Je remercie Léon-Marc Lévy (La Cause Littéraire) et Éric Poindreau. Grâce à eux, j’ai relu Les Contrerimes.
Jorge Luis Borges vouait une profonde admiration à Paul-Jean Toulet (1867-1920) et aux Contrerimes. La cople 53 était la préférée du grand écrivain argentin.
LIII
Voici que j’ai touché les confins de mon âge. Tandis que mes désirs sèchent sous le ciel nu, Le temps passe et m’emporte à l’abyme inconnu, Comme un grand fleuve noir, où s’engourdit la nage.
Coples.
Trois autres de ses poèmes célèbres:
I. Romance sans musique
En Arles. Dans Arle, où sont les Aliscams, Quand l’ombre est rouge, sous les roses, Et clair le temps,
Prends garde à la douceur des choses. Lorsque tu sens battre sans cause Ton coeur trop lourd ;
Et que se taisent les colombes : Parle tout bas, si c’est d’amour, Au bord des tombes.
Chansons.
XII
Puisque tes jours ne t’ont laissé Qu’un peu de cendre dans la bouche, Avant qu’on ne tende la couche Où ton coeur dorme, enfin glacé, Retourne, comme au temps passé, Cueillir, près de la dune instable, Le lys qu’y courbe un souffle amer, – Et grave ces mots sur le sable : Le rêve de l’homme est semblable Aux illusions de la mer.
Dixains.
II
Le tremble est blanc
Le temps irrévocable a fui. L’heure s’achève. Mais toi, quand tu reviens, et traverse mon rêve, Tes bras sont plus frais que le jour qui se lève, Tes yeux plus clairs.
Á travers le passé ma mémoire t’embrasse. Te voici. Tu descends en courant la terrasse Odorante, et tes faibles pas s’embarrassent Parmi les fleurs.
Par un après-midi de l’automne, au mirage De ce tremble inconstant que varient les nuages, Ah, verrai-je encor se farder ton visage D’ombre et de soleil ?
Hoy siento en el corazón un vago temblor de estrellas, pero mi senda se pierde en el alma de la niebla. La luz me troncha las alas y el dolor de mi tristeza va mojando los recuerdos en la fuente de la idea.
Todas las rosas son blancas, tan blancas como mi pena, y no son las rosas blancas, que ha nevado sobre ellas. Antes tuvieron el iris. También sobre el alma nieva. La nieve del alma tiene copos de besos y escenas que se hundieron en la sombra o en la luz del que las piensa.
La nieve cae de las rosas, pero la del alma queda, y la garra de los años hace un sudario con ellas.
¿Se deshelará la nieve cuando la muerte nos lleva? ¿O después habrá otra nieve y otras rosas más perfectas?
¿Será la paz con nosotros como Cristo nos enseña? ¿O nunca será posible la solución del problema?
¿Y si el amor nos engaña? ¿Quién la vida nos alienta si el crepúsculo nos hunde en la verdadera ciencia del Bien que quizá no exista, y del Mal que late cerca?
¿Si la esperanza se apaga y la Babel se comienza, qué antorcha iluminará los caminos en la Tierra?
¿Si el azul es un ensueño, qué será de la inocencia? ¿Qué será del corazón si el Amor no tiene flechas?
¿Si la muerte es la muerte, qué será de los poetas y de las cosas dormidas que ya nadie las recuerda? ¡Oh sol de las esperanzas! ¡Agua clara! ¡Luna nueva! ¡Corazones de los niños! ¡Almas rudas de las piedras! Hoy siento en el corazón un vago temblor de estrellas y todas las rosas son tan blancas como mi pena.
Libro de Poemas, 1921.
Chanson d’automne
Novembre 1918 Grenade
Aujourd’hui je sens dans mon coeur Un vague frisson d’étoiles, Mais mon sentier se perd Dans l’âme du brouillard. Le jour me tranche les ailes, La douleur et le regret Submergent mes souvenirs Dans la source de l’idée.
Toutes les roses sont blanches Aussi blanches que ma peine ; Ces roses n’étaient pas blanches Mais il a neigé sur elles Qui étaient couleur d’iris. Il neige aussi sur nos âmes. La neige de l’âme a ses Flocons de baisers, d’images Qui s’enfouirent dans l’ombre Ou le jour de la pensée.
La neige tombe des roses, Celle de l’âme demeure, Et la griffe des années La transforme en un linceul.
Fondra-t-elle, cette neige, Quand la mort viendra nous prendre ? Connaîtrons-nous d’autres neiges, D’autres roses plus parfaites ?
Sur nous la paix viendra-t-elle ? Comme Jésus nous l’enseigne ? Ou bien n’aurons-nous jamais La solution du problème ?
L’amour n’est-il qu’illusion ? Qui animera nos vies, Si la pénombre nous plonge Dans la véritable science Du Bien qui n’existe pas, Peut-être, et du Mal tout proche ?
Si l’espérance s’éteint,e s’éteint, Si Babel se recommence, Quelle torche éclairera Nos chemins sur cette terre ?
Si l’azur n’est qu’un mirage, Que deviendra l’innocence ? Que deviendra notre cœur Si l’Amour n’a pas de flèches ?
Si la mort est bien la mort, Que deviendront les poètes Et les choses endormies Dont personne ne se souvient ? Ô soleil des espérances ! Eau claire ! Lune nouvelle ! Fraîcheur des petits enfants ! Âme rude de la pierre ! Aujourd’hui je sens dans mon cœur Un vague frisson d’étoiles Et toutes les roses sont Aussi blanches que ma peine.
Livre de poèmes, Éditions Gallimard, 1954.
Oeuvres complètes I. Bibliothèque de la Pléiade. NRF. Gallimard. 1981. Traduction André Belamich.
Je remercie Marie Paule et Raymond Farina qui ont posté hier sur Facebook le poème Pierre philosophale (Pedra filosofal) d’Antonio Gedeão, tiré de Movimento Perpetuo, 1956. Je reproduis ici les six derniers vers.
Eles não sabem, nem sonham, que o sonho comanda a vida, que sempre que um homem sonha o mundo pula e avança como bola colorida entre as mãos de uma criança.
Ils ne savent pas, eux, et ils ne rêvent pas, Que le rêve est le moteur de la vie Que chaque fois qu’un homme rêve Le monde roule et s’embellit Comme une balle colorée Dans les mains d’un enfant.
Traduction: Alain Lane.
Dans l’anthologie de Max de Carvalho, La poésie du Portugal des origines au XX ème siècle (Chandeigne), publiée en septembre 2021, on trouve quatre poèmes de cet auteur: Fleur de chair (Flor de carne), Poème pour Galilée (Poema para Galileu), La machine du monde (Máquina do mundo), Poème de la mort apparente (Poema da morte aparente). Voici les deux derniers:
Máquina do mundo
O universo é feito essencialmente de coisa nenhuma. Intervalos, distâncias, buracos, porosidade etérea. Espaço vazio, em suma. O resto, é a matéria.
Daí, que este arrepio, este chamá-lo e tê-lo, erguê-lo e defrontá-lo, esta fresta de nada aberta no vazio, deve ser um intervalo.
Máquina de fogo, 1961.
La machine du monde
L’Univers se compose, pour l’essentiel, de néant. Intervalles, distances, trous, porosité éthérée. Un espace vide, en somme. Le reste, c’est la matière.
D’où il résulte que ce frisson, pour qu’il advienne et soit, pour le soulever et le regarder en face, que cet interstice de rien béant sur le vide, doit être un intervalle.
Traduction Max de Carvalho.
Poema da morte aparente
Nos tempos em que acontecia o que está acontecendo agora, e os homens pasmavam de isso ainda acontecer no tempo deles, parecia-lhes a vida podre e reles e suspiravam por viver agora.
A suspirar e a protestar morreram. e agora, quando se abrem as covas, encontram-se às vezes os dentes com que rangeram, tão brancos como se as dentaduras fossem novas.
Linha de força, 1967.
Poème de la mort apparente
Aux temps où se passait la même chose que maintenant, et où les hommes étaient stupéfaits que cela fût encore possible à leur époque, la vie leur semblait pourrie et vile, et ils soupiraient d’avoir à vivre maintenant.
En soupirant, en protestant, ils moururent, Et maintenant, quand on ouvre leurs tombes, on retrouve parfois ces dents qu’ils firent grincer, aussi blanches que des dentures neuves.
Traduction Max de Carvalho.
António Gedeão s’appelait en réalité Rómulo Vasco da Gama de Carvalho. Né à Lisbonne le 24 novembre 1906, cet enseignant de physique-chimie et historien des sciences a participé à la divulgation des connaissances scientifiques au Portugal. Il ne publie ses premiers poèmes qu’en 1956, à la cinquantaine. On retrouve ses intérêts dans sa poésie qui s’inscrit dans la réalité de son époque et dans le contexte angoissant de l’après-guerre. Il est décédé dans la capitale portugaise le 19 février 1997. Depuis 1996, le jour de sa naissance est commémoré au Portugal sous le nom de Jour national de la Culture scientifique (Dia Nacional da Cultura Científica).
Juan Marsé, le grand romancier espagnol (Teresa l’après-midi, L’Obscure Histoire de la cousine Montse, Adieu la vie, adieu l’amour) aurait eu 89 ans le 8 janvier 2022.
Sa fille Berta Marsé (1969) rappelle aujourd’hui dans El País que l’écrivain voulait que 10 % de ses cendres soient remises à son agent littéraire, Carmen Balcells (1930-2015). Lors de son discours de réception du Prix Cervantès 2008, il avait dit : “Querida Carmen, me has dado tantas alegrías que tengo ordenado, para cuando me muera, que me incineren y te entreguen el 10% de mis cenizas”. Il reprenait alors à son compte une plaisanterie célèbre de Groucho Marx : « Je désire être incinéré et je veux que 10% de mes cendres soient versées à mon impresario. »
Le 14 décembre 2020, à Santa Fe de Segarra (Lérida), village natal de Carmen Balcells où elle est enterrée, Alejandro et Berta Marsé ont remis les cendres de leur père au fils de Carmen Balcells, Lluís Miquel Palomero. Les cendres de Juan Marsé ont été placées près de celles de Carmen Balcella, au pied d’un arbousier, arbre planté pour l’occasion et qui supporte mieux le climat rude de l’endroit que le caroubier choisi dans un premier temps.
Carmen Balcells était l’agent littéraire la plus célèbre dans le monde de la littérature en langue espagnole. Elle représentait les intérêts de six Prix Nobel (Gabriel García Márquez, Mario Vargas Llosa, Camilo José Cela, Miguel Ángel Asturias, Vicente Aleixandre, Pablo Neruda) et aussi ceux de Julio Cortázar, Manuel Vázquez Montalbán, Juan Carlos Onetti, José Donoso, Eduardo Mendoza.
Por el cinco de enero, cada enero ponía mi calzado cabrero a la ventana fría.
Y encontraba los días que derriban las puertas, mis abarcas vacías, mis abarcas desiertas.
Nunca tuve zapatos, ni trajes, ni palabras: siempre tuve regatos, siempre penas y cabras.
Me visitó la pobreza, me lamió el cuerpo el río y del pie a la cabeza pasto fui del rocío.
Por el cinco de enero, para el seis, yo quería que fuera el mundo entero una juguetería.
Y al andar la alborada removiendo las huertas, mis abarcas sin nada, mis abarcas desiertas.
Ningún rey coronado tuvo pie, tuvo gana para ver el calzado de mi pobre ventana.
Toda gente de trono, toda gente de botas se rió con encono de mis abarcas rotas.
Rabié de llanto, hasta cubrir de sal mi piel, por un mundo de pasta y unos hombres de miel.
Por el cinco de enero de la majada mía mi calzado cabrero a la escarcha salía.
Y hacia el seis, mis miradas hallaban en sus puertas mis abarcas heladas, mis abarcas desiertas.
Il a été publié d’abord dans la revue Ayuda, Semanario de la solidaridad, numero 36, Madrid, 2 janvier 1937 et ensuite dans le célèbre recueil Viento del Pueblo.
Viento del pueblo. Valencia, Socorro Rojo Internacional, 1937 (Prólogo de Tomás Navarro Tomás).
Les galoches désertes
Le cinq du mois de janvier, chaque année je mettais mes souliers de berger à la fenêtre froide
et trouvais en ces jours qui font tomber les portes, mes galoches vides, mes galoches désertes.
Jamais eu de chaussures ni costumes, ni mots, toujours des ruisselets, des peines et des chèvres,
vêtu de pauvreté léché par la rivière, je fus des pieds à la tête prairie pour la rosée.
Le cinq du mois de janvier, je souhaitais pour le six que le monde entier fût un magasin de jouets
et en allant dès l’aube retourner le jardin mes galoches sans rien, mes galoches désertes.
Aucun roi couronné n’eut l’idée, n’eut l’envie d’aller voir les souliers de ma pauvre fenêtre.
Tous ces gens bien assis, tous ces gens dans leurs bottes, bien méchamment ont ri de mes vieilles galoches.
Le cinq du mois de janvier de notre bergerie, mes souliers de berger je sortais dans le givre,
jusqu’au six mon regard pouvait voir à la porte mes galoches gelées, mes galoches désertes.
Traduction : Vicente Pradal.
Joan Manuel Serrat a adapté de nombreux textes du poète de Orihuela.
L’ album Hijo de la luz y de la sombra comprend 13 chansons adaptées des poèmes de Miguel Hernández. Il a été produit par Sony Music et est sorti en 2010 à l’occasion du centenaire du poète. Il a été présenté le 23 avril 2010 à Elche (Alicante). (Arrangements et direction musicale : Joan Albert Amargós.)
Abril de 1939: Joaquín de Entrambasaguas (1904-1995), filólogo que presidía la comisión depuradora franquista ordenó la destrucción de los 50.000 ejemplares de El Hombre Acecha de Miguel Hernández imprimidos en la Tipografía moderna (Valencia, calle de Avellanas, 9). Dos ejemplares ocultos permitieron su reedición en 1981. Antonio Rodríguez-Moñino (1910-1970) salvó uno de ellos. Había protegido la Biblioteca Nacional durante la guerra. Fue depurado, despojado de su cátedra e inhabilitado para la enseñanza durante veinte años.
Le Monde, 8 août 1970
L’érudit Antonio Rodriguez-Moñino vient de mourir à Madrid, à l’âge de soixante ans, des suites d’une longue maladie. (Robert Marrast)
Avec lui disparaît une des plus grandes figures de l’hispanisme contemporain. Né en 1910, en Estrémadoure, il avait publié son premier article à quinze ans, et, depuis, n’avait cessé de collaborer aux plus éminentes revues du monde entier. Professeur, membre de la Bibliographical Society de Londres et de la Cambridge Bibliographical Society, il enseigna depuis 1960 à Berkeley (Californie) et donna des conférences aux États-Unis et dans plusieurs pays d’Europe. Docteur ” honoris causa ” de l’université de Bordeaux, il avait été élu récemment membre de la Real Academia Española.
Sa compétence s’étendait à tous les domaines, particulièrement à ceux de la bibliographie hispanique et du ” romancero ” ; il dirigea plusieurs collections de textes et d’études, et réalisa des éditions définitives et des publications en fac-similé de ” romanceros ” et de ” cancioneros ” dont certains sont uniques au monde. C’est également sur l’étude des ” romances ” que portait la thèse de doctorat qu’il soutint naguère à Salamanque. Il avait créé, voici deux ans, une remarquable collection de classiques espagnols aux éditions Castalia ; en 1965, il publiait, en collaboration avec sa femme, Maria Brey, elle-même hispaniste de valeur, un monumental catalogue des manuscrits de poésie espagnole de la Hispanic Society of America, dont il était le vice-président.
Celui que Marcel Bataillon appelait ” le prince des bibliophiles espagnols ” avait cette qualité rare : il ouvrait largement aux chercheurs venus à lui de partout les inestimables trésors de ses collections de manuscrits et de sa très riche bibliothèque. Les hispanistes de tous les pays se retrouvaient l’après-midi à sa ” tertulia “, au café Lyon de Madrid. Il les accueillait tous, jeunes ou chevronnés, avec bienveillance et courtoisie. Il n’est pas une thèse, un ouvrage d’érudition, un catalogue bibliographique du domaine hispanique des vingt dernières années qui ne lui doivent quelque chose, et souvent beaucoup. Pour tous, Don Antonio était le symbole même de la rigueur intellectuelle et son exemple, autant que celui de son œuvre brutalement interrompue, demeureront longtemps présents auprès des hispanistes et des bibliophiles du monde entier.
Je lis Salvo el crepúsculo de Julio Cortázar. J’ai trouvé ce livre d’occasion chez Gibert, il y a quelques semaines. L’auteur argentin n’est pas un très grand poète, mais ses textes me touchent encore comme dans les années 70-80.
Julio Cortazár, Crépuscule d’automne. Éditions José Corti. Collection Ibériques, 2010. Traduit par Silvia Baron Supervielle.
« Je ne sais pas ce qui rend un livre inoubliable mais je sais que, depuis que je découvris Salvo el crepúsculo, dans la première édition mexicaine, je n’ai jamais pu l’oublier. C’était en 1984, année de la mort de Cortázar. Une nouvelle édition est sortie récemment aux éditions Alfaguara, elle inclut de légères retouches faites par l’auteur sur des épreuves retrouvées. Mais il n’a rien supprimé, ni changé, ni désavoué de cet ensemble de textes d’époques diverses de sa vie, choisis et spécialement réunis par ses soins. De quelle manière ce livre est arrivé entre mes mains, je ne saurais le dire. J’en suis tombée amoureuse et ensuite il s’est de lui-même enraciné dans mon souvenir. Car peu de temps après, je me suis mise sans succès à le chercher sur mes étagères. Depuis lors, à intervalles réguliers, je n’ai pas cessé d’essayer de le retrouver en vain. Il me semblait impossible de l’avoir perdu ou prêté à quelqu’un ; il avait disparu et je ne me consolais pas. Il m’était cher, il enfermait une signification particulière, une musique, une indépendance, une nostalgie qui trouvaient en moi une résonance pleine. Après qu’il eut publié Rayuela (Marelle) en Argentine, Cortázar adressa une lettre à son ami Fredi Guthman, où il dit : “Maintenant les philologues, les rhétoriciens, les versés en classifications et en expertises se déchaîneront, mais nous sommes de l’autre côté, dans ce territoire libre et sauvage et délicat où la poésie est possible et arrive jusqu’à nous comme une flèche d’abeilles.… ». (Silvia Baron Supervielle).
Ley del poema (Julio Cortázar)
Amargo precio del poema, las nueve sílabas del verso; una de más o una de menos lo alzan al aire o lo condenan.
Somos el ajedrez de un río, el naipe siempre entre dos lumbres; caen las caras y las cruces a cada curva del camino.
Cae en el verso la palabra, en el recuerdo llueve el llanto, cae la noche, cae el pájaro, todo es caída amortiguada.
¡Oh libertad de no ser libre, golpe de dados que desata la sigilosa telaraña de encrucijadas y deslindes!
Como tu boca a la manzana, como mis manos a tus senos, irá la mariposa al fuego para danzar su última danza.
Salvo el crepúsculo. Alfaguara, 1984.
Loi du poème
Amer est le prix du poème, les neuf syllabes de chaque vers ; l’une superflue, l’autre manquante le font voler ou le condamnent.
Nous sommes l’échiquier d’un cours d’eau la carte à jouer entre deux feux ; tombent les faces tombent les piles chaque fois que tourne le chemin
Tombe le rythme dans les vers, pleuvent les larmes dans le souvenir, tombe la nuit, tombe l’oiseau tout est chute lente sans bruit.
Ô liberté de la prison, coup de dés qui lance et détache l’énigmatique toile d’araignée des murs et des démarcations !
Comme ta bouche découvre la pomme comme mes mains découvrent tes seins, le papillon suivra le feu pour sa dernière danse danser.
Crépuscule d’automne. Éditions José Corti. Collection Ibériques. 2010. Traduction de Silvia Baron Supervielle.
El interrogador
No pregunto por las glorias ni las nieves, quiero saber dónde se van juntando las golondrinas muertas, adónde van las cajas de fósforos usadas. Por grande que sea el mundo hay los recortes de uñas, las pelusas, los sobres fatigados, las pestañas que caen. ¿Adonde van las nieblas, la borra del café, los almanaques de otro tiempo?
Pregunto por la nada que nos mueve; en esos cementerios conjeturo que crece poco a poco el miedo, y que allí empolla el Roc.
Salvo el crepúsculo. Alfaguara, 1984.
L’interrogateur
Je ne questionne pas sur les gloires ni les neiges, je veux savoir où se retrouvent les hirondelles mortes, où vont les boîtes d’allumettes usées. Aussi grand que soit le monde il y a les ongles à couper, les effiloches, les enveloppes fatiguées, les cils qui tombent. Où vont les brumes, le dépôt du café, les almanachs d’un autre temps ?
Je questionne sur le vide qui nous anime ; je présume que dans ces cimetières la peur pousse peu à peu et que c’est là où couve le Rokh.
Crépuscule d’automne. Éditions José Corti. Collection Ibériques. 2010. Traduction de Silvia Baron Supervielle.
Gracias a la Fundación Española Antonio Machado. Soria – Madrid. ¡Feliz Navidad!
XCVI. Sol de invierno (Antonio Machado)
Es mediodía. Un parque. Invierno. Blancas sendas; simétricos montículos y ramas esqueléticas.
Bajo el invernadero, naranjos en maceta, y en su tonel, pintado de verde, la palmera.
Un viejecillo dice, para su capa vieja: «¡El sol, esta hermosura de sol!…» Los niños juegan.
El agua de la fuente resbala, corre y sueña lamiendo, casi muda, la verdinosa piedra.
Soledades. Galerías. Otros poemas. VI Varia. 1907.
XCVI. Soleil d’hiver
Il est midi. Un parc. L’hiver. De blancs sentiers ; des monticules symétriques, des branches squelettiques.
Dans la serre chaude, des orangers en pot, et dans son tonneau, peint en vert, le palmier.
Un petit vieillard dit à son vieux manteau : «Le soleil, quel splendeur ce soleil !… » Les enfants jouent.
L’eau de la fontaine coule, glisse et rêve, léchant, quasi muette, la pierre vert-de-gris.
Champs de Castille, Solitudes, Galeries et autres poèmes et Poésies de la guerre. Traduction : Sylvie Léger et Bernard Sesé. Paris, Gallimard, 1973; Paris, collection Poésie/ Gallimard, 1981 (n°144).
Mardi 14 décembre, dans l’exposition Picasso l’étranger au Musée de l’Histoire de l’immigration (4 novembre 2021 – 13 février 2022) (Commissariat: Annie Cohen-Solal, assistée d’Elsa Rigaux.), j’ai remarqué une lettre manuscrite d’Henri Laugier du 1 janvier 1961 envoyée à Pablo Picasso et accompagnée d’une copie manuscrite d’un texte de Paul Valéry (Paris, Musée national Picasso), Fortune selon l’esprit. Henri Laugier (1888-1973) est un physiologiste et haut fonctionnaire, très lié à Marie Cuttoli (1879-1973), collectionneuse, gérante de l’atelier de tapis d’art Myrbor et amie de Picasso qu’elle reçoit avant-guerre dans sa villa Shady Rock d’Antibes.
Fortune selon l’esprit (Paul Valéry)
Je ne demanderai à la fortune que les conditions physiques et chimiques de la liberté de l’esprit – le tiède, le frais, le calme, l’espace, le temps, le mouvement – selon le besoin. Un robinet que l’on ouvre ou que l’on ferme, et d’où coulent la solitude ou le monde, les montagnes ou les forêts, la mer ou bien la femme. Et des instruments de travail. Le luxe m’est indifférent. Je ne regarde pas les « belles choses ». C’est en faire qui m’intéresse, en imaginer, en réaliser. Une fois faites, ce sont des déchets. Nourrissez-vous de nos déchets. Transformer le désordre en ordre. Mais une fois l’ordre créé, mon rôle est terminé. Vixi. L’œuvre d’art me donne des idées, des enseignements, pas de plaisir. Car mon plaisir est de faire, non de subir. Mais l’ouvrage qui m’impose du plaisir, son bon plaisir, m’inspire vénération, terreur, sentiment d’une force supérieure.
Mélange, Gallimard, 1941.
La recherche de ce texte m’a mis sur la piste de Mathilde Pomés (1886-1977), hispaniste et traductrice, dont je connaissais les contacts avec les écrivains espagnols de la Génération de 1898, mais aussi avec ceux de la Génération de 1927. Amie d’Henry de Montherlant et de Paul Valéry, c’est la première femme à obtenir l’agrégation masculine d’espagnol (major en 1916). Elle publie Poètes espagnols d’aujourd’hui aux éditions Labor de Bruxelles en 1934 et chez Stock en 1957 une Anthologie de la Poésie Espagnole. Un hommage lui est rendu par de nombreux écrivains espagnols au restaurant Buenavista de Madrid le 10 avril 1931. Vicente Aleixandre, Prix Nobel de Littérature en 1977, considérait Mathilde Pomés comme “el verdadero cónsul de la poesía española en Europa”
Elle a légué un millier de lettres de 160 correspondants à ses amis Manuel Sito Alba, directeur de la Biblioteca española de París, et Elisa Ruiz García, son épouse, catedrática emérita de la Facultad de Geografía e Historia de la Universidad Complutense de Madrid. Ceux-ci les ont données à la Bibliothèque Nationale de Madrid qui a organisé une exposition du 30 septembre 2016 au 8 janvier 2017 : Cartas a una mujer: Mathilde Pomès (1886-1977).
Elle décrit ainsi la visite de Paul Valéry à Madrid au printemps 1924.
Paul Valéry et l’Espagne (Mathilde Pomés)
Le voyage, au temps de la jeunesse de Paul Valéry, n’était point article forfaitaire. C’était une entreprise individuelle, avec ses risque et ses profits singuliers. Uni à l’Italie pas des liens de famille, Valéry se déplace volontiers de sa Sète natale à Gênes, dont il a tracé de prestes, chatesques, odorants croquis. Marié, il se rend en voyage de noces en Belgique et à Cologne. Puis commence cette longue période de silence, de travail, de constitution de trésor qui durera jusqu’à l’après-guerre ; période simplement coupée de quelques déplacements intérieurs, que l’on peut dire sédentaire. Tout à coup la gloire se lève, envahit sa vie, l’écartèle. Valéry ne se possède plus ; on se dispute sa présence, on se l’arrache. C’est avant le plus fort de cette ruée qu’il reçoit son baptême espagnol. Venant d’Italie par Toulon et Montpellier, il passe pour la première fois les Pyrénées le 16 Mai 1924. La société de Cours et Conférences, que préside le duc d’Albe, lui a demandé deux conférences. Á Madrid le conférencier loge à la Residencia de Estudiantes, rue del Pinar, sur cette douce colline que le grand poète Juan Ramón Jiménez quand, en 1915, avant son mariage, il y résidait lui-même, avait baptisée « la colline des peupliers ». Valéry y parle les 17 et 20 mai, sur « Baudelaire et sa postérité » (dans l’intervalle, à l’Institut français, sur « Ronsard et l’esprit de la Pléiade ») La jeunesse intellectuelle se presse autour de lui. La courtoisie, l’empressement de ses hôtes ne le laissent pas seul. Il ne court pas la ville, ne flâne pas ; il ne visite même pas à son gré le Prado. On ne lui fait grâce ni de l’Escorial, ni de Tolède, ni d’Aranjuez. Après quoi, il faut prolonger chaque soirée jusqu’à quatre ou cinq heures du matin, c’est à dire jusqu’au moment où, d’habitude, Valéry se lève. Il revient étourdi de veilles, de questions, de remarques, de vivacité, d’esprit. Il n’a retenu que des hommes. Quels êtres que ces Espagnols ! Toujours tendus, à la pointe d’eux-mêmes, vibrants, nerveux, prêts à voler ! Les fameux frondeurs d’Annibal, c’est eux-mêmes qu’ils lançaient.
– Qu’avez-vous vu à Madrid ?
– Ortega, Marichalar, Morente, Jiménez Fraud…
– Et la poésie ? Et Juan Ramón Jiménez !
– Sous les espèces de roses…
– Vous dites ?
– Que je n’ai vu ce grand poète que sous la plus belle apparence qu’il pût prendre, celle des merveilleuses roses qu’il m’a envoyées…
Á cette rencontre manquée, Valéry supplée par un compliment en vers :
À Juan Ramón Jiménez (Paul Valéry)
que me envió tan preciosas rosas…
…Voici la porte refermée Prison des roses de quelqu’un ?… La surprise avec le parfum Me font une chambre charmée…
Seul et non seul, entre ces murs, Dans l’air les présents les plus purs Font douceur et gloire muette – J’y respire un autre poète.