Lu ce matin dans El País deux articles sur le poète andalou Rafael Alberti, un peu oublié aujourd’hui. Sa fondation à Puerto de Santa María (Cádiz) prend l’eau et est criblée de dettes. Plus de vingt après sa mort, sa fille, Aitana Alberti et sa veuve, María Asunción Mateo se disputent encore son héritage. Il y a quelques années nous y étions allés. On ne pouvait pas la visiter. ¡Qué pena ! Je me souviens de lui et de sa première épouse, María Teresa León, (1903-1988), croisés un soir, 198 Rue Saint-Jacques dans les années soixante-dix au Comité d’information et de solidarité avec l’Espagne (CISE). C’était les dernières années du franquisme. Le poète rentra en Espagne le 27 avril 1977, après 38 ans d’exil. Il fut élu député PCE pour la province de Cádiz lors des élections du 15 juin 1977, mais laissa rapidement sa place à Francisco Cabral Oliveros, syndicaliste paysan de Trebujena. Marcos Ana (Fernando Macarro Castillo) (1920-2016), emprisonné pendant 23 ans, avait fondé et dirigé le Comité d’information et de solidarité avec l’Espagne (CISE) dont Pablo Picasso était le président. “Rafael Alberti, un legado cultural en números rojos”
Mars. La mer me manque… Penser à la mer… Voir la mer…
Deux poèmes de Jorge Luis Borges. Merci à Lorenzo Oliván.
El mar
Antes que el sueño (o el terror) tejiera mitologías y cosmogonías, antes que el tiempo se acuñara en días, el mar, el siempre mar, ya estaba y era. ¿Quién es el mar? ¿Quién es aquel violento y antiguo ser que roe los pilares de la tierra y es uno y muchos mares y abismo y resplandor y azar y viento? Quien lo mira lo ve por vez primera, siempre. Con el asombro que las cosas elementales dejan, las hermosas tardes, la luna, el fuego de una hoguera. ¿Quién es el mar, quién soy? Lo sabré el día ulterior que sucede a la agonía.
El otro, el mismo. 1964
La mer
Avant que le rêve (ou la terreur), n’ait tissé mythologies et cosmogonies, avant que le temps n’ait produit les jours, la mer, la mer éternelle, était là et avait été. Qui est la mer ? Quel est cet être violent et ancien qui ronge les piliers soutenant la terre, cette mer une et multiple qui est abîme et gloire et hasard et grand vent ? Qui la regarde la voit pour la première fois, toujours. Avec le saisissement que donnent les choses élémentaires, les belles fins de journées, la lune, un feu de joie. Qui est la mer, qui suis-je ? Je le saurai le jour qui succédera à mon agonie.
L’autre, le même, 1964. Traduction Jean Pierre Bernès et Nestor Ibarra.
El mar
El mar. El joven mar. El mar de Ulises y el de aquel otro Ulises que la gente del Islam apodó famosamente Es-Sindibad del Mar. El mar de grises olas de Erico el Rojo, alto en su proa. y el de aquel caballero que escribía A la vez la epopeya y la elegía de su patria, en la ciénaga de Goa. El mar de Trafalgar. El que Inglaterra cantó a lo largo de su larga historia, el arduo mar que ensangrentó de gloria en el diario ejercicio de la guerra. El incesante mar que en la serena mañana surca la infinita arena.
El oro de los tigres. 1972.
La mer
La mer. La jeune mer. La mer d’Ulysse, Celle de cet autre Ulysse que ceux D’Islam ont surnommé d’un nom fameux : Sindibad de la mer. La mer aux grises Vagues d’Erik le Rouge, haut sur sa proue, Et de ce chevalier qui a chanté Á la fois l’élégie et l’épopée De sa patrie, à Goa et ses boues. La mer de Trafalgar, que l’Angleterre A célébrée au long de son histoire, La dure mer ensanglantée de gloire Jour après jour, dans l’œuvre de la guerre. Au matin calme, la mer intarissable, Et ses sillons dans l’infini du sable.
Diario de un poeta recién casado, 1916. (Journal d’un poète jeune marié) “Uno de los libros más vivos y renovadores de la poesía española.” (Lorenzo Oliván). Celui-ci cite deux poèmes dont Soledad. J’ai retrouvé deux traductions en français: l’une de Guy Lévis-Mano (1904-1980), poète, traducteur de poètes espagnols, typographe, imprimeur et éditeur ami de René Char depuis 1936; l’autre de Victor Martinez.
René Char dira de Guy Lévis-Mano dans Guy Lévis-Mano, artisan superbe, préface au Catalogue abrégé 1933-1952 des éditions GLM, Paris, 1956, (repris dans René Char, Dans l’atelier du poète, Gallimard, collection « Quarto », Paris, 1996, p. 745.): « Lorsque la passion de donner l’existence à un recueil de poèmes s’unit à la connaissance de la poésie et de l’art d’imprimer, cela nous apporte d’admirables réussites et rétablit l’objet dans sa plénitude durable. Guy Lévis-Mano est le seul aujourd’hui qui satisfasse à ce souci hautain. Il y consacre sa foi, sa compétence, sa générosité et son enthousiasme. […] L’oasis G.L.M. sur la carte de la Poésie, c’est l’oasis des méharistes de fond ! »
Soledad
1 de febrero
En ti estás todo, mar, y sin embargo,
¡qué sin ti estás, qué solo,
qué lejos, siempre, de ti mismo!
Abierto en mil heridas, cada instante,
cual mi frente,
tus olas van, como mis pensamientos,
y vienen, van y vienen,
besándose, apartándose,
en un eterno conocerse,
mar, y desconocerse.
Eres tú, y no lo sabes,
tu corazón te late, y no lo siente…
¡Qué plenitud de soledad, mar solo!
Diario de un poeta recién casado, 1916.
Solitude
Tu es toute en toi, mer, et cependant,
comme tu es sans toi, que tu es seule,
et que lointaine, toujours, de toi-même!
Ouverte de mille blessures, sans cesse,
tel mon front,
tes vagues vont, comme mes pensées,
et viennent, vont et viennent,
se baisant, s’écartant,
en un éternel se connaître,
mer, et ne plus se connaître.
Tu es toi, et tu ne le sais,
ton coeur te bat, et ne le sent pas…
Quelle plénitude en solitude, mer seule!
Journal d’un poète jeune marié. Traduction: Guy Lévis-Mano.
Solitude
En toi tu es toute, mer, et cependant,
comme tu es sans toi, comme tu es seule,
et loin, toujours, de toi-même!
Ouverte de mille blessures, sans cesse,
tel mon front,
tes vagues vont, comme mes pensées,
et viennent, vont et viennent,
se baisant, s’écartant,
en un éternel se connaître,
mer, et ne plus se connaître éternel.
Tu es toi, et tu ne le sais pas,
ton coeur bat, et il ne le sent pas…
Quelle plénitude solitude, mer seule!
Journal d’un poète jeune marié. 2009. Traduit par Victor Martinez. Librairie La Nerthe éditeur / Collection classique.
Madrid me manque. La Bretagne me manque. Les voyages me manquent. Certaines personnes me manquent. Les textes de Julien Gracq me permettent de revoir la baie d’Audierne, la pointe du Raz, l’île de Sein, la presqu’île de Crozon, Argol.
Julien Gracq, élève à l’École normale supérieure, passe les mois de juillet et d’août 1931 avec Henri Queffélec (1910-1992) et Pierre Petitbon (1910-1940) à Budapest au collège Eötvös, réplique hongroise de l’ENS qui héberge chaque été trois normaliens. Fin septembre, Julien Gracq va passer huit jours en Basse-Bretagne. De la consultation d’un horaire d’autocar il retiendra le nom d’Argol. (voir Henri Queffélec, Cahiers de l’Herne, Julien Gracq, 1972. Réédition Le Livre de poche p.471 et suivantes). Il enseigne de 1937 à 1939 au lycée La Tour d’Auvergne de Quimper.
“Le Raz. Quand je le vis pour la première fois, c’était par une journée d’octobre 1937, qui fut en Bretagne (c’était mon premier automne armoricain) un mois exceptionnellement beau. J’avais pris le car à Quimper ; il se vida peu à peu au hasard des escales dans les écarts du pays bigouden. Après Plogoff, nous n’étions plus que deux voyageurs ; nul n’avait affaire au Raz ce jour-là que le soleil qui devant nous commençait à descendre : il y avait dans le déclin de la journée dorée, comme presque toujours dans l’automne du Cap, déjà une imperceptible suggestion de brume. La lumière était, comme dans le poème de Rimbaud et comme je l’ai revue une fois avec B. en septembre sur la grève de Sainte-Anne-la-Palud – « jaune comme les dernières feuilles des vignes ». Le car allégé s’enleva comme une plume pour attaquer l’ultime raidillon qui escalade le plateau du Cap – alors indemne d’hôtels et vierge de parking – et tout à coup la mer que nous longions depuis longtemps sur notre gauche se découvrit à notre droite, vers la baie des Trépassés et la pointe du Van : ce fut tout, ma gorge se noua, je ressentis au creux de l’estomac le premier mouvement du mal de mer – j’eus conscience en une seconde, littéralement, matériellement, de l’énorme masse derrière moi de l’Europe et de l’Asie, et je me sentis comme un projectile au bout du canon, brusquement craché dans la lumière. Je n’ai jamais retrouvé, ni là, ni ailleurs, cette sensation cosmique et brutale de l’envol – enivrante, exhilarante – à laquelle je ne m’attendais nullement. Auprès du Raz, la pointe Saint-Mathieu n’est rien. Quelques années plus tôt – en 1933 – parti de Saint-Ives, j’avais visité avec L. le cap Land’s End en Cornouaille. Il ne m’a laissé d’autre souvenir que celui d’une vaste forteresse rocheuse, compliquée de redans et de bastions, qui décourageait l’exploration du touriste de passage. Un château plutôt qu’une pointe, comme on voit dans la presqu’île de Crozon, le château de Dinan, mais plus spacieux – moins un finistère qu’un confin perdu et anonyme, trempé de brume, noyé de solitude, enguirlandé, empanaché de nuées d’oiseaux de mer comme une île à guano. Ce qui fait la beauté dramatique du raz, c’est le mouvement vivant de son échine centrale, écaillée, fendue, lamellée, qui n’occupe pas le milieu du cap, mais sinue violemment en mèche de fouet, hargneuse et reptilienne, se portant tantôt vers les aplombs de droite, tantôt vers les aplombs de gauche. Le plongement final, encore éveillé, laboure le Raz de Sein comme le versoir d’un soc de charrue. Le minéral vit et se révulse dans cette plongée qui se cabre encore : c’est le royaume de la roche éclatée ; la terre à l’instant de s’abîmer dans l’eau hostile redresse et hérisse partout ses écailles à rebrousse-poil. Depuis, je suis retourné quatre fois au Raz. Une fois avec le président du cercle d’échecs de Quimper, nous y conduisîmes Znosko-Borovsky, célèbre joueur d’échecs, que nous avions invité dans notre ville pour une conférence et une séance de simultanées ; avec sa moustache taillée en brosse, il avait l’air d’un gentil et courtois bouledogue. Je ne sais pourquoi je le revois encore parfaitement , silhouetté au bord de la falaise , regardant l’horizon du sud : il y avait dans cette image je ne sais quoi d’incongru et de parfaitement dépaysant. Il ne disait rien. Peut-être rêvait-il, sur ce haut lieu, à la victoire qu’il avait un jour remportée sur Capablanca. Chaque fois que j’ai revu la pointe, c’était le même temps, la même lumière : jour alcyonien, calme et tiédeur, fête vaporeuse du soleil et de la brume, «brouillard azuré de la mer où blanchit une voile solitaire» comme dans le poème de Lermontov. Chaque fois c’est la terre à l’endroit de finir qui m’a paru irritée, non la mer. Je n’ai vu le raz que souriant, assiégé par le chant des sirènes, je ne l’ai quitté qu’à regret, en me retournant jusqu’à la fin : il y a un désir puissant, sur cette dernière avancée de la terre, de n’aller plus que là où plonge le soleil.»
Libros sagrados y sobados, libros devorados, devoradores, secretos, en las faltriqueras: Nietzsche, con olor a membrillos, y subrepticio y subterráneo, Gorki caminaba conmigo. Oh aquel momento mortal en las rocas de Víctor Hugo cuando el pastor casa a su novia después de derrotar al pulpo, y El Jorobado de París sube circulando en las venas de la gótica anatomía. Oh, María, de Jorge Isaacs, beso blanco en el día rojo de las haciendas celestes que allí se inmovilizaron con el azúcar mentiroso que nos hizo llorar de puros.
Los libros tejieron, cavaron, deslizaron su serpentina y poco a poco, detrás de las cosas, de los trabajos, surgió como un olor amargo con la claridad de la sal el árbol del conocimiento.
Memorial de Isla Negra, 1964.
Les livres
Livres sacrés et tout écornés, livres dévorés, dévorants, secrets, dans les poches : Nietzsche sentait le coing, et comme en fraude et souterrain Gorki m’accompagnait. Ô ce moment fatal où, sur les rochers de Victor Hugo, le berger marie sa promise après avoir vaincu la pieuvre ou lorsque le Bossu de Notre-Dame circule en volant sur les veines de la gothique anatomie. Ô María de Jorge Isaacs, baiser tout blanc dans le jour rouge des haciendas célestes qui s’immobilisèrent avec ce sucre mensonger qui nous fit pleurer, nous étions si purs.
Les livres tissèrent, creusèrent,
déroulèrent leur serpentin
et peu à peu, derrière
les choses, les travaux,
surgit comme une odeur amère
et avec la clarté du sel
l’arbre du savoir.
Mémorial de l’Île Noire, Gallimard, 1970. Traduction: Claude Couffon.
Hommage au poète et traducteur suisse, décédé le 24 février 2021 à 95 ans.
Il est né le 30 juin 1925 à Moudon, petite ville du canton de Vaud, en Suisse romande. Il vivait à Grignan dans la Drôme depuis 1953 avec sa femme peintre, Anne-Marie Haesler. Il a traduit Goethe, Friedrich Hölderlin (Hypérion), Giacomo Leopardi (Canti), Robert Musil (L’Homme sans qualités) , Rainer Maria Rilke (Elégies de Duino) , Thomas Mann (La Mort à Venise), Ingeborg Bachmann (Malina) Giuseppe Ungaretti (Vie d’un homme, Poésie 1914-1970), Carlo Cassola (La Coupe de bois), Luis de Góngora (Lessolitudes), Ossip Mandelstam (Simple promesse) mais aussi l’Odyssée d’Homère en vers de quatorze syllabes. Il a consacré beaucoup de d’énergie à la traduction, cette « transaction secrète ». Il a reçu le Grand Prix national de traduction en 1987.
On peut se reporter à ses Œuvres publiées dans la Pléiade de son vivant en 2014.
L’ignorant apparaît sur ce blog le 12 janvier 2019. Il faut aussi relire Que la fin nous illumine.
L’ignorant
Plus je vieillis et plus je croîs en ignorance,
plus j’ai vécu, moins je possède et moins je règne.
Tout ce que j’ai, c’est un espace tour à tour
enneigé ou brillant, mais jamais habité.
Où est le donateur, le guide, le gardien ?
Je me tiens dans ma chambre et d’abord je me tais
(le silence entre en serviteur mettre un peu d’ordre),
et j’attends qu’un à un les mensonges s’écartent :
que reste-t-il ? que reste-t-il à ce mourant
qui l’empêche si bien de mourir ? Quelle force
le fait encor parler entre ses quatre murs ?
Pourrais-je le savoir, moi l’ignare et l’inquiet ?
Mais je l’entends vraiment qui parle, et sa parole
pénètre avec le jour, encore que bien vague :
«Comme le feu, l’amour n’établit sa clarté
que sur la faute et la beauté des bois en cendres… »
Sombre ennemi qui nous combats et nous resserres,
laisse-moi, dans le peu de jours que je détiens,
vouer ma faiblesse et ma force à la lumière :
et que je sois changé en éclair à la fin.
Moins il y a d’avidité et de faconde
en nos propos, mieux on les néglige pour voir
jusque dans leur hésitation briller le monde
entre le matin ivre et la légèreté du soir.
Moins nos larmes apparaîtront brouillant nos yeux
et nos personnes par la crainte garrottées,
plus les regards iront s’éclaircissant et mieux
les égarés verront les portes enterrées.
L’effacement soit ma façon de resplendir,
la pauvreté surcharge de fruits notre table,
la mort, prochaine ou vague selon son désir,
soit l’aliment de la lumière inépuisable.
Courant février 1919, Aragon quitte la garnison d’Oberhoffen en Alsace pour Sarrebruck. La Sarre est alors occupée. Il est affecté à la même division que Théodore Fraenkel. Tous deux auront, comme médecins auxiliaires, à sélectionner les filles du bordel militaire. Voir Bierstube magie allemande (Le Roman inachevé, 1956). Démobilisé en juin, il rentre par étapes avec son ami Fraenkel, voyageant à travers l’Allemagne et la Belgique. La célèbre chanson de Léo Ferré Est-ce ainsi que les hommes vivent (1961) reprend les sept dernières strophes du poème. L’antépénultième et le pénultième vers de la quatrième strophe font office de refrain et le premier de ces deux vers de titre. «Est-ce ainsi que les hommes vivent Et leurs baisers au loin les suivent.»
“J’avais acheté Die Weise (1)…la veille, avec les Cahiers de Malte Laurids Brigge […] Je lisais Rilke à me faire mal aux yeux.” (Le carnaval, La Mise à mort. 1965. Gallimard, Folio n°314, 1973 p.280-81). L’esthétique du poème doit pourtant davantage à Guillaume Apollinaire qu’à Rainer Maria Rilke. Le 9 janvier 1964 meurt Tristan Tzara, le 25 janvier 1964 Théodore Fraenkel, le 10 mars 1964 Léon Moussinac, le 11 juillet 1964 Maurice Thorez. Aragon se sent comme un survivant. Ce sentiment est important dans la relecture de sa vie qu’il fait alors et dans l’écriture de ses derniers livres.
(1) La Chanson d’amour et de mort du cornette Christoph Rilke (Die Weise von Liebe und Tod des Cornets Christoph Rilke) 1904.
Bierstube Magie allemande Et douces comme un lait d’amandes Mina Linda lèvres gourmandes qui tant souhaitent d’être crues A fredonner tout bas s’obstinent L’air Ach du lieber Augustin Qu’un passant siffle dans la rue
Sofienstrasse Ma mémoire Retrouve la chambre et l’armoire L’eau qui chante dans la bouilloire Les phrases des coussins brodés L’abat-jour de fausse opaline Le Toteninsel de Boecklin Et le peignoir de mousseline qui s’ouvre en donnant des idées
Au plaisir prise et toujours prête O Gaense-Liesel des défaites Tout à coup tu tournais la tête Et tu m’offrais comme cela La tentation de ta nuque Demoiselle de Sarrebrück Qui descendais faire le truc Pour un morceau de chocolat
Et moi pour la juger que suis-je Pauvres bonheurs pauvres vertiges Il s’est tant perdu de prodiges Que je ne m’y reconnais plus Rencontres Partances hâtives Est-ce ainsi que les hommes vivent Et leurs baisers au loin les suivent Comme des soleils révolus
Tout est affaire de décor Changer de lit changer de corps A quoi bon puisque c’est encore Moi qui moi-même me trahis Moi qui me traîne et m’éparpille Et mon ombre se déshabille Dans les bras semblables des filles Où j’ai cru trouver un pays
Coeur léger coeur changeant coeur lourd Le temps de rêver est bien court Que faut-il faire de mes jours Que faut-il faire de mes nuits Je n’avais amour ni demeure Nulle part où je vive ou meure Je passais comme la rumeur je m’endormais comme le bruit
C’était un temps déraisonnable On avait mis les morts à table On faisait des châteaux de sable On prenait les loups pour des chiens Tout changeait de pôle et d’épaule La pièce était-elle ou non drôle Moi si j’y tenait mal mon rôle C’était de n’y comprendre rien
Dans le quartier Hohenzollern Entre la Sarre et les casernes Comme les fleurs de la luzerne Fleurissaient les seins de Lola Elle avait un coeur d’hirondelle Sur le canapé du bordel Je venais m’allonger près d’elle Dans les hoquets du pianola
Elle était brune et pourtant blanche Ses cheveux tombaient sur ses hanches Et la semaine et le dimanche Elle ouvrait à tous ses bras nus Elle avait des yeux de faïence Et travaillait avec vaillance Pour un artilleur de Mayence Qui n’en est jamais revenu
Il est d’autres soldats en ville Et la nuit montent les civils Remets du rimmel à tes cils Lola qui t’en iras bientôt Encore un verre de liqueur Ce fut en avril à cinq heures Au petit jour que dans ton coeur Un dragon plongea son couteau
Le ciel était gris de nuages Il y volait des oies sauvages Qui criaient la mort au passage Au-dessus des maisons des quais Je les voyais par la fenêtre Leur chant triste entrait dans mon être Et je croyais y reconnaître Du Rainer Maria Rilke
Lu Fraenkel, un éclair dans la nuit de Gérard Guégan. (Éditions de l’Olivier, 2021).
Qui dira la souffrance d’Aragon ? (Stock 2015.) Tout a une fin, Drieu (Gallimard, 2016) Hemingway, Hammett, dernière (Gallimard. 2017) ne m’avaient pas totalement convaincu. Dans ma bibliothèque m’attend toujours Fontenoy ne reviendra pas (Stock 2011, réédition en Folio n° 5537, 2013. Prix Renaudot de l’essai.)
Le dernier livre de Gérard Guégan m’a beaucoup intéressé. Il s’agit de la biographie d’un personnage fascinant et méconnu : Théodore Fraenkel. L’auteur a mené une enquête sérieuse et interrogé les derniers témoins. Théodore Fraenkel apparaît souvent dans les histoires du dadaïsme et du surréalisme. Ses amis étaient André Breton, Jacques Vaché, Louis Aragon, Philippe Soupault, Tristan Tzara, Robert Desnos.
Il a toujours vécu dangereusement sans renoncer à son amour pour la liberté.
Ses parents, mencheviks juifs russes d’Odessa, émigrent à Paris en 1890. Il obtient la nationalité française en 1904. Théodore Fraenkel a fait ses études au Lycée Chaptal à Paris avec André Breton. Un bon tiers de leur classe de philosophie est morte à la guerre ou en est revenu mutilé. Après le baccalauréat, Fraenkel entre en classe préparatoire au PCN (Physique, Chimie et Sciences naturelles), puis à la Faculté de médecine. Étienne Boltanski (le père de Christian), René Hilsum (socialiste, puis communiste, libraire, éditeur Au Sans Pareil), Gusnberg et André Breton le suivent. Au printemps 1915, il est mobilisé comme son ami avec un an d’avance. Ils sont nommés infirmiers et dirigés vers les hôpitaux de la côte atlantique. Théodore Fraenkel, infirmier, rencontre alors à Nantes Jacques Vaché qui a été blessé au front. Il est ensuite envoyé à Odessa en Russie en juillet 1917 avec une mission militaire chirurgicale. Il voit de près la Révolution. Après l’armistice, Fraenkel et Aragon se retrouvent à Sarrebruck, ville allemande occupée par l’armée française. Il est démobilisé en septembre 1919 (croix de guerre avec palmes) . Il termine ses études de médecine et est nommé externe des hôpitaux. En janvier 1920, il est parmi les premiers dadaïstes et participe ensuite au mouvement surréaliste. Dans le numéro 3 de La Révolution surréaliste (15 avril 1925), on trouve la Lettre aux Médecins-Chefs des Asiles de Fous, rédigée par Antonin Artaud, Robert Desnos et Théodore Fraenkel. En 1934, il rompt avec Breton. « Breton déteste les deux choses qu’adorait Théodore: la musique et l’ironie. » (page 21) En août 1936, il va en Espagne et participe au débarquement républicain dans les Îles Baléares. Pendant la seconde Guerre mondiale, il se cache, puis traverse à pied les Pyrénées. En 1943, il fait partie des Forces de la France libre à Alger, puis rejoint le service de santé de l’escadrille Normandie-Niémen en URSS. Il termine la guerre avec le grade de lieutenant-colonel. Robert Desnos, son ami intime, qui l’avait désigné comme légataire universel meurt du typhus le 8 juin 1945 au camp de Theresienstadt (Tchécoslovaquie). Après la guerre, Théodore Fraenkel reprend son activité de médecin à Paris. Il dirige le laboratoire d’analyses de l’hôpital Lariboisière et reçoit ses malades dans son cabinet de l’avenue Junot. Il est l’un des signataires du Manifeste des 121 sur le droit d’insoumission dans la guerre d’Algérie, publié le 6 septembre 1960.
Le 28 novembre 1922, il a épousé Bianca Maklès, l’aînée des soeurs Maklès, d’une famille juive roumaine. Sylvia, l’actrice de cinéma, épouse Georges Bataille en premières noces en 1928, puis Jacques Lacan en 1934 ; Rose épouse le peintre André Masson et Simone l’écrivain Jean Piel, directeur de la revue Critique en 1930. Bianca Fraenkel, comédienne au théâtre de l’Atelier sous le pseudonyme de Lucienne Morand, trouve la mort en tombant d’une falaise à Carqueiranne (Var) le 24 octobre 1931. En 1933, Fraenkel se remarie avec Marguerite Luchaire, Ghita, sœur du journaliste et patron de presse Jean Luchaire, fusillé pour collaboration le 22 février 1946 au fort de Châtillon. Sa troisième compagne sera la psychanalyste Marianne Strauss, d’origine allemande.
Gravement hypertendu, il néglige de se soigner et meurt d’une hémorragie cérébrale. Il est enterré sans témoin dans la fosse commune du cimetière de Thiais (Val-de-Marne), selon ses vœux : « Pas d’obsèques, pas de cérémonie, pas d’oraison et pas de tombe. Je ne veux personne. Et j’exige la fosse commune. Point final. » Philippe Soupault souligne l’apport de Fraenkel au surréalisme : « C’était un personnage énigmatique, sympathique, séduisant, mais qui avait une attitude devant la vie très différente de celle de Breton. Il était ironique, agressif, mais surtout il avait une admiration profonde pour Alfred Jarry et je dois dire que l’influence de Fraenkel a été considérable parce qu’il a apporté au surréalisme et à Dada le côté, si vous voulez, ubuesque et je crois qu’on retrouve dans tout le mouvement dada une influence de Jarry et cette influence est due à Fraenkel. »
« Je n’oserai jamais écrire ma propre histoire. » (Théodore Fraenkel, Carnets, janvier 1918.)
… ” A mon plus ancien, A mon grand ami T. Fraenkel, Souvenir de Nantes et d’ailleurs… “ André Breton (Dédicace de Mont-de-Piété 1913-1919 ).
… ” Il était de ceux dont on dit : « Il ira loin » – Son profil slave et sa parole imprégnée du charme de même marque étaient bien connus dans les milieux de la Pensée Libre… › Jacques Vaché (Le sanglant symbole, nouvelle signée Jean-Michel Strogoff, publiée dans La Révolution surréaliste n° 2, le 15 janvier 1925.
Épitaphe de Théodore Fraenkel ( Philippe Soupault )
Il faisait un temps magnifique quand tu es mort
Le cimetière était si joli
que personne ne pouvait être triste
On s’aperçoit depuis quelque temps que tu n’es plus là
Je n’entends pas tes ricanements
Tu te tais
ou tu hausses les épaules
tu ne voudras jamais connaître le paradis
Tu ne sais plus où aller
Mais tu t’en moques
Littérature n°14. Juin 1920.
Lettre aux Médecins-Chefs des Asiles de Fous
Messieurs, Les lois, la coutume vous concèdent le droit de mesurer l’esprit. Cette juridiction souveraine, redoutable, c’est avec votre entendement que vous l’exercez. Laissez-nous rire. La crédulité des peuples civilisés, des savants, des gouvernants pare la psychiatrie d’on ne sait quelles lumières surnaturelles. Le procès de votre profession est jugé d’avance. Nous n’entendons pas discuter ici la valeur de votre science, ni l’existence douteuse des maladies mentales. Mais pour cent pathogénies prétentieuses où se déchaîne la confusion de la matière et de l’esprit, pour cent classifications dont les plus vagues sont encore les seules utilisables, combine de tentatives nobles pour approcher le monde cérébral où vivent tant de vos prisonniers ? Combien êtes-vous, par exemple, pour qui le rêve du dément précoce, les images dont il est la proie sont autre chose qu’une salade de mots ? Nous ne nous étonnons pas de vous trouver inférieurs à une tache pour laquelle il n’y a que peu de prédestinés. Mais nous nous élevons contre le droit attribué a des hommes, bornés ou non, de sanctionner par l’incarcération perpétuelle leurs investigations dans le domaine de l’esprit. Et quelle incarcération ! On sait, — on ne sait pas assez — que les asiles loin d’être des asiles, sont d’effroyables geôles, où les détenus fournissent une main-d’œuvre gratuite et commode, où les sévices sont la règle, et cela est toléré par vous. L’asile d’aliénés, sous le couvert de la science et de la justice, est comparable à la caserne, à la prison, au bagne. Nous ne soulèverons pas ici la question des internements arbitraires, pour vous éviter la peine de dénégations faciles. Nous affirmons qu’un grand nombre de vos pensionnaires, parfaitement fous suivant la définition officielle, sont, eux aussi, arbitrairement internés. Nous n’admettons pas qu’on entrave le libre développement d’un délire, aussi légitime, aussi logique que toute autre succession d’idées ou d’actes humains. La répression des réactions antisociales est aussi chimérique qu’inacceptable en son principe. Tous les actes individuels sont antisociaux. Les fous sont les victimes individuelles par excellence de la dictature sociale ; au nom de cette individualité qui est le propre de l’homme, nous réclamons qu’on libère ces forçats de la sensibilité, puisqu’aussi bien il n’est pas au pouvoir des lois d’enfermer tous les hommes qui pensent et agissent. Sans insister sur le caractère parfaitement génial des manifestations de certains fous, dans la mesure où nous sommes aptes à les apprécier, nous affirmons la légitimité absolue de leur conception de la réalité, et de tous les actes qui en découlent. Puissiez-vous vous en souvenir demain matin à l’heure de la visite, quand vous tenterez sans lexique de converser avec ces hommes sur lesquels, reconnaissez-le, vous n’avez d’avantage que celui de la force.
La Révolution Surréaliste, n˚ 3 — Première année, Paris, 15 avril 1925.
« A Th. Fraenkel L’ami de tous les jours et le témoin et l’acteur d’années de tempêtes de tourbillons et de nuit… Son affectueux Robert Desnos » (Dédicace de Corps et Biens. 1930)
« … Je ne peux pas vous expliquer Théodore Fraenkel, il faudrait des pages et des pages de journal, et toute la vie… » Louis Aragon (A qui le tour ? Lettres Françaises, n°1014. 30/01/1964).
( Merci à Ph. C. pour le lien qui m’a permis d’ écouter Philippe Soupault )
Relire encore et encore les poètes de la Génération de 1927.
Como el viento
Como el viento a lo largo de la noche, Amor en pena o cuerpo solitario, Toca en vano a los vidrios, Sollozando abandona las esquinas;
O como a veces marcha en la tormenta,
Gritando locamente,
Con angustia de insomnio,
Mientras gira la lluvia delicada;
Si, como el viento al que un alba le revela
Su tristeza errabunda por la tierra,
Su tristeza sin llanto,
Su fuga sin objeto;
Como él mismo extranjero,
Como el viento huyo lejos.
Y sin embargo vine como luz.
Un río, un amor, 1929.
Comme le vent
Comme le vent tout au long de la nuit, Amour en peine ou bien corps solitaire, En vain touche les vitres, Abandonne en sanglots les carrefours ;
Ou comme parfois il marche dans la tourmente,
En criant follement,
Angoissé d’insomnie,
Tandis que tourne la pluie délicate ;
Oui, comme le vent à qui l’aube révèle
Sa tristesse errante sur la terre,
Sa tristesse sans pleurs,
Sa fuite sans objet ;
Comme lui-même étranger,
Comme le vent je fuis au loin.
Pourtant je suis venu comme lumière.
Un fleuve, un amour. Editions Fata Morgana. 1985. Traduction: Jacques Ancet.
Ce poème a été écrit le 10 mai 1929 à Toulouse. Son ancien professeur à l’Université de Séville, le poète Pedro Salinas, l’aida à obtenir, à la fin de l’année 1928, un poste de lecteur à l’École Normale de Toulouse. Il y travaillera pendant sept mois. Gerardo Diego publiera ce texte dans sa célèbre anthologie Poesía española: antología 1915- 1931. Madrid, 1932. On y retrouve davantage l’influence romantique que surréaliste.
Le poète et architecte Joan Margarit est décédé hier à Sant Just Desvern (Barcelone). Il avait obtenu le Prix Cervantès en 2019 qu’il n’avait pu recevoir qu’en décembre 2020, en petit comité à cause de la pandémie. «Soy un poeta catalán, pero también castellano, coño» avait-il affirmé en 2019 en déposant ses archives à l’Instituto Cervantes de Madrid.
Descansa en paz, poeta.
La presse espagnole a publié à l’occasion un poème inédit:
Commovedora indiferència
Pensava que em quedava encara temps
per entendre el profund significat
de deixar d’exisitir. Ho comparava
amb el desinterès, l’oblit, el son profund
les cases on vam viure ui on no hem tornat mai més.
Pensava que ho anava comprenent,
que anava alliberant-me de l’enigma.
Però era molt lluny, encara, de saber
que jo no m’allibero. M’allibera la mort:
permet, indiferent,
que m’acosti a alguna veritat.
Inexplicablement, això m’emociona.
Animal de bosc.
Conmovedora indiferencia
Pensé que me quedaba todavía
tiempo para entender la honda razón
de dejar de existir. Lo comparaba
con el desinterés, con el olvido,
con las horas del sueño más profundo,
pensando en esas casas donde un día vivimos
y a las que no hemos vuelto nunca.
Pensaba que lo iba comprendiendo,
que me iba liberando del enigma.
Pero estaba muy lejos de saber
que yo no me libero. Me libera la muerte,
permite, indiferente,
que me vaya acercando hasta alguna verdad.
Inexplicablemente, esto me ha emocionado.