Oisive jeunesse
A tout asservie,
Par délicatesse
J’ai perdu ma vie.
Ah ! Que le temps vienne
Où les coeurs s’éprennent.
Je me suis dit : laisse,
Et qu’on ne te voie :
Et sans la promesse
De plus hautes joies.
Que rien ne t’arrête,
Auguste retraite.
J’ai tant fait patience
Qu’à jamais j’oublie ;
Craintes et souffrances
Aux cieux sont parties.
Et la soif malsaine
Obscurcit mes veines.
Ainsi la prairie
A l’oubli livrée,
Grandie, et fleurie
D’encens et d’ivraies
Au bourdon farouche
De cent sales mouches.
Ah ! Mille veuvages
De la si pauvre âme
Qui n’a que l’image
De la Notre-Dame !
Est-ce que l’on prie
La Vierge Marie ?
Oisive jeunesse A tout asservie, Par délicatesse J’ai perdu ma vie. Ah ! Que le temps vienne Où les coeurs s’éprennent !
Mai 1872.
Le thème élégiaque de la jeunesse gâchée rappelle François Villon : “Je plaings le temps de ma jeunesse / Ouquel j’ay plus qu’autre gallé …”. Le poète stigmatise la stérilité de son existence pendant les années de bohème (août 70 à mai 72) : tout cela n’a mené à rien. Il déplore sa vie perdue alors qu’il n’a que dix-sept ans.
Federico García Lorca séjourne à Columbia University (New York) du 25 juin 1929 au 4 mars 1930. En 1931, il présente ainsi Poeta en Nueva York qui ne paraît de manière posthume qu’en 1940 : “una interpretación personal, abstracción impersonal, sin lugar ni tiempo, de aquella ciudad mundo. Un símbolo patético: sufrimiento. Pero de revés, sin dramatismo”.
Panorama ciego de Nueva York
Si no son los pájaros
cubiertos de ceniza,
si no son los gemidos que golpean las ventanas de la boda,
serán las delicadas criaturas del aire
que manan la sangre nueva por la oscuridad inextinguible.
Pero no, no son pájaros,
porque los pájaros están a punto de ser bueyes.
Pueden ser rocas blancas con la ayuda de la luna,
y son siempre muchachos heridos
antes de que los jueces levanten la tela.
Todos comprenden el dolor que se relaciona con la muerte
pero el verdadero dolor no está presente en el espíritu.
No está en el aire ni en nuestra vida,
ni en estas terrazas llenas de humo.
El verdadero dolor que mantiene despiertas las cosas
es una pequeña quemadura infinita
en los ojos inocentes de los otros sistemas.
Un traje abandonado pesa tanto en los hombros,
que muchas veces el cielo los agrupa en ásperas manadas;
y las que mueren de parto saben en la última hora
que todo rumor será piedra y toda huella, latido.
Nosotros ignoramos que el pensamiento tiene arrabales
donde el filósofo es devorado por los chinos y las orugas
y algunos niños idiotas han encontrado por las cocinas
pequeñas golondrinas con muletas
que sabían pronunciar la palabra amor.
No, no son los pájaros.
No es un pájaro el que expresa la turbia fiebre de laguna,
ni el ansia de asesinato que nos oprime cada momento,
ni el metálico rumor de suicidio que nos anima cada madrugada;
es una cápsula de aire donde nos duele todo el mundo,
es un pequeño espacio vivo al loco unisón de la luz,
es una escala indefinible donde las nubes y rosas olvidan
el griterío chino que bulle por el desembarcadero de la sangre.
Yo muchas veces me he perdido
para buscar la quemadura que mantiene despiertas las cosas
y sólo he encontrado marineros echados sobre las barandillas
y pequeñas criaturas del cielo enterradas bajo la nieve.
Pero el verdadero dolor estaba en otras plazas
donde los peces cristalizados agonizaban dentro de los troncos,
plazas del cielo extraño para las antiguas estatuas ilesas
y para la tierna intimidad de los volcanes.
No hay dolor en la voz. Sólo existen los dientes,
pero dientes que callarán aislados por el raso negro.
No hay dolor en la voz. Aquí sólo existe la Tierra.
La Tierra con sus puertas de siempre
que llevan al rubor de los frutos.
Poeta en Nueva York, 1940.
Panorama aveugle de New York
Si ce ne sont les oiseaux
couverts de cendre,
si ce ne sont les gémissements qui frappent aux fenêtres de la noce,
ce seront les délicates créatures de l’air
qui feront jaillir le sang neuf dans l’obscurité inextinguible.
Mais non, ce ne sont pas les oiseaux,
parce que les oiseaux sont en passe d’être des bœufs.
Ce peuvent être des roches blanches avec l’aide de la lune,
et ce sont toujours des jeunes filles blessées
avant que les juges ne soulèvent le voile.
Tout le monde comprend la douleur qui est liée à la mort,
mais la vraie douleur n’est pas présente dans l’esprit.
Elle n’est pas dans l’air ni dans notre vie,
ni sur ces terrasses pleines de fumée.
La véritable douleur qui tient éveillées les choses
est une petite brûlure infinie
dans les yeux innocents des autres systèmes.
Un vêtement abandonné pèse tellement sur les épaules,
que bien souvent le ciel les regroupe en âpres troupeaux ;
et celles qui meurent en couches savent, à leur dernière heure,
que tout bruit sera pierre et toute trace, élancement.
Nous, nous ignorons que la pensée a des faubourgs
où le philosophe est dévoré par les Chinois et les chenilles
et certains enfants idiots ont trouvé dans les cuisines
de petites hirondelles avec des béquilles
qui savaient prononcer le mot amour.
Non, ce ne sont pas les oiseaux.
Ce n’est pas un oiseau qui exprime la trouble fièvre de la lagune
ni l’ardent désir de meurtre qui nous oppresse à chaque instant
ni la métallique rumeur de suicide qui nous anime chaque matin :
c’est une capsule d’air où nous fait mal le monde entier,
c’est un petit espace vivant à l’unisson fou avec la lumière,
c’est une échelle indéfinissable où nuages et roses oublient
les cris incohérents qui grouillent dans le débarcadère du sang.
Moi maintes fois je me suis perdu
en cherchant la brûlure qui tient éveillées les choses
et je n’ai guère trouvé que des marins échoués sur les parapets
et de petites créatures du ciel ensevelies sous la neige.
Mais la véritable douleur était sur d’autres places
où les poissons cristallisés agonisaient à l’intérieur des troncs,
des places de ciel étranger pour les antiques statues indemnes
et pour la tendre intimité des volcans.
Il n’y a pas de douleur dans la voix. Existent seulement les dents, mais des dents qui se tairont, isolées par le satin noir. Il n’y a pas de douleur dans la voix. Ici existe seulement la Terre. La Terre avec ses portes de toujours qui mènent à la rougeur des fruits.
Poésie, III 1926-1936. Poésie/Gallimard n°30, 1968. Traduction : Pierre Darmangeat.
Antonio Machado est né le 26 juillet 1875 au palais de Las Dueñas à Séville. C’est le deuxième enfant d’Antonio Machado Álvarez, folkloriste célèbre, et d’Ana Ruiz Hernández. Son frère aîné, Manuel, né le 29 août 1874, est un poète moderniste avec qui il collabore à de nombreuses reprises. Á huit ans, il part à Madrid avec ses parents. Il reçoit l’éducation de l’Institution libre d’enseignement. Il a gardé toute sa vie une grande affection et gratitude pour ses maîtres qui ont eu un rôle si important dans la modernisation de l’enseignement en Espagne à la fin du XIX ème siècle et au début du XX ème.
XCVII Retrato
Mi infancia son recuerdos de un patio de Sevilla,
y un huerto claro donde madura el limonero;
mi juventud, veinte años en tierras de Castilla;
mi historia, algunos casos que recordar no quiero.
Ni un seductor Mañara, ni un Bradomín he sido
—ya conocéis mi torpe aliño indumentario—,
mas recibí la flecha que me asignó Cupido,
y amé cuanto ellas puedan tener de hospitalario.
Hay en mis venas gotas de sangre jacobina,
pero mi verso brota de manantial sereno;
y, más que un hombre al uso que sabe su doctrina,
soy, en el buen sentido de la palabra, bueno.
Adoro la hermosura, y en la moderna estética
corté las viejas rosas del huerto de Ronsard;
mas no amo los afeites de la actual cosmética,
ni soy un ave de esas del nuevo gay-trinar.
Desdeño las romanzas de los tenores huecos
y el coro de los grillos que cantan a la luna.
A distinguir me paro las voces de los ecos,
y escucho solamente, entre las voces, una.
¿Soy clásico o romántico? No sé. Dejar quisiera
mi verso, como deja el capitán su espada:
famosa por la mano viril que la blandiera,
no por el docto oficio del forjador preciada.
Converso con el hombre que siempre va conmigo
—quien habla solo espera hablar a Dios un día—;
mi soliloquio es plática con ese buen amigo
que me enseñó el secreto de la filantropía.
Y al cabo, nada os debo; debéisme cuanto he escrito.
A mi trabajo acudo, con mi dinero pago
el traje que me cubre y la mansión que habito,
el pan que me alimenta y el lecho en donde yago.
Y cuando llegue el día del último vïaje, y esté al partir la nave que nunca ha de tornar, me encontraréis a bordo ligero de equipaje, casi desnudo, como los hijos de la mar.
Campos de Castilla, 1907-17.
XCVII Portrait
Enfance, souvenirs d’un patio de Séville, d’un clair jardin où mûrit le citronnier, ma jeunesse, vingt ans en terre de Castille ; Mon histoire, quelques faits que je ne veux pas rappeler.
Ni un séducteur Mañara, ni un Marquis de Bradomín, – vous connaissez mon piètre accoutrement – ; mais j’ai reçu la flèche que me destina Cupidon, et j’ai aimé tout ce qu’elles ont d’accueillant.
Il coule dans mes veines du sang de jacobin,
mais mon vers jaillit d’une source sereine ;
et plus qu’un homme à la mode qui sait son catéchisme,
je suis, dans le bon sens du mot, un homme bon.
J’adore la beauté, et dans la moderne esthétique
j’ai cueilli les anciennes roses du jardin de Ronsard ;
mais je n’aime pas les fards de l’actuelle cosmétique,
ni ne suis un de ces oiseaux au nouveau gazouillis.
Méprisant la romance des ténors à voix creuse
et le choeur des grillons qui chantent à la lune,
je cherche à démêler les voix des échos ;
parmi toutes les voix, je n’en écoute qu’une.
Classique ou romantique ? Je ne sais. Je voudrais laisser mon poème ainsi que son épée le capitaine : fameuse par la main virile qui la brandissait et non pour l’art savant du forgeur appréciée.
Je converse avec l’homme qui toujours m’accompagne – qui parle seul espère à Dieu parler un jour – ; mon soliloque est entretien avec ce bon ami qui m’apprit le secret de la philanthropie.
Après tout, je ne vous dois rien ; c’est vous qui me devez ce que j’ai écrit.
J’accomplis mon labeur, de mes deniers, je paie
l’habit qui me couvre, la demeure où j’habite,
le pain qui me nourrit, la couche où je repose.
Et quand viendra le jour du dernier voyage,
quand partira la nef qui jamais ne revient,
vous me verrez à bord, et mon maigre bagage,
quasiment nu, comme les enfants de la mer.
Champs de Castille (1907-1917). Gallimard, 1973. Traduction: Sylvie Léger et Bernard Sesé.
Comme je le disais hier, le prologue, les poèmes Descartes et El hacedor (La cifra, 1981) de Jorge Luis Borges ont été publiés dans le numéro n° 419 de La NRF (03/12/1987) . J’ai pu retrouver aujourd’hui la traduction intégrale de El Hacedor (Le créateur), celle de Claude Esteban.
El hacedor
Somos el río que invocaste, Heráclito.
Somos el tiempo. Su intangible curso
acarrea leones y montañas,
llorado amor, ceniza del deleite,
insidiosa esperanza interminable,
vastos nombres de imperios que son polvo,
hexámetros del griego y del romano,
lóbrego un mar bajo el poder del alba,
el sueño, ese pregusto de la muerte,
las armas y el guerrero, monumentos,
las dos caras de Jano que se ignoran,
los laberintos de marfil que urden
las piezas de ajedrez en el tablero,
la roja mano de Macbeth que puede
ensangrentar los mares, la secreta
labor de los relojes en la sombra,
un incesante espejo que se mira
en otro espejo y nadie para verlos,
láminas en acero, letra gótica,
una barra de azufre en un armario,
pesadas campanadas del insomnio,
auroras y ponientes y crepúsculos,
ecos, resaca, arena, liquen, sueños.
Otra cosa no soy que esas imágenes
que baraja el azar y nombra el tedio.
Con ellas, aunque ciego y quebrantado,
he de labrar el verso incorruptible
y (es mi deber) salvarme.
La cifra, 1981.
Le créateur
Nous sommes le fleuve que tu invoquais, Héraclite.
Nous sommes le temps. Son cours intangible
entraîne avec lui montagnes et lions,
amour pleuré, plaisir en cendre,
insidieuse espérance interminable,
immenses noms d’empires en poussière,
hexamètres du grec et du romain,
sombre la mer sous le pouvoir de l’aube,
et le sommeil, cet avant-goût de la mort,
les armes et le guerrier, les monuments,
les deux visages de Janus qui s’ignorent,
les labyrinthes qu’inventent dans l’ivoire
les pièces du jeu sur l’échiquier,
la main rougie de Macbeth qui peut
ensanglanter les mers, la secrète
avancée des horloges dans l’ombre,
un miroir incessant qui se regarde
dans un autre, et jamais personne pour les voir,
gravures sur acier, écritures gothiques,
une barre de soufre dans un meuble,
battements lourds de l’insomnie,
aurores et couchants et crépuscules,
échos, sables, ressacs, lichens et rêves.
Je ne suis rien que ces images
que brasse le hasard et nomme l’ennui.
Avec elles, pourtant, aveugle, exténué,
il me faut travailler le vers incorruptible
et (tel est mon devoir) me sauver.
NRF n°419. 1 décembre 1987.
Le Chiffre, 1988. Gallimard. Traduction: Claude Esteban.
J’ai pris le temps d’écouter hier soir la dernière rencontre entre Juan José Saer et ses lecteurs de Santa Fe. Cette vidéo fut enregistrée le 26 septembre 2002, trois ans avant la mort du grand écrivain argentin.
Les propos de Juan José Saer m’ont paru très intéressants et m’ont confirmé ce dont je me doutais: Saer était un grand écrivain et une personne sensée. Il affirme avec justesse, me semble-t-il, que sa génération n’avait pas à choisir entre Jorge Luis Borges et Roberto Artl.
Valérie Rapaud sur Facebook a posté quelques vers du poème Descartes de Jorge Luis Borges (Le chiffre, 1981). Ce texte ainsi que le prologue et El hacedor ont été publiés dans le numéro n° 419 de La NRF (03/12/1987) dans une très bonne traduction de Claude Esteban (1935-2006), mon ancien professeur à l’Institut Hispanique (31 Rue Gay-Lussac, 75005 Paris). Je publie ici les deux premiers textes. Je n’ai pas pu trouver pour le moment la traduction intégrale du poème El Hacedor (Le créateur).
Prólogo (Jorge Luis Borges)
El ejercicio de la literatura puede enseñaros a eludir equivocaciones, no a merecer hallazgos. Nos revela nuestras imposibilidades, nuestros severos límites. Al cabo de los años, he comprendido que me está vedado ensayar la cadencia mágica, la curiosa metáfora, la interjección, la obra sabiamente gobernada o de largo aliento. Mi suerte es lo que suele denominarse poesía intelectual. La palabra es casi un oxímoron; el intelecto (la vigilia) piensa por medio de abstracciones, la poesía (el sueño), por medio de imágenes, de mitos o de fábulas. La poesía intelectual debe entretejer gratamente esos dos procesos. Así lo hace Platón en sus diálogos; así lo hace también Francis Bacon en su enumeración de los ídolos de la tribu, del mercado de la caverna y del teatro. El maestro del género es, en mi opinión, Emerson; también lo han ensayado, con diversa felicidad, Browning y Frost, Unamuno y, me aseguran, Paul Valéry.
Admirable ejemplo de una poesía puramente verbal es la siguiente estrofa de Jaimes Freyre:
Peregrina paloma imaginaria
que enardeces los últimos amores;
alma de luz, de música y de flores,
peregrina paloma imaginaria.
No quiere decir nada y a la manera de la música dice todo.
Ejemplo de poesía intelectual es aquelle silva de Luis de León, que Poe sabía de memoria:
Vivir quiero conmigo,
gozar quiero del bien que debo al Cielo,
a solas, sin testigo,
libre de amor, de celo,
de odio, de esperanza, de recelo.
No hay una sola imagen. No hay una sola hermosa palabra, con la excepción dudosa de testigo, que no sea una abstracción. Estas páginas buscan, no sin incertidumbre, una vía media.
J.L.B
Buenos Aires, 29 de abril de 1981
La Cifra, 1981.
Prologue
L’exercice de la littérature peut nous apprendre à éviter des erreurs, non à mériter des trouvailles. Il nous révèle nos incapacités, nos limites sévères. Au fil des ans,j’ai fini par comprendre qu’il m’était interdit d’essayer la cadence magique, la métaphore étrange, l’interjection, l’oeuvre savamment gouvernée ou de longue haleine. Le sort qui me revient est ce que l’on nomme, d’ordinaire, poésie intellectuelle. L’expression est quasiment un oxymoron. L’intellect (la conscience vigile) pense par abstractions la poésie (le rêve), par images, mythes ou fables. La poésie intellectuelle doit entrelacer avec bonheur ces deux manières. Ainsi le fait Platon dans ses dialogues; ainsi le fait encore Francis Bacon dans son énumération des idoles de la tribu, du marché, de la caverne et du théâtre. Le maître du genre, à mon avis, est Emerson. S’y sont essayés également, avec des fortunes diverses, Browning et Frost, Unamuno et, m’assure-t-on, Paul Valéry.
Admirable exemple d’une poésie purement verbale est le quatrain suivant de Jaimes Freyre :
Voyageuse colombe imaginaire,
toi qui ravives le dernier amour;
âme de fleurs, de musique et de jour,
voyageuse colombe imaginaire.
Cela ne veut rien dire, et à la façon de la musique, cela dit tout.
Exemple de poésie intellectuelle est cette strophe de Luis de Leôn, que Poe savait par coeur :
Je veux vivre avec moi,
je veux goûter ce bien qu’un Ciel me donne,
sans témoin, sans personne,
libre d’amour, d’émoi,
de haines ou d’espoirs, de désarroi.
Il n’y a pas une seule image. Il n’y a pas un seul mot superbe, à l’exception, peut-être, de témoin, qui ne soit pas une abstraction. Ces pages cherchent, non sans incertitude, une voie médiane.
J.L.B
Buenos Aires, 29 avril 1981
La NRF n°419. 1 décembre 1987.
Le Chiffre, 1988. Gallimard. Traduction: Claude Esteban
Descartes
(Jorge Luis Borges)
Soy
el único hombre en la tierra y acaso no haya tierra ni hombre.
Acaso un dios me engaña.
Acaso un dios me ha condenado
al tiempo, esa larga ilusión.
Sueño la luna y sueño mis ojos
que perciben la luna.
He soñado la tarde y la mañana del
primer día.
He
soñado a Cartago y a las legiones que desolaron a Cartago.
He
soñado a Lucanoo.
He
soñado la colina del Gólgota y las cruces de Roma.
He
soñado la geometría.
He soñado el punto, la línea, el plano
y el volumen.
He soñado el amarillo, el azul y el rojo.
He
soñado mi enfermiza niñez.
He soñado los mapas y los reinos
y aquel duelo en el alba.
He
soñado el inconcebible dolor.
He soñado mi espada.
He
soñado a Elisabeth de Bohemia.
He
soñado la duda y la certidumbre.
He soñado el día de ayer.
Quizá
no tuve ayer, quizá no he nacido.
Acaso sueño haber soñado.
Siento
un poco de frío, un poco de miedo.
Sobre
el Danubio está la noche.
Seguiré
soñando a Descartes y a la fe de sus padres.
La
cifra,
1981.
Descartes
Je
suis le seul homme sur la Terre et peut-être n’y a-t-il ni Terre ni
homme.
Peut-être
qu’un dieu me trompe .
Peut-être
qu’un dieu m’a condamné au temps, cette longue illusion.
Je
rêve la lune et je rêve mes yeux
qui
la perçoivent
J’ai
rêvé le soir et le matin du premier jour.
J’ai
rêvé Carthage et les légions qui devastèrent Carthage.
J’ai
rêvé Lucain.
J’ai
rêvé la colline du Golgotha et les croix de Rome.
J’ai
rêvé la géométrie.
J’ai
rêvé le point, la ligne, le plan et le volume.
J’ai
rêvé le jaune, le rouge et le bleu.
J’ai
rêvé mon enfance maladive.
J’ai
rêvé les mappemondes et les royaumes et le deuil à l’aube.
J’ai
rêvé la douleur inconcevable.
J’ai
rêvé mon épée.
J’ai
rêvé Elisabeth de Bohême.
J’ai
rêvé le doute et la certitude.
J’ai
rêvé la journée d’hier.
Peut-être
n’ai-je pas eu d’hier, peut-être ne suis pas né.
Je
rêve, qui sait, d’avoir rêvé.
J’éprouve
un peu froid, un peu de crainte.
La nuit
s’étend sur le Danube.
Je
continuerai de rêver à Descartes et à la foi de ses pères.
La NRF
n°419. 1 décembre 1987.
Le Chiffre, 1988. Gallimard. Traduction: Claude Esteban.
Je reviens aux poèmes de Guillaume Apollinaire après la lecture un peu par hasard du livre de François Sureau (Ma vie avec Apollinaire. Gallimard, 2021) et de celui de Marion Augustin (Dans les pas de Guillaume Apollinaire. Gründ, 2018)
François Sureau a choisi de remonter le cours de la vie du poète et d’analyser ce qui fait le centre de son oeuvre: la mort, la vie, la guerre, les femmes, la France, l’étranger. « Je m’en remets, dans l’ordre profane, à Guillaume Apollinaire. J’ai fréquenté son école parce que j’ai compris très tôt que notre rencontre avait été décidée ailleurs ; que je pourrais apprendre de lui comment consentir sans faiblesse, m’attrister sans me perdre, chercher sans me décourager. »
Le livre de Marion Augustin est plutôt une biographie illustrée, très agréable à lire.
L’Avenir (Guillaume Apollinaire)
Soulevons la paille
Regardons la neige
Écrivons des lettres
Attendons des ordres
Fumons la pipe
En songeant à l’amour
Les gabions sont là
Regardons la rose
La fontaine n’a pas tari
Pas plus que l’or de la paille ne s’est terni
Regardons l’abeille
Et ne songeons pas à l’avenir
Regardons nos mains
Qui sont la neige
La rose et l’abeille
Ainsi que l’avenir
Calligrammes, Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916), Mercure de France, 1918.
Guillaume Apollinaire écrit à Madeleine Pagès le 11 août 1915 : « Non, il ne faut pas voir de tristesse dans mon œuvre, mais la vie même, avec une constante et consciente volupté de vivre, de connaître, de voir, de savoir et d’exprimer.»
Le 2 mai 1918, Guillaume Apollinaire se marie avec Jacqueline Kolb, le jolie rousse éponyme du poème. L’épidémie de “grippe espagnole” l’emporte le 9 novembre 1918. Il est enterré au cimetière du Père-Lachaise le 13 novembre.
Il y a 85 ans, le vendredi 17 juillet 1936 au Maroc, alors protectorat, et le samedi 18 juillet 1936 en Espagne, des généraux félons (Sanjurjo, Franco, Mola) se soulevaient contre la République. C’était le début de la Guerre civile en Espagne. Une occasion de relire Luis Cernuda évoquant Federico García Lorca.
A UN POETA MUERTO (F.G.L.)
Así como en la roca nunca vemos
La clara flor abrirse,
Entre un pueblo hosco y duro
No brilla hermosamente
El fresco y alto ornato de la vida.
Por esto te mataron, porque eras
Verdor en nuestra tierra árida
Y azul en nuestro oscuro aire.
Leve es la parte de la vida
Que como dioses rescatan los poetas.
El odio y destrucción perduran siempre
Sordamente en la entraña
Toda hiel sempiterna del español terrible,
Que acecha lo cimero
Con su piedra en la mano.
Triste sino nacer
Con algún don ilustre
Aquí, donde los hombres
En su miseria sólo saben
El insulto, la mofa, el recelo profundo
Ante aquel que ilumina las palabras opacas
Por el oculto fuego originario.
La sal de nuestro mundo eras,
Vivo estabas como un rayo de sol,
Y ya es tan sólo tu recuerdo
Quien yerra y pasa, acariciando
El muro de los cuerpos
Con el dejo de las adormideras
Que nuestros predecesores ingirieron
A orillas del olvido.
Si tu ángel acude a la memoria,
Sombras son estos hombres
Que aún palpitan tras las malezas de la tierra;
La muerte se diría
Más viva que la vida
Porque tú estás con ella,
Pasado el arco de tu vasto imperio,
Poblándola de pájaros y hojas
Con tu gracia y tu juventud incomparables.
Aquí la primavera luce ahora.
Mira los radiantes mancebos
Que vivo tanto amaste
Efímeros pasar junto al fulgor del mar.
Desnudos cuerpos bellos que se llevan
Tras de sí los deseos
Con su exquisita forma, y sólo encierran
Amargo zumo, que no alberga su espíritu
Un destello de amor ni de alto pensamiento.
Igual todo prosigue,
Como entonces, tan mágico,
Que parece imposible
La sombra en que has caído.
Mas un inmenso afán oculto advierte
Que su ignoto aguijón tan sólo puede
Aplacarse en nosotros con la muerte,
Como el afán del agua,
A quien no basta esculpirse en las olas,
Sino perderse anónima
En los limbos del mar.
Pero antes no sabías
La realidad más honda de este mundo:
El odio, el triste odio de los hombres,
Que en ti señalar quiso
Por el acero horrible su victoria,
Con tu angustia postrera
Bajo la luz tranquila de Granada,
Distante entre cipreses y laureles,
Y entre tus propias gentes
Y por las mismas manos
Que un día servilmente te halagaran.
Para el poeta la muerte es la victoria;
Un viento demoníaco le impulsa por la vida,
Y si una fuerza ciega
Sin comprensión de amor
Transforma por un crimen
A ti, cantor, en héroe,
Contempla en cambio, hermano,
Cómo entre la tristeza y el desdén
Un poder más magnánimo permite a tus amigos
En un rincón pudrirse libremente.
Tenga tu sombra paz,
Busque otros valles,
Un río donde del viento
Se lleve los sonidos entre juncos
Y lirios y el encanto
Tan viejo de las aguas elocuentes,
En donde el eco como la gloria humana ruede,
Como ella de remoto,
Ajeno como ella y tan estéril.
Halle tu gran afán enajenado
El puro amor de un dios adolescente
Entre el verdor de las rosas eternas;
Porque este ansia divina, perdida aquí en la tierra,
Tras de tanto dolor y dejamiento,
Con su propia grandeza nos advierte
De alguna mente creadora inmensa,
Que concibe al poeta cual lengua de su gloria
Y luego le consuela a través de la muerte.
Poème écrit à Valence du 19 au 23 avril 1937. Il a été publié une première fois sous le titre Elegía a un poeta muerto dans la revue Hora de España VI. Valencia, junio de 1937.
Las nubes, 1937-1940. Buenos Aires, 1943.
La sixième strophe a été censurée lors de la première publication sous l’influence de Wenceslao Roces, communiste et Subsecretario de instrucción Pública du gouvernement républicain.
A un poète mort (F.G.L.)
Comme on ne voit jamais sur le rocher
La claire fleur s’épanouir,
Ainsi ne brille en sa beauté
Parmi un peuple hargneux et dur
L’ornement frais et noble de la vie.
C’est pourquoi ils t’ont tué: tu étais
verdure de notre terre aride,
Azur de notre ciel obscur.
Légère est la part de la vie
Que tels des dieux rachètent les poètes.
La destruction, la haine habitent pour toujours
Sourdement les entrailles
Toute de fiel de l’Espagnol terrible
Qui épie le sublime
Une pierre à la main.
Triste destin celui de naître
Avec un don illustre
Ici, où les hommes
Dans leur misère ne gardent
Qu’insulte, moquerie et défiance profonde
Pour celui qui éclaire les paroles opaques
Du feu secret originel.
Tu étais sel de notre monde,
Vivant tu étais un rayon de soleil,
Et seul voici ton souvenir
Qui passe errant et qui caresse
Le mur des corps
De la saveur de ces pavots
Que nos prédécesseurs ont ingérés
Aux rives de l’oubli.
Si vient ton ange à ta mémoire,
Ce sont des ombres, ces hommes
Qui palpitent encore dans les broussailles de la terre;
On dirait que la mort
Est plus vivante que la vie,
Parce que tu es chez elle,
Passé le porche de son vaste empire,
Et tu la peuples d’oiseaux et de feuilles
Avec ta grâce et ta jeunesse incomparables.
Ici le printemps brille en ce moment.
Vois les radieux garçons
Que vivant tu as tant aimés,
Éphémères passer dans la lueur marine.
Belles nudités qui traînent
Après elles les désirs
Avec leur forme exquise, et ne renferment
Qu’un suc amer, car leur esprit n’habite
Ni lumière d’amour ni hauteur de pensée.
Tout continue de même
Et, comme alors, magique,
Si bien que paraît impossible
L’ombre où tu es tombé.
Mais une immense aspiration secrète nous prévient
Que son aiguillon ignoré ne se peut
Émousser en nous qu’avec la mort,
Comme l’aspiration de l’eau
Á qui ne suffit pas de se sculpter en vagues,
Mais anonyme se veut perdre
Aux limbes de la mer.
Mais avant tu ne connaissais pas
La plus profonde réalité de ce monde:
La haine, la triste haine des humains,
Qui en toi voulut marquer
Par l’horreur de l’acier sa victoire,
Avec ton angoisse ultime
Sous la calme lumière de Grenade,
Lointain parmi cyprès et lauriers,
Parmi les tiens,
Et par les mêmes mains
Qui serviles un jour t’avaient flatté
La mort pour le poète est la victoire;
Un vent démoniaque le pousse dans la vie,
Et si une force aveugle
Sans compréhension ni amour
Par un crime te change,
Toi chanteur, en héros,
Considère en revanche, frère,
Comme dans la tristesse et le dédain
Un pouvoir plus magnanime permet à tes amis
de pourrir dans un coin librement.
Paix à ton ombre,
Qu’elle cherche d’autres vallées,
Une rivière où le vent
Pour une musique parmi les joncs
Et les iris avec le charme
Si vieillot de cette eau éloquente,
Où l’écho telle la gloire humaine roule,
Comme elle en un lointain
Étranger tout comme elle et stérile.
Trouve ton grand désir dépossédé
Le pur amour d’un dieu adolescent
dans la verdeur des roses éternelles;
Car ce désir divin, perdu sur notre terre
Après tant de douleur et d’abandon,
Nous révèle en sa propre grandeur
Je ne sais quel esprit immense et créateur
Qui du poète a fait la langue de sa gloire
Et par-delà la mort ensuite le console.
Juan José Saer, La pesquisa, 1994 (L’enquête, Seuil, 1996. Points, 2002. Traduction Philippe Bataillon. Le Tripode, 2019)
Le récit du manuscrit conservé précieusement dans les archives de Washington Noriega s’intitule Sous les tentes grecques/En las tiendas griegas. Il est postérieur à 1918 puisque le poète César Vallejo écrivit le poème éponyme cette année-là.
En las tiendas griegas (César Vallejo) Y el Alma se asustó a las cinco de aquella tarde azul desteñida. El labio entre los linos la imploró con pucheros de novio para su prometida.
El Pensamiento, el gran General se ciñó
de una lanza deicida.
El Corazón danzaba; mas, luego sollozó:
¿la bayadera esclava estaba herida?
Nada ! Fueron los tigres que la dan por correr
a apostarse en aquel rincón, y tristes ver
los ocasos, que llegan desde Atenas.
No habrá remedio para este hospital de nervios, para el gran campamento irritado de este atardecer! Y el General escruta volar siniestras penas allá ………………………….. en el desfiladero de mis nervios!
Los Heraldos Negros, 1918.
Dans les boutiques grecques
Et l’Âme prit peur à cinq heures de cette après-midi d’un bleu déteint. Les lèvres parmi les lins l’ont implorée avec des moues de fiancé à l’adresse de sa promise.
La Pensée, ce grand Général a ceint
une lance déicide.
Le Coeur dansait ; mais, ensuite il sanglota :
la bayadère esclave était-elle blessée ?
Mais non ! Ce furent les tigres qui aiment à courir allèrent
se poster dans ce coin, voir tristement
les crépuscules arrivant d’Athènes.
Il n’y aura pas de salut pour cet hôpital de nerfs,
pour le grand campement irrité de cette tombée du jour !
Et le Général scrute le vol de sinistres peines
là-bas………………………………………
dans le défilé de mes nerfs.
Ce poème me semble assez hermétique comme d’autres du recueil Los Heraldosnegros. La traduction de Gérard de Cortanze (Poésie complète, Paris, Flammarion, « Barroco », 1983) laisse beaucoup à désirer. Celle de Nicole Réda-Euvremer est meilleure, mais la difficulté de compréhension reste la même.
Juan José Saer, La pesquisa 1994 (L’enquête, Seuil, 1996. Points, 2002. Traduction Philippe Bataillon. Le Tripode, 2019)
Pichón Garay, personnage qui apparaît dans d’autres romans de Juan José Saer, revient à Santa Fe (Argentine) avec son fils après vingt ans d’ exil à Paris. L’été touche à sa fin. La chaleur est accablante (« Ya es el veintiséis de marzo »). Au cours d’un dîner avec des amis (Carlos Tomatis, Marcelo Soldi), il raconte l’histoire d’un tueur en série qui, dans le XI ème arrondissement de Paris, a déjà assassiné vingt-sept petites vieilles. Les commissaires Morvan et Lautret ne parviennent pas à recueillir le moindre indice. La version de l’enquête raconté par Pichón tient de la rumeur, des articles des journaux, des nombreux commentaires et des explications psychanalytiques qui ont suivi la découverte du tueur. Son récit est interrompu par la découverte d’un énigmatique manuscrit de huit cent quinze feuillets intitulé (Sous les tentes grecques/En las tiendas griegas) conservé précieusement dans les archives d’un de leurs anciens amis (double littéraire du poète argentin Juan L. Ortiz – 1896-1978 – que Saer admirait beaucoup). La fille de cet ami, Washington Noriega, Julia veille précieusement sur les papiers laissés par son père. Les trois amis voyagent en barque sur la rivière Colastiné et le fleuve Paraná, parlent et boivent.
On retrouve certains lieux qui apparaissent aussi dans L’ancêtre (El entenado): Santa Fe , el Río Colastiné. Le lecteur doit essayer de répondre à toute une série d’énigmes:
Identité du ou des narrateurs
Identité du coupable des meurtres en série.
Identité de l’auteur de Las tiendas griegas
Identité du père de Morvan.
Identité des assassins del Gato Garay, frère jumeau de Pichón Garay, et de Elisa (disparus pendant la dictature militaire.)
Thèmes abordés : la culpabilité, les mythes, la réalité, le rêve etc.
« Ustedes se deben estar preguntando, tal como los conozco, qué posición ocupo yo en este relato, que parezco saber de los hechos más de lo que muestran a primera vista y hablo de ellos y los transmito con la movilidad y la ubicuidad de quien posee una conciencia múltiple y omnipresente, pero quiero hacerles notar que lo que estamos percibiendo en este momento es tan fragmentario como lo que yo sé de lo que les estoy refiriendo, pero que cuando mañana se lo contemos a alguien que haya estado ausente o meramente lo recordemos, en forma organizada y lineal, o ni siquiera sin esperar hasta mañana, si simplemente nos pusiéramos a hablar de lo que estamos percibiendo, en este momento o en cualquier otro, el corolario verbal también daría la impresión de estar siendo organizado, mientras es proferido, por una conciencia móvil, ubicua, múltiple y omnipresente. Desde el principio nomás he tenido la prudencia, por no decir la cortesía, de presentar estadísticas con el fin de probarles la veracidad de mi relato, pero confieso que a mi modo de ver ese protocolo es superfluo, ya que por el solo hecho de existir todo relato es verídico, y si se quiere extraer de él algún sentido, basta tener en cuenta que, para obtener la forma que le es propia, a veces le hace falta operar, gracias a sus propiedades elásticas, cierta compresión, algunos desplazamientos, y no pocos retoques en la iconografía. »
“Comme je vous connais, vous devez vous demander quelle position j’occupe dans le récit parce que je semble savoir à propos des faits plus qu’ils ne laissent voir à première vue et que j’en parle avec la mobilité de l’ubiquité de qui dispose d’une conscience multiple et omniprésente, mais je tiens à vous faire remarquer que ce que je suis en train de vous raconter n’est pas moins fragmentaire que ce que nous percevons en ce moment même, mais si demain nous le rapportions à quelqu’un qui aurait été absent aujourd’hui au que tout simplement nous nous le rappelions de manière organisée et linéaire, ou que même si, sans attendre demain, nous nous mettons à parler de ce que nous percevons en ce moment- ci ou à n’importe quel autre, le résultat verbal donnerait lui aussi l’impression d’avoir été organisé, tandis qu’il était énoncé par une conscience douée de mobilité et d’ubiquité, multiple et omniprésente. Depuis le commencement, j’ai eu la prudence, pour ne pas dire la courtoisie, d’énoncer des statistiques afin de vous prouver la véracité de mon récit, mais j’avoue que, de mon point de vue, ce procédé est superflu parce que, du simple fait d’exister, tout récit est véridique, et que si on désire en retirer quelque signification il suffit d’admettre que, pour atteindre la forme qui lui est propre, il lui faut parfois se plier, grâce à ses propriétés élastiques, à certaines compressions, quelques déplacements, et pas mal de retouches sur les images.”
« Alzando la cabeza, Pichón ha podido ver, en un cielo todavía claro, donde los últimos vestigios violetas habían cedido bajo el azul generalizado, las primeras estrellas. En un fulgor instantáneo —el rumor del agua, más nítido que durante el trayecto porque el motor se había detenido revelando la tranquilidad de la noche, contribuyó sin duda a su clarividencia repentina— ha entendido por qué, a pesar de su buena voluntad, de sus esfuerzos incluso, desde que llegó de París después de tantos años de ausencia, su lugar natal no le ha producido ninguna emoción: porque ahora es al fin un adulto, y ser adulto significa justamente haber llegado a entender que no es en la tierra natal donde se ha nacido, sino en un lugar más grande, más neutro, ni amigo ni enemigo, desconocido, al que nadie podría llamar suyo y que no estimula el afecto sino la extrañeza, un hogar que no es ni espacial ni geográfico, ni siquiera verbal, sino más bien, y hasta donde esas palabras puedan seguir significando algo, físico, químico, biológico, cósmico, y del que lo invisible y lo visible, desde las yemas de los dedos hasta el universo estrellado, o lo que puede llegar a saberse sobre lo invisible y lo visible, forman parte, y que ese conjunto que incluye hasta los bordes mismos de lo inconcebible, no es en realidad su patria sino su prisión, abandonada y cerrada ella misma desde el exterior —la oscuridad desmesurada que errabundea, ígnea y gélida a la vez, al abrigo no únicamente de los sentidos, sino también de la emoción, de la nostalgia y del pensamiento. »
«Levant la tête, Pigeon a pu voir, dans un ciel encore clair où les derniers vestiges violets avaient cédé au bleu généralisé, les premières étoiles. En un éclair soudain – le bruit de l’eau, plus net que pendant le trajet parce que le moteur s’était arrêté révélant la tranquillité de la nuit, avait sans doute contribué à cette soudaine clairvoyance – il a compris pourquoi, malgré sa bonne volonté et même ses efforts, depuis qu’il est arrivé de Paris après tant d’années d’absence, son pays natal ne lui a procuré aucune émotion : c’est parce qu’il est enfin devenu adulte, et être adulte signifie justement en venir à comprendre que ce n’est pas dans son pays natal qu’on est né, mais dans un lieu plus vaste, plus neutre, ni ami ni ennemi, inconnu, que personne ne saurait appeler le sien et qui n’engendre pas l’attachement mais semble étranger, un refuge qui n’est ni d’espace, ni de terre, ni même de parole, mais plutôt et pour autant que ces mots puissent encore signifier quelque chose, physique, chimique, biologique, cosmique, et dont font partie l’invisible et le visible – depuis le bout des doigts jusqu’à l’univers étoilé ou ce qu’on peut arriver à savoir de l’invisible et du visible, et que cet ensemble qui contient les frontières même de l’inconcevable n’est pas son pays mais sa prison, abandonnée et elle-même fermée de l’extérieur – l’obscurité démesurée qui vagabonde, glaciale et ignée, hors de portée non seulement des sens, mais bien aussi de l’émotion, de la nostalgie et de la pensée.»
Juan José Saer, Glosa 1986( L’anniversaire, Flammarion, 1988. Points Seuil. Glose. Le Tripode 2015. Traduction Laure Bataillon)
« Que quede bien claro: el alma, como le dicen, es, pareciera, no cristalina sino pantanosa. »
«Que ce soit bien clair, l’âme, comme on dit, est, semble-t-il, non pas limpide, mais marécageuse.»
Pablo Neruda (Ricardo Eliécer Neftalí Reyes-Basoalto) est né le 12 juillet 1904 à Parral (Chili). Il entre dans la carrière diplomatique en 1927 et devient consul à Rangoun (Birmanie) . Il est en poste ensuite à Colombo (Sri Lanka), Batavia (aujourd’hui Djakarta, en Indonésie), Calcutta (Inde) et Buenos Aires (Argentine) où il fait la connaissance de Federico García Lorca. Il est consul général du Chili d’abord à Barcelone en 1934, puis à Madrid en 1935. Il dirige la revue Caballo verde para la poesía, créée par Manuel Altolaguirre (1905-1959) et Concha Méndez (1898-1986). Cette revue, à la typographie très soignée, connaîtra six numéros. Chaque numéro commence par un texte en prose de Pablo Neruda. Elle accueille des poètes espagnols (Vicente Aleixandre, Federico García Lorca, Jorge Guillén, Miguel Hernández o Leopoldo Panero), latinoaméricains ou européens, liés à la Génération de 1927. Dès le premier numéro, Pablo Neruda défend une poésie « impure » :
Sobre una poesía sin pureza. Manifiesto.
“La confusa impureza de los seres humanos se percibe en ellos, la agrupación, uso y desuso de los materiales; las huellas del pie y los dedos, la constancia de una atmósfera inundando las cosas desde lo interno y lo externo. Así sea la poesía que buscamos, gastada como por un ácido por los deberes de la mano, penetrada por el sudor y el humo, oliente a orina y a azucena salpicada por las diversas profesiones que se ejercen dentro y fuera de la ley. Una poesía impura como un traje, como un cuerpo, con manchas de nutrición, y actitudes vergonzosas, con arrugas, observaciones, sueños, vigilia, profecías, declaraciones de amor y de odio, bestias, sacudidas, idilios, creencias políticas, negaciones, dudas, afirmaciones, impuestos. La sagrada ley del madrigal y los decretos del tacto, olfato, gusto, vista, oído, el deseo de justicia, el deseo sexual, el ruido del océano, sin excluir deliberadamente nada, sin aceptar deliberadamente nada.”
Pablo Neruda a vécu de 1934 à 1936 dans un appartement au cinquième étage de La Casa de las Flores, ensemble de bâtiments en briques de cinq étages, situé dans le quartier d’Argüelles à Madrid (calles Princesa, Hilarión Eslava, Rodríguez San Pedro, Gaztambide y Meléndez Valdés) et conçu en 1931 par l’architecte Secundino Zuazo Ugalde (1887-1971) dans un esprit rationaliste. On y trouve 288 logements et trois patios au centre. La répartition des espaces avec un couloir paysager a servi de modèle à des générations d’étudiants en architecture. Les bâtiments sont décorés de balcons et de jardinières fleuries. Le poète Rafael Alberti qui vit à l’époque dans ce même quartier trouve là un appartement libre pour son ami chilien qui vient d’être nommé à Madrid. Neruda y reçoit beaucoup. Cet ensemble a beaucoup souffert des bombardements pendant la Guerre civile, le front se situant dans cette zone de la ville, proche de la cité universitaire. Après une mission à Paris, il revient dans la capitale espagnole en 1937. Il raconte ainsi dans ses mémoires (Confieso que he vivido, 1974) son retour dans son appartement devasté avec le poète Miguel Hernández : « Por fin llegamos a Madrid. Mientras los visitantes recibían bienvenida y alojamiento, yo quise ver de nuevo mi casa que había dejado intacta hacía cerca de un año. Mis libros y mis cosas, todo había quedado en ella. Era un departamento en el edificio llamado “Casa de las Flores”, a la entrada de la ciudad universitaria. Hasta sus límites llegaban las fuerzas avanzadas de Franco. Tanto que el bloque de departamentos había cambiado varias veces de mano. Miguel Hernández, vestido de miliciano y con su fusil, consiguió una vagoneta destinada a acarrear mis libros y los enseres de mi casa que más me interesaban. Subimos al quinto piso y abrimos con cierta emoción la puerta del departamento. La metralla había derribado ventanas y trozos de pared. Los libros se habían derrumbado de las estanterías. Era imposible orientarse entre los escombros. De todas maneras, busqué algunas cosas atropelladamente. Lo curioso era que las prendas más superfluas e inaprovechables habían desaparecido; se las habían llevado los soldados invasores o defensores. Mientras las ollas, la máquina de coser, los platos, se mostraban regados en desorden, pero sobrevivían, de mi frac consular, de mis máscaras de Polinesia, de mis cuchillos orientales no quedaba ni rastro. -La guerra es tan caprichosa como los sueños, Miguel. Miguel encontró por ahí, entre los papeles caídos, algunos originales de mis trabajos. Aquel desorden era una puerta final que se cerraba en mi vida. Le dije a Miguel: -No quiero llevarme nada. -¿Nada? ¿Ni siquiera un libro? -Ni siquiera un libro –le respondí. Y regresamos con el furgón vacío.»
L’ensemble a été restauré dans les années 40 et déclaré monument national en 1981.
Explico algunas cosas
Preguntaréis: Y dónde están las lilas? Y la metafísica cubierta de amapolas? Y la lluvia que a menudo golpeaba sus palabras llenándolas de agujeros y pájaros?
Os voy a contar todo lo que me pasa.
Yo vivía en un barrio de Madrid, con campanas, con relojes, con árboles.
Desde allí se veía el rostro seco de Castilla como un océano de cuero.
Mi casa era llamada la casa de las flores, porque por todas partes estallaban geranios: era una bella casa con perros y chiquillos. Raúl, te acuerdas? Te acuerdas, Rafael? Federico, te acuerdas debajo de la tierra, te acuerdas de mi casa con balcones en donde la luz de Junio ahogaba flores en tu boca?
Hermano, hermano!
Todo eran grandes voces, sal de mercaderías, aglomeraciones de pan palpitante, mercados de mi barrio de Argüelles con su estatua como un tintero pálido entre las merluzas: el aceite llegaba a las cucharas, un profundo latido de pies y manos llenaba las calles, metros, litros, esencia aguda de la vida, pescados hacinados, contextura de techos con sol frío en el cual la flecha se fatiga, delirante marfil fino de las patatas, tomates repetidos hasta el mar.
Y una mañana todo estaba ardiendo y una mañana las hogueras salían de la tierra devorando seres, y desde entonces fuego, pólvora desde entonces, y desde entonces sangre.
Bandidos con aviones y con moros, bandidos con sortijas y duquesas, bandidos con frailes negros bendiciendo venían por el cielo a matar niños, y por las calles la sangre de los niños corría simplemente, como sangre de niños.
Chacales que el chacal rechazaría, piedras que el cardo seco mordería escupiendo, víboras que las víboras odiaran!
Frente a vosotros he visto la sangre de España levantarse para ahogaros en una sola ola de orgullo y de cuchillos!
Generales traidores: mirad mi casa muerta, mirad España rota: pero de cada casa muerta sale metal ardiendo en vez de flores, pero de cada hueco de España sale España, pero de cada niño muerto sale un fusil con ojos, pero de cada crimen nacen balas que os hallarán un día el sitio del corazón.
Preguntaréis por qué su poesía no nos habla del sueño, de las hojas, de los grandes volcanes de su país natal?
Venid a ver la sangre por las calles, venid a ver la sangre por las calles, venid a ver la sangre por las calles!
España en el corazón: himno a la glorias del pueblo en la guerra. 1937.
J’explique certaines choses
Vous allez demander : Où sont donc les lilas ? Et la métaphysique couverte de coquelicots ? Et la pluie qui frappait si souvent vos paroles les remplissant de brèches et d’oiseaux?
Je vais vous raconter ce qui m’arrive.
Je vivais dans un quartier
de Madrid, avec des cloches,
avec des horloges, avec des arbres.
De ce quartier on apercevait le visage sec de la Castille ainsi qu’un océan de cuir.
Ma maison était appelée la maison des fleurs, parce que de tous côtés éclataient les géraniums : c’était une belle maison avec des chiens et des enfants. Raúl, te souviens-tu ? Te souviens-tu, Rafael ? Federico, te souviens-tu sous la terre, te souviens-tu de ma maison et des balcons où la lumière de juin noyait des fleurs sur ta bouche ? Frère, frère ! Tout n’était que cris, sel de marchandises, agglomérations de pain palpitant, marchés de mon quartier d’Argüelles avec sa statue comme un encrier pâle parmi les merluches : l’huile arrivait aux cuillères, un profond battement de pieds et de mains emplissait les rues, métros, litres, essence profonde de la vie, poissons entassés, contexture de toits cernés d’un soleil froid dans lequel la flèche se fatigue, délirant ivoire des fines pommes de terre, tomates recommencées jusqu’à la mer.
Et un matin tout était en feu
et un matin les bûchers
sortaient de terre
dévorant les êtres vivants,
et dès lors ce fut le feu,
ce fut la poudre,
et ce fut le sang.
Des bandits avec des avions, avec des maures,
des bandits avec des bagues et des duchesses,
des bandits avec des moines noirs pour bénir
tombaient du ciel pour tuer des enfants,
et à travers les rues le sang des enfants
coulait simplement, comme du sang d’enfants.
Chacals que le chacal repousserait,
pierres que le dur chardon mordrait en crachant,
vipères que les vipères détesteraient !
Face à vous j’ai vu le sang
de l’Espagne se lever
pour vous noyer dans une seule vague
d’orgueil et de couteaux !
Généraux
de trahison :
regardez ma maison morte,
regardez l’Espagne brisée :
mais de chaque maison morte surgit un métal ardent
au lieu de fleurs,
mais de chaque brèche d’Espagne
surgit l’Espagne,
mais de chaque enfant mort surgit un fusil avec des yeux,
mais de chaque crime naissent des balles
qui trouveront un jour l’endroit
de votre coeur.
Vous allez demander pourquoi votre poésie
ne parle-t-elle pas du rêve, des feuilles,
des grands volcans de votre pays natal ?
Venez voir le sang dans les rues,
venez voir
le sang dans les rues,
venez voir le sang
dans les rues !
Résidence sur la Terre, Éditions Gallimard, 1969. Traduction : Guy Suarès.