William Butler Yeats

William Butler Yeats (John Butler Yeats). 1898.

W.B.Yeats traduit par Yves Bonnefoy et Octavio Paz.

Vacillation

IV

My fiftieth year had come and gone,
I sat, a solitary man,
In a crowded London shop,
An open book and empty cup
On the marble table-top.
While on the shop and street I gazed
My body of a sudden blazed;
And twenty minutes more or less
It seemed, so great my happiness,
That I was blessed and could bless.


IV

Ma cinquantième année avait passé,
J’étais assis, solitaire comme je suis,
Dans un salon de thé encombré à Londres.
Un livre ouvert, une tasse vide
Sur la tablette de marbre.
Et comme je regardais la salle, la rue,
D’un coup mon corps s’embrasa,
Et pendant vingt minutes, à peu près,
Il me parut, si grand fût mon bonheur,
Que j’étais béni et pouvais bénir.

Quarante-cinq poèmes, suivi de La Résurrection. Hermann, 1989 pour la traduction française de Yves Bonnefoy . 1993 NRF. Poésie/ Gallimard, Paris.

Vacilación

IV

Cincuenta años cumplidos y pasados.
Perdido entre el gentío de una tienda,
me senté, solitario, a una mesa,
un libro abierto sobre el mármol falso,
viendo sin ver las idas y venidas
del torrente. De pronto, una descarga
cayó sobre mi cuerpo, gracia rápida,
y por veinte minutos fui una llama :
ya, bendito, podía bendecir.


Traduction : Octavio Paz.

(Merci à Lorenzo Oliván)

René Char – Étienne Jodelle

Je relis la biographie de Laurent Greilsamer, L’éclair au front. La vie de René Char. Fayard, 2004 et feuillette à nouveau Char dans l’atelier du poète (Quarto Gallimard, 1996. Édition établie par Marie-Claude Char) J’y retrouve la description de son P.C. de Céreste pendant la guerre.

Pierre Zyngerman, Témoignage, 1967. Pages 354-355. (1)

« Char n’appartenait à aucun parti, mais il sut mener entre tous les partis, entre toutes les factions, entre tous les individus, une extraordinaire action de préservation de l’unité, d’accroissement de l’efficacité, sans jamais perdre de vue le but à atteindre : battre les Allemands. Dans ce domaine, il eut à mener et sut mener une véritable action de gouvernement, « politique » dans le plus haut sens du terme.
L’influence de Char était si décisive et la confiance que tous lui faisaient si grande, qu’un mot de lui, un avis, un jugement (il eut souvent, en effet, à se trouver dans une position de juge) suffisait à dénouer les situations les plus compliquée et à trancher les cas les moins solubles. […] Char […] ne cessa de poursuivre un destin unificateur mais en dehors de l’égide d’aucun clan. Non pour faire triompher une autorité politique plutôt qu’une autre, mais pour donner une plus grande efficacité à la Résistance, et conférer la dignité à laquelle ils avaient droit à tous les combattants valables, à tous à égalité. Il les mettait sur le même plan, à quelque parti qu’ils appartiennent et quelle que fût leur obédience. […] C’est dans cet esprit que, par exemple, il prit sur lui d’armer les communistes. […] Ce village (Céreste) m’impressionnait profondément. J’ai toujours pensé que René Char l’avait choisi intentionnellement. Toujours est-il que le mélange des circonstances dramatiques de la Résistance, de la situation géographique et stratégique de ce village, et de la présence de Char et de nos camarades, font que Céreste occupe une place à part dans ma mémoire. […] Des gens très divers nous aidaient : ouvriers agricoles, notaires, gendarmes, commerçants, braconniers, etc., et nul autre que Char n’aurait su obtenir le concours de gens aussi divers et aussi éloignés, au moins au départ, de l’état d’esprit de la Résistance. Le P.C. de René Char se trouvait dans une maison du village, située non pas du côté du Lubéron, mais de l’autre côté de la route Apt-Forcalquier, sur un éperon de terre dominant un vallon. Quand on entrait dans la pièce où il travaillait, on était extrêmement impressionnée par plusieurs éléments, et cela à chaque fois. Les détails tels que je me les rappelle étaient les suivants : sur un buffet, une pierre du pays ; au centre, un poêle […] ; au mur, il y avait une reproduction en couleurs du Prisonnier de Georges de La Tour, tableau qui m’a toujours paru résumer d’une façon particulièrement saisissante et profonde notre situation d’alors. Il faut d’ailleurs préciser que, lors des longues conversations que nous avions sur tous les sujets et au cours desquelles Char faisait partager sa vision des choses, Georges de La Tour comptait beaucoup. – Et surtout, il y avait la présence si athlétique, si exacte, si rassurante de Char…»

Job raillé par sa femme (ou le prisonnier) (Georges de La Tour) 1625-50. Épinal, Musée départemental d’art ancien et contemporain. René Char découvre Georges de La Tour lors d’une exposition organisée à l’Orangerie (Paris) de novembre 1934 à février 1935: « Les Peintres de la Réalité en France au XVII ème siècle ».

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2020/02/21/rene-char-georges-de-la-tour/

René Char devait compléter lui-même cette description. Il avait cloué sur un autre mur une copie de sa main d’un poème d’Étienne Jodelle…(2)

XXX

Comme un qui s’est perdu dans la forêt profonde,
Loin de chemin, d’orée et d’adresse et de gens ;
Comme un qui, en la mer grosse d’horribles vents
Se voit presque engloutir des grands vagues de l’onde ;

Comme un qui erre aux champs lorsque la nuit au monde
Ravit toute clarté, j’avais perdu longtemps
Voie, route et lumière et, presque avec le sens
Perdu longtemps l’objet, où plus mon heur se fonde.

Mais quand on voit — ayant ces maux fini leur tour —
Aux bois, en mer, aux champs, le bout, le port, le jour,
Ce bien présent plus grand que son mal on vient croire ;

Moi donc qui ai tout tel en votre absence été,
J’oublie, en revoyant votre heureuse clarté,
Forêt, tourmente et nuit, longue, orageuse et noire.

Œuvres et meslanges poëtiques d’Estienne Jodelle sieur du Lymodin. Paris, N. Chesneau et M. Patisson, 1574.

1) Pierre Zyngerman (Léon Saingermain ou Léon, 1922-2004) fut l’adjoint de René Char à la SAP des Basses-Alpes de décembre 1943 à juillet 1944. Char le cite deux fois dans les feuillets d’Hypnos et lui adresse le feuillet 87. D’après Antoine Coron, (Dictionnaire René Char, sous la direction de Danièle Leclair & Patrick Née, Paris : Classiques Garnier, collection « Dictionnaires et synthèses » 2015) Pierre Zyngerman, présent sur le terrain dès les premiers parachutages de décembre 1943, mit sur pied en juin 1944, la station de radio-phare d’Oraison, prépara le terrain « Chenille » et permit avec Archiduc (Camille Rayon, responsable de la région 2, voir Feuillets d’Hypnos 30), la nuit du 11 au 12 août 1944, l’atterrissage d’un Dakota avec quinze passagers, et du matériel, vingt-deux personnes décollant aussitôt pour Alger. Il fit partie du groupe qui arracha Vincent Recco à la Gestapo, et c’est lui aussi qui négocia avec le commandant Horeau su camp des Mées un stock de vêtements pour habiller les réfractaires. (Notes d’Amaury Nauroy. René Char Georges Mounin Correspondance 1943-1988. Gallimard, 2020. Page 335)

2) Étienne Jodelle (1532 – 1573 ), est un des sept poètes du groupe de la Pléiade (XVI ème siècle) avec Pierre de Ronsard, Joachim Du Bellay, Jean-Antoine de Baïf, Rémy Belleau, Jacques Peletier et Pontus de Tyard. Il organise les spectacles de la Cour sous Henri II. Il meurt dans la misère. Avec Cléopatre captive (1553), il est l’initiateur de la tragédie française classique. Il est le premier à y introduire l’alexandrin. Charles de La Mothe, son ami et exécuteur testamentaire, après sa mort, fait imprimer ses Œuvres et meslanges poëtiques (Paris, N. Chesneau et M. Patisson, 1574).

René Char

Relecture des Feuillets d’Hypnos après la Correspondance. 1943-1988 de René Char et Georges Mounin ( 2020. Éditée par Amaury Nauroy, Gallimard, 592 pages).

Il s’agit de notes écrites entre 1943 et 1944. Elles n’ont été publiées qu’à la fin de la guerre en avril 1946 dans la collection Espoir, dirigée par Albert Camus. Le recueil a d’abord été édité séparément, puis intégré dans Fureur et mystère ( Gallimard, septembre 1948). Il prend place entre Seuls demeurent ( Gallimard, février 1945) et Le Poème pulvérisé (Fontaine, 1947).

De 1939 à 1944, René Char interrompt ses publications littéraires, hormis quelques publications éparses de poèmes dans des revues.

René Char, Lettre à Georges Mounin. L’Isle 15 mars 1943.

« Depuis 1940, je n’ai rien fait imprimer estimant que la nausée ne s’accordait pas de la poésie, d’autres instruments étant plus efficaces pour abattre le rocher sur lequel trop de poètes se sont hissés et chantent, non gênés par l’équivoque, mariniers de la mélasse ! »

Démobilisé en juillet 1940, René Char rejoint sa ville natale L’Isle-sur-la-Sorgue. En septembre, il est dénoncé comme communiste auprès du préfet du Vaucluse, pour son activité politique antérieure, liée au Mouvement surréaliste. La police de Vichy perquisitionne son domicile le 20 décembre 1940. René Char s’éloigne et trouve refuge à Céreste (Basses-Alpes). Il entre dans la clandestinité et noue des rapports avec des résistants à Céreste, L’Isle-sur-la-Sorgue, Aix, Avignon et Digne. En 1942, Il adhère à l’Armée secrète (A.S.) et prend le nom de Capitaine Alexandre . Dès 1942, il effectue les premiers sabotages contre l’armée d’occupation italienne. De l’été 1943 à l’été 1944, il est à la tête du Service Action Parachutage de la zone Durance. La S.A.P. Basses-Alpes a réceptionné cinquante-trois parachutages et constitué vingt et un dépots d’armes ainsi qu’un réseau de communications radio et un système interdépartemental de transports clandestins.

Il se surnomme alors Hypnos, dieu du sommeil. Il incarne l’homme qui veille durant l’hiver et la nuit. La Résistance en sommeil peut s’éveiller à tout moment. Son surnom inspire en partie le titre de l’ouvrage. Il est dédié à Albert Camus, ami de René Char. On peut trouver des points communs avec les idées développées dans L’Homme révolté (Gallimard, 1951).

Journal de guerre, agenda, livre de bord. Les poèmes prennent la forme de courtes notes, voire d’aphorismes. Certaines de ces 237 notes poétiques se rattachent à la maxime tandis que d’autres relatent avec précision les actions des Résistants, sous forme de courts récits ou de témoignages.
«L’écriture, c’est de la respiration de noyé.» (Lettre à Paul Éluard, décembre 1929 ou janvier 1930, collection particulière, citée par Jean-Claude Mathieu, La Poésie de René Char ou le sel de la splendeur. I. Traversée du surréalisme, Paris, José Corti, 1984, p. 120.)

Le Monde des Livres, 24 décembre 2020
Correspondance. « Correspondance. 1943-1988 », de René Char et Georges Mounin.
Il y aurait tant de raisons de lire toutes affaires cessantes la correspondance que René Char entretint avec Georges Mounin, auteur, en 1946, du premier essai sur son œuvre (Avez-vous lu Char ?), et futur linguiste : la profondeur de leurs échanges, leur inévitable divergence à partir de 1948, pour raisons idéologiques (Char opposant à la tyrannie communiste une fervente exigence morale, face à un Mounin stalinien), ou le percutant regard que le poète jette sur ses contemporains… Mais une seule suffit : le verbe fulgurant de Char, son intransigeance face à toute forme de récupération. Qu’un homme ayant lutté par les armes contre les nazis ait ainsi ignoré tout enrégimentement fascine. La force de Char fut de refuser « [s]a confiance en l’homme entreprenant pour ne lui accorder que [s]on amour et quelquefois [s]on horreur ». Jean-Louis Jeannelle (Spécialiste des études littéraires et collaborateur du « Monde des livres »)

Quelques exemples:

22 AUX PRUDENTS : Il neige sur le maquis et c’est contre nous chasse perpétuelle. Vous dont la maison ne pleure pas, chez qui l’avarice écrase l’amour, dans la succession des journées chaudes, votre feu n’est qu’un garde-malade. Trop tard. Votre cancer a parlé. Le pays natal n’a plus de pouvoirs.

32 Un homme sans défauts est une montagne sans crevasses. Il ne m’intéresse pas.
(Règle de sourcier et d’inquiet.)

48 Je n’ai pas peur. J’ai seulement le vertige. Il me faut réduire la distance entre l’ennemi et moi. L’affronter horizontalement.

59 Si l’homme ne fermait pas souverainement les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vaut d’être regardé.

72 Agir en primitif et prévoir en stratège.

79 Je remercie la chance qui a permis que les braconniers de Provence se battent dans notre camp. La mémoire sylvestre de ces primitifs, leur aptitude pour le calcul, leur flair aigu pour tous les temps, je serais surpris qu’une défaillance survînt de ce côté. Je veillerai à ce qu’ils soient chaussés comme des dieux !

104 Les yeux seuls sont encore capables de pousser un cri.

124 LA-FRANCE-DES-CAVERNES

169 La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil.

186 Sommes-nous voués à n’être que des débuts de vérité ?

193 L’insensibilité de notre sommeil est si complète que le galop du moindre rêve ne parvient pas à le traverser, à le rafraîchir. Les chances de la mort sont submergées par une inondation d’absolu telle qu’y penser suffit à faire perdre la tentation de la vie qu’on appelle, qu’on supplie. Il faut beaucoup nous aimer, cette fois encore, respirer plus fort que le poumon du bourreau.

197 Être du bond. N’être pas du festin, son épilogue.

237 Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté.

George Steiner évoque René Char (alias « Capitaine Alexandre » dans la résistance)
et le Feuillet d’Hypnos 138 .

https://debraisesetdombre.com/tag/resistance/

Portrait de René Char. 1934. Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet. Don de Marc Engelhard.

Raúl Zurita – Pablo Neruda

Raúl Zurita (Boris Herrera Allende).

J’ai lu, il y a quelques jours, sur le journal d’information en ligne El Español, un article plein de paradoxes du polémique et grand poète chilien Raúl Zurita : “ENTREVISTA AL POETA Raúl Zurita: “Soy un comunista en 2020: quiero una revolución y una sociedad sin clases” (27/11/2020)

https://www.elespanol.com/cultura/20201127/raul-zuritasoy-comunista-quiero-revolucion-sociedad-sin/539196123_0.html

Il a reçu en 2020 le Prix Reina Sofía de Poesie Iberoamericaine. C’est un partisan de l’art total. “Zurita realizó variadas acciones utilizando su cuerpo como medio de expresión. El 2 de junio de 1982, su obra creativa da un nuevo paso con el poema La vida nueva, escrito en los cielos de Nueva York, mediante cinco aviones que trazaban las letras con humo blanco y las cuales se recortaban contra el azul del cielo. Esta creación estaba compuesta por quince frases de 7-9 kilómetros de largo cada una, en español. El trabajo fue registrado en vídeo por el artista Juan Downey. Otra acción artística consistió en plasmar en el desierto de Chile la frase “Ni pena ni miedo”, en 1993, cuya fotografía cierra el libro La vida nueva y que por su extensión, 3.140 metros, solo puede ser leída desde lo alto. “

Quelques passages de cet article:

P.- ¿Sigue siendo usted comunista? ¿Se puede ser comunista en 2020?

R.- Soy un comunista en 2020.

El machismo en la poesía
P.- ¿Cree usted que el mundo de la poesía ha sido machista?

R.- ¡Por supuesto que ha habido machismo, no tengo ninguna duda! Ha habido muchas mujeres poetas sobresalientes que han sido apocadas o apartadas definitivamente por ser mujeres. ¡No está tan lejana la época de la quema de brujas…! Sí creo que están en todos los planos y en el artístico también, muy fuerte.

P.- ¿Y si hacemos una revancha histórica?

R.- Bueno, entiendo que puedan querer una revancha histórica, estarían en todo su justo derecho. Ahora, yo creo que el mundo será femenino y masculino o no será. Masculino y femenino con todos los grados que hay entremedio: el mundo tiene que ir con todas las opciones personales, sexuales, políticas… y mientras tú no violentes a otro, está todo bien.

Al poeta le gusta leer a Idea Vilariño. “Es una maravilla. Era tan buena como Onetti y sin embargo ese machismo estuvo ahí…”, resopla, y comienza a recitar en alto su poema más crudo e inolvidable, Ya no: “No te veré morir”, paladea, con cierto desapego. Y rápidamente se repone de la traza de nostalgia: “Pero yo creo que en la gente más joven todo esto está cambiando, ya los tipos comparten lo del lavar los platos, tengo esa sensación”, guiña.

El Neruda violador
Como admira tanto a Neruda, le pregunto por ese episodio sangrante y horrible de su biografía: cuando confesó que había violado a una mujer pobre que ejercía de sirvienta. “Anne Carson dijo algo extremadamente sabio: menos mal que no sabemos nada de la vida personal de Platón. ¡Si ahora prohibimos a Platón se nos cae todo, se nos cae Occidente, lo que estamos hablando ahora…! Sería una confusión tremenda… radical… Neruda fue un violador sin duda y no se jactó, se arrepintió. El tipo lo dijo y se sintió pésimo con la chica de Indonesia. Se sintió lo peor, literalmente, y nunca más. Eso está dicho”, cuenta.

Y continúa: “Yo he vivido en un país y un continente donde la mayor parte de los hijos son producto de violaciones. Del conquistador a la conquistada, del español hacia la india. Neruda es el mejor poeta en lengua castellana para mí. Ahora quieren derribar su nombre y alzar a Gabriela Mistral, que es muy buena, pero no es Neruda. Soy nerudiano. Es un genio. Y si Neruda hubiese sido mujer me hubiese importado un pepino, habría sido una gran poeta igual”, zanja.”

Je reviens donc une fois de plus aux poèmes de Pablo Neruda que je relis ces derniers temps. Pas le Neruda politique, mais le Neruda sceptique, âgé, fatigué. Un Neruda pour temps de pandémie.

Y cuánto vive ?

Cuánto vive el hombre, por fin ?

Vive mil días o uno solo ?

Una semana o varios siglos ?

Por cuánto tiempo muere el hombre ?

Qué quiere decir «Para Siempre» ?

Preocupado por este asunto
me dediqué a aclarar las cosas.

Busqué a los sabios sacerdotes,
los esperé después del rito,
los aceché cuando salían
a visitar a Dios y al Diablo.

Se aburrieron con mis preguntas.
Ellos tampoco sabían mucho,
eran sólo administradores.

Los médicos me recibieron,
entre una consulta y otra,
con un bisturí en cada mano,
saturados de aureomicina,
más ocupados cada dia.
Según supe por lo que hablaban
el problema era como sigue :
nunca murió tanto microbio,
toneladas de ellos caían,
pero los pocos que quedaron
se manifestaban perversos.

Me dejaron tan asustado
que busqué a los enterradores.
Me fui a los ríos donde queman
grandes cadáveres pintados,
pequeños muertos huesudos,
emperadores recubiertos
por escamas aterradoras,
mujeres aplastadas de pronto
por una ráfaga de cólera.
Eran riberas de difuntos
y especialistas cenicientos.

Cuando llegó mi oportunidad
les largué unas cuantas preguntas,
ellos me ofrecieren quemarme :
era todo lo que sabían.

En mi país los enterradores
me contestaron, entre copas:
—« Búscate una moza robusta,
y déjate de tonterías. »

Nunca vi gentes tan alegres.

Cantaban levantando el vino
por la salud y por la muerte.
Eran grandes fornicadores.

Regresé a mi casa más viejo
después de recorrer el mundo.

No le pregunto a nadie nada.

Pero sé cada día menos.

Estravagario, 1958.

Et combien vit-il?

Combien vit l’homme, enfin ?

Vit-il mille jours ou un seul ?

Pour combien de temps l’homme meurt-il ?

Que veut dire « pour toujours » ?

Préoccupé par cette affaire
je me suis consacré à élucider les choses.

J’ai recherché les prêtres savants,
je les ai attendus après le rite,
je les ai guettés lorsqu’ils sortaient
pour rendre visible à Dieu et au Diable.
Ils se lassèrent de mes questions.
Eux non plus ne savaient pas grand-chose,
Ils n’étaient que des administrateurs.
Les médecins me reçurent,
entre une consultation et une autre,
avec un bistouri dans chaque main,
saturés d’auréomycine,
chaque jour plus occupés
Selon ce que j’appris à travers ce qu’ils disaient
le problème était le suivant :
jamais n’est mort tant de microbes
il en tombait des tonnes,
mais le peu qui resta
se révélait pervers.

Ils m’effrayèrent tant
que j’ai cherché les fossoyeurs.
Je partis aux fleuves où ils brûlent
de grands cadavres peints,
de petits morts osseux,
des empereurs recouverts
d’écailles terrifiantes,
des femmes aplaties tout à coup
par une rafale de colère.
C’étaient des rives de défunts
et des spécialistes cendreux.
Quand vint mon tour
je leur posai quelques questions,
ils me proposèrent de me brûler :
c’était tout ce qu’ils savaient.
Dans mon pays les fossoyeurs
me répondirent, entre deux verres :
— « Trouve-toi donc une jeune fille robuste,
et laisse tomber toutes ces sottises. »
Je n’ai jamais vu de gens si joyeux.
Ils chantaient en levant le vin
à la santé et à la mort.
C’étaient de grands fornicateurs.
Je rentrai chez moi plus vieux
après avoir parcouru le monde.
Je ne demande rien à personne.
mais je sais chaque jour moins de choses.

Vaguedivague. Gallimard. 1971. Traduction Guy Suarès.

Jean-Marie Laclavetine évoque la mémoire de son ami, l’homme de théâtre et traducteur Guy Suarès (1932-1996), dans son livre La vie des morts, Gallimard, 2021. ” J’aurais tant voulu qu’il reste longtemps parmi nous. Il me manque. Tu l’aurais aimé. D’abord parce qu’il était d’ascendance hispanique, avait joué et mis en scène Federico García Lorca et Rafael Alberti, connu et traduit Neruda et José Bergamín. et puis, parce qu’il était impossible de ne pas l’aimer, voilà tout. (…) J’ai connu Guy à France Culture. il administrait le bureau de lecture des dramatiques radiopĥoniques. (…) Il avait créé et dirigé entre 1962 et 1971, à la demande d’André Malraux, une compagnie de théâtre, la Comédie de la Loire.” (pages 109-110)

Louis Aragon

Portrait de Louis Aragon (Robert Delaunay), 1922.

Les Adieux et autres poèmes” est le dernier recueil de poèmes paru du vivant d’Aragon. Ce sont des poèmes publiés entre 1958 et 1979, dispersés dans des revues et ailleurs. Aragon est âgé et souffrant. C’est Jean Ristat qui assiste Aragon et est l’artisan de cette entreprise de “recollection”. Aragon a choisi le titre faisant allusion à la sonate de Beethoven.

VII

Un jour vient que le temps ne passe plus
Il se met au travers de notre gorge
On croirait avaler du plomb
Qu’est-ce en nous qui fait ce soufflet de forge

Un jour vient que le temps est arrêté
Comme un chien devant une perdrix rouge
Changé de corps un coeur déconcerté
Une main tremblant de ce qu’elle touche

Un jour vient ou c’est peut être une nuit
Que le temps se meurt d’une mort humaine
Et la vie alors se réduit au bruit
Dans le ciel d’avions qui se promènent

Un jour vient que rien n’est plus qu’un récit
Rien ne fut rien n’est comme on le raconte
On construit de mots la chair du passé
Au poignet des gens ont gelé leurs montres

Un jour vient que tout n’est qu’un à-peu-près
Faux-semblant miroir masque épouvantail
Tout pour vous se vend au plus vil prix
Brocanteurs du temps au soir des batailles

Charognards le poids de votre genou
Le toucher de vos doigts profanatoires
un discours jeté comme un drap sur vous
C’est cela que vous appelez l’Histoire

Les Adieux et autres poèmes. Poèmes des années soixante. 1982.

André Breton – Pierre Reverdy

J’ai relu un peu par hasard certains poèmes de Pierre Reverdy (1889 – 1960). Ce poète était tenu en haute estime par André Breton.

En février 1924, les éditions Gallimard publient dans leur nouvelle collection Les Documents bleus , sous le titre Les pas perdus, un recueil de vingt-quatre articles d’André Breton écrits entre 1917 (Guillaume Apollinaire) et 1923 (La confession dédaigneuse). Ils avaient précédemment été publiés, en revue – surtout dans Littérature, dirigée par Louis Aragon, André Breton et Philippe Soupault – et pour des expositions (Giorgio de Chirico, Max Ernst et Francis Picabia). C’est la première fois qu’un livre d’André Breton était publié par un grand éditeur.

On y trouve Caractères de l’évolution moderne et ce qui en participe. Il s’agit du texte d’une conférence qu’a faite André Breton le 17 novembre 1922 à l’Ateneo de Barcelone dans le sillage de Francis Picabia. En effet, du 18 novembre au 8 décembre 1922, celui-ci expose aux galeries Dalmau. Le catalogue de l’exposition est préfacé par André Breton et illustré de reproductions en noirs contrecollés. Ce texte annonce Le Surréalisme et la peinture (1928). Il signale l’importance de l’oeuvre de Pablo Picasso, puis de celles de Francis Picabia, Giorgio de Chirico, Marcel Duchamp, Max Ernst.

Optophone I (Francis Picabia) v 1921-22 Barcelone. Galeries Dalmau. Catalogue de l’exposition Picabia. 18 Novembre – 8 Decembre 1922?

Il parle aussi des poètes et je retiens ce qu’il dit de Pierre Reverdy:

« De tous les poètes vivants, l’un de ceux qui semblent avoir pris sur eux-mêmes, au plus haut point, ce recul qui manque tellement à Apollinaire, l’un de ceux dont la vie doit passer pour la mieux exempte de cette platitude qui est la monnaie courante de l’action littéraire (et cela ce reconnaît à ce que, de son temps, il paraît voué à l’extrême solitude), c’est Pierre Reverdy. Dans son œuvre où le mystère moderne un moment se concentre, on parle à mots couverts de ce que personne ne sait et cela ne serait rien si, avec Reverdy, le mot le plus simple ne naissait sans cesse à une existence figurée jusqu’à se perdre dans l’indéfini.

Le soir couchant ferme la porte
Nous sommes au bord du chemin
Dans l’ombre
près du ruisseau où tout se tient.

A mon sens, il est certain qu’une telle attitude, jusqu’ici purement statique et contemplative, ne se suffit pas à elle-même. Mais elle me paraît de nature à impliquer une action que Reverdy, si, comme je le crois, il n’est pas le prisonnier d’une forme, a beau jeu de mener maintenant pour notre plus grand saisissement.» (Les pas perdus, Gallimard, 1924)

On peut relire entier le poème cité par Breton:

Sur le talus

Le soir couchant ferme une porte
Nous sommes au bord du chemin
Dans l’ombre
près du ruisseau où tout se tient

Si c’est encore une lumière
La ligne part à l’infini

L’eau monte comme une poussière

Le silence ferme la nuit

Les ardoises du toit. 1918.

Trois autres pour le plaisir:

Carrefour

S’arrêter devant le soleil
Après la chute ou le réveil
Quitter la cuirasse du temps
Se reposer sur un nuage blanc
Et boire au cristal transparent
De l’air
De la lumière
Un rayon sur le bord du verre
Ma main déçue n’attrape rien
Enfin tout seul j’aurai vécu
Jusqu’au dernier matin

Sans qu’un mot m’indiquât quel fut le bon chemin

Les Ardoises du toit, 1918.

Cœur à cœur

Enfin me voilà debout
Je suis passé par là
Quelqu’un passe aussi par là maintenant
Comme moi
Sans savoir où il va

Je tremblais
Au fond de la chambre le mur était noir
Et il tremblait aussi
Comment avais-je pu franchir le seuil de cette porte

On pourrait crier
Personne n’entend
On pourrait pleurer
Personne ne comprend

J’ai trouvé ton ombre dans l’obscurité
Elle était plus douce que toi-même
Autrefois
Elle était triste dans un coin
La mort t’a apporté cette tranquillité
Mais tu parles tu parles encore
Je voudrais te laisser

S’il venait seulement un peu d’air
Si le dehors nous permettait encore d’y voir clair
On étouffe
Le plafond pèse sur ma tête et me repousse
Où vais-je me mettre où partir
Je n’ai pas assez de place pour mourir
Où vont les pas qui s’éloignent de moi et que j’entends
Là-bas très loin
Nous sommes seuls mon ombre et moi
La nuit descend

La Lucarne ovale, 1916.

Toujours là

J’ai besoin de ne plus me voir et d’oublier
De parler à des gens que je ne connais pas
De crier sans être entendu
Pour rien tout seul
Je connais tout le monde et chacun de vos pas
Je voudrais raconter et personne n’écoute
Les têtes et les yeux se détournent de moi
Vers la nuit
Ma tête est une boule pleine et lourde
Qui roule sur la terre avec un peu de bruit

Loin
Rien derrière moi et rien devant
Dans le vide où je descends
Quelques vifs courants d’air
Vont autour de moi
Cruels et froids
Ce sont des portes mal fermées
Sur des souvenirs encore inoubliés
Le monde comme une pendule s’est arrêté
Les gens sont suspendus pour l’éternité
Un aviateur descend par un fil comme une araignée

Tout le monde danse allégé
Entre ciel et terre
Mais un rayon de lumière est venu
De la lampe que tu as oubliée d’éteindre
Sur le palier
Ah ce n’est pas fini
L’oubli n’est pas complet
Et j’ai encore besoin d’apprendre à me connaître

La lucarne ovale. 1916.

Pierre Reverdy (Amedeo Modigliani), 1915. Baltimore Museum of Art.

Eugénio de Andrade

Deux poèmes d’Eugénio de Andrade :

Fais une clef, même petite

Fais une clef, même petite,
entre dans la maison.
Consens à la douceur, aie pitié
de la matière des songes et des oiseaux.

Invoque le feu, la clarté, la musique
des flancs.
Ne dis pas pierre, dis fenêtre.
Ne sois pas comme l’ombre.

Dis homme, enfant, étoile.
Répète les syllabes
où la lumière est heureuse et s’attarde.

Répète encore : homme, femme, enfant.
Là où plus jeune est la beauté.

Blanc sur blanc. 1988. Traduit du portugais par Michel Chandeigne.

Faz uma chave, mesmo pequena

Faz uma chave, mesmo pequena,
entra na casa.
Consente na doçura, tem dó
da matéria dos sonhos e das aves.

Invoca o fogo, a claridade, a música
dos flancos.
Não digas pedra, diz janela.
Não sejas como a sombra.

Diz homem, diz criança, diz estrela.
Repete as sílabas
onde a luz é feliz e se demora.

Volta a dizer: homem, mulher, criança.
Onde a beleza é mais nova.

Branco no Branco. 1984.

Avec la mer

J’apporte la mer entière dans ma tête
De cette façon
Qu’ont les jeunes femmes
D’allaiter leurs enfants ;
Ce qui ne me laisse pas dormir,
Ce n’est pas le bouillonnement de ses vagues,
Ce sont ces voix
Qui, sanglantes, se lèvent de la rue
Pour tomber à nouveau,
Et en se traînant
Viennent mourir à ma porte.

Anthologie de la poésie portugaise contemporaine 1935-2000, Traduit du portugais par Michel Chandeigne.

Com o mar

Trago o mar todo na cabeça
daquele modo
que as mulheres novas
dao de mamar aos filhos;
o que me nao deixa dormir
nao é o marulho das suas vagas,
sao essas vozes
que da rua se levantam a sangrar
para voltarema cair,
e rastejando
vêm morrer à minha porta.

Le poète portugais Eugénio de Andrade (de son vrai nom José Fontinhas) est né le 19 janvier 1923 à Póvoa de Atalaia (province de Beira Baixa). Il est d’origine paysanne. Après la séparation de ses parents, il passe son enfance avec sa mère dans son village natal. Tous deux s’installent ensuite à Lisbonne (1932-1943).
Il travaille comme fonctionnaire (inspecteur administratif des services médicaux sociaux) de 1947 à 1950, d’abord à Lisbonne , puis à Porto de 1950 à 1983.
Il est l’un des poètes les plus importants de l’après-guerre au Portugal.
Il a reçu le prix Camões de la littérature portugaise en 2001.
Il reconnaît l’influence de poètes comme Gustavo Adolfo Bécquer, San Juan de la Cruz, Fernando Pessoa, Arthur Rimbaud ou Walt Whitman. Il a traduit en portugais Federico García Lorca, Antonio Machado, Juan Ramón Jiménez et Yannis Ritsos.
Il est mort à 82 ans le 13 juin 2005 à Porto des suites d’une longue maladie neurologique.

Principaux ouvrages
1948 As mãos e os frutos (Les Mains et les Fruits)
1974 Escrita da Terra (Écrits de la terre)
1980 Matéria solar (Matière solaire. La Différence, 1986)
1982 O Peso da sombra (Le Poids de l’ombre. La Différence, 1986)
1984 Branco no branco (Blanc sur Blanc. La Différence, 1988)
1987 Vertentes do olhar (Versants du regard et autres poèmes en prose. La Différence, 1990)
1988 O Outro nome da Terra ( L’autre nom de la terre. La Différence, 1990)
1994 Oficio da paciência (Office de la patience. La Différence, 1995)
1995 O sal da língua (Le Sel de la langue. La Différence, 1999)
2000 Poesia [1940-2000]

Matière solaire, Le Poids de l’ombre et Blanc sur blanc. NRF. Poésie /Gallimard n°195. 2004.

«Ma mère est la figure centrale de ma vie. Elle habite ma poésie avec, à gauche, les bergers et, à droite, l’enfant.»

«Depuis que j’étais enfant, je n’ai connu que le soleil et l’eau…J’ai appris que peu de choses sont absolument nécessaires. Ce sont ces choses que ma poésie aime et exalte. La terre et l’eau, la lumière et le vent se sont mêlés pour donner corps à tout amour dont ma poésie est capable.»

André Velter, dans le journal Le Monde, considère qu’ «Eugénio de Andrade est l’un des rares poètes portugais contemporains à avoir imposé sa singularité, à avoir traversé la galaxie Pessoa sans demeurer dans la dépendance de ce fabuleux champ d’extraction mentale.»

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/08/08/eugenio-de-andrade-i-1923-2005/

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/08/08/eugenio-de-andrade-ii-1923-2005/

Portrait d’Eugénio de Andrade (Augusto Gomes 1910-1976), 1953.

Pablo Neruda II – Jean-Marie Laclavetine

Visite hebdomadaire chez Gibert. J’achète quelques livres dont La vie des morts (Gallimard, 2021) de Jean-Marie Laclavetine. J’avais lu son livre précédent Une amie de la famille (Gallimard, 2019). Le 1 novembre 1968, sur les rochers qui surplombent la Chambre d’Amour à Biarritz, sa sœur aînée Annie avait été emportée par une vague. Elle avait vingt ans, lui quinze. Un demi-siècle plus tard, il a pu évoquer ce jour et partir à la recherche d’Annie. Dans ce nouveau livre, il décide de dire à Annie ce que les vivants lui ont raconté d’elle, de lui montrer à quel point elle est restée présente. « La vie des morts ». Les proches décédés continuent de lui parler.

Deux citations en exergue: Pablo Neruda et Tennesse Williams.

On peut y lire quinze vers du deuxième poème de Vaguedivague (Estravagario).

Pido silencio

Ahora me dejen tranquilo.
Ahora se acostumbren sin mí.

Yo voy a cerrar los ojos.

Y sólo quiero cinco cosas,
cinco raíces preferidas.

Una es el amor sin fin.

Lo segundo es ver el otoño.
No puedo ser sin que las hojas
vuelen y vuelvan a la tierra.

Lo tercero es el grave invierno,
la lluvia que amé, la caricia
del fuego en el frío silvestre.

En cuarto lugar el verano
redondo como una sandía.

La quinta cosa son tus ojos,
Matilde mía, bienamada,
no quiero dormir sin tus ojos,
no quiero ser sin que me mires:
yo cambio la primavera
por que tú me sigas mirando.

Amigos, eso es cuanto quiero.
Es casi nada y casi todo.

Ahora si quieren se vayan.

He vivido tanto que un día
tendrán que olvidarme por fuerza,
borrándome de la pizarra:
mi corazón fue interminable.

Pero porque pido silencio
no crean que voy a morirme:
me pasa todo lo contrario:
sucede que voy a vivirme.

Sucede que soy y que sigo.

No será, pues, sino que adentro
de mí crecerán cereales,
primero los granos que rompen
la tierra para ver la luz,
pero la madre tierra es oscura:
y dentro de mí soy oscuro:
soy como un pozo en cuyas aguas
la noche deja sus estrellas
y sigue sola por el campo.

Se trata de que tanto he vivido
que quiero vivir otro tanto.

Nunca me sentí tan sonoro,
nunca he tenido tantos besos.

Ahora, como siempre, es temprano.
Vuela la luz con sus abejas.

Déjenme solo con el día.
Pido permiso para nacer.

Estravagario, 1958.

Je demande le silence

Qu’on me laisse tranquille à présent.
Qu’on s’habitue sans moi à présent.

Je vais fermer les yeux.

Et je ne veux que cinq choses,
cinq racines préférées.

L’une est l’amour sans fin.

La seconde est de voir l’automne.
Je ne peux être sans que les feuilles
volent et reviennent à la terre.

La troisième est le grave hiver,
La pluie que j’ai aimé, la caresse
Du feu dans le froid sylvestre.

Quatrièmement l’été
rond comme une pastèque.

La cinquième chose ce sont tes yeux,
ma Mathilde bien aimée,
je ne veux pas dormir sans tes yeux,
je ne veux pas être sans que tu me regardes:
je change le printemps
afin que tu continues à me regarder.

Amis, voilà ce que je veux.
C’est presque rien et c’est presque tout.

A présent si vous le désirez partez.

J’ai tant vécu qu’un jour
vous devrez m’oublier inéluctablement,
vous m’effacerez du tableau :
mon coeur n’a pas de fin.

Mais parce que je demande le silence
ne croyez pas que je vais mourir :
c’est tout le contraire qui m’arrive
il advient que je vais me vivre.
Il advient que je suis et poursuis.

Ne serait-ce donc pas qu’en moi
poussent des céréales,
d’abord les grains qui déchirent
la terre pour voir la lumière,
mais la terre mère est obscure,
et en moi je suis obscur :

Je suis comme un puits dans les eaux
duquel la nuit dépose ses étoiles
et poursuis seul à travers la campagne.

Le fait est que j’ai tant vécu
que je veux vivre encore autant.

je ne me suis jamais senti si vibrant,
je n’ai jamais eu tant de bécots.

A présent, comme toujours, il est tôt.
La lumière vole avec ses abeilles.

Laissez-moi seul avec le jour.
Je demande la permission de naître.

Vaguedivague, Gallimard, 1971. Traduction de Guy Suarès.
Collection Poésie/Gallimard n° 485, 2013.

Santiago de Chile. Quartier Bellavista de la commune de Providencia. La Chascona, maison que Pablo Neruda fit construire pour Matilde Urrutia à partir de 1953. Architecte: Germán Rodríguez Arias. Aujourd’hui siège de la Fondation Pablo Neruda.

Pablo Neruda I

Toujours la mer…

El mar

Necesito del mar porque me enseña :
no sé si aprendo música o conciencia :
no sé si es ola sola o ser profundo
o sólo ronca voz o deslumbrante
suposición de peces y navíos.
El hecho es que hasta cuando estoy dormido
de algún modo magnético circulo
en la universidad del oleaje.
No son sólo las conchas trituradas
como si algún planeta tembloroso
participara paulatina muerte,
no, del fragmento reconstruyo el día,
de una racha de sal la estalactita
y de una cucharada el dios inmenso.

Lo que antes me enseñó lo guardo ! Es aire,
incesante viento, agua y arena.

Parece poco para el hombre joven
que aquí llegó a vivir con sus incendios,
y sin embargo el pulso que subía
y bajaba a su abismo,
el frío del azul que crepitaba,
el desmoronamiento de la estrella,
el tierno desplegarse de la ola
despilfarrando nieve con la espuma,
el poder quieto, allí, determinado
como un trono de piedra en lo profundo,
substituyó el recinto en que crecían
tristeza terca, amontonando olvido,
y cambió bruscamente mi existencia :
di mi adhesión al puro movimiento.

Memorial de Isla Negra, 1964.

La mer

J’ai besoin de la mer car elle est ma leçon :
je ne sais si elle m’enseigne la musique ou la conscience :
je ne sais si elle est vague seule ou être profond
ou seulement voix rauque ou bien encore conjecture
éblouissante de navires et de poissons.
Le fait est que même endormi
par tel ou tel art magnétique je circule
dans l’université des vagues.
Il n’y a pas que ces coquillages broyés
comme si une planète tremblante
annonçait une lente mort,
non, avec le fragment je reconstruis le jour,
avec le jet de sel, la stalactite,
et avec une cuillerée de mer, la déesse infinie.

Ce qu’elle m’a appris, je le conserve ! C’est
l’air, le vent incessant, l’eau et le sable.

Cela semble bien peu pour l’homme jeune
qui vint ici vivre avec ses feux et ses flammes,
et pourtant ce pouls qui montait
et descendait à son abîme,
le froid du bleu qui crépitait
et l’effritement de l’étoile,
le tendre éploiement de la vague
qui gaspille la neige avec l’écume,
le pouvoir paisible et bien ferme
comme un trône de pierre dans la profondeur,
remplacèrent l’enceinte où grandissait
la tristesse obstinée, accumulant l’oubli,
et soudain mon existence changea :
j’adhérai au mouvement pur.

Mémorial de l’Ile Noire, Gallimard, 1977. Traduction Claude Couffon.

Isla Negra (Chile).

Juan José Saer 1937 – 2005

Il faut suivre le conseil de Léon-Marc Lévy et de Franck Bouysse (Le Club de la Cause Littéraire) et lire L’ancêtre, Le Tripode, 2014.
Ce roman argentin (El entenado) a été publié par Seix Barral en 1983 (et réédité par Destino en 1988, puis par Rayo verde en 2013).
Flammarion l’a fait paraître en français en 1987 dans une traduction de Laure Guille-Bataillon (1928-1990), grande traductrice et spécialiste de la littérature latino-américaine (Antonio di Benedetto, Julio Cortázar, Juan Carlos Onetti, Felisberto Hernández, Manuel Puig, Antonio Skármeta). Elle a reçu en 1988 le prix de la meilleure traduction, décerné par la Maison des Écrivains et des Traducteurs (MEET). Depuis sa mort, le prix porte son nom.
Poème en prose, roman historique, récit de voyage et d’apprentissage, roman d’aventures, roman picaresque, roman d’initiation, roman métaphysique. L’ancêtre est tout cela à la fois.

Juan José Saer part d’une histoire vraie. Juan Díaz de Solís (vers 1470-1516), pilote royal expédié par la Casa de Contratación, quitte Sanlúcar de Barrameda (Espagne) le 8 octobre 1515, avec soixante-dix hommes et trois navires, en direction des nouvelles terres découvertes au-delà de l’Atlantique. Il explore l’estuaire des fleuves Paraná et Uruguay, le Río de la Plata, qu’il baptise Mar Dulce. Lorsqu’il débarque sur les bords du Río Paraná, près de Punta Gorda (Uruguay), le 20 janvier 1516, lui et les hommes qui l’accompagnent sont massacrés par des Indiens Colastinés. Seul le mousse, Francisco del Puerto, en réchappe. Il est fait prisonnier, mais est bien traité. Quand l’expédition de Sebastián Cabot (1484-1557) passe par là, les Indiens libèrent le jeune homme.

De ce fait historique, Juan José Saer tire une fable universelle qui interroge le sens des destinées humaines et le pouvoir du langage. Comme Ismael, le narrateur de Moby Dick d’Herman Melville, le narrateur de L’ancêtre est le seul à survivre à un désastre pour en faire le récit.
Jeune orphelin de 15 ans, il embarque comme mousse sur un navire en partance vers les Indes. Il découvre la vie des marins qui pendant la traversée le maltraitent et le violent. Le capitaine, solitaire et silencieux, finit par conduire son expédition sur un rivage hostile, près d’un fleuve aux eaux douces et rougeâtres. Tous ceux qui ont débarqué sont tués. Seul le garçon est épargné et traité avec déférence par la tribu. Il passe là dix ans de sa vie. De façon cyclique, ces Indiens, en apparence pudiques et obséquieux, cèdent à la pratique de l’anthropophagie et tombent dans un délire orgiaque (alcool, sexe, inceste, violence, sadisme). Ils finissent par le libérer lorsqu’une nouvelle expédition approche. De retour en Espagne, le père Quesada le recueille et lui apprend à lire et à écrire. Á partir de cette histoire, le prêtre rédige un bref traité, Relación de abandonado. Le narrateur fait ensuite fortune en représentant son aventure de ville en ville. Il crée une imprimerie, puis rédige soixante ans plus tard son histoire. Il trouve le salut dans l’écriture. C’est pour lui une naissance, une re-naissance. Il comprend enfin le sens de son expérience de survivant. Les Indiens ont voulu qu’il raconte ce qu’il a vu, ce qu’il a vécu.

Le titre français fait du héros un vieillard qui raconte, mais le titre original du roman est El Entenado («nacido antes», fils né d’un lit précédent ou fils adoptif). Cela attire l’attention sur la nature du héros. «Né avant», il retrouve en effet la vie grâce à la tribu. Adopté et orphelin, il l’est aussi de plusieurs manières et plusieurs fois. Il est admis dans l’intimité de la tribu. Il y trouve un foyer, mais il est instrumentalisé et finit par en être chassé. Il apprend peu à peu la langue de ces Indiens. Il interprète sa très grande polysémie. Il est appelé def-ghi. D’abord, il ne comprend pas ce mot, puis son sens lui apparaît. La langue des Indiens n’a pas de mot pour dire «être». «Le plus proche veut dire sembler ou paraître». Il finit par partager avec eux cette incertitude du réel.

«Toda vida es un pozo de soledad que va ahondándose con los años. (…) No se sabe nunca cuando se nace : el parto es una simple convención. Muchos mueren sin haber nacido ; otros nacen apenas, otros mal, como abortados. Algunos, por nacimientos sucesivos, van pasando de vida en vida, y si la muerte no viniese a interrumpirlos, serían capaces de agotar el ramillete de mundos posibles a fuerza de nacer una y otra vez, como si poseyesen una reserva inagotable de inocencia y de abandono.» (page 38)

«Toute vie est un puits de solitude qui va se creusant avec les années. (…) On ne sait jamais quand on naît : l’accouchement est une simple convention. Beaucoup de gens meurent sans être jamais nés ; d’autres naissent à peine, d’autres mal, comme avortés. Certains, par naissances successives, passent de vie en vie, et si la mort ne venait pas les interrompre, ils seraient capables d’épuiser le bouquet des mondes possibles à force de naître sans relâche, comme s’ils possédaient une réserve inépuisable d’innocence et d’abandon. » (pages 41-42)

«Amenazados por todo eso que nos rige desde lo oscuro, manteniéndonos en el aire abierto hasta que un buen día, con un gesto súbito y caprichoso, nos devuelve a lo indistinto, querían que de su pasaje por ese espejismo material quedase un testigo y un sobreviviente que fuese, ante el mundo, su narrador.» (pages 156-157)

“Menacés par ce qui nous régit du fond de l’obscur et qui nous maintient à l’air libre jusqu’au jour où, d’un geste subit et capricieux, il nous rend à l’indistinct, ils voulaient que de leur passage à travers ce mirage restât un témoin et un survivant qui fût, à la face du monde, leur narrateur.” (page 160)

Dans El entenado según Saer, l’auteur explique son intention: « Dans l’Ancêtre, la problématique […] est d’une certaine façon incorporée dans la perception du monde que j’ai imaginée chez les Indiens, et en outre, le temps aussi bien que la structure générale subissent une distorsion, quelque discrète qu’elle soit. La durée des événements est inversement proportionnelle à celle des différents passages qui les rapportent. L’orgie et les premiers jours parmi les Indiens occupent dans les soixante pages ; les dix années suivantes, huit ou neuf pages, et les cinquante années restantes (le narrateur raconte l’histoire soixante années après que les faits se sont déroulés), quelque vingt pages. À partir d’un certain moment la narration au sens strict s’arrête et commence ce que nous pourrions appeler une description diachronique de la tribu, après quoi le livre s’achève avec le récit de trois épisodes qui ne suivent aucun ordre logique ni aucune chronologie : les jeux des enfants, l’Indien agonisant et l’éclipse. »

L’écriture est d’une grande beauté. Ce que raconte ce roman est comme la rumeur des origines. Le voyage ne concerne pas seulement la géographie. C’est un itinéraire dans la nuit des temps, dans l’histoire du monde des hommes.

Incipit
«De esas costas vacías me quedó sobre todo la abundancia de cielo. Más de una vez me sentí diminuto bajo ese azul dilatado : en la playa amarilla, éramos como hormigas en el centro de un desierto. Y si ahora que soy un viejo paso mis días en las ciudades, es porque en ellas la vida es horizontal, porque las ciudades disimulan el cielo. Allá, de noche, en cambio, dormíamos, a la intemperie, casi aplastados por las estrellas. Estaban como al alcance de la mano y eran grandes, innumerables, sin mucha negrura entre una y otra, casi chisporreantes, como si el cielo hubiese sido la pared acribillada de un volcán en actividad que dejase entrever por sus orificios la incandescencia interna. »

« De ces rivages vides il m’est surtout resté l’abondance de ciel. Plus d’une fois je me suis senti infime sous ce bleu dilaté : nous étions, sur la plage jaune, comme des fourmis au centre d’un désert. Et si, maintenant que je suis un vieil homme, je passe mes jours dans les villes, c’est que la vie y est horizontale, que les villes cachent le ciel. Là-bas, en revanche, nous dormions, la nuit, à l’air libre, presque écrasés par les étoiles. Elles étaient comme à portée de main et elles étaient grandes, innombrables, sans beaucoup de noir entre elles, presque crépitantes, comme si le ciel eût été la paroi criblée d’un volcan en activité qui eût laissé apercevoir par ses trous l’incandescence interne. »

L’auteur
Juan José Saer naît le 28 juin 1937 à Serodino (Province de Santa Fe , Argentine). Ses parents sont des commerçants, immigrés syriens. Ses amis le surnomment Juani el Turco. Il enseigne d’abord l’histoire et l’esthétique du cinéma à l’Université du Littoral à Santa Fe, puis, grâce à une bourse de l’Alliance française, il s’ installe à Paris en 1968. Il est professeur d’esthétique à l’Université de Rennes de 1969 à 2002. Il y croise Milan Kundera, Giorgio Agamben, Albert Bensoussan.
Il meurt à 67 ans le 11 juin 2005 à Paris des suites d’un cancer du poumon. C’ est l’un des écrivains argentins les plus importants du XXe siècle.

Prix Nadal en 1987 pour La Ocasión.
Prix France Culture en 2003, ex-aequo avec Virgil Tanase.
Prix de l’Union Latine de Littératures romanes en 2004.
Á titre posthume, Prix de la trajectoire littéraire, décerné par le journal Clarín, en octobre 2005.
Sa province natale, la province de Santa Fe, a organisé, pour le 80 ème anniversaire de sa naissance, une année Saer de juin 2016 à juin 2017

Ses romans
1964 Responso
1966 La vuelta completa (Le Tour complet, Seuil. 2009. Traduction Philippe Bataillon)
1969 Cicatrices (Le Mai argentin, Denoël. 1976. Traduction Albert Bensoussan. Cicatrices, Seuil, 2003. Traduction Philippe Bataillon)
1974 El limonero real (Les grands paradis, Flammarion, 1980. Traduction Laure Bataillon)
1980 Nadie nada nunca (Nadie nada nunca, Flammarion, 1983. Traduction Laure Bataillon)
1983 El entenado (L’ancêtre, Flammarion, 1987. 10-18. Points Seuil, 1998. Le Tripode 2014. Traduction Laure Bataillon)
1986 Glosa (L’anniversaire, Flammarion, 1988. Points Seuil. Glose. Le Tripode 2015. Traduction Laure Bataillon)
1988 La ocasión (L’occasion, Flammarion, 1989. Points, 1996. Traduction Laure Bataillon). Prix Nadal.
1993 Lo imborrable (L’innefaçable, Flammarion. Traduction Claude Bleton)
1994 La pesquisa ( L’enquête, Seuil, 1996. Points, 2002. Traduction Philippe Bataillon. Le Tripode, 2019)
1997 Las nubes (Les nuages, Seuil, 1999. Le Tripode. Traduction Philippe Bataillon)
2005 La grande (Grande Fugue, Seuil, 2007. Traduction Philippe Bataillon)

Juan José Saer.