Juan Rulfo – Elena Poniatowska

Ciudad de México. Parque Juan Rulfo. Busto de Juan Rulfo.

http://www.revistadelauniversidad.unam.mx/ojs_rum/files/journals/1/articles/17982/public/17982-34189-1-PB.pdf

Dans ce texte d’Elena Poniatowska (El escritor en llamas), publié par la Revista de la Universidad de México, on retrouve cette déclaration de Juan Rulfo faite à la journaliste et romancière mexicaine de nombreuses années auparavant. Elle est significative de la personnalité du grand écrivain mexicain, auteur de deux livres marquants de la littérature hispanoaméricaine El llano en llamas (1953) et Pedro Páramo (1955).

«Yo vivo muy encerrado, siempre muy encerrado. Voy de aquí a mi oficina y párale de contar. Yo me la vivo angustiado. Yo soy un hombre muy solo, solo entre los demás. Con la única que platico es con mi soledad. Vivo en la soledad. Ya sé que todos los hombres están solos, pero yo más. Me sentí más solo que nadie cuando llegué a la ciudad de Méjico y nadie hablaba conmigo, y desde entonces la soledad no me ha abandonado. Mi abuela no hablaba con nadie, esta costumbre de hablar es del Distrito Federal, no del campo. En mi casa no hablamos, nadie habla con nadie, ni yo con Clara, ni ella conmigo, ni mis hijos tampoco, nadie habla, eso no se usa, además yo, ni quiero comunicarme, lo que quiero es explicarme lo que sucede y todos los días dialogo conmigo mismo, mientras cruzo las calles para ir a pie al Instituto Nacional Indigenista, voy dialogando conmigo sólo para desahogarme. No me gusta hablar con nadie.»

Elena Poniatowska. Prix Cervantes 2013.

Juan Ramón Jiménez

Retrato de Juan Ramón Jiménez (Daniel Vázquez Díaz), 1916.

En tren

                 I

El tren arranca lentamente…
una opaca, doliente y suave claridad,
perdido entre las gasas azules de la aurora…

Se ven calles sin nadie, con las puertas cerradas,
un reloj da una hora desierta y melancólica,
y, en una pared última, cerca del llano verde,
vacila, polvorienta, una triste farola…

Llovizna…Algunas gotas mueren en el cristal…
Los molinos de viento son vagamente rosas…
Huye más el paisaje… y la ciudad se pierde
allá en el campo inmenso, que un sol difícil dora…

…Desde el lecho, abrazados, sin nostaljia y sin frío,
fundiendo en una sola las ascuas de sus bocas,
dos amantes habrán oído, como en sueños,
este tren lento, lleno de cansancio y de sombra…

Melancolía, 1910-11. Publicado en 1912.

Guillevic 1907 – 1997

Eugène Guillevic (Jacques Robert).

Quotidiennes

Autrefois,
Quand j’étais gamin,
Je me sentais étranger au monde,
C’était
Comme si je n’y étais pas –

Et je me suis appliqué
À m’incorporer à ce tout.

Maintenant où s’approche ma fin,
Et je le sais, je le vis,

Maintenant
Je n’ai plus d’effort à faire
Pour sentir pleinement le monde
Seconde après seconde.

Il est là, je suis en lui,
Je suis à lui.

Quotidiennes, poèmes 1994-1996, Paris, Gallimard, 2002.

Grâce à N.de C. j’ai relu Eugène Guillevic aujourd’hui.

http://patte-de-mouette.fr/2020/05/17/guillevic-toucher-contre-la-peur/

http://patte-de-mouette.fr/2016/10/10/un-autre-toucher/

http://patte-de-mouette.fr/2018/04/10/humilite/

Paris V. 47 rue Claude Bernard.

John Keats

John Keats (William Hilton). vers 1822. Londres National Portrait Gallery.

«A qui est demeuré longtemps confiné dans la ville»

A qui est demeuré longtemps confiné dans la ville
Il est bien doux d’absorber son regard
Dans le visage ouvert et beau du ciel – d’exhaler une prière
En plein sourire du firmament bleu.
Qui donc est plus heureux, lorsque, dans le contentement du coeur,
Il sombre de fatigue sur une couche agréable au creux
D’une houle d’herbes, et lit une tendre
Et gracieuse histoire d’amour et de langueur?
De retour au foyer le soir, une oreille
Captant les notes de Philomèle – un œil
Guettant la course scintillante du petit nuage qui vogue
Il pleure d’un tel jour la fuite si rapide:
Rapide comme une larme versée par un ange au passage
Et qui tombe dans l’éther transparent, en silence.

Seul dans la splendeur. 1990. La Différence Collection Orphée. Edition bilingue. Traduction Robert Davreu. Réédition Points Seuil, 2009.

«To one who has been long in city pent»

To one who has been long in city pent,
’Tis very sweet to look into the fair
And open face of heaven, – to breathe a prayer
Full in the smile of the blue firmament.
Who is more happy, when, with heart’s content,
Fatigued he sinks into some pleasant lair
Of wavy grass, and reads a debonair
And gentle tale of love and languishment?
Returning home at evening, with an ear
Catching the notes of Philomel, – an eye
Watching the sailing cloudlet’s bright career,
He mourns that day so soon has glided by:
E’en like the passage of an angel’s tear
That falls through the clear ether silently.

Poème écrit dans les champs. Juin 1816. Le sonnet trouve son point de départ dans une adaptation de Milton: “As one who long in Populous City pent”. (Paradis perdu, IX, 445.)

Fernando Pessoa

Portrait de Fernando Pessoa (Alberto Cutileiro). Janvier 1935.

Le livre de l’intranquillité. Christian Bourgois Éditeur. Édition de 1999. Texte n° 252. Pages 262-263. Traduction Françoise Laye.

” Penser, malgré tout, c’est encore agir. Ce n’est que dans la rêverie, où rien d’actif n’intervient, où jusqu’à notre conscience de nous mêmes finit par s’embourber dans la vase – c’est seulement, dans ce non-être tiède et humide, que le renoncement à l’action peut être atteint efficacement.
Ne pas tenter de comprendre; ne pas analyser… Se voir soi-même comme on voit la nature; contempler ses émotions comme on contemple un paysage – c’est cela la sagesse…”

Livro do Desassossego por Bernardo Soares. Assírio & Alvim, 1998.

« Pensar, ainda assim, é agir. Só no devaneio absoluto, onde nada de ativo intervém, onde por fim até a nossa consciència de nós mesmos se atola num lodo – só aí, nesse morno e húmido não-ser, a abdicação da ação competentemente se atinge.
Não querer comprender, não analisar… Ver-se como à natureza; olhar para as suas impressões como para um campo – a sabedoria é isto.»

Libro del desasosiego. Traducción de Perfecto E. Cuadrado. Acantilado. 2013.

Luis Cernuda

Retrato de Luis Cernuda (Eduardo Arroyo né le 26 février 1937 à Madrid et mort le 14 octobre 2018 dans la même ville)

La luz

Cuando aquellas mañanas tu cuerpo se tendía desnudo bajo el cielo, una fuerza conjunta, etérea y animal, sutilización y exaltación de la pesadez humana por virtud de la luz, iba penetrándole con violencia irresistible. Con su presencia se acallaban los poderes elementales de que el cuerpo es cifra, el agua, el aire, la tierra, el fuego, abrazados entonces en proporción y armonía perfectas. Toda forma parecía recogerse bajo el nombre y todo nombre suscitar la forma, con aquella exactitud prístina de una creación: lo exterior y lo interior se correspondían y ajustaban como entre los amantes el deseo del uno a la entrega del otro. Y tu cuerpo escuchaba la luz.
Si algo puede atestiguar en esta tierra la existencia de un poder divino, es la luz; y un instinto remoto lleva al hombre a reconocer por ella esa divinidad posible, aunque el fundamental sosiego que la luz difunde traiga consigo angustia fundadamental equivalente ya que en definitiva la muerte aparece entonces como la privación de la luz.
Mas siendo Dios la luz, el conocimiento imperfecto de ella que a través del cuerpo obtiene el espíritu en esta vida. ¿No ha de perfeccionarse en Dios a través de la muerte? Como los objetos puestos al fuego se consumen, tranformándose en llama ellos mismos, así el cuerpo en la muerte, para transformarse en luz e incorporarse a la luz que es Dios, donde no habrá ya alteración de luz y sombra, sino luz total e infalible. Y cuando así no sea, aun tu cuerpo desnudo al sol de esta tierra recogió y atesoró por su seno oscuro, en consolación desesperada, partículas suficientes de aquella divinidad ilusoria, hasta iluminar con ellas la muerte, si ésta ha de ser para el hombre definitiva.

(écrit entre 1942 y 1949, publié en 1963)

Ocnos, 1942. 1949. 1963.

Dans ce texte apparaît bien le sentiment religieux chez Luis Cernuda. La vision poétique s’identifie à la lumière. Le recueillement, la contemplation sont indispensables et renvoient à la poésie mystique. Unité, séparation, reconnaissance. Le poète cubain José Lezama Lima dit:

“La luz es el primer animal visible de lo invisible.
Es la luz que se manifiesta,
la evidencia como un brazo
que penetra en el pez de la noche.”

Las siete alegorías in Fragmentos a su imán 1977.

Merci à Laura R. qui m’ a rappelé ce texte.

Gustave Flaubert – Charles Baudelaire

Le Procureur Ernest Pinard (Bertall et Hippolyte Bayard) 1860.

En 1857, le procureur Ernest Pinard poursuit Gustave Flaubert, Charles Baudelaire et Eugène Sue. Flaubert, d’abord, en février, pour son roman, Madame Bovary, jugé scandaleux parce que complaisant dans la narration des aventures extraconjugales d’Emma. Il ne peut faire condamner Flaubert qui est blâmé pour le réalisme vulgaire et souvent choquant de la peinture des caractères mais relaxé, notamment grâce à la brillante plaidoirie de son avocat Antoine Sénard.
Il poursuit ensuite en août Charles Baudelaire, dont le recueil Les Fleurs du Mal est considéré comme «un défi jeté aux lois qui protègent la religion et la morale». Baudelaire est condamné à 300 francs d’amende et six poèmes sont interdits de publication. Ils le resteront jusqu’à ce que le jugement soit cassé en…1949.
En septembre, c’est le tour d’Eugène Sue, qui fait paraître depuis plusieurs années Les Mystères du peuple, histoire d’une famille de prolétaires à travers les âges. Malgré la mort de l’auteur le 3 août 1857, le procès continue et Pinard obtient la condamnation de l’éditeur et de l’imprimeur et ordonne la saisie et la destruction de l’ouvrage.

Caricature de Gustave Flaubert (A. Lemot) La Parodie, 5-12 décembre 1869.

Flaubert et Baudelaire se connaissent et s’apprécient. Le premier remercie ainsi le poète le 13 juillet 1857 après avoir reçu Les Fleurs du Mal.

À CHARLES BAUDELAIRE
Croisset, 13 juillet 1857.
Mon cher Ami,
J’ai d’abord dévoré votre volume d’un bout à l’autre comme une cuisinière fait d’un feuilleton. et maintenant depuis huit jours je le relis, vers à vers, mot à mot et, franchement cela me plaît et m’enchante.
Vous avez trouvé le moyen de rajeunir le romantisme. Vous ne ressemblez à personne (ce qui est la première de toutes les qualités). L’originalité du style découle de la conception. La phrase est toute bourrée par l’idée à en craquer.
J’aime votre âpreté, avec ses délicatesses de langage qui la font valoir, comme des damasquinures sur une lame fine.
Voici les pièces qui m’ont le plus frappé: le sonnet XVIII: La Beauté; c’est pour moi une œuvre de la plus haute valeur; — et puis les pièces suivantes: L’Idéal, La Géante (que je connaissais déjà), la pièce XXV:
“Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,
Une charogne, Le Chat (p. 79), Le Beau Navire, À une dame créole, Spleen (p. 140), qui m’a navré, tant c’est juste de couleur! Ah! vous comprenez l’embêtement de l’existence, vous! Vous pouvez vous vanter de cela, sans orgueil. Je m’arrête dans mon énumération, car j’aurais l’air de copier la table de votre volume. Il faut que je vous dise pourtant que je raffole de la pièce LXXV, Tristesses de la lune:
[…] Qui d’une main distraite et légère caresse
Avant de s’endormir, le contour de ses seins […]

et j’admire profondément le Voyage à Cythère, etc., etc.
Quant aux critiques, je ne vous en fais aucune, parce que je ne suis pas sûr de les penser moi-même dans un quart d’heure. J’ai, en un mot, peur de dire des inepties dont j’aurais un remords immédiat. Quand je vous reverrai, cet hiver, à Paris, je vous poserai seulement, sous forme dubitative et modeste, quelques questions.
En résumé, ce qui me plaît avant tout dans votre livre, c’est que l’art y prédomine. Et puis vous chantez la chair sans l’aimer, d’une façon triste et détachée qui m’est sympathique. Vous êtes résistant comme le marbre et pénétrant comme un brouillard d’Angleterre.
Encore une fois, mille remerciements du cadeau. Je vous serre la main très fort.
À vous.
Gustave Flaubert

Charles Baudelaire.

André Breton – Arthur Rimbaud

André Breton, Simone Kahn. 1925. Thorenc (Alpes Maritimes).

Lectures récentes: André Breton, Lettres à Simone Kahn 1920-1960, Gallimard, 2016.

Simone Breton, Lettres à Denise Lévy, Éditions Joëlle Losfeld, 2005.

Fin juin 1920, André Breton rencontre au jardin du Luxembourg Simone Kahn, en compagnie de Théodore Fraenkel et de Bianca Maklès. Le 15 septembre 1921, ils se marient à la mairie du XVII ème arrondissement.

On connaît les lettres d’André Breton à Simone Kahn, pas celles de Simone à André. La première femme du créateur du surréalisme écrivait bien comme le montrent les lettres à sa cousine, Denise Kahn-Lévy qui servira de modèle à Aragon pour le personnage de Bérénice dans son roman Aurélien.

Les deux livres contiennent des informations inédites sur les débuts du surréalisme et livrent un portrait intime d’André Breton.

André Breton, Lettre à Simone Kahn, 16 septembre 1920.

«Connaissez-vous le merveilleux poème de Rimbaud qui s’appelle Royauté? Je le vis.»

Lettres à Simone Kahn 1920-1960, Gallimard, 2016.

Royauté (Arthur Rimbaud)
Un beau matin, chez un peuple fort doux, un homme et une femme superbes criaient sur la place publique : “Mes amis, je veux qu’elle soit reine !” “Je veux être reine !” Elle riait et tremblait. Il parlait aux amis de révélation, d’épreuve terminée. Ils se pâmaient l’un contre l’autre.
En effet ils furent rois toute une matinée où les tentures carminées se relevèrent sur les maisons, et tout l’après-midi, où ils s’avancèrent du côté des jardins de palmes.
Les illuminations, 1886.

Ce poème, assez hermétique, prend la forme d’une histoire merveilleuse. Comme d’autres illuminations, il s’agit de la mise en scène d’un couple, une union triomphale dans une royauté commune. Interprétation possible: Reformer l’unité d’un tout dissocié.

Luis Cernuda

Luis Cernuda.

Luis Cernuda écrit ce poème le 6 juillet 1929 à Madrid. Il figure dans la célèbre anthologie de Gerardo Diego. Poesía española: antología 1915-1931. Madrid, 1932. Anaphores et anadiploses…

“Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon coeur ?”

Estoy cansado

Estar cansado tiene plumas,
tiene plumas graciosas como un loro,
plumas que desde luego nunca vuelan,
mas balbucean igual que loro.

Estoy cansado de las casas,
prontamente en ruinas sin un gesto;
estoy cansado de las cosas,
con un latir de seda vueltas luego de espaldas.

Estoy cansado de estar vivo,
aunque más cansado sería el estar muerto;
estoy cansado del estar cansado
entre plumas ligeras sagazmente,
plumas del loro aquel tan familiar o triste,
el loro aquel del siempre estar cansado.

Un río, un amor, 1929.

Rainer Maria Rilke

Rainer Maria Rilke. Statue qui se trouve dans un jardin situé derrière l’Hôtel Reina Victoria à Ronda, Il séjourne dans cet établissement du 9 décembre 1912 au 19 février 1913. Il nomme cette ville andalouse “La Ville rêvée”.

Pour me fêter fait pendant au recueil Pour te fêter adressé à Lou Andreas-Salomé. Il paraît en décembre 1900. La plupart des textes sont rédigés entre novembre 1897 et fin mai 1898. Ils sont repris dans une nouvelle édition très remaniée publiée en mai 1909 sous le titre Poèmes de l’aube.

Pour me fêter

Telle est la nostalgie: habiter dans les vagues
et ne jamais avoir d’asile dans le temps.
Et tels sont les désirs: dialogues à voix basse
des heures quotidiennes avec l’éternité.

Et ainsi va la vie – jusqu’à ce que des heures
de la veille s’élève la plus solitaire
qui, souriant autrement que ses sœurs,
s’offre en silence à l’éternel.

3 novembre 1897.

°°°
Les pauvres mots que la vie quotidienne
flétrit, les mots sans éclat, je les aime.
Je leur prodigue les couleurs de mes fêtes,
et ils sourient et lentement trouvent la joie.

Ils chauffent leurs blanches joues d’hiver
au miracle qui survint à leur douleur;
jamais encore ils ne furent chantés,
mais frémissants, dans mon chant ils s’avancent.

°°°

Tu ne dois pas chercher à comprendre la vie,
elle sera dès lors pour toi comme une fête.
Laisse chaque jour te combler
comme un enfant qui passe
se voit comblé de fleurs
par chaque brise.

Il ne lui vient pas à l’esprit
de les ramasser ni de les garder.
Doucement de sa chevelure,
tendre prison, il les enlève,
et à ses chères jeunes années
il tend les mains pour avoir d’autres fleurs.

°°°

Les rêves de ta vie profonde,
libère-les de leur ténèbre.
Ils sont jeux d’eaux et tombent
plus clairs et en pauses chantantes
dans le sein de leurs vasques.

Et je sais maintenant : deviens tel un enfant
Toute angoisse n’est qu’un commencement;
mais la terre est illimitée,
et la peur n’en est que le geste
et le désir en est le sens.

Oeuvres 2. Poésie. Poèmes de jeunesse. Le Seuil. 1972. Traduction Jacques Legrand.