle remet en cause de l’intérieur l’autorité des Puritains comme le font à la même époque Ralph Waldo Emerson (1803-1882) et les transcendantalistes.

On retrouve dans ce film certains thèmes caractéristiques de l’oeuvre de Terence Davies : la fuite du temps, la hantise de la mort, l’amour de la nature.

Trois poèmes lus dans le film :

1037

The dying need but little, dear,—
A glass of water’s all,
A flower’s unobtrusive face
To punctuate the wall,

A fan, perhaps, a friend’s regret,
And certainly that one
No color in the rainbow
Perceives when you are gone.

1865.

………………………………………………………………………………………

Les Mourants ont besoin de peu, Doux Ami,
Un Verre d’eau, c’est tout,
Le Visage discret d’une fleur
Pour ponctuer le Mur,

Un Éventail, peut-être, le regret d’un Ami
Et la Certitude qu’on ne percevra plus
Les couleurs de l’arc-en-ciel
Quand tu auras disparu –

Traduction Françoise Dolphy.

453

Our journey had advanced –
Our feet were almost come
To that odd Fork in Being’s Road –
Eternity – by Term –

Our pace took sudden awe –
Our feet – reluctant – led –
Before – were Cities – but Between –
The Forest of the Dead—

Retreat – was out of Hope –
Behind – a Sealed Route –
Eternity’s White Flag – Before –
And God – at every Gate –

1862.

……………………………………………………………………………………………..

Notre voyage était bien engagé –
Nos pieds étaient presque arrivés
Á cette étrange bifurcation sur la Route de l’Être –
Qu’on Nomme – l’Éternité –

Notre allure fut soudain entachée d’effroi –
Nos pieds – avançaient – de mauvaise grâce –
La Forêt des Morts –

Pas le moindre Espoir – de rebrousse chemin –
Derrière – une Route sans issue –
Le drapeau Blanc de l’éternité – devant –
Et Dieu – à chaque Portail –

Traduction Françoise Delphy.

519

This is my letter to the World
That never wrote to Me –
The simple News that Nature told –
With tender Majesty

Her Message is committed
To Hands I cannot see –
For love of Her – Sweet – countrymen –
Judge tenderly – of Me

1863.

……………………………………………………………………………….

Ceci est ma lettre au Monde
Qui jamais ne M’a écrit –
Simples Nouvelles racontées par la Nature –
Avec une tendre Majesté

Elle confie son Message
À des Mains que je ne vois pas
Par amour pour Elle – Doux – compatriotes –
Jugez-Moi – avec tendresse

Traduction Françoise Delphy.

César Vallejo

Mario Vargas Llosa. Madrid, février 2003 (Miguel Gener)

Mario Vargas Llosa, l’« homme-plume », Prix Nobel de Littérature en 2010, est mort à Lima dimanche 13 avril 2025. Il avait 89 ans. Nous l’avions croisé un jour dans l’aéroport de Barajas à Madrid. Échange de sourires. Beaucoup d’articles dans la presse…

Je me souviens pourtant aujourd’hui du grand poète péruvien César Vallejo.

Il est né à Santiago de Chuco le 16 mars 1892. Il est mort à Paris le 15 avril 1938.

Il avait écrit dans Pierre noire sur une pierre blanche

Me moriré en París con aguacero,
un día del cual tengo ya el recuerdo.
Me moriré en París -y no me corro-
tal vez un jueves, como es hoy de otoño.

Poemas humanos, 1939.

Pierre noire sur une pierre blanche

Je mourrai à Paris par temps de pluie,
un jour dont j’ai déjà le souvenir.
Je mourrai à Paris – pourquoi rougir –
en automne, un jeudi, comme aujourd’hui.

Poèmes humains, 1939. Traduction Jacques Ancet.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/04/17/cesar-vallejo/

Un autre poème de Vallejo…

El poeta a su amada

Amada, en esta noche tú te has crucificado
sobre los dos maderos curvados de mi beso;
y tu pena me ha dicho que Jesús ha llorado
y que hay un viernesanto más dulce que ese beso.

En esta noche rara que tanto me has mirado
la Muerte ha estado alegre y ha cantado en su hueso
En esta noche de Setiembre se ha oficiado
mi segunda caída y el más humano beso.

Amada, moriremos los dos juntos, muy juntos;
se irá secando a pausas nuestra excelsa amargura;
y habrán tocado a sombra nuestros labios difuntos

Y ya no habrá reproches en tus ojos benditos
ni volveré a ofenderte. Y en una sepultura
los dos dormiremos, como dos hermanitos.

Los heraldos negros, 1918.

Le poète à son aimée

Aimée, cette nuit tu t’es crucifiée
sur les deux madriers cintrés de mon baiser ;
et ta peine m’a dit que Jésus avait pleuré
et qu’il est un Vendredisaint plus doux que ce baiser.

En cette nuit étrange où tant tu m’as regardé ,
la Mort a été joyeuse et a sifflé dans son os.
En cette nuit de Septembre on a célébré
ma seconde chute et le plus humain des baisers.

Aimée, nous mourrons tous deux ensemble, très unis ;
de loin en loin se desséchera notre suprême amertume ;
et nos lèvres défuntes auront sonné un glas d’ombre.

Et il n’y aura plus de reproche dans tes yeux bénits ;
et je ne t’offenserai plus. Et dans une même sépulture
nous dormirons tous deux, comme frère et soeur.

Poésie complète 1919-1937. Flammarion, 2009. Traduction Nicole Réda-Euvremer.

Paco Ibáñez a chanté une partie de ce poème dans son Album “Por una canción” (PDI, 1990).

https://www.youtube.com/watch?v=xCDerd6Ci3I

Charles Baudelaire 1821-1867

Baudelaire est né le 9 avril 1821 à Paris. Il est mort dans la même ville le 31 août 1867.

On peut aimer Baudelaire, mais aussi Rimbaud. Ce n’est pas un problème.

La voix

Mon berceau s’adossait à la bibliothèque,
Babel sombre, où roman, science, fabliau,
Tout, la cendre latine et la poussière grecque,
Se mêlaient. J’étais haut comme un in-folio.

Deux voix me parlaient. L’une, insidieuse et ferme,
Disait : « La Terre est un gâteau plein de douceur ;
Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme !)
Te faire un appétit d’une égale grosseur. »

Et l’autre : « Viens ! Oh ! viens voyager dans les rêves,
Au delà du possible, au delà du connu ! »
Et celle-là chantait comme le vent des grèves,
Fantôme vagissant, on ne sait d’où venu,

Qui caresse l’oreille et cependant l’effraye.
Á cette belle voix je dis : Oui ! C’est d’alors
Que date ce qu’on peut, hélas ! nommer ma plaie
Et ma fatalité. Derrière les décors

De l’existence immense, au plus noir de l’abîme,
Je vois distinctement des mondes singuliers,
Et, de ma clairvoyance extatique victime,
Je traîne des serpents qui mordent mes souliers.

Et c’est depuis ce temps que, pareil aux prophètes,
J’aime si tendrement le désert et la mer ;
Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes,
Et trouve un goût suave au vin le plus amer ;

Que je prends très souvent les faits pour des mensonges,
Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous.
Mais la Voix me console et dit : « Garde tes songes ;
Les sages n’en ont pas d’aussi beaux que les fous ! »

Ce poème est publié d’abord dans la Revue contemporaine le 28 février 1861. Il ne figure pas dans les éditions de 1857 et 1861 des Fleurs du Mal. Il est repris dans L’Artiste le 1 mars 1862 et recueilli en 1866 dans Les Épaves.

Baudelaire a presque 40 ans quand il le compose. Il évoque, dès les premiers vers, son enfance au 13 Rue Hautefeuille (Paris VI) avant la mort de son père Joseph-François Baudelaire (1759-1821). C’ est unique dans sa poésie.

Fronstispice pour Les Epaves de Charles Baudelaire. Eau-forte 1866.

Emily Dickinson – Claire Malroux

Emily Dickinson

656

I started Early – Took my Dog –
And visited the Sea –
The Mermaids in the Basement
Came out to look at me –

And Frigates – in the Upper Floor
Extended Hempen Hands –
Presuming Me to be a Mouse –
Aground – opon the Sands –

But no Man moved Me – till the Tide
Went past my simple Shoe –
And past my Apron – and my Belt
And past my Boddice – too –

And made as He would eat me up –
As wholly as a Dew
Opon a Dandelion’s Sleeve –
And then – I started – too –

And He – He followed – close behind –
I felt His Silver Heel
Opon my Ancle – Then My Shoes
Would overflow with Pearl –

Until We met the Solid Town –
No One He seemed to know –
And bowing – with a Mighty look –
At me – The Sea withdrew –

656

Je partis Tôt – Pris mon Chien –
Rendis visite à la Mer –
Les Sirènes du Sous-sol
Montèrent pour me voir –

Et les Frégates – à l’Étage
Tendirent des Mains de Chanvre –
Me prenant pour une Souris –
Échouée – sur les Sables –

Mais nul Homme ne Me héla – et le Flot
Dépassa ma Chaussure –
Puis mon Tablier – et ma Ceinture
Puis mon Corsage – aussi –

Il menaçait de m’avaler toute –
Comme la Rosée
Sur le Gilet d’un Pissenlit –
Alors – je courus moi aussi –

Et Lui – Il me serrait – de près –
Je sentis sur ma Cheville
Son Talon d’Argent – Mes Souliers allaient
Déborder de Perles –

Enfin ce fut la Cité Ferme –
Nul, semblait-il, qu’Il connût là –
Et m’adressant un Impérieux – salut –
L’Océan se retira –

Car l’adieu, c’est la nuit. Poésie / Gallimard n°435. 2007. Traduction Claire Malroux.

Claire Malroux, Chambre avec vue sur l’éternité Emily Dickinson. (Pages 66-67)

” Aucun poème ne donne une image aussi vivante d’Emily dans sa jeunesse, ni une idée aussi juste de son caractère à la fois intrépide et angoissé que celui qui débute par ces mots : ” Je partis Tôt – Avec mon Chien – “

Emily Dickinson avait un grand chien, appelé Carlo, offert par son père.

Elle écrivait à Thomas W. Higginson (1823-1911) à qui on doit la publication de l’oeuvre de la poétesse américaine, à titre posthume : ” Vous me demandez quels sont mes Compagnons : les Collines – Monsieur – et le Couchant – et un Chien – aussi grand que moi – que mon père m’a acheté. – Ils valent mieux que des Êtres – parce qu’ils savent – mais sont muets. ” (25 avril 1862)

Christian Garcin vient de publier chez Actes Sud un récit biographique La Vie singulière de Thomas Higginson.

” Pasteur, militant abolitionniste, soutien de Lincoln, colonel dans l’armée de l’union, féministe avant l’heure, écrivain proche de Threau, d’Emerson et de Jack London, Thomas W. Higginson (1823-1911) a fréquenté les personnages les plus importants de la construction houleuse et tragique de l’Amérique. Pourtant, personne ne se souvient de lui aujourd’hui. Sauf, peut-être, les plus ardents admirateurs d’Emily Dickinson. ” (Quatrième de couverture)

Claire Malroux (1925-2025) – Emily Dickinson

Claire Malroux.

Claire Malroux, poète, essayiste et traductrice, est morte à Sèvres le 4 février 2025 à 99 ans.

Josette Andrée Malroux est née le 3 septembre 1925 à Albi. Elle change de prénom lorsqu’elle commence à écrire. En 1936, sa famille quitte le sud de la France pour rejoindre Paris. En effet, son père Augustin Malroux (1900-1945), instituteur, est élu député du Front populaire. Le 10 juillet 1940, le socialiste fait partie des 86 parlementaires qui refusent de voter les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain.

Il écrit le jour même à sa femme et à ses enfants : ” Ceci est mon testament politique. Je veux que plus tard vous sachiez qu’en des heures tragiques votre Papa n’a pas eu peur de ses responsabilités et n’a pas voulu — quelles que soient ses craintes — être parjure à tout ce qu’il a appris puis enseigné dans la vie. J’ai été élevé dans l’amour de la République. Aujourd’hui on prétend la crucifier. Je ne m’associe pas à ce geste assassin. Je reste un protestataire. J’espère le rester toute ma vie pour être digne de ceux qui m’ont précédé ” (le Cri des travailleurs, 13 octobre 1945). Entré dans la Résistance, il est arrêté le 2 mars 1942 et déporté le 15 septembre 1943. Il meurt au camp de concentration de Bergen-Belsen le 10 avril 1945.

https://maitron.fr/spip.php?article119778

Après des études à l’Ecole normale supérieure de jeunes filles, dont elle sort en 1946, Claire Malroux se rend au Royaume-Uni, où elle découvre la poésie écrite en langue anglaise. Sa rencontre avec l’œuvre d’Emily Dickinson est un événement décisif dans son parcours.

Claire Malroux a traduit de nombreux ouvrages de la poète – notamment Une âme en incandescence (José Corti, 1998) et Quatrains et autres poèmes brefs (Gallimard, 2000). Elle lui consacre aussi un essai (Chambre avec vue sur l’éternité : Emily Dickinson, Gallimard, 2005).

Prologue (page 11) : « Au moment de m’engager dans une aussi intimidante aventure – parler d’Emily Dickinson – j’en mesure tous les dangers, moi qui ai seulement parlé jusqu’ici pour elle, en traduisant sa poésie et sa correspondance.
Nos langues se sont mêlées, nos écritures. J’ai cherché du mieux que j’ai pu à restituer son langage, sans rester à la surface des mots, en essayant de remonter à la source de ce qui chaque fois déclenchait en elle le désir et le besoin d’écrire le poème ou la lettre.
Cette tâche était ardue, mais somme toute sûre. Mettre ses pas dans les pas de celle qui parle. Être le témoin muet, tout en parlant à sa place. J’aurais pu en rester là. »

Elle a aussi traduit les œuvres de Wallace Stevens (1879-1955), C.K. Williams (1936-2015), Emily Brontë (1818-1848), Ian McEwan (1948-), ainsi que les textes de Derek Walcott (1930-2017), Prix Nobel de littérature en 1992. Ce travail de traduction lui a valu plusieurs distinctions : le prix Maurice-Edgar Coindreau en 1990 pour Poèmes d’Emily Dickinson, le Grand Prix national de la traduction en 1995 pour l’ensemble de son œuvre, le Prix Laure-Bataillon (2002), pour Une autre vie de Derek Walcott.

Traduire et écrire de la poésie, pour Claire Malroux, sont deux activités indissociables l’une de l’autre. Elle affirme en 2022 : « Je peux apparaître tantôt comme un poète traducteur, tantôt comme un traducteur poète. Mais y a-t-il réellement une différence ? ».

Elle a aussi été membre du comité de rédaction de la revue Po&sie, fondée en 1977 par Michel Deguy (1930-2022).

(d’après l’article d’Amaury da Cunha, La mort de la poète et traductrice Claire Malroux. Le Monde 28 mars 2025)

Chambre avec vue sur l’éternité : Emily Dickinson, Gallimard, 2005. Pages 278-279.

” Sa vision prend un surcroît de sens si on la confronte à celle de Rimbaud. Il arrive, plus souvent qu’on ne le pense, que des poètes d’égale stature aient en même temps ou à quelques années d’intervalle un même sujet de préoccupation et emploient des métaphores voisines pour le cerner. Leur dialogue, fût-il chronologiquement inversé, jette une vive lumière sur leurs ressemblances mais aussi leur spécificité.

Arthur Rimbaud (mai 1872)
” Elle est retrouvée. / Quoi ? – L’Eternité. / C’est la mer allée / Avec le soleil. “

Emily (seconde moitié de 1863)
As if the Sea should part / And show a further Sea
” Comme si la Mer s’écartait / Pour révéler une Mer nouvelle – […] et qu’Elles / Ne fussent que prémisses –
De cycles de Mers – / De Rivages ignorées – / Elles-mêmes Orées de Mers futures – / Telle est – l’Eternité – “

Ce duo par métaphore interposée, ces voix entrecroisées, expriment quelque chose de plus que chacune d’elles prise à part, quelque chose d’assez semblable malgré l’apparente différence. “

Volume n° 348 de la collection Poésie / Gallimard. 2002.
Volume n° 435 de la collection Poésie / Gallimard. 2007.

Ángeles Santos (1911 – 2013) – Juan Ramón Jiménez

Autorretrato (Ángeles Santos). 1928. Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía.

Ángeles Santos Torroella est née le 7 novembre 1911 à Portbou (Gérone) en Catalogne.

Cette artiste peintre espagnole d’avant-garde a eu une trajectoire fugace, mais a marqué l’évolution de la peinture en Espagne au XX ème siècle.

Fille aînée d’une famille de huit enfants, elle a résidé dans diverses villes espagnoles selon les mutations de son père qui était fonctionnaire des douanes (Julián Santos Estévez) .

Tertulia (Ángeles Santos). 1929. Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía.

Á Valladolid en 1929, alors qu’elle n’a pas encore 18 ans, elle peint ses deux œuvres majeures : Un mundo (Un monde) et Tertulia (Le Cabaret). Elle y travaille d’avril à septembre 1929 et les présente au Salon d’Automne de Madrid en octobre. Son grand talent est reconnu par des écrivains tels que Ramón Gómez de la Serna, Jorge Guillén, Federico García Lorca, Vicente Huidobro.

Ramón Gómez de la Serna : “En el Salón de Otoño, que es como submarino del Retiro, náufrago de hojas y barro, ha surgido una revelación: la de una niña de diez y siete años. Ángeles Santos, que aparece como Santa Teresa de la pintura, oyendo palomas y estrellas que le dictan el tacto que han de tener sus pinceles”.

Juan Ramón Jiménez : «Alguno se acerca curioso a un lienzo y mira por un ojo y ve a Ángeles Santos corriendo gris y descalza orilla del río. Se pone hojas verdes en los ojos, le tira agua al sol, carbón a la luna. Huye, viene, va. De pronto, sus ojos se ponen en los ojos de las máscaras pegados a los nuestros. Y mira, la miramos. Mira sin saber a quién. La miramos. Mira». (Españoles de tres mundos. Viejo mundo, nuevo mundo, otro mundo. Caricatura lírica (1914-1940)

Son désir de modernité et de nouveauté dans la création (surréalisme, réalisme magique, expressionnisme) s’oppose fortement à l’environnement provincial dans lequel elle vit au jour le jour. Elle peint Niños y plantas en 1930, qui crée un scandale à Valladolid (les deux enfants représentés étaient nus pendant les séances de pose).

Sa famille insiste pour l’interner dans un centre de santé à Madrid pendant un mois et demi pour « crise de personnalité ». Ramón Gómez de la Serna proteste dans La Gaceta Literaria (1 avril 1930) : «La genial pintora Ángeles Santos en un sanatorio».

Elle s’installe ensuite en Catalogne où elle épouse le peintre post-impressionniste Emili Grau i Sala (1911-1975) le 15 janvier 1936. Elle a en 1937 un fils, qui sera lui aussi peintre, Julián Grau Santos. Elle ne peint plus que par intermittence et s’éloigne totalement des thématiques des années 20 et 30 qu’elle trouve lugubres et qui l’ont fait souffrir.

Son frère Rafael Santos Torroella (1914-2002) était un critique d’art célèbre, spécialiste entre autres de l’œuvre de Salvador Dalí.

Longtemps oubliée, elle a retrouvé sa place lorsque le Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía de Madrid a fait entrer en 1937 dans ses collections Un mundo et Tertulia.

Elle est décédée à Madrid le 3 octobre 2013 à 101 ans.

Un mundo est probablement son chef d’oeuvre. C’est un très grand tableau (290 x 310 cm). Ángeles Santos a affirmé qu’un poème de Juan Ramón Jiménez l’a inspirée.

Un mundo (Ángeles Santos). 1929. Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía.

Alba (Juan Ramón Jiménez)

Se paraba
la rueda
de la noche…

Vagos ánjeles malvas
apagaban las verdes estrellas.

Una cinta tranquila
de suaves violetas
abrazaba amorosa
a la pálida tierra.

Suspiraban las flores al salir de su ensueño,
embriagando el rocío de esencias.

Y en la fresca orilla de helechos rosados,
como dos almas perlas,
descansaban dormidas
nuestras dos inocencias
– ¡oh que abrazo tan blanco y tan puro!-
de retorno a las tierras eternas.

Ninfeas, 1900 / Ninfea del Pantano (1896-1902)

L’aube

La roue
de la nuit
s’arrêtait…

De vagues anges mauves
éteignaient les vertes étoiles.

Un ruban tranquille
de douces violettes
embrassait amoureusement
la terre pâle.

Les fleurs soupiraient en sortant de leur rêverie,
enivrant la rosée d’essences.

Et sur le frais rivage de fougères roses,
comme deux âmes nacrées,
reposaient endormies
nos deux innocences
– oh quelle étreinte si blanche et si pure ! –
de retour aux terres éternelles.

Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía. Antiguo Hôpital General y de la Pasión. (Francisco Sabatini – José de Hermosilla y Sandoval), 1755. (CFA)

Francis Ponge – Pablo Neruda

Francis Ponge et Pablo Neruda, deux auteurs bien différents. Un point commun, l’éloge de la pomme de terre.

Jeune fille épluchant des pommes de terre (Albert Anker 1831-1910). 1886. Collection privée.

« Au Paradis, nous nous lasserons peut-être un jour de la musique des anges et pour leur expliquer qu’il y avait là-bas, sur terre, quelque chose qui en valait la peine, j’ai écrit ces textes sur les plus ordinaires des choses : la pomme de terre, le savon, le galet, – pour montrer aux anges ce que je veux dire » Jesper Svenbro. Rencontre avec Francis Ponge (1979).

La pomme de terre (Francis Ponge)

Peler une pomme de terre bouillie de bonne qualité est un plaisir de choix.
Entre le gras du pouce et la pointe du couteau tenu par les autres doigts de la même main, l’on saisit – après l’avoir incisé – par l’une de ses lèvres ce rêche et fin papier que l’on tire à soi pour le détacher de la chair appétissante du tubercule.
L’opération facile laisse, quand on a réussi à la parfaire sans s’y reprendre
à trop de fois, une impression de satisfaction indicible.
Le léger bruit que font des tissus en se décollant est doux à l’oreille, et la
découverte de la pulpe comestible réjouissante.
Il semble, à reconnaître la perfection du fruit nu, sa différence, sa
ressemblance, sa surprise – et la facilité de l’opération – que l’on ait accompli
là quelque chose de juste, dès longtemps prévu et souhaité par la nature, que l’on
a eu toutefois le mérite d’exaucer.
C’est pourquoi je n’en dirai pas plus, au risque de sembler me satisfaire d’un
ouvrage trop simple. Il ne me fallait – en quelques phrases sans effort – que
déshabiller mon sujet, en en contournant strictement la forme : la laissant intacte
mais polie, brillante et toute prête à subir comme à procurer les délices de sa
consommation.

… Cet apprivoisement de la pomme de terre par son traitement à l’eau bouillante durant vingt minutes, c’est assez curieux (mais justement tandis que j’écris des
pommes de terre cuisent – il est une heure du matin – sur le fourneau devant moi).
Il vaut mieux, m’a-t-on dit que l’eau soit salée, sévère : pas obligatoire, mais
c’est mieux.
Une sorte de vacarme se fait entendre, celui des bouillons de l’eau. Elle est en
colère, au moins au comble de l’inquiétude. Elle se déperd furieusement en
vapeurs, bave, grille aussitôt, pfutte, tsitte : enfin, très agitée sur ces charbons
ardents.
Mes pommes de terre, plongées là-dedans, sont secouées de soubresauts,
bousculées, injuriées, imprégnées jusqu’à la moelle.
Sans doute la colère de l’eau n’est-elle pas à leur propos, mais elles en
supportent l’effet – et ne pouvant se déprendre de ce milieu, elles s’en trouvent
profondément modifiées (j’allais écrire s’entr’ouvrent…).
Finalement, elles y sont laissées pour mortes, ou du moins très fatiguées. Si
leur forme en réchappe (ce qui n’est pas toujours), elles sont devenues molles,
dociles. Toute acidité a disparu de leur pulpe : on leur trouve bon goût.
Leur épiderme s’est aussi rapidement différencié : il faut l’ôter (il n’est plus
bon à rien), et le jeter aux ordures…
Reste ce bloc friable et savoureux, – qui prête moins qu’à d’abord vivre,
ensuite à philosopher.

Paru dans Confluences n°18. Mars 1943.

Pièces. 1962. Poésie / Gallimard n°73 1971.

Francis Ponge lit “Le pain” et “La pomme de terre”. France Culture, 9 mars 2018. (Durée : 3’14) Archives INA – Radio France.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/francis-ponge-lit-le-pain-et-la-pomme-de-terre-6977360

https://www.youtube.com/watch?v=p9NhHzxdB4c

Oda a la papa (Pablo Neruda)

Papa
te llamas,
papa
y no patata,
no naciste con barba,
no eres castellana:
eres oscura
como
nuestra piel,
somos americanos,
papa,
somos indios.
Profunda
y suave eres,
pulpa pura, purísima
rosa blanca
enterrada,
floreces
allá adentro
en la tierra,
en tu lluviosa
tierra
originaria,
en las islas mojadas
de Chile tempestuoso,
en Chiloé marino,
en medio de la esmeralda que abre
su luz verde
sobre el austral océano.

Papa,
materia
dulce,
almendra
de la tierra,
la madre
allí
no tuvo
metal muerto,
allí en la oscura
suavidad de las islas
no dispuso
el cobre y sus volcanes
sumergidos,
ni la crueldad azul
del manganeso,
sino que con su mano,
como en un nido
en la humedad más suave,
colocó tus redomas,
y cuando
el trueno
de la guerra
negra,
España
inquisidora,
negra como águila de sepultura,
buscó el oro salvaje
en la matriz
quemante
de la araucanía,
sus uñas
codiciosas
fueron exterminadas,
sus capitanes
muertos,
pero cuando a las piedras de Castilla
regresaron
los pobres capitanes derrotados
levantaron en las manos sangrientas
no una copa de oro,
sino la papa
de Chiloé marino.
Honrada eres
como
una mano
que trabaja en la tierra,
familiar
eres
como
una gallina,
compacta como un queso
que la tierra elabora
en sus ubres
nutricias,
enemiga del hambre,
en todas
las naciones
se enterró su bandera
vencedora
y pronto allí,
en el frío o en la costa
quemada,
apareció
tu flor
anónima
enunciando la espesa
y suave
natalidad de tus raíces.

Universal delicia,
no esperabas
mi canto,
porque eres sorda
y ciega
y enterrada.
Apenas
si hablas en el infierno
del aceite
o cantas
en las freidurías
de los puertos,
cerca de las guitarras,
silenciosa,
harina de la noche
subterránea,
tesoro interminable
de los pueblos.

Nuevas odas elementales. Losada,1963.

Chiloé (Chile). Janvier 2018 (CFA).






Arthur Rimbaud – Anna Akhmatova

De gauche à droite : Georges Révoil, Henri Lucereau, Maurice Riès, Georges Bidault de Glatigné, Jules Suel, Arthur Rimbaud, Emilie Bidault de Glatigné. Aden, août 1880, sur le perron de l’hôtel de l’Univers.

Rimbaud aux siens

Aden, 25 mai 1881

Chers amis,
Chère maman, je reçois ta lettre du 5 mai, je suis heureux de savoir que ta santé s’est remise et que tu peux rester en repos. A ton âge, il serait malheureux d’être obligé de travailler. Hélas ! Moi, je ne tiens pas du tout à la vie ; et si je vis, je suis habitué à vivre de fatigue ; mais si je suis forcé de continuer à me fatiguer comme à présent, et à me nourrir de chagrins aussi véhéments qu’absurdes dans des climats atroces, je crains d’abréger mon existence.

Je suis toujours ici aux mêmes conditions, et dans trois mois , pourrais vous envoyer cinq mille francs d’économies ; mais je crois que je les garderai pour commencer quelque petite affaire à mon compte dans ces parages, car je n’ai pas l’intention de passer toute mon existence dans l’esclavage.
Enfin puissions-nous jouir de quelques années de vrai repos dans cette vie, et heureusement que cette vie est la seule et que cela est évident, puisqu’on ne peut s’imaginer une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci !
Tout à vous,
Rimbaud

Cette lettre présente de nombreuses difficultés. Elle appartenait à Paul Claudel. Elle se trouve maintenant à la BnF. L’autographe porte Aden alors que Rimbaud semble se trouver à Harar à cette date.

Les éditeurs précisent qu’il est impossible que Rimbaud ait possédé 5 000 francs au mois de mai 1881, ni d’ailleurs 3 000 francs. C’est en juillet, après ses expéditions, qu’il en possédera 3 000.

” … heureusement que cette vie est la seule et que cela est évident, puisqu’on ne peut s’imaginer une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci ! “

Cette phrase est placée en épigraphe de l’essai de Jean Rouaud, La constellation Rimbaud, que je viens de lire (Folio essais n°706, 2024. Première édition, Grasset & Fasquelle, 2021).

Elle est suivie de deux vers d’Anna Akhmatova :

” Mais je vous préviens

Que je vis pour la dernière fois “

” Mais, je vous préviens,
Je vis pour la dernière fois.
Ni hirondelle ni érable,
Ni roseau ni étoile,
Ni eau de source,
Ni son de cloche,
Je ne troublerai plus les hommes,
Et je ne visiterai plus leurs rêves
Avec ma plainte inapaisée.”

1940, in La guerre. Traduction Christian Mouze, éditions Harpo &, 2010.

Portrait d’Anna Akhmatova (Nathan Altman) 1914. Musée d’État russe de Saint-Pétersbourg

Friedrich Nietzsche – Gustave Flaubert – Arthur Rimbaud

Friedrich Nietzsche distinguait deux catégories de philosophes : ceux qui aiment la marche et les incurables sédentaires qu’il appelait les “culs-de-plomb”. « On ne peut penser et écrire qu’assis » (Gustave Flaubert). Je te tiens nihiliste. Être cul de plomb, voilà par excellence le péché contre l’esprit ! Seules les pensées qu’on a en marchant valent quelque chose. » (Crépuscule des idoles ou Comment on philosophe avec un marteau. Maximes et flèches 34. 1888)

Les assis (Arthur Rimbaud)

Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues
Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs,
Le sinciput plaqué de hargnosités vagues
Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;

Ils ont greffé dans des amours épileptiques
Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs
De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques
S’entrelacent pour les matins et pour les soirs !

Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges,
Sentant les soleils vifs percaliser leur peau,
Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges,
Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.

Et les Sièges leur ont des bontés : culottée
De brun, la paille cède aux angles de leurs reins ;
L’âme des vieux soleils s’allume, emmaillotée
Dans ces tresses d’épis où fermentaient les grains.

Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes,
Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour,
S’écoutent clapoter des barcarolles tristes,
Et leurs caboches vont dans des roulis d’amour.

– Oh ! ne les faites pas lever ! C’est le naufrage…
Ils surgissent, grondant comme des chats giflés,
Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage !
Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés.

Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves,
Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors,
Et leurs boutons d’habit sont des prunelles fauves
Qui vous accrochent l’oeil du fond des corridors !

Puis ils ont une main invisible qui tue :
Au retour, leur regard filtre ce venin noir
Qui charge l’oeil souffrant de la chienne battue,
Et vous suez, pris dans un atroce entonnoir.

Rassis, les poings noyés dans des manchettes sales,
Ils songent à ceux-là qui les ont fait lever
Et, de l’aurore au soir, des grappes d’amygdales
Sous leurs mentons chétifs s’agitent à crever.

Quand l’austère sommeil a baissé leurs visières,
Ils rêvent sur leur bras de sièges fécondés,
De vrais petits amours de chaises en lisière
Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés ;

Des fleurs d’encre crachant des pollens en virgule
Les bercent, le long des calices accroupis
Tels qu’au fil des glaïeuls le vol des libellules
– Et leur membre s’agace à des barbes d’épis.

Poésies.

Enregistré du 25 au 28 mai 1964 aux Studios Barclay, Paris (France). Publié en décembre 1964 par Barclay.

https://www.youtube.com/watch?v=brgEiX5HfGM

Jean Jacques Lefrère. Arthur Rimbaud. Biographie. Fayard, 2001.

” La fréquentation de la bibliothèque municipale de Charleville a en revanche inspiré à Rimbaud une des pièces majeures de sa production rimée de 1871 : Les Assis. Un passage des Poètes maudits dévoile l’origine de ” ce poème savamment et froidement outré ” qui flétrit la passivité des êtres :

” Les Assis ont une petite histoire qu’il faudrait peut-être rapporter pour
qu’on les comprit bien.

M. Arthur Rimbaud, qui faisait alors sa seconde (sic) en qualité d’externe au
lycée de ***, se livrait aux écoles buissonnières les plus énormes et quand
il se sentait — enfin ! fatigué d’arpenter monts, bois et plaines nuits et
jours, car quel marcheur ! il venait à la bibliothèque de ladite ville et y de-
mandait des ouvrages malsonnants aux oreilles du bibliothécaire en chef
dont le nom, peu fait pour la postérité danse au bout de notre plume, mais
qu’importe ce nom d’un bonhomme en ce travail malédictin ? L’excellent
bureaucrate, que ses fonctions mêmes obligeaient à délivrer à M. Arthur Rimbaud,
sur la requête de ce dernier, force Contes Orientaux et libretti de Favart,
le tout entremêlé de vagues bouquins scientifiques très anciens et très
rares, maugréait de se lever pour ce gamin et le renvoyait volontiers, de
bouche, à ses peu chères études, à Cicéron, à Horace, et à nous ne savons
plus quels Grecs aussi. Le gamin, qui, d’ailleurs, connaissait et surtout
appréciait infiniment mieux ses classiques que ne le faisait le birbe lui-
même, finit par « s’irriter », d’où le chef-d’œuvre en question. “

Le nom peu fait pour la postérité de ce bibliothécaire qui jugeait les requêtes de Rimbaud aussi irritantes que déplacées était Jean Hubert. Cet Ardennais d’adoption, ancien professeur de rhétorique et de logique au collège de Charleville, avait été nommé sous-bibliothécaire en 1840 et bibliothécaire en titre en 1847. Pour lui avoir demandé un jour les Contes de La Fontaine, Louis Pierquin se verra également envoyé au diable par le terrible Hubert. Au demeurant, qui d’autre que le diable aurait pu inspirer à Rimbaud les alexandrins vengeurs de ces Assis où sont figés pour l’éternité, en onze impeccables quatrains, les habitués de la bibliothèque municipale de Charleville en 1871 ? “

(Les Poètes maudits est un ouvrage de Paul Verlaine, publié une première fois en 1884 puis dans une édition augmentée et illustrée en 1888.)

Andrés Sánchez Robayna

Andrés Sánchez Robayna.

Le poète canarien Andrés Sánchez Robayna vient de mourir à Tenerife le 11 mars 2025. Né le 17 décembre 1952 à Santa Brígida (Grande Canarie), ce professeur de littérature espagnole à l’Université de La Laguna (Tenerife) (de 1995 à 2020) était un spécialiste de la littérature du Siècle d’Or espagnol. Il avait publié aussi des essais et son journal. Il avait traduit des poètes de langue anglaise (Wallace Stevens, William Wordsworth) française (Paul Valéry), portugaise (Haroldo de Campos, Oswald de Andrade) et catalane (Joan Brossa, Salvador Espriu, Ramón Xirau, Josep Palau i Fabre).

En la tumba de Stéphane Mallarmé (Andrés Sánchez Robayna)

El bosque se alza bajo el frío,
gobierna altivo nuestros pasos.
Desolación. Tu nombre y, luego,
los de los tuyos, a tu lado.

La losa oscura. Una columna,
Únicamente. Encima, un ánfora.
Anulación de todo signo.
El gris celaje sobre el ánfora.

Tu nombre escrito que el azar
no abolirá. Y un cuervo tardo
sobre la hierba. Pasa un tren
en el silencio conjurado.

¿Somos tan sólo vanas formas
de la materia? Tú, en tu barca,
en el otoño rojo y húmedo,
bogas sereno hacia tu nada.

La Sombra y la apariencia. Tusquets, 2010.

Sur le tombeau de Stéphane Mallarmé

Sous le froid se dresse la forêt,
altière, elle règle nos enjambées.
Désolation. Ton nom et, ensuite,
ceux des tiens, à tes côtés.

La dalle sombre. Une colonne,
seulement. Au-dessus, une amphore.
Annulation de tout signe.
La nuée grise sous l’amphore.

Ton nom écrit que le hasard
ne peut abolir. Et un corbeau sautille
dans l’herbe. Un train passe
dans un silence complice.

Sommes-nous seulement des formes
vaines de la matière? Toi, sur ta barque,
dans l’automne rouge et humide,
calme vers ton néant tu suis la vague.

Traduction Claude Le Bigot.

Il est mort 21 ans jour pour jour après les attentats islamistes de Madrid.

Madrid, para una elegía (Andrés Sánchez Robayna)

Ogne lingua per certo verria meno… Inferno, XXVIII, 4

Pasan trenes en marzo atestados de lágrimas,
palabras o susurros bajo un cielo dormido,
mejillas presurosas que de pronto se tornan
amasijo de hierros en el alba.
Claridad de la sangre. En el crepúsculo
se juntaron los rostros silenciosos.
En todos los paraguas del dolor repicaba
la piedad de la lluvia.

Sobre una confidencia del mar griego precedido de Correspondencias. 2005. Signos.

Madrid, pour une élégie

Ogne lingua per certo verria meno… Inferno, XXVIII, 4

Passent des trains en mars plein à craquer de larmes,
des mots, des murmures sous le sommeil du ciel,
des joues précipitées qui brusquement deviennent
un amas de métal à l’aube.
Le sang et sa clarté. Au crépuscule
se sont serrés, silencieux, les visages,
Sur les parapluies de la douleur crépitait
la pitié de la pluie.

Sur une confidence de la mer grecque. Gallimard, 2008. Traduction : Jacques Ancet.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/08/12/andres-sanchez-robayna-jacques-ancet-i/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/08/12/andres-sanchez-robayna-jacques-ancet-ii/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/08/06/andres-sanchez-robayna-jacques-ancet-iii/

Le livre derrière la dune. Éditions du Murmure, 2012. Traduction : Claude Le Bigot.