Juan Marsé

Juan Marsé (Jordi Socías).

Juan Marsé, le grand romancier espagnol (Teresa l’après-midi, L’Obscure Histoire de la cousine Montse, Adieu la vie, adieu l’amour) aurait eu 89 ans le 8 janvier 2022.

Sa fille Berta Marsé (1969) rappelle aujourd’hui dans El País que l’écrivain voulait que 10 % de ses cendres soient remises à son agent littéraire, Carmen Balcells (1930-2015).
Lors de son discours de réception du Prix Cervantès 2008, il avait dit :
“Querida Carmen, me has dado tantas alegrías que tengo ordenado, para cuando me muera, que me incineren y te entreguen el 10% de mis cenizas”. Il reprenait alors à son compte une plaisanterie célèbre de Groucho Marx : « Je désire être incinéré et je veux que 10% de mes cendres soient versées à mon impresario. »

Le 14 décembre 2020, à Santa Fe de Segarra (Lérida), village natal de Carmen Balcells où elle est enterrée, Alejandro et Berta Marsé ont remis les cendres de leur père au fils de Carmen Balcells, Lluís Miquel Palomero. Les cendres de Juan Marsé ont été placées près de celles de Carmen Balcella, au pied d’un arbousier, arbre planté pour l’occasion et qui supporte mieux le climat rude de l’endroit que le caroubier choisi dans un premier temps.

Carmen Balcells était l’agent littéraire la plus célèbre dans le monde de la littérature en langue espagnole. Elle représentait les intérêts de six Prix Nobel (Gabriel García Márquez, Mario Vargas Llosa, Camilo José Cela, Miguel Ángel Asturias, Vicente Aleixandre, Pablo Neruda) et aussi ceux de Julio Cortázar, Manuel Vázquez Montalbán, Juan Carlos Onetti, José Donoso, Eduardo Mendoza.

https://elpais.com/cultura/2022-01-08/marse-ya-descansa-con-balcells.html

Alejandro et Berta Marsé à Santa Fe de Segarra.

Pablo Picasso – Paul Valéry – Mathilde Pomés – Juan Ramón Jiménez

Ady Fidelin, Marie Cuttoli, Man Ray, Paul Cuttoli, Pablo Picasso, Dora Maar. Antibes, 1937.

Mardi 14 décembre, dans l’exposition Picasso l’étranger au Musée de l’Histoire de l’immigration (4 novembre 2021 – 13 février 2022) (Commissariat: Annie Cohen-Solal, assistée d’Elsa Rigaux.), j’ai remarqué une lettre manuscrite d’Henri Laugier du 1 janvier 1961 envoyée à Pablo Picasso et accompagnée d’une copie manuscrite d’un texte de Paul Valéry (Paris, Musée national Picasso), Fortune selon l’esprit. Henri Laugier (1888-1973) est un physiologiste et haut fonctionnaire, très lié à Marie Cuttoli (1879-1973), collectionneuse, gérante de l’atelier de tapis d’art Myrbor et amie de Picasso qu’elle reçoit avant-guerre dans sa villa Shady Rock d’Antibes.

Minotaure 1935. Tapisserie des ateliers d’Aubusson (Marie Cuttoli), d’après un papier collé de Picasso du 1 janvier 1928. Antibes, Musée Picasso.

Fortune selon l’esprit (Paul Valéry)

Je ne demanderai à la fortune que les conditions physiques et chimiques de la liberté de l’esprit – le tiède, le frais, le calme, l’espace, le temps, le mouvement – selon le besoin. Un robinet que l’on ouvre ou que l’on ferme, et d’où coulent la solitude ou le monde, les montagnes ou les forêts, la mer ou bien la femme. Et des instruments de travail.
Le luxe m’est indifférent. Je ne regarde pas les « belles choses ». C’est en faire qui m’intéresse, en imaginer, en réaliser. Une fois faites, ce sont des déchets. Nourrissez-vous de nos déchets. Transformer le désordre en ordre. Mais une fois l’ordre créé, mon rôle est terminé. Vixi. L’œuvre d’art me donne des idées, des enseignements, pas de plaisir. Car mon plaisir est de faire, non de subir. Mais l’ouvrage qui m’impose du plaisir, son bon plaisir, m’inspire vénération, terreur, sentiment d’une force supérieure.

Mélange, Gallimard, 1941.

Mathilde Pomés, 1931.

La recherche de ce texte m’a mis sur la piste de Mathilde Pomés (1886-1977), hispaniste et traductrice, dont je connaissais les contacts avec les écrivains espagnols de la Génération de 1898, mais aussi avec ceux de la Génération de 1927. Amie d’Henry de Montherlant et de Paul Valéry, c’est la première femme à obtenir l’agrégation masculine d’espagnol (major en 1916). Elle publie Poètes espagnols d’aujourd’hui aux éditions Labor de Bruxelles en 1934 et chez Stock en 1957 une Anthologie de la Poésie Espagnole. Un hommage lui est rendu par de nombreux écrivains espagnols au restaurant Buenavista de Madrid le 10 avril 1931. Vicente Aleixandre, Prix Nobel de Littérature en 1977, considérait Mathilde Pomés comme “el verdadero cónsul de la poesía española en Europa”

Elle a légué un millier de lettres de 160 correspondants à ses amis Manuel Sito Alba, directeur de la Biblioteca española de París, et Elisa Ruiz García, son épouse, catedrática emérita de la Facultad de Geografía e Historia de la Universidad Complutense de Madrid. Ceux-ci les ont données à la Bibliothèque Nationale de Madrid qui a organisé une exposition du 30 septembre 2016 au 8 janvier 2017 : Cartas a una mujer: Mathilde Pomès (1886-1977).

https://elpais.com/cultura/2016/08/21/actualidad/1471772906_197753.html

Madrid, Residencia de Estudiantes 1913-1915 (Antonio Flórez Urdapilleta 1877-1941).

Elle décrit ainsi la visite de Paul Valéry à Madrid au printemps 1924.

Paul Valéry et l’Espagne (Mathilde Pomés)

Le voyage, au temps de la jeunesse de Paul Valéry, n’était point article forfaitaire. C’était une entreprise individuelle, avec ses risque et ses profits singuliers. Uni à l’Italie pas des liens de famille, Valéry se déplace volontiers de sa Sète natale à Gênes, dont il a tracé de prestes, chatesques, odorants croquis.
Marié, il se rend en voyage de noces en Belgique et à Cologne. Puis commence cette longue période de silence, de travail, de constitution de trésor qui durera jusqu’à l’après-guerre ; période simplement coupée de quelques déplacements intérieurs, que l’on peut dire sédentaire.
Tout à coup la gloire se lève, envahit sa vie, l’écartèle. Valéry ne se possède plus ; on se dispute sa présence, on se l’arrache. C’est avant le plus fort de cette ruée qu’il reçoit son baptême espagnol. Venant d’Italie par Toulon et Montpellier, il passe pour la première fois les Pyrénées le 16 Mai 1924.
La société de Cours et Conférences, que préside le duc d’Albe, lui a demandé deux conférences. Á Madrid le conférencier loge à la Residencia de Estudiantes, rue del Pinar, sur cette douce colline que le grand poète Juan Ramón Jiménez quand, en 1915, avant son mariage, il y résidait lui-même, avait baptisée « la colline des peupliers ». Valéry y parle les 17 et 20 mai, sur « Baudelaire et sa postérité » (dans l’intervalle, à l’Institut français, sur « Ronsard et l’esprit de la Pléiade »)
La jeunesse intellectuelle se presse autour de lui. La courtoisie, l’empressement de ses hôtes ne le laissent pas seul. Il ne court pas la ville, ne flâne pas ; il ne visite même pas à son gré le Prado. On ne lui fait grâce ni de l’Escorial, ni de Tolède, ni d’Aranjuez. Après quoi, il faut prolonger chaque soirée jusqu’à quatre ou cinq heures du matin, c’est à dire jusqu’au moment où, d’habitude, Valéry se lève.
Il revient étourdi de veilles, de questions, de remarques, de vivacité, d’esprit. Il n’a retenu que des hommes. Quels êtres que ces Espagnols ! Toujours tendus, à la pointe d’eux-mêmes, vibrants, nerveux, prêts à voler ! Les fameux frondeurs d’Annibal, c’est eux-mêmes qu’ils lançaient.

– Qu’avez-vous vu à Madrid ?

– Ortega, Marichalar, Morente, Jiménez Fraud…

– Et la poésie ? Et Juan Ramón Jiménez !

– Sous les espèces de roses…

– Vous dites ?

– Que je n’ai vu ce grand poète que sous la plus belle apparence qu’il pût prendre, celle des merveilleuses roses qu’il m’a envoyées…

Á cette rencontre manquée, Valéry supplée par un compliment en vers :

À Juan Ramón Jiménez (Paul Valéry)

que me envió tan preciosas rosas…

…Voici la porte refermée
Prison des roses de quelqu’un ?…
La surprise avec le parfum
Me font une chambre charmée…

Seul et non seul, entre ces murs,
Dans l’air les présents les plus purs
Font douceur et gloire muette –
J’y respire un autre poète.

Madrid, Miércoles 21 de Mayo 1924.

Gustave Flaubert

Gustave Flaubert (Paul Gabriel Capellaro 1862-1938). Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon.

Le 12 décembre 1821, à quatre heures du matin, est né à Rouen, Gustave Flaubert, fils de Achille-Cléophas Flaubert , chirurgien en chef à l’Hôtel-Dieu de cette ville, et d’Anne-Justine-Caroline Fleuriot.

Gallica propose de retrouver toutes ses ressources consacrées au romancier : sélections, dossier d’écrivain, billets de blog, manuscrits et éditions prestigieuses.

https://gallica.bnf.fr/conseils/content/gustave-flaubert

Je conseille aussi la lecture de Flaubert, les luxures de la plume de Marie Paule Farina. L’Harmattan, 2020.

Quelques citations retrouvées un peu au hasard :

Lettre à Louis Bouilhet, 18 février 1851.

« Mais j’éprouve par là le premier symptôme d’une décadence qui m’humilie et que je sens bien. Je grossis, je deviens bedaine et commence à faire vomir. Peut-être que bientôt je vais regretter ma jeunesse et, comme la grand’mère de Béranger, le temps perdu. Où es tu, chevelure plantureuse de mes dix-huit ans, qui me tombais sur les épaules avec tant d’espérances et d’orgueil ! Oui, je vieillis ; il me semble que je ne peux plus rien faire de bon. J’ai peur de tout en fait de style. Que vais-je écrire à mon retour ? Voilà ce que je me demande sans cesse. »

Lettre à Louise Colet, 26 mars 1854

« Chaque voix trouve son écho ! Je pense souvent avec attendrissement aux êtres inconnus, à naître, étrangers, etc., qui s’émeuvent ou s’émouvront des mêmes choses que moi. Un livre, cela vous crée une famille éternelle dans l’humanité. Tous ceux qui vivront de votre pensée, ce sont comme des enfants attablés à votre foyer.
Aussi quelle reconnaissance, j’ai, moi, pour ces pauvres vieux braves dont on se bourre à si large gueule, qu’il semble que l’on a connus, et auxquels on rêve comme à des amis morts.”

Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, 4 septembre 1858.

“Pourquoi ne travaillez-vous pas ? Le seul moyen de supporter l’existence, c’est de s’étourdir dans la littérature comme dans une orgie perpétuelle. Le vin de l’Art cause une longue ivresse et il est inépuisable. C’est de penser à soi qui rend malheureux”

Lettre à Léon de Saint-Valéry, 15 janvier 1870.

« Vous me demandez de vous répondre franchement à cette question : « Dois-je continuer à faire des romans ? » Or, voici mon opinion : il faut toujours écrire, quand on en a envie. Nos contemporains (pas plus que nous-mêmes) ne savent ce qui restera de nos œuvres. Voltaire ne se doutait pas que le plus immortel de ses ouvrages était Candide. Il n’y a jamais eu de grands hommes, vivants. C’est la postérité qui les fait. – Donc travaillons si le cœur nous en dit, si nous sentons que la vocation nous entraîne »

Lettre à George Sand, 4 décembre 1872.

“Car j’écris (je parle d’un auteur qui se respecte), non pour le lecteur d’aujourd’hui mais pour tous les lecteurs qui pourront se présenter tant que la langue vivra. Ma marchandise ne peut donc être consommée maintenant, car elle n’est pas faite exclusivement pour mes contemporains. Mon service reste donc indéfini et, par conséquent, impayable.»

Lettre à Guy de Maupassant, 9 août 1878.
«Prenez garde à la tristesse. C’est un vice. On prend plaisir à être chagrin et, quand le chagrin est passé, comme on y a usé des forces précieuses, on en reste abruti. Alors on a des regrets, mais il n’est plus temps. Croyez-en l’expérience d’un scheik à qui aucune extravagance n’est étrangère.»

Charles Baudelaire

Affiche de l’exposition.

J’ai très envie de voir l’exposition Baudelaire. La modernité mélancolique, à la BNF, bibliothèque François-Mitterrand, Paris 13ème arrondissement. Peut-être demain. Il s’agit d’une exposition thématique pour célébrer le bicentenaire de la naissance de Charles Baudelaire (1821-1867). Elle a été inaugurée le 3 novembre et durera jusqu’au 13 février 2022. Jean-Marc Chatelain, directeur des réserves des livres rares de la BNF, commissaire général de l’exposition et responsable du catalogue résume ainsi son propos : « Toucher le cœur même de l’acte de la création, aussi bien dans l’œuvre poétique de Baudelaire que dans son œuvre critique. » 200 pièces sont exposées: estampes, lettres autographes, éditions originales, manuscrits, portraits, une de journaux ayant publié ses poèmes.

Hier soir, j’ai relu un des poèmes les plus noirs de Baudelaire:

Le goût du néant

Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,
L’Espoir, dont l’éperon attisait ton ardeur,
Ne veut plus t’enfourcher ! Couche-toi sans pudeur,
Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte.

Résigne-toi, mon cœur; dors ton sommeil de brute.

Esprit vaincu, fourbu ! Pour toi, vieux maraudeur,
L’amour n’a plus de goût, non plus que la dispute ;
Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte !
Plaisirs, ne tentez plus un coeur sombre et boudeur !

Le Printemps adorable a perdu son odeur !

Et le Temps m’engloutit minute par minute,
Comme la neige immense un corps pris de roideur ;
Je contemple d’en haut le globe en sa rondeur
Et je n’y cherche plus l’abri d’une cahute.

Avalanche, veux-tu m’emporter dans ta chute ?

Les Fleurs du mal. 1857.

Destruction, (Carlos Schwabe 1866-1926). lllustration pour Les Fleurs du mal de Charles Baudelaire. Paris, imprimé pour Charles Meunier, 1900.

Ryusuke Hamaguchi – Marc Dugain

Allers-retours entre le cinéma et la littérature.

Le meilleur film que j’ai vu cet automne est de loin Drive my car (2h59) du metteur en scène japonais Ryusuke Hamaguchi (né en 1978 et Prix du scénario au Festival de Cannes 2021). C’est l’ adaptation d’une nouvelle d’ Haruki Murakami, la première du recueil Des hommes sans femmes de 2014 (Belfond, 2017. 10-18).
Un metteur en scène et acteur de théâtre, Yusuke Kafuku, forme avec sa femme Oto, scénariste de télévision, un couple malheureux. La mort de leur fille, alors qu’elle n’était qu’une enfant, les a éloignés et Oto a des amants. Un soir, Kafuku retrouve son épouse morte sur le sol de leur appartement, emportée par une attaque. Après quarante minutes de projection, apparaît le générique (!). Deux ans après cette mort, Kafuku se rend à Hiroshima. Il a obtenu une résidence artistique pour monter Oncle Vania d’Anton Tchekhov et recruter des acteurs. Quand il prend la route seul, la voix d’Oto l’accompagne quand il met une cassette dans l’autoradio de sa Saab 900 rouge. Sa femme s’est enregistrée et lui donne la réplique dans Oncle Vania, pièce dont il doit s’imprégner. A Hiroshima, les responsables du festival l’obligent à se faire conduire par une jeune fille taciturne et balafrée, Misaki. Les deux personnages vont apprendre à se connaître, à se raconter, à guérir peut-être. Lui a perdu sa femme et sa fille, elle sa mère. L’intérieur de la voiture est le principal décor du film. Inlassablement, Kufuku fait relire à ses acteurs le texte d’Oncle Vania. Il a réuni des comédiens de nationalité différente qui jouent dans leur propre langue. Une jeune muette utilise même le langage des signes. La dernière partie du film se transforme en road-movie. Les deux personnages principaux partent d’Hiroshima pour retrouver la maison de Misaki dans la froide et enneigée région d’ Hokkaidō, île située à l’Extrême-Nord d’où elle est originaire.
Ce sont les femmes qui mènent toujours le jeu dans ce film. Oto invente des scénarios, Misaki conduit. Comme Sonia dans Oncle Vania, elles regardent vers l’avenir. Elles sont maîtres du mouvement, de la vie.

https://www.youtube.com/watch?v=dVLC8Wn9QMo

Anton Tchekhov, Oncle Vania 1900. version française : Génia Cannac et Georges Perros. 1960. L’Arche éditeur.

« Sonia : Qu’y faire ! Nous devons vivre. (Un temps). Nous allons vivre, oncle Vania. Passer une longue suite de jours, de soirées interminables, supporter patiemment les épreuves que le sort nous réserve. Nous travaillerons pour les autres, maintenant et jusqu’à la mort, sans connaître de repos, et quand notre heure viendra, nous partirons sans murmure, et nous dirons dans l’autre monde que nous avons souffert, que nous avons été malheureux, et Dieu aura pitié de nous. Et alors, mon oncle, mon cher oncle, une autre vie surgira, radieuse, belle, parfaite, et nous nous réjouirons, nous penserons à nos souffrances présentes avec un sourire attendri, et nous nous reposerons. Je le crois, mon oncle, je le crois ardemment, passionnément…(Elle s’agenouille devant lui et pose sa tête sur les mains de son oncle ; d’une voix lasse :) Nous nous reposerons ! (Téléguine joue doucement de la guitare.) Nous nous reposerons ! Nous entendrons la voix des anges, nous verrons tout le ciel rempli de diamants, le mal terrestre et toutes nos peines se fondront dans la miséricorde qui régnera dans le monde, et notre vie sera calme et tendre, douce, comme une caresse… Je le crois, je le crois… (Elle essuie avec son mouchoir les larmes de son oncle.) Mon pauvre, mon pauvre oncle Vania, tu pleures. Tu n’as pas connu de joie dans ta vie, mais patience, oncle Vania, patience… Nous nous reposerons… (Elle l’enlace.) Nous nous reposerons !
(On entend les claquettes du veilleur de nuit. Téléguine joue en sourdine. Maria Vassilievna écrit dans les marges de sa brochure, Marina tricote son bas.)
Nous nous reposerons ! »

https://www.youtube.com/watch?v=YDFTjoizelc

Nous avons vu lundi 18 octobre au cinéma de la Ferme du Buisson Eugénie Grandet de l’écrivain-réalisateur Marc Dugain. Le film est classique, sec et austère et n’a rien à voir avec Drive my car. Il a été tourné essentiellement au Mans et à Saumur. Les acteurs sont assez bons : Olivier Gourmet (Félix Grandet) Valérie Bonneton (Madame Grandet) Joséphine Japy (Eugénie). La fin du film s’éloigne totalement du roman d’Honoré de Balzac. La fille soumise, l’amoureuse transie devient une femme libérée, qui s’est éloignée de l’Église, va voyager et vivre sa vie.
J’avais relu le roman il y a quelques années et parcouru l’étude de Philippe Berthier, Eugénie Grandet, Gallimard, Foliothèque n° 14. 1992. Ce professeur à la Sorbonne Nouvelle termine justement son étude par la fin d’Oncle Vania.

On peut rappeler aussi que la première publication de Fiodor Dostoïevski a été une traduction en russe d’Eugénie Grandet en 1844.

Raymond Farina

Raymond Farina.

Je remercie beaucoup Raymond Farina qui me permet de mettre sur ce blog deux de ses poèmes, tirés de Notes pour un fantôme suivi de Hétéroclites (N & B éditions, 2020).
Merci aussi à Marie Paule. Tant de choses en commun…

Notre Babel
« Aucune langue n’est langue maternelle. »
Marina Tsvétaïeva. Correspondance à trois. Été 1926.

Ma langue goûtait les saveurs
de tous les pays dont les langues
se mêlaient dans mon pays tien
qui jamais, dans nos jeux d’enfants,
ne ressembla, je dois le dire,
au vaste malheur colonial
qui hante aujourd’hui les mémoires.

Nos passions, nos pensées
pouvaient choisir dans ce patchwork
la langue qui disait le mieux
ce que chacun avait à dire :
insultes ou salamalecs.
C’était selon les circonstances
l’humeur ou la couleur du ciel.

Bref j’ai baigné dans mon enfance
dans la belle polyphonie
où tintaient les phonèmes
des deux rives de Notre Mer.
Parfois ce parler d’Arlequin
laissait le maltais murmurer
les tendresses et les secrets,
les berceuses et les prières
dont s’enchantaient béatement
les saints de l’autel domestique
devant l’amande de la lampe.
Dans cette confusion de langues,
la vie se chuchotait, tranquille.

Je suis né en terre étrangère,
naïvement je la crus mienne,
et ne sais pas de quel pays
la mort me fera citoyen.

Je suis né peut-être après moi
possiblement dans un poème,
le premier que j’ai dû écrire.

Avec quelques amis obscurs,
je me suis fait mon idiolecte,
j’ai bricolé, dans mon latin,
pour en faire une langue mienne,
quelque chose que je chantonne
avec une ferveur autistique
pour les absents et les idiots,

comme ce vieil Aborigène
à la recherche d’un vieux rite,
d’un chant de son clan dispersé :
ma patrie c’était la poussière
et je patauge dans la boue,
j’ai perdu à jamais mon rêve,
je me suis à jamais perdu.
De ma famille d’outre-monde
j’ai perdu à jamais la trace.

Pages 40-42.

Le critère de légèreté
Á quel élément demander
de faire sans trop déranger
le ménage d’après la mort ?
C’est la question que l’on se pose
ou que l’on pose à son vieux corps
quand il a plus de septante ans.

Moi je réponds, sans hésiter,
qu’habitant d’un vague Nowhere,
qui a perdu, avec son nom,
la certitude d’être né,
je ne veux pas être enterré,
comme tous ceux qui ont la chance
d’avoir une terre natale.

Alors que faire de ce corps
qu’a lentement défait le temps,
quand il ne reste de mon âme
que des miettes de soucis,
de vanités et de fantasmes,
dont elle ne fut que la flamme ?
Le feu, je crois, a le pouvoir
de parfaire ce long travail
et de faire que ce qui pèse

devienne enfin chose légère,
légère comme ombelle ou feuilles
qu’invisibles les mains du vent
prennent aux arbres las du vert,

chose qu’on sait aussi sans traces,
comme les ombres et les larmes,
ce que je fus, par conséquent,
présence à peine perceptible,
discrète en sa presque existence.

Pages 85-86.

Raymond Farina est né à Alger le 11 juin 1940. Il passe son enfance en Algérie et au Maroc. Ses ascendants sont valenciens, italiens, bretons. Catherine, sa nourrice maltaise, illettrée, l’élève jusqu’à l’âge de huit ans dans une petite ferme isolée des hauts d’Alger. Au début des années 1950, il quitte l’Algérie pour le Maroc où ses parents se sont installés. Il grandit à la campagne, entre Casablanca et Bouskoura. De 1960 à 1962, il est de retour en Algérie  pour y faire ses études supérieures et découvre  l’horreur des dernières années de la guerre. Il est répétiteur à l’École des jeunes sourds d’Alger avec sa future femme, Marie-Paule Granès. Après des études supérieures à l’université de Nancy, il enseigne la philosophie de 1964 à 2000 en France, au Maroc, en République centrafricaine, à la Réunion. Depuis 1991, il vit à Saint-Denis de la Réunion. Il est l’auteur d’une quinzaine de recueils de poésie et a traduit de nombreux poètes (E.E Cummings, Ezra Pound, Wallace Stevens, Louise Glück, Linda Pastan, María Victoria Atencia, Clara Janés, Rosa Lentini, Jaime Siles, Andrea Zanzotto, Sophia de Mello Breyner Andresen, Nuno Judice).

Derniers recueils publiés:
Exercices, Editions “L’Arbre à Paroles”, Amay (Belgique), 2000.
Italiques (Edition bilingue), version d’Emilio Coco, I “Quaderni della Valle”, San Marco in Lamis, 2003. Réédité en ebook dans les Quaderni di Traduzioni de La Dimora del tempo sospeso
Fantaisies, Editions « L’Arbre à Paroles », Amay (Belgique), 2005.
Une colombe une autre, Editions des Vanneaux, 2006.
Éclats de vivre, Editions Bernard Dumerchez, 2006.
La maison sur les nuages, Recours au Poème Editeur, 2015.
Notes pour un fantôme suivi de Hétéroclites, N&B Editions, 2020.
La gloire des poussières, éditions Alcyone, 2020.

Charles Baudelaire

Baudelaire l’inquiéteur. Paris. Mairie du VI ème arrondissement. Salon du Vieux Colombier. 78 rue Bonaparte.

Du mercredi 15 septembre au samedi 16 octobre 2021. (Ouvert du lundi au vendredi de 10h30 à 17h. Jeudi jusqu’à 19h et le samedi de 10h à 12h)

Il y a deux cents ans, le 9 avril 1821, naissait Charles Baudelaire au 13 rue Hautefeuille, dans le VI ème arrondissement. Jean-Claude Vrain, libraire et collectionneur, amateur de Baudelaire, organise une exposition consacrée au poète à la Mairie du VI ème arrondissement.

On peut voir sur deux étages des manuscrits de poèmes des Fleurs du mal, des éditions originales, des lettres autographes, des portraits, des documents intimes qui illustrent la vie du poète, ses rapports avec les écrivains et les artistes de son époque. De nombreuses pièces n’ont jamais encore été présentées au public.

XI. Le guignon
Pour soulever un poids si lourd,
Sisyphe, il faudrait ton courage !
Bien qu’on ait du cœur à l’ouvrage,
L’Art est long et le Temps est court.

Loin des sépultures célèbres,
Vers un cimetière isolé,
Mon cœur, comme un tambour voilé,
Va battant des marches funèbres.

– Maint joyau dort enseveli
Dans les ténèbres et l’oubli,
Bien loin des pioches et des sondes ;

Mainte fleur épanche à regret
Son parfum doux comme un secret
Dans les solitudes profondes.

Les Fleurs du mal. Spleen et idéal .

Poème autographe, publié pour la première fois dans la Revue des Deux mondes en 1855.

Charles Baudelaire. Préface aux Histoires Extraordinaires de Edgar Allan Poe. 1856.
« Parmi l’énumération nombreuse des droits de l’homme que la sagesse du XIX ème siècle recommande si souvent et si complaisamment, deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se contredire et le droit de s’en aller. »

Charles Baudelaire traduit Edgar Allan Poe (1809-1849):

Histoires extraordinaires. Traduction publiée en 1856 par Michel Lévy. Nouvelles Histoires extraordinaires en 1857. Les Aventures d’Arthur Gordon Pym en 1858. Eureka en 1863. Histoires grotesques et sérieuses en 1965.

Il cède ses droits sur la traduction de Edgar Poe à Michel Lévy le 1 novembre 1863 pour 2000 francs. Cet éditeur devient propriétaire de l’oeuvre et Baudelaire touche alors “un éternel droit à un douzième du prix marqué.”

Me Raynal établit le 6 septembre 1867 le montant des biens que Baudelaire a laissés dans la chambre où il est mort à 93 francs le 31 août 1867. Ses dettes s’élèvent à 26 304, 35 francs.

Charles Baudelaire

XLI
Le port

Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie. L’ampleur du ciel, l’architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les lasser. Les formes élancées des navires, au gréement compliqué, auxquels la houle imprime des oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l’âme le goût du rythme et de la beauté. Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n’a plus ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s’enrichir.

Petits poèmes en prose (Le spleen de Paris), 1869.

Le Port, petit poème en prose, pièce XLI – Manuscrit de Baudelaire.

Charles Baudelaire – Francisco de Goya

Las Viejas (El Tiempo). v 1820. Lille, Palais des Beaux-Arts.

Les Phares

(…) Goya, cauchemar plein de choses inconnues,
De foetus qu’on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir et d’enfants toutes nues,
Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas; (…)

(…) Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes ;
C’est pour les coeurs mortels un divin opium !

C’est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C’est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !

Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !

Les Fleurs du Mal, 1857.

Quelques caricaturistes étrangers

II
En Espagne, un homme singulier a ouvert dans le comique de nouveaux horizons.
A propos de Goya, je dois d’abord renvoyer mes lecteurs à l’excellent article que Théophile Gautier a écrit sur lui dans le Cabinet de l’Amateur, et qui fut depuis reproduit dans un volume de mélanges. Théophile Gautier est parfaitement doué pour comprendre de semblables natures. D’ailleurs, relativement aux procédés de Goya, — aquatinte et eau-forte mêlées, avec retouches à la pointe sèche, — l’article en question contient tout ce qu’il faut. Je veux seulement ajouter quelques mots sur l’élément très-rare que Goya a introduit dans le comique : je veux parler du fantastique. Goya n’est précisément rien de spécial, de particulier, ni comique absolu, ni comique purement significatif, à la manière française. Sans doute il plonge souvent dans le comique féroce et s’élève jusqu’au comique absolu ; mais l’aspect général sous lequel il voit les choses est surtout fantastique, ou plutôt le regard qu’il jette sur les choses est un traducteur naturellement fantastique. Los Caprichos sont une œuvre merveilleuse, non seulement par l’originalité des conceptions, mais encore par l’exécution. J’imagine devant les Caprices un homme, un curieux, un amateur, n’ayant aucune notion des faits historiques auxquels plusieurs de ces planches font allusion, un simple esprit d’artiste qui ne sache ce que c’est ni que Godoï, ni le roi Charles, ni la reine ; il éprouvera toutefois au fond de son cerveau une commotion vive, à cause de la manière originale, de la plénitude et de la certitude des moyens de l’artiste, et aussi de cette atmosphère fantastique qui baigne tous ses sujets. Du reste, il y a dans les œuvres issues des profondes individualités quelque chose qui ressemble à ces rêves périodiques ou chroniques qui assiègent régulièrement notre sommeil. C’est là ce qui marque le véritable artiste, toujours durable et vivace même dans ces œuvres fugitives, pour ainsi dire suspendues aux événements, qu’on appelle caricatures ; c’est là, dis-je, ce qui distingue les caricaturistes historiques d’avec les caricaturistes artistiques, le comique fugitif d’avec le comique éternel.
Goya est toujours un grand artiste, souvent effrayant. Il unit à la gaieté, à la jovialité, à la satire espagnole du bon temps de Cervantès, un esprit beaucoup plus moderne, ou du moins qui a été beaucoup plus cherché dans les temps modernes, l’amour de l’insaisissable, le sentiment des contrastes violents, des épouvantements de la nature et des physionomies humaines étrangement animalisées par les circonstances. C’est chose curieuse à remarquer que cet esprit qui vient après le grand mouvement satirique et démolisseur du dix-huitième siècle, et auquel Voltaire aurait su gré, pour l’idée seulement (car le pauvre grand homme ne s’y connaissait guère quant au reste), de toutes ces caricatures monacales, — moines bâillants, moines goinfrants, têtes carrées d’assassins se préparant à matines, têtes rusées, hypocrites, fines et méchantes comme des profils d’oiseaux de proie ; — il est curieux, dis-je, que ce haïsseur de moines ait tant rêvé sorcières, sabbat, diableries, enfants qu’on fait cuire à la broche, que sais-je ? toutes les débauches du rêve, toutes les hyperboles de l’hallucination, et puis toutes ces blanches et sveltes Espagnoles que de vieilles sempiternelles lavent et préparent soit pour le sabbat, soit pour la prostitution du soir, sabbat de la civilisation ! La lumière et les ténèbres se jouent à travers toutes ces grotesques horreurs. Quelle singulière jovialité ! Je me rappelle surtout deux planches extraordinaires : — l’une représente un paysage fantastique, un mélange de nuées et de rochers. Est-ce un coin de Sierra inconnue et infréquentée ? un échantillon du chaos ? Là, au sein de ce théâtre abominable, a lieu une bataille acharnée entre deux sorcières suspendues au milieu des airs. L’une est à cheval sur l’autre ; elle la rosse, elle la dompte. Ces deux monstres roulent à travers l’air ténébreux. Toute la hideur, toutes les saletés morales, tous les vices que l’esprit humain peut concevoir sont écrits sur ces deux faces, qui, suivant une habitude fréquente et un procédé inexplicable de l’artiste, tiennent le milieu entre l’homme et la bête.
L’autre planche représente un être, un malheureux, une monade solitaire et désespérée, qui veut à toute force sortir de son tombeau. Des démons malfaisants, une myriade de vilains gnomes lilliputiens pèsent de tous leurs efforts réunis sur le couvercle de la tombe entrebâillée. Ces gardiens vigilants de la mort se sont coalisés contre l’âme récalcitrante qui se consume dans une lutte impossible. Ce cauchemar s’agite dans l’horreur du vague et de l’indéfini.
A la fin de sa carrière, les yeux de Goya étaient affaiblis au point qu’il fallait, dit-on, lui tailler ses crayons. Pourtant il a, même à cette époque, fait de grandes lithographies très-importantes, entre autres des courses de taureaux pleines de foule et de fourmillement, planches admirables, vastes tableaux en miniature, — preuves nouvelles à l’appui de cette loi singulière qui préside à la destinée des grands artistes, et qui veut que, la vie se gouvernant à l’inverse de l’intelligence, ils gagnent d’un côté ce qu’ils perdent de l’autre, et qu’ils aillent ainsi, suivant une jeunesse progressive, se renforçant, se ragaillardissant, et croissant en audace jusqu’au bord de la tombe.
Au premier plan d’une de ces images, où règnent un tumulte et un tohu-bohu admirables, un taureau furieux, un de ces rancuniers qui s’acharnent sur les morts, a déculotté la partie postérieure d’un des combattants. Celui-ci, qui n’est que blessé, se traîne lourdement sur les genoux. La formidable bête a soulevé avec ses cornes la chemise lacérée et mis à l’air les deux fesses du malheureux, et elle abaisse de nouveau son mufle menaçant ; mais cette indécence dans le carnage n’émeut guère l’assemblée.
Le grand mérite de Goya consiste à créer le monstrueux vraisemblable. Ses monstres sont nés viables, harmoniques. Nul n’a osé plus que lui dans le sens de l’absurde possible. Toutes ces contorsions, ces faces bestiales, ces grimaces diaboliques sont pénétrées d’humanité. Même au point de vue particulier de l’histoire naturelle, il serait difficile de les condamner, tant il y a analogie et harmonie dans toutes les parties de leur être ; en un mot, la ligne de suture, le point de jonction entre le réel et le fantastique est impossible à saisir ; c’est une frontière vague que l’analyste le plus subtil ne saurait pas tracer, tant l’art est à la fois transcendant et naturel.

Francisco de Goya. Todos caerán. Capricho n°19. Serie Los Caprichos 1799.

Maurice Barrès – El Greco – Luis de Góngora

Vue de Tolède (El Greco), v 1604-1614. New York, Metropolitan Museum of Art.

Ces jours derniers, j’ai trouvé dans la boîte à livres qui se trouve devant le Parc de Noisiel un essai que je cherchais depuis un certain temps: Greco ou le secret de Tolède de Maurice Barrès. Le texte a beaucoup vieilli, mais il fut important à son époque pour la reconnaissance du peintre d’origine crétoise.

Le 15 juin 1924, à l’initiative de Gregorio Marañón, une rue Maurice-Barrès (calle de Mauricio Barrès) fut inaugurée à Tolède, près de la cathédrale de Santa María, en mémoire des séjours de l’auteur dans la ville espagnole, le premier en 1892.

El Greco fut redécouvert au XIX ème siècle et reconnu en France par Delacroix, Millet, Manet, Cézanne. Édouard Manet et le critique d’art Zacharie Astruc ont échangé sur ce peintre par lettres. « Deux hommes seulement, après le Maître ( Vélasquez), m’ont séduit là-bas : Greco dont l’œuvre est bizarre, des portraits fort beaux cependant (je n’ai pas été content du tout de son Christ de Burgos) et Goya» écrit Manet à Astruc le 17 septembre 1865.
« Combien de fois ne vous ai-je parlé de ce pauvre Greco. N’est-il pas vrai que son œuvre semble empreinte de quelque horrible tristesse. Avez-vous remarqué l’étrangeté de ses portraits ? Rien de plus funèbre. Il les ordonne avec deux gammes : le noir, le blanc. Le caractère en est frappant. Tolède possède deux toiles que je vous avais signalées : La Mort d’un chevalier – Jésus au milieu des soldats. Mais pourrez-vous croire, maintenant, à cette absurdité propagée, encore par Gautier, – Greco devint fou, désespéré de sa ressemblance avec Titien. Voilà bien, toujours la critique française – l’historiette. Est-il un artiste plus personnel que celui-là – personnel de ton, de forme, de conception ? » lui répond Astruc le 20 septembre 1865.

Á la fin de l’essai de Maurice Barrès, on trouve un sonnet de Luis de Góngora et sa traduction par Francis de Miomandre.

Portrait de Luis de Góngora y Argote (Diego Velázquez), 1622. Boston, Museum of Fine Arts.

Inscripción para el sepulcro de Domenico Greco, excelente pintor

Esta en forma elegante, oh peregrino,
de pórfido luciente dura llave,
el pincel niega al mundo más süave,
que dio espíritu a leño, vida a lino.

Su nombre, aun de mayor aliento dino
Que en los clarines de la Fama cabe,
el campo ilustra de ese mármol grave:
venéralo, y prosigue tu camino.

Yace el Griego. Heredó Naturaleza
arte, y el Arte, estudio. Iris, colores,
Febo, luces si no sombras Morfeo.

Tanta urna, a pesar de su dureza,
lágrimas beba, y cuantos suda olores
corteza funeral de árbol sabeo.

1614.

Au tombeau du grand maître Domenico Greco

” O passant, ce beau monument, dure voûte de brillant porphyre, dérobe désormais à l’univers le pinceau le plus doux qui ait fait frémir la vie sur le bois et la toile.
Son nom, digne d’un souffle plus puissant que celui qui remplit le clairon de la Renommée, s’étend et brille sur ce champ de marbre lourd. Révère-le et passe.
Ici gît le Greco. Si l’étude lui livra les secrets de l’art, l’art lui révéla ceux de la nature. Iris lui légua ses couleurs, Phébus sa lumière, sinon Morphée ses ombres.
Que cette urne, écorce funèbre de l’arbre sabéen, boive nos larmes et que, malgré sa dureté, elle en exsude autant d’aromates. ”

Traduction de Francis de Miomandre.

Greco ou le secret de Tolède de Maurice Barrès. La Revue bleue, 1909, puis Émile-Paul frère, 1912. Flammarion . Images et idées. Arts et métiers graphiques. 1966.