Nous avons vu en deux temps l’exposition Picasso Dessiner à l’infini (18 octobre 2023 – 15 janvier 2024) au Centre Pompidou. Elle célèbre les cinquante ans de la mort du peintre espagnol et présente près de mille œuvres (carnets, dessins et gravures). On se perd parfois dans le parcours proposé qui est non linéaire et bouscule la chronologie.
Plan de l’exposition.
Mon attention a été retenue par le thème du cirque dans son œuvre et par son amitié avec les poètes de son temps (Guillaume Apollinaire, Max Jacob, Pierre Reverdy, Paul Éluard)
En 1905, les oeuvres de Picasso se peuplent de saltimbanques. Le cirque Médrano installe alors son chapiteau près de son atelier du Bateau-Lavoir à Montmartre. Le peintre n’insiste pas sur les feux de la rampe, mais sur l’envers du décor : la pauvreté, la marginalité, l’existence errante et solitaire. Les prouesses acrobatiques, les moments de gaieté passés pendant le spectacle l’intéressent peu.
L’Acrobate à la boule. Bateau-lavoir, début 1905. Moscou, Musée Pouchkine.Famille de saltimbanques. Printemps-automne 1905. Washington, National Gallery.
Il suit les poètes : Baudelaire, Verlaine et Apollinaire qu’il rencontre à la fin de 1904 et qui devient un ami essentiel. Le poème Crépuscule est significatif.
Crépuscule (Guillaume Apollinaire)
A Mademoiselle Marie Laurencin
Frôlée par les ombres des morts Sur l’herbe où le jour s’exténue L’arlequine s’est mise nue Et dans l’étang mire son corps
Un charlatan crépusculaire Vante les tours que l’on va faire Le ciel sans teinte est constellé D’astres pâles comme du lait
Sur les tréteaux l’arlequin blême Salue d’abord les spectateurs Des sorciers venus de Bohême Quelques fées et les enchanteurs
Ayant décroché une étoile Il la manie à bras tendu Tandis que des pieds un pendu Sonne en mesure les cymbales
L’aveugle berce un bel enfant La biche passe avec ses faons Le nain regarde d’un air triste Grandir l’arlequin trismégiste
Alcools, 1913.
Portrait d’Apollinaire. Frontispice d’Alcools. Paris, Mercure de France, 1913. Paris, BnF.
Le texte évoque une arlequine « frolée par les ombres des morts », un charlatan « crépusculaire », un arlequin « blême » et un aveugle qui « berce un bel enfant ». On est entre deux mondes. Les saltimbanques sont des passeurs vers l’au-delà.
Ce thème du cirque réapparaît dans l’oeuvre du peintre quand il retourne au cirque Médrano avec son fils Paulo (1921-1975) vers 1930. Il est saisi par le spectacle lui-même. Le corps humain devient extravagant. L’acrobate est un homme-caoutchouc. Picasso est fasciné par les équilibristes. Ses tableaux sont le reflet d’une grande émotion personnelle.
L’Acrobate. Paris, 18 janvier 1930. Paris, Musée Picasso.Acrobate bleu. Paris, novembre 1929. Paris, Musée Picasso.
Du 12 septembre 2023 au 14 janvier 2024, on peut voir au Petit Palais (Musée des Beaux-arts de la Ville de Paris) l’ exposition Trésors en noir et blanc Dürer, Rembrandt, Goya, Toulouse-Lautrec. Le musée expose une partie de son cabinet d’arts graphiques. Les commissaires ont choisi environ 200 feuilles des grands maîtres : Dürer, Rembrandt, Callot, Goya, Toulouse-Lautrec… L’estampe est très présente dans les collections du Musée. Elle est le reflet des goûts de ses donateurs, les frères Dutuit, Auguste (1812-1902) et Eugène ( 1807-1886) et du conservateur Henry Lapauze (1867-1925), à l’origine du musée de l’Estampe moderne. L’exposition permet de découvrir un panorama qui va du XVe au XXe siècle.
La première partie de l’exposition présente une sélection des plus belles feuilles de la collection Dutuit qui en comprend 12 000, signées des plus grands peintres-graveurs. Ces œuvres ont été rassemblées sous l’impulsion d’Eugène Dutuit et se caractérisent par leur qualité et leur rareté. Ainsi, La Pièce aux cent Florins de Rembrandt est exceptionnelle par sa taille (près de 50 centimètres de large) et par son histoire. Elle a appartenu à Dominique-Vivant Denon, le premier directeur du Louvre. Parmi les 45 artistes présentés, quatre d’entre eux ont été choisis pour illustrer le goût d’Eugène Dutuit qui fut aussi historien d’art : Dürer, Rembrandt, Callot et Goya. Il a publié en 1881-1888 le Manuel de l’amateur d’estampes et en 1883 L’Oeuvre complet de Rembrandt. Henry Lapauze, lui, a ouvert les collections à la création contemporaine. En 1908, un musée de l’Estampe moderne est inauguré au sein du Petit Palais. Pour le constituer, il obtient de nombreux dons de marchands et de collectionneurs comme Henri Béraldi qui offre au 100 portraits d’hommes d’État, de savants ou d’artistes. Plusieurs sont présentés dans l’exposition. Des artistes et de familles d’artistes (Félix Buhot, Félix Bracquemond, Jules Chéret, Théophile Alexandre Steinlein, Henri de Toulouse-Lautrec…) font de même. Ces artistes ont marqué l’histoire de l’estampe et représentent la gravure contemporaine, essentiellement parisienne, des premières années du XXe siècle. Enfin, une sélection des dernières acquisitions, dont des estampes d’Auguste Renoir, Anders Zorn et Odilon Redon, montre la politique actuelle d’achat du musée.
J’ai remarqué deux des quatre eaux-fortes de la série Les Bohémiens de Jacques Callot (1592-1635). Cette suite de quatre pièces met en scène, à travers de multiples détails pittoresques la vie d’une famille de Bohémiens. Le graveur lorrain avait lui-même expérimenté cette vie errante. Il avait suivi une troupe alors qu’il se rendait en Italie. Cette épisode picaresque a particulièrement séduit la génération romantique, qui s’est emparée de la figure de Callot. Baudelaire a écrit un poème inspiré de cette suite dans Les Fleurs du mal .
Les Bohémiens en marche : l’avant-garde (Jacques Callot). 1627-28. Eau-forte.Les Bohémiens en marche : l’arrière-garde ou le départ (Jacques Callot). 1627-28. Eau-forte.La halte des Bohémiens : les diseurs de bonne aventure (Jacques Callot). 1627-28. Eau-forte.La halte des Bohémiens : les apprêts du festin (Jacques Callot). 1627-28. Eau-forte.
XIII – Bohémiens en Voyage
La tribu prophétique aux prunelles ardentes Hier s’est mise en route, emportant ses petits Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.
Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes Le long des chariots où les leurs sont blottis, Promenant sur le ciel des yeux appesantis Par le morne regret des chimères absentes.
Du fond de son réduit sablonneux, le grillon, Les regardant passer, redouble sa chanson ; Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,
Fait couler le rocher et fleurir le désert Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert L’empire familier des ténèbres futures.
Les Fleurs du Mal. Spleen et idéal. 1857.
Bohémiens en voyage est le seul sonnet régulier des Fleurs du Mal. Baudelaire porte un regard ambigu sur les bohémiens dans les deux quatrains. Ils sont rapprochés des animaux, mais cette image s’oppose au mysticisme que confère le poète à cette “tribu prophétique”. Il les comprend. Ils partagent avec lui le tourment, l’inquiétude, la mélancolie, une même envie de fuir la société. Les Bohémiens vont vers les ténèbres comme le poète en proie au spleen.
Ida Vitale est née le 2 novembre 1923 à Montevideo (Uruguay). Elle vient donc d’avoir cent ans aujourd’hui même. Lauréate du Prix Cervantès en 2018, elle est toujours active.
François Maspero avait entrepris de traduire Ida Vitale. Il est mort brusquement le 12 avril 2015. Silvia Baron Supervielle a pris le relais. Elle a choisi et traduit la plupart des poèmes qui composent l’ anthologie Ni plus, ni moins (Le Seuil, La Librairie Du XX ème Siecle, 2016).
Relisons trois de ses poèmes :
Traducir
Alguien desborda, al centro de la noche. Ante un orden de palabras ajenas, rebelde sometido, ofrece el canto de toda su memoria, las reviste de nueva piel y con amor las duerme en nueva lengua.
Apagada la luz, el viento se pregona entre los árboles y junto a la ventana hay frío y la certeza de que todo paisaje adentro se interrumpe como frase que alcanza la madriguera del terrible sentido. No hay dispuesto en el yermo un benévolo guía.
Los pasos son a ciegas, el cielo sin estrellas. Y el pensamiento anticipa las fieras.
Traduire
Quelqu’un déborde au cœur de la nuit. Face à un ordre de mots étrangers, rebelle soumis, il leur offre l’éventail de toute sa mémoire, les revêt d’une nouvelle peau et avec cet amour les couche en langue neuve.
Éteinte la lumière, le vent tempête dans les arbres, et il fait froid près de la fenêtre et la certitude que tout paysage intérieur se brise comme une phrase qui atteint le fond du redoutable sens. Il n’y a pas de guide bienveillant dans le désert. Les pas sont aveugles, le ciel est sans étoiles. Et l’esprit anticipe les fauves.
Ni plus Ni Moins. Éditions du Seuil. 2016. Traduction : Silvia Baron Supervielle & François Maspero.
Se elige
Diezmada, desangrada, cortada en tantas partes como sueños, quiero, no obstante, ésta y no otra manera de estar viva; ésta y no otra manera de morir; este sobresalto y no más la habitual duermevela. Como una sombra de uno mismo o como incendiado fósforo violento. No hay otra alternativa, ni más signo de identificación. No otra muerte. No mayor vida.
On choisit
Décimée, desséchée, coupée en plusieurs parties comme les rêves, je veux cependant celle-ci, et non une autre façon d’être vivante ; celle-ci, et non une autre façon de mourir ; ce soubresaut, et non plus l’habituel demi-sommeil. Comme une ombre de soi-même ou comme la flamme violente d’une allumette. Il n’y a pas d’autre alternative ni autre signe identifiant. Pas d’autre mort. Pas de plus grande vie.
Ni plus Ni Moins. Éditions du Seuil. 2016. Traduction : Silvia Baron Supervielle & François Maspero.
Misterios
Alguien abre una puerta y recibe el amor en carne viva. Alguien dormido a ciegas, a sordas, a sabiendas, encuentra entre su sueño, centelleante, un signo rastreado en vano en la vigilia. Entre desconocidas calles iba, bajo cielos de luz inesperada. Miró, vio el mar y tuvo a quién mostrarlo. Esperábamos algo: y bajó la alegría, como una escala prevenida.
Mystères
Quelqu’un ouvre une porte et reçoit l’amour en plein cœur. Quelqu’un qui dort en aveugle, en sourdine, en conscience, trouve dans son rêve scintillant un signe cherché en vain durant la veille. Il allait par des rues inconnues, sous des cieux de lumière inespérée. Il regarda, vit la mer et eut à qui la montrer. Nous attendions quelque chose : et la joie descendit comme une escale avertie.
Ni plus Ni Moins. Éditions du Seuil. 2016. Traduction : Silvia Baron Supervielle & François Maspero.
Mikel Laboa est un chanteur et compositeur. Il est considéré comme l’un des plus importants chanteurs du Pays Basque. Il a mis en musique le poème Agonie du Giuseppe Ungaretti. Les paysans avaient l’habitude de crever les yeux des chardonnerets pour qu’ils chantent mieux.
Instituto Antonio-Machado, Soria. Ancien Collège de la Compagnie de Jésus (1840).
Deux poèmes d’Antonio Machado. Merci à la Fundación Española Antonio Machado Soria-Madrid.
LVII. Consejos
I
Este amor que quiere ser acaso pronto será; pero ¿cuándo ha de volver lo que acaba de pasar? Hoy dista mucho de ayer. ¡Ayer es Nunca jamás!
II
Moneda que está en la mano quizá se deba guardar: la monedita del alma se pierde si no se da.
Soledades, 1903.
LVII. Conseils
I
Cet amour qui veut être existera bientôt peut-être ; mais quand donc reviendra ce qui vient de passer ?
Aujourd’hui est très loin d’hier. Hier signifie Plus jamais.
II
Cette pièce au creux de la main peut-être faut-il la garder ; la petite monnaie de l’âme si on ne la donne, est perdue.
Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi de Poésies dela guerre. NRF Poésie/Gallimard n°144. 2004.
CXXXVII Parábolas IV Consejos
Sabe esperar, aguarda que la marea fluya – así en la costa un barco – sin que el partir te inquiete. Todo el que aguarda saber que la victoria es suya; porque la vida es larga y el arte es un juguete. Y si la vida es corta y no llega la mar a tu galera, aguardar sin partir y siempre espera, que el arte es largo y, además, no importa.
Campos de Castilla, 1912.
CXXXVII PARABOLES IV Conseils
Il faut savoir attendre, attends le flux de la marée, – comme une barque sur le rivage -, sans que le départ t’inquiète. Quiconque attend sait que la victoire est à lui ; car la vie est longue et l’art est un jouet. Et si la vie est courte et si la mer n’arrive à ta galère attends sans partir et espère toujours, car l’art est long et, d’ailleurs, c’est sans importance.
Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi de Poésies de la guerre. NRF Poésie/Gallimard n°144. 2004.
Rafael Chirbes (1949-2015). Photo: Philippe Marsas.
Je lis le troisième tome du Journal de Rafael Chirbes (Diarios. A ratos perdidos 5 y 6. Anagrama, 2023). Le grand romancier de la crise espagnole est mort le 15 août 2014, à 66 ans, d’un cancer du poumon. Son importance avait été reconnue en Espagne avec la publication de Crematorio (Anagrama, 2007) et de En la orilla (Anagrama, 2007). Ces deux romans ont été publiés en français aux Éditions Rivages (Crémation, 2009 et Sur le rivage, 2015. Traduction de Denise Laroutis).
Il décrit la mort de son jeune chat : “Y aquello de Vallejo, tanto amor y no poder nada contra la muerte, lo que viene a decir ese poema que se dice “Masa”. Pero en el poema, al final, la solidaridad de todos los hombres consigue que el cadáver eche a andar, versión laica del Lázaro de los Evangelios. La gran máquina fraternal del comunismo. Pero eso no es verdad, no hay consuelo.” (pages 73-74)
Je me souviens que ce poème était chanté par Daniel Viglietti (1939-2017) dans son album Canciones para miAmérica, édité en 1968 par Le Chant du Monde (LDX 7-4362).
Le poème est daté du 10 novembre 1937, mais selon certains critiques il a pu être écrit en 1929 ou 1930. Tous les textes de España, aparta de mí este cáliz ont été réécrits. Le recueil a été publié de manière posthume à la fin de la guerre civile espagnole. Vallejo évoque l’agonie de l’Espagne républicaine, mais aussi celle du poète lui-même. On remarque les nombreuses allusions bibliques et la résurrection de Lazare.
Masa
Al fin de la batalla, y muerto el combatiente, vino hacia él un hombre y le dijo: «¡No mueras, te amo tanto!» Pero el cadáver ¡ay! siguió muriendo.
Se le acercaron dos y repitiéronle: «¡No nos dejes! ¡Valor! ¡Vuelve a la vida!» Pero el cadáver ¡ay! siguió muriendo.
Acudieron a él veinte, cien, mil, quinientos mil, clamando «¡Tanto amor y no poder nada contra la muerte!» Pero el cadáver ¡ay! siguió muriendo.
Le rodearon millones de individuos, con un ruego común: «¡Quédate hermano!» Pero el cadáver ¡ay! siguió muriendo.
Entonces todos los hombres de la tierra le rodearon; les vio el cadáver triste, emocionado; incorporóse lentamente, abrazó al primer hombre; echóse a andar…
(10 noviembre 1937)
España, aparta de mí este cáliz. Montserrat, Ediciones Literarias del Comisariado. Ejército del Este, 1939.
Masse
La bataille finie, et mort le combattant, est venu vers lui un homme qui lui a dit : « Ne meurs pas; je t’aime tant ! » Mais le cadavre, hélas ! persista à mourir.
Deux autres hommes vinrent à lui et lui redirent : « Ne nous quitte pas ! Courage! Reviens à la vie ! » Mais le cadavre, hélas ! persista à mourir.
Vingt, cent, mille, cinq cent mille se rendirent près de lui clamant : « Tant d’amour et ne rien pouvoir contre la mort ! » Mais le cadavre, hélas ! persista à mourir.
L’entourèrent des millions d’individus, implorant d’une seule voix : « Reste, frère ! Mais le cadavre, hélas! persista à mourir.
Alors, tous les hommes de la terre l’entourèrent; les vit le cadavre triste, ému ; il se releva lentement, serra dans ses bras le premier homme; se mit à marcher…
Je viens de lire Cinq femmes. Sur la scène intérieure, II de Marcel Cohen. Gallimard, 2023.
Il a publié ces dernières années une trilogie :
Faits ILecture courante à l’usage des grands débutants. Gallimard, 2002
Faits II. Gallimard, 2007.
Faits III. Suite et fin. Gallimard, 2010.
Sur la scène intérieure. Faits. Gallimard, L’un et l’autre, 2013, contient et expose tout ce dont il se souvient, et tout ce que il a pu pu apprendre aussi sur huit membres de sa famille disparus à Auschwitz en 1943 et 1944 : son père Jacques (né le 20 février 1902 à Istanbul. Convoi n°59 du 2 septembre 1943) ; sa mère Maria (née le 9 octobre 1915 à Istanbul. Convoi n°63 du 17 décembre 1943) ; sa petite soeur Monique (née le 14 mai 1943 à Asnières. Convoi n°63 du 17 décembre 1943) ; ses grands-parents paternels (Mercado, né en 1864 à Istanbul et Sultana, née en 1871 à Istanbul. Convoi n°59 du 2 septembre 1943) ; deux oncles (Joseph né le 10 août 1895 à Istanbul. Convoi n°59 du 2 septembre 1943. David Salem né le 29 avril 1908 à Constantinople. Convoi n°75 du 30 mai 1944) ; une grand-tante Rebecca (née le 13 avril 1875 à Istanbul. Convoi n° 59 du 2 septembre 1943). Ce “tout” se résume à très peu, et c’est poignant.
Cinq femmes est sous-titré Sur la scène intérieure, II.
Tiphaine Samoyault souligne dans son feuilleton littéraire du Monde ( 19 octobre 2023) : Cinq femmes, de Marcel Cohen (Le Monde, 19 octobre 2023) :
” Ses livres se raccrochent les uns aux autres par une sorte de fidélité, valeur qui, avec la justesse et l’humilité, est au cœur de toute son œuvre : fidélité aux disparus, à celles et ceux dont le souvenir s’efface ou dont les noms ne disent rien à personne ; fidélité aux détails, aux surfaces, aux objets, aux odeurs. La fidélité à soi rassemble toutes les autres et se caractérise par des yeux ouverts à l’intérieur. ”
Alain Finkielkraut l’a reçu dans son émission Répliques sur France Culture le samedi 7 octobre 2023.
La jeunesse de Marcel Cohen a été terrible. Il était orphelin à six ans. Alors que la plus grande partie de sa famille a été exterminée, des femmes l’ont soutenu, l’ont sauvé. Il évoque dans ce livre cinq d’entre elles : Annette, Raymonde, Lily, Mme Gobin, Gabrielle.
Annette Voland qui travaillait comme bonne à tout faire chez les Cohen, cacha le petit Marcel à Messac (Ille-et-Vilaine) où vivait son mari Mathurin Gru jusqu’à la fin de la guerre.
« On tua un jour un cochon provenant d’une ferme dans la cave des Gru, bien que ce fût interdit. Plusieurs inconnus s’affairèrent dans le jardin, la cave et la cuisine avec des mines de conspirateurs : des professionnels de la charcuterie qui officiaient à domicile. Ils étaient pressés d’en finir. Dans le même temps, Annette et quelques femmes s’activèrent longtemps dans la cuisine pour fabriquer boudin et saucisses. Les inconnues repartaient avec des provisions au fond de leur panier, sous un torchon. Je me tenais au loin, mais comment ne pas entendre depuis le fond du jardin les cris du cochon qui n’en finissaient pas ? Les soies, sur la couenne rose du lard conservé dans le saloir en grès de la cave, sont restées synonymes de haut-le-coeur et de frayeur. Des torchons tachés de sang, des tabliers et des couteaux souillés trempaient dans de l’eau chaude savonneuse : une odeur sucrée, écoeurante qui persista longtemps, y compris dans le jardin à l’endroit où l’on jeta l’eau tiède au milieu des mauvaises herbes. » (pages 47-48)
Il cite à la fin du livre un poème d’Eugène Guillevic, le premier poète vivant qu’il ait lu.
” L’un des plus terribles poèmes de Guillevic s’intitule Enfance. il parle du cochon que l’on égorge. (…) C’est la première fois qu’un texte me concernait aussi directement. Guillevic écrit :
” Il faudrait apprendre
Á vivre avec ça.” (page 148)
Enfance (Eugène Guillevic)
Il y avait le cochon qu’on égorge Et ça n’en finissait pas,
Ce cri que le bourg Autrement taisait.
La preuve, c’est que rien, Pendant le cri, N’était changé,
Les murs, ni les gens, Ni les quelques roses.
Tous, à part l’enfant, Ils savaient tous Que c’était ainsi. Il faudrait apprendre A vivre avec ça,
A déboucher Des chemins creux.
*
Elle Pourtant viendrait,
Peut-être au bout D’un chemin creux :
Être l’un à l’autre La mer et la vague,
Et le temps n’est plus Pour moi que ta lèvre.
Allons nous couvrir De la nuit des temps.
*
Mais va donc rester Ce cri par les airs, La terre et la pierre.
Louise Glück, poétesse américaine et prix Nobel de littérature en 2020, est morte d’un cancer le 13 octobre 2023 à Cambridge (Massachusetts). Elle avait quatre-vingts ans. Elle était née le 22 avril 1943 à New York, au sein d’une famille d’origine hongroise. Elle a été peu traduite en France avant le prix Nobel. Gallimard a publié en 2021 L’iris sauvage (1992) et Nuit de foi et de vertu (2014), puis en 2022 Meadowlands et Averno. J’ai lu ses poèmes à la fin du confinement.
Son dernier recueil, Recueil collectif de recettes d’hiver, sortira le 9 novembre 2023 dans la collection Du Monde entier (Gallimard) en même temps qu’un volume de la collection Poésie/Gallimard : L’iris sauvage – Meadowlands – Averno, avec une préface inédite de sa traductrice Marie Olivier.
« Et le monde passe, tous les mondes, chacun plus beau que le précédent. »
Je retranscris deux poèmes de cette écrivaine majeure de la poésie de langue anglaise.
The Wild Iris
At the end of my suffering there was a door.
Hear me out: that which you call death I remember.
Overhead, noises, branches of the pine shifting. Then nothing. The weak sun flickered over the dry surface.
It is terrible to survive as consciousness buried in the dark earth.
Then it was over: that which you fear, being a soul and unable to speak, ending abruptly, the stiff earth bending a little. And what I took to be birds darting in low shrubs.
You who do not remember passage from the other world I tell you I could speak again: whatever returns from oblivion returns to find a voice:
from the center of my life came a great fountain, deep blue shadows on azure seawater.
The Wild Iris. New York: Ecco Press, 1992.
L’iris sauvage
Au bout de ma douleur il y avait une porte.
Écoute-moi bien : ce que tu appelles la mort, je m’en souviens.
En haut, des bruits, le bruissement des branches de pin. Puis plus rien. Le soleil pâle vacilla sur la surface sèche.
C’est une chose terrible que de survivre comme conscience enterrée dans la terre sombre.
Puis ce fut terminé : ce que tu crains, être une âme et incapable de parler prenant brutalement fin, la terre raide pliant un peu. Et ce que je crus être des oiseaux sautillant dans les petits arbustes.
Toi qui ne te souviens pas du passage depuis l’autre monde je te dis que je pouvais de nouveau parler : tout ce qui revient de l’oubli revient pour trouver une voix :
du centre de ma vie surgit une grande fontaine, ombres bleu foncé sur eau marine azurée.
L’iris sauvage. Gallimard, 2021. Traduction Marie Olivier. Pages 24-25.
Early Darkness
How can you say earth should give me joy? Each thing born is my burden; I cannot succeed with all of you.
And you would like to dictate to me, you would like to tell me who among you is most valuable, who most resembles me. And you hold up as an example the pure life, the detachment you struggle to acheive–
How can you understand me when you cannot understand yourselves? Your memory is not powerful enough, it will not reach back far enough–
Never forget you are my children. You are not suffering because you touched each other but because you were born, because you required life separate from me.
The wild iris. New York: Ecco Press, 1992.
Tombée du jour
Comment peux-tu dire que la terre devrait me procurer de la joie ? Toute chose qui naît est mon fardeau ; je ne peux réussir avec chacun d’entre vous.
Et vous voudriez me tenir tête, vous voudriez me dire lequel d’entre vous a le plus de valeur, lequel me ressemble le plus. Et vous brandissez comme exemple la vie elle-même, le détachement auquel vous vous efforcez de parvenir –
Comment pouvez-vous me comprendre alors que vous ne vous comprenez pas vous-mêmes ? Votre mémoire n’est pas assez puissante, ne remontera pas assez loin –
N’oubliez jamais que vous êtres mes enfants. Ce n’est pas parce que vous vous êtes touchés que vous souffrez, mais parce que vous êtes nés, parce que vous aviez besoin de vivre séparés de moi.
L’iris sauvage. Gallimard, 2021. Traduction Marie Olivier. Pages 112-113.
Homme portant la croix de l’ordre d’Alcantara (Garcilaso de la Vega ?) Cassel, Galerie des maîtres anciens.
Garcilaso de la Vega est un poète et un militaire du Siècle d’or espagnol. Il est né à Tolède en 1501 dans une illustre famille. Il apprend le grec, le latin, l’italien, le français, la musique et l’escrime. Il entre en 1520 au service de Charles Quint comme membre de la Garde royale. Il participe à la répression des Comunidades de Castille (1521), à la prise de Fontarabie (1523), aux sièges de Vienne (1529) et de Tunis (1535). Il est nommé membre de l’Ordre de Santiago. En 1525, il épouse Doña Elena de Zúñiga, dame de compagnie de la reine Éléonore, sœur de Charles Quint. Ils auront cinq enfants. 1526 est une année très importante. il reçoit Charles Quint chez lui à Tolède et rencontre à Grenade Doña Isabel Freyre, dame portugaise dont il tombe amoureux. Elle lui inspire poèmes et églogues. Il l’appelle Elisa. Elle épousera en 1529 un autre homme et mourra en couches en 1533. Garcilaso est blessé en octobre 1536 lors d’un assaut contre la forteresse du Muy, près de Fréjus. Il meurt à Nice, où il avait été transporté, le 13 ou le 14 octobre 1536. Il est l’ami et le disciple du poète catalan Juan Boscán (entre 1485 et 1492-1542). Il imite Pétrarque et Virgile et introduit en Espagne le goût italien. On lui doit trente-huit sonnets, deux élégies, une épître, trois églogues et cinq chansons. Ses oeuvres seront publiées avec celles de Boscán en 1543 à Barcelone. C’est le type même du poète de la Renaissance en Espagne. Il y joue un rôle analogue à celui de Ronsard en France. Sa poésie a marqué Góngora, Luis de León, saint Jean de la Croix, Cervantes, Gustavo Adolfo Bécquer, Luis Cernuda, Rafael Alberti, Miguel Hernández entre autres. Pedro Salinas (1891-1951) lui emprunte le titre de son recueil poétique le plus important, La voz a ti debida (1933). Carlos Saura intitulera une de ces films, Elisa vida mía (1977)
Portada de Las obras de Boscán y algunas de Garcilaso de la Vega repartidas en cuatro libros, Barcelona, Carlos Amorós, 1543
¿Quién me dijera, Elisa, vida mía, cuando en aqueste valle al fresco viento andábamos cogiendo tiernas flores, que había de ver, con largo apartamiento, venir el triste y solitario día que diese amargo fin a mis amores? El cielo en mis dolores cargó la mano tanto que a sempiterno llanto y a triste soledad me ha condenado; y lo que siento más es verme atado a la pesada vida y enojosa, solo, desamparado, ciego, sin lumbre en cárcel tenebrosa.
Je connais deux traductions :
Première Églogue de Garcilaso, vers 282 : “¡Quién me dijera, Elisa, vida mía !”. Plainte de Nemoroso.
Qui m’eût dit, Élise, ô ma vie, lorsque dans le vent frais de ce vallon nous marchions en cueillant de tendres fleurs, que je verrais avec une si longue absence venir le triste et solitaire jour qui mettrait une fin amère à mes amours ? Le ciel pour ma douleur eut si lourde la main qu’à des pleurs éternels et à triste solitude il m’a condamné ; et ce qui plus me navre est de me voir lié à cette vie et pesante et fastidieuse, tout seul, abandonné, aveugle, sans lumière, en prison ténébreuse.
Poemas. Poèmes. Bilingue Aubier-Flammarion. 1968. Traduction Paul Verdevoye.
Qui m’aurait dit, Élise, mon amour, lorsque, dans la fraîcheur de ce vallon, à tes côtés cueillais de tendres fleurs, que je verrais, longue séparation, venir le triste et solitaire jour qui mettrait fin amère à mon bonheur. Le ciel pour ma douleur eut une main si dure qu’à sanglots qui perdurent et triste solitude m’a contraint. Et d’être lié plus encore crains à cette fâcheuse et pesante vie, esseulé, sans soutien, dans l’aveugle prison où rien ne luit.
Anthologie bilingue de la poésie espagnole. NRF Gallimard Bibliothèque de la Pléiade. 1995. Traduction Patrice Bonhomme.
Le film de Carlos Saura est interprété par Fernando Rey, Geraldine Chaplin, Ana Torrent. Fernando Rey a obtenu le Prix d’interprétation masculine au Festival de Cannes en 1977.
J’ai lu dans Charlie Hebdo du 4 octobre 2023 l’article de Philippe Lançon (Le torrent Neruda) sur le Quarto Gallimard Résidersur la terre. Oeuvres choisies que je conseille à nouveau. Les traductions ont été revues, mais Claude Couffon était un très bon traducteur. Merci à lui pour son travail sur Federico García Lorca et Miguel Hernández particulièrement.
VI
Paz para los crepúsculos que vienen, paz para el puente, paz para el vino, paz para las letras que me buscan y que en mi sangre suben enredando el viejo canto con tierra y amores, paz para la ciudad en la mañana cuando despierta el pan, paz para el río Mississippi, río de las raíces: paz para la camisa de mi hermano, paz en el libro como un sello de aire, paz para el gran koljós de Kíev, paz para las cenizas de estos muertos y de estos otros muertos, paz para el hierro negro de Brooklyn, paz para el cartero de casa en casa como el dia, paz para el coreógrafo que grita con un embudo a las enredaderas, paz para mi mano derecha, que sólo quiere escribir Rosario: paz para el boliviano secreto como una piedra de estaño, paz para que tú te cases, paz para todos los aserraderos de Bío Bío, paz para el corazón desgarrado de España guerrillera: paz para el pequeño Museo de Wyoming en donde lo más dulce es una almohada con un corazón bordado, paz para el panadero y sus amores y paz para la harina: paz para todo el trigo que debe nacer, para todo el amor que buscará follaje, paz para todos los que viven: paz para todas las tierras y las aguas.
Yo aquí me despido, vuelvo a mi casa, en mis sueños, vuelvo a la Patagonia en donde el viento golpea los establos y salpica hielo el Océano. Soy nada más que un poeta: os amo a todos, ando errante por el mundo que amo: en mi patria encarcelan mineros y los soldados mandan a los jueces. Pero yo amo hasta las raíces de mi pequeño país frío. Si tuviera que morir mil veces allí quiero morir: si tuviera que nacer mil veces allí quiero nacer, cerca de la araucaria salvaje, del vendaval del viento sur, de las campanas recién compradas. Que nadie piense en mí. Pensemos en toda la tierra, golpeando con amor en la mesa. No quiero que vuelva la sangre a empapar el pan, los frijoles, la música: quiero que venga conmigo el minero, la niña, el abogado, el marinero, el fabricante de muñecas, que entremos al cine y salgamos a beber el vino más rojo.
Yo no vengo a resolver nada.
Yo vine aquí para cantar
y para que cantes conmigo.
IX Qué despierte el leñador. Canto general. 1950.
VI
Paix pour les crépuscules qui s’avancent, paix pour le pont, paix pour le vin, paix pour les lettres qui me cherchent et montent dans mon sang, y emmêlant le vieux chant et la terre, les amours, paix pour la ville au petit jour quand s’éveille le pain, paix pour le fleuve des racines, pour le Mississippi : paix pour la chemise de mon prochain, paix dans le livre comme un sceau de vent, paix pour Kiev et son grand kolkhoze, paix pour les cendres de ces morts et de ces autres morts, paix pour le fer noir de Brooklyn, paix pour le facteur qui se rend de maison en maison comme le jour, paix pour le chorégraphe qui crie ses paroles dans un entonnoir, aux volubilis, paix pour ma main droite qui ne veut écrire que Rosario : paix pour le Bolivien secret comme une pierre d’étain, paix pour que tu te maries, paix pour toutes les scieries du Bío Bío, paix pour le coeur écartelé de l’Espagne guérillera : paix pour le petit musée du Wyoming où le plus doux est un coussin avec un coeur brodé, paix pour le boulanger et ses amours et paix pour la farine : paix pour tout le blé à naître, pour tout l’amour qui cherchera la frondaison, paix pour tous ceux qui vivent : paix pour toutes les terres et les eaux.
Je prends congé, je rentre chez moi, dedans mes rêves, je retourne à cette Patagonie où le vent frappe les étables et où l’Océan disperse la glace. Je ne suis qu’un poète et je vous aime tous, je vais errant par le monde que j’aime : dans ma patrie on emprisonne les mineurs et le soldat commande au juge. Mais j’aime, moi, jusqu’aux racines de mon petit pays si froid. Si je devais mourir cent fois, c’est là que je veux mourir, si je devais naître cent fois, c’est là aussi que je veux naître, près de l’araucaria sauvage, des bourrasques du vent du sud, des cloches depuis peu acquises. Que personne ne pense à moi. Pensons à toute la terre, frappons amoureusement sur la table. Je ne veux pas revoir le sang imbiber le pain, les haricots noirs, la musique : je veux que viennent avec moi le mineur, la fillette, l’avocat, le marin et le fabricant de poupées, que nous allions au cinéma, que nous sortions boire le plus rouge des vins.
Je ne veux rien résoudre.
Je suis venu ici chanter, je suis venu
afin que tu chantes avec moi.
IX Que s’éveille le bûcheron. Chant général. 1950. Traduction Claude Couffon révisée par Stéphanie Decante.
Collection NRF Poésie/Gallimard n° 182. 1984. Traduction Claude Couffon. Première parution 1977.