Robert Desnos

Je viens de terminer la biographie de Robert Desnos par Anne Egger (Fayard, 1 166 p., 42 €)

Biographie à l’américaine : 1 166 pages. Il n’ y manque aucun détail. J’apprécie la minutie du travail, le soin apporté à l’étude des sources, la somme des témoignages réunis. Il manque peut-être une réflexion synthétique qui nous aurait permis de saisir plus profondément la personnalité complexe du poète.

On ne peut qu’admirer la trajectoire de ce magnifique créateur qui a marqué l’entre-deux-guerres. Il est au centre des expériences surréalistes en 1922 avec les « sommeils hypnotiques », mais ce n’est pas une lubie pour lui. Il s’intéressera aussi aux rêves des auditeurs à la radio, et même à ceux de ses compagnons d’infortune en camp de concentration.

C’est un amoureux de Paris comme Baudelaire, Apollinaire ou Nerval.

Robert Desnos a exercé toutes sortes de métiers : commis dans une droguerie, gérant d’immeubles, secrétaire d’un écrivain, dessinateur, scénariste, auteur de chansons, de réclames radiophoniques, et surtout journaliste pour la presse et pour la radio.

Il n’a pas fait d’études supérieures puisqu’il acquitté l’école Turgot dès 16 ans (1916). Il s’est pourtant forgé en autodidacte une grande culture : littérature, théâtre, cinéma, musique classique ou populaire, aviation, sciences.

Il devient l’ami de personnalités très diverses : Henri Jeanson, Armand Salacrou, Paul Deharme, Jean-Louis Barrault, Théodore Fraenkel (son légataire universel), Paul Éluard, Jacques Prévert, André Masson, Georges Malkine, Darius Milhaud, Arthur Honegger, Ernest Hemingway, John Dos Passos, Federico García Lorca, Pablo Neruda, Alejo Carpentier, Miguel Ángel Asturias.

Il refuse tout embrigadement : “Je me refuse à accepter des mots d’ordre”, dit-il en 1929.

Il reste comme rédacteur littéraire au journal Aujourd’hui, crée par Henri Jeanson en 1940, même quand le collaborateur Georges Suarez en prend la direction. Cela lui permet de transmettre des informations précieuses au réseau Agir dont il fera partie dès 1942. Il aide à la confection de fausses pièces d’identité. Il publie ses poèmes dans les revues clandestines ( Poésie 42, L’honneur des poètes, Confluences, Poésie 44 entre autres )

Il aide ses amis en difficulté. Il réussit ainsi à faire hospitaliser Antonin Artaud à Rodez, alors qu’il se mourait à l’asile de Ville-Evrard. Il héberge le jeune Alain Brieux qui veut échapper au STO.

Arrêté le 22 février 1944, il meurt au camp de Terezin, en Tchécoslovaquie le 8 juin 1945.

“Ce qui importe ce n’est pas ce qui reste, c’est ce qu’on est” (Robert Desnos).

Robert Desnos (Félix Labisse) 1943.

On peut écouter Les Nuits de France Culture par Mathieu Bénézet, programme diffusé le 07/09/2007 (1h16).

https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/la-nuit-revee-de-bernard-chambaz-511-surpris-par-la-nuit-reconnaissances-a-robert-desnos

ou La Prophétie de Robert Desnos (France Inter) par Stéphanie Duncan (54′) .

https://www.franceinter.fr/personnes/anne-egger

Feu sur les collabos Pétain et Laval !

Maréchal Ducono (Robert Desnos)

Maréchal Ducono se page avec méfiance,
Il rêve à la rebiffe et il crie au charron
Car il se sent déjà loquedu et marron
Pour avoir arnaqué le populo de France.

S’il peut en écraser, s’étant rempli la panse,
En tant que maréchal à maousse ration,
Peut-il être à la bonne, ayant dans le croupion
Le pronostic des fumerons perdant patience ?

À la péter les vieux et les mignards calenchent,
Les durs bossent à cran et se brossent le manche :
Maréchal Ducono continue à pioncer.

C’est tarte, je t’écoute, à quatre-vingt-six berges,
De se savoir vomi comme fiotte et faux derge
Mais tant pis pour son fade, il aurait dû clamser.

Messages, n°11, 1944. Á la caille. Messages n°11, 1944.

Petrus d’Aubervilliers (Robert Desnos)

Parce qu’il est bourré d’aubert et de bectanse
L’auverpin mal lavé, le baveux des pourris
Croit-il encor farcir ses boudins par trop rances
Avec le sang des gars qu’on fusille à Paris ?

Pas vu ? Pas pris ! Mais il est vu, donc il est frit,
Le premier bec de gaz servira de potence.
Sans préventive, sans curieux et sans jury
Au demi-sel qui nous a fait payer la danse.

Si sa cravate est blanche elle sera de corde.
Qu’il ait des roustons noirs ou bien qu’il se les morde,
Il lui faudra fourguer son blaze au grand pégal.

Il en bouffe, il en croque, il nous vend, il nous donne
Et, à la Kleberstrasse, il attend qu’on le sonne
Mais nous le sonnerons, nous, sans code pénal.

À la caille. Messages n°11, 1944.

Ce coeur qui haïssait la guerre (Robert Desnos)

Ce coeur qui haïssait la guerre voilà qu’il bat pour le combat et la bataille !
Ce coeur qui ne battait qu’au rythme des marées, à celui des saisons, à celui des heures du jour et de la nuit,
Voilà qu’il se gonfle et qu’il envoie dans les veines un sang brûlant de salpêtre et de haine.
Et qu’il mène un tel bruit dans la cervelle que les oreilles en sifflent
Et qu’il n’est pas possible que ce bruit ne se répande pas dans la ville et la campagne
Comme le son d’une cloche appelant à l’émeute et au combat.
Écoutez, je l’entends qui me revient renvoyé par les échos.
Mais non, c’est le bruit d’autres coeurs, de millions d’autres coeurs battant comme le mien à travers la France.
Ils battent au même rythme pour la même besogne tous ces coeurs,
Leur bruit est celui de la mer à l’assaut des falaises
Et tout ce sang porte dans des millions de cervelles un même mot d’ordre :
Révolte contre Hitler et mort à ses partisans !
Pourtant ce coeur haïssait la guerre et battait au rythme des saisons,
Mais un seul mot : Liberté a suffi à réveiller les vieilles colères
Et des millions de Francais se préparent dans l’ombre à la besogne que l’aube proche leur imposera.
Car ces coeurs qui haïssaient la guerre battaient pour la liberté au rythme même des saisons et des marées, du jour et de la nuit.

Poème signé Pierre Andier, choisi dans l’oeuvre de Desnos pour figurer au mémorial des Martyrs de la déportation dans l’île de la Cité.

L’Honneur des poètes, 14 juillet 1943. Anthologie de la résistance préparée par Paul Éluard et Pierre Seghers. éditions de Minuit. Repris dans Destinée arbitraire, Paris, Gallimard, 1975.

Louis Aragon

Elsa Triolet – Louis Aragon (C215-Christian Guémy). Maison Elsa Triolet Aragon, Saint-Arnoult-en-Yvelines.

II. Que la vie en vaut la peine

C’est une chose étrange à la fin que le monde
Un jour je m’en irai sans en avoir tout dit
Ces moments de bonheur ces midi d’incendie
La nuit immense et noire aux déchirures blondes

Rien n’est si précieux peut-être qu’on le croit
D’autres viennent Ils ont le cœur que j’ai moi-même
Ils savent toucher l’herbe et dire je vous aime
Et rêver dans le soir où s’éteignent des voix

D’autres qui referont comme moi le voyage
D’autres qui souriront d’un enfant rencontré
Qui se retourneront pour leur nom murmuré
D’autres qui lèveront les yeux vers les nuages

Il y aura toujours un couple frémissant
Pour qui ce matin-là sera l’aube première
Il y aura toujours l’eau le vent la lumière
Rien ne passe après tout si ce n’est le passant

C’est une chose au fond que je ne puis comprendre
Cette peur de mourir que les gens ont en eux
Comme si ce n’était pas assez merveilleux
Que le ciel un moment nous ait paru si tendre

Oui je sais cela peut sembler court un moment
Nous sommes ainsi faits que la joie et la peine
Fuient comme un vin menteur de la coupe trop pleine
Et la mer à nos soifs n’est qu’un commencement

Mais pourtant malgré tout malgré les temps farouches
Le sac lourd à l’échine et le cœur dévasté
Cet impossible choix d’être et d’avoir été
Et la douleur qui laisse une ride à la bouche

Malgré la guerre et l’injustice et l’insomnie
Où l’on porte rongeant votre cœur ce renard
L’amertume et Dieu sait si je l’ai pour ma part
Porté comme un enfant volé toute ma vie

Malgré la méchanceté des gens et les rires
Quand on trébuche et les monstrueuses raisons
Qu’on vous oppose pour vous faire une prison
De ce qu’on aime et de ce qu’on croit un martyre

Malgré les jours maudits qui sont des puits sans fond
Malgré ces nuits sans fin à regarder la haine
Malgré les ennemis les compagnons de chaînes
Mon Dieu mon Dieu qui ne savent pas ce qu’ils font

Malgré l’âge et lorsque soudain le cœur vous flanche
L’entourage prêt à tout croire à donner tort
Indiffèrent à cette chose qui vous mord
Simple histoire de prendre sur vous sa revanche

La cruauté générale et les saloperies
Qu’on vous jette on ne sait trop qui faisant école
Malgré ce qu’on a pensé souffert les idées folles
Sans pouvoir soulager d’une injure ou d’un cri

Cet enfer Malgré tout cauchemars et blessures
Les séparations les deuils les camouflets
Et tout ce qu’on voulait pourtant ce qu’on voulait
De toute sa croyance imbécile à l’azur

Malgré tout je vous dis que cette vie fut telle
Qu’à qui voudra m’entendre à qui je parle ici
N’ayant plus sur la lèvre un seul mot que merci
Je dirai malgré tout que cette vie fut belle

Prépublication dans la revue Europe (1 avril 1954)

Les yeux et la mémoire. Gallimard, 1954.

Robert Desnos – Yvonne George

Portrait de Robert Desnos à la maison d’arrêt de Fresnes où il fut incacéré le 23 février 1944 (C215 – Christian Guemy)

Robert Desnos entend pour la première fois la chanteuse belge Yvonne George (de son vrai nom Yvonne Deknop) un soir d’ octobre 1924 chez Fisher (21 rue d’Antin), un club parisien huppé .

Théodore Fraenkel, Biographie de Robert Desnos. Critique n°3-4, août-septembre 1946.

« Desnos dont l’amour a orienté toute la vie, eut incroyablement peu d’aventures féminines. Il fut aimé, il fut même fiancé quelques mois. Mais l’amour de Desnos pour Yvonne George, puis pour Youki, est de ceux qui entreront dans la légende. Á cause, sans doute, de tous les poèmes qui en sont embrasés, mais aussi à cause de ce que fut cet amour dans la réalité. Desnos avait environ vingt-cinq ans, lorsqu’il connut Yvonne George ; la merveilleuse chanteuse réaliste se faisait alors entendre à l’Olympia ; on trouve encore les disques de quelques-unes de ses chansons, qui nous émouvaient alors : Valparaiso, Les Cloches de Nantes, Pars… Elle habitait généralement à Neuilly un rez-de-chaussée au fond d’un jardin ; une décoration recherchée voisinait sans gêne aucune avec un abandon fatigué. Elle y recevait des gens du monde, des gens de lettres. L’amour de Desnos pour elle fut violent, douloureux inlassablement attentif. Il ne fut jamais partagé. Pendant une dizaine d’années, il ne vécut que pour elle, lui rendant des services périlleux. Il en fut ainsi presque jusqu’à la mort d’Yvonne George, survenue dans un sanatorium. C’est à elle que se rapporte la dédicace anonyme de La Liberté ou l’Amour. »

Les poèmes Á la mystérieuse sont publiés dans La Révolution surréaliste (n° 7. 15 juin 1926) et repris dans Corps et biens en1930. Ces sept poèmes ont un thème unique : l’amour malheureux. Antonin Artaud écrit à Jean Paulhan : « « Je sors bouleversé d’une lecture des derniers poèmes de Desnos. Les poèmes d’amour sont ce que j’ai entendu de plus entièrement émouvant, de plus décisif en ce genre depuis des années et des années. Pas une âme qui ne se sente touchée jusque dans ses cordes les plus profondes, pas un esprit qui ne se sente ému et exalté et ne se sente confronté avec lui-même. Ce sentiment d’un amour impossible creuse le monde dans ses fondements et le force à sortir de lui-même, et on dirait qu’il lui donne la vie. Cette douleur d’un désir insatisfait ramasse toute l’idée de l’amour avec ses limites et ses fibres, et la confronte avec l’absolu de l’Espace et du Temps, et de telle manière que l’être entier s’y sente défini et intéressé. C’est aussi beau que ce que vous pouvez connaître de plus beau dans le genre, Baudelaire ou Ronsard. Et il n’est pas jusqu’à un besoin d’abstraction qui ne se sente satisfait par ces poèmes où la vie de tous les jours, où n’importe quel détail de la vie journalière prend de l’espace, et une solennité inconnue. Et il lui a fallu deux ans de piétinements et de silence pour en arriver tout de même à cela. » (17 avril 1926)

Robert Desnos ne suit pas les surréalistes qui adhèrent au Parti Communiste Français en 1927. Il publie La Liberté ou l’amour ! (Éditions du Sagittaire) qui se réfère davantage à la révolution française qu’à la révolution russe. En exergue : « Á la révolution, Á l’amour, Á celle qui les incarne ». Le récit tourne autour de Corsaire Sanglot, transposition de l’auteur, et de Louise Lame, son amante, femme fatale. Le 5 mai 1928, l’éditeur est condamné à supprimer certains passages érotiques ou anticléricaux.

Dans les 24 poèmes des Ténèbres datés dans Corps et biens de 1927, Desnos poursuit l’évocation de « la mystérieuse ». Le poème Infinitif contient, en acrostiche, au début et à la fin des douze vers du poème les noms d’Yvonne George et de Robert Desnos.

Journal d’une apparition ( 1 octobre 1927 – la fin février) est publié dans La Révolution surréaliste (n°9-10. 1 octobre 1927). Desnos y consigne les visites nocturnes que lui rend celle qu’il reconnaît et qu’il désigne ainsi : ***.

Le 22 avril 1930, Desnos reçoit ce télégramme de Gênes : « Yvonne morte pendant la nuit. » Elle est incinérée à Paris le 26 avril au crématorium du Père-Lachaise. Desnos note dans son agenda à la date du 26 avril : ” On a brûlé Yvonne cet après-midi 4h3/4 -6h1/4.” Elle avait 35 ans.

Yvonne George (Man Ray). Vers 1927.

Nous irons à Valparaiso. 3 décembre 1926.

https://www.youtube.com/watch?v=X3njSfLn8M8

Les Cloches de Nantes. 10 juin 1928.

https://www.youtube.com/watch?v=UvTjSkKxnuE

À la Mystérieuse (l926)

J’ai tant rêvé de toi

J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité.
Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant et de baiser sur cette bouche la naissance de la voix qui m’est chère ?
J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués, en étreignant ton ombre, à se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas au contour de ton corps, peut-être.
Et que, devant l’apparence réelle de ce qui me hante et me gouverne depuis des jours et des années, je deviendrais une ombre sans doute.
Ô balances sentimentales.
J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps sans doute que je m’éveille. Je dors debout, le corps exposé à toutes les apparences de la vie et de l’amour et toi, la seule qui compte aujourd’hui pour moi, je pourrais moins toucher ton front et tes lèvres que les premières lèvres et le premier front venu.
J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme qu’il ne me reste plus peut-être, et pourtant, qu’à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois que l’ombre qui se promène et se promènera allègrement sur le cadran solaire de ta vie.

Corps et biens, 1930. NRF/Gallimard.

Les Ténèbres 1927

II. Infinitif

Y mourir ô belle flammèche y mourir
voir les nuages fondre comme la neige et l’écho
origines du soleil et du blanc pauvres comme Job
ne pas mourir encore et voir durer l’ombre
naître avec le feu et ne pas mourir
étreindre et embrasser amour fugace le ciel mat
gagner les hauteurs abandonner le bord
et qui sait découvrir ce que j’aime
omettre de transmettre mon nom aux années
rire aux heures orageuses dormir au pied d’un pin
grâce aux étoiles semblables à un numéro
et mourir ce que j’aime au bord des flammes.

Corps et biens, 1930. NRF/Gallimard.

Le Monde, 14 août 1998. Robert Desnos et la place de l’Étoile (Pierre Philippe). https://www.lemonde.fr/archives/article/1998/08/14/robert-desnos-et-la-place-de-l-etoile_3668700_1819218.html

Saint-John Perse

Hommage à Saint-John Perse. Paris, Jardin des Plantes. (Patrick Alexandre) 1989.

Promenade dans Paris samedi. L’Hommage à Saint-John Perse est l’une des rares oeuvres d’art contemporain présente dans le Jardin des Plantes. En 1985, le sculpteur Patrice Alexandre (né en 1951) reçoit la commande du ministère de la Culture pour honorer la mémoire de Saint-John Perse (Alexis Léger 1887-1975), prix Nobel de littérature en 1960. Il imagine trois plaques de bronze patiné, gravées de trois versions différentes du poème Nocturne, un des derniers poèmes de l’auteur (1972): reproduction de l’écriture manuscrite de l’auteur, ratures, annotations, brouillons, tapuscrit sur 2,7 mètres de haut et 1,26 mètres de large. L’oeuvre a été réalisée en 1989. La sculpture se compose de monolithes plantés dans le sol. En faisant plus attention, le motif de la feuille d’arbre se dégage. Au verso, on remarque un réseau de nervures.

Saint-John Perse (Alexis Léger)

Nocturne (Saint-John Perse)

Les voici mûrs, ces fruits d’un ombrageux destin. De notre songe issus, de notre sang nourris, et qui hantaient la pourpre de nos nuits, ils sont les fruits du long souci, ils sont les fruits du long désir, ils furent nos plus secrets complices et, souvent proches de l’aveu, nous tiraient à leurs fins hors de l’abîme de nos nuits … Au feu du jour toute faveur ! les voici mûrs et sous la pourpre, ces fruits d’un impérieux destin. – Nous n’y trouvons point notre gré.

Soleil de l’être, trahison ! Où fut la fraude, où fut l’offense ? où fut la faute et fut la tare, et l’erreur quelle est-elle ? Reprendrons-nous le thème à sa naissance ? Revivrons-nous la fièvre et le tourment ?… Majesté de la rose, nous ne sommes point de tes fervents : à plus amer va notre sang, à plus sévère vont nos soins, nos routes sont peu sûres, et la nuit est profonde où s’arrachent nos dieux. Roses canines et ronces noires peuplent pour nous les rives du naufrage.

Les voici mûrissant, ces fruits d’une autre rive. ” Soleil de l’être, couvre-moi ! ” – parole du transfuge. Et ceux qui l’auront vu passer diront : qui fut cet homme, et quelle, sa demeure ? Allait-il seul au feu du jour montrer la pourpre de ses nuits ?… Soleil de l’être, Prince et Maître ! nos oeuvres sont éparses, nos tâches sans honneur et nos blés sans moisson : la lieuse de gerbes attend au bas du soir. – Les voici teints de notre sang, ces fruits d’un orageux destin.

À son pas de lieuse de gerbes s’en va la vie sans haine ni rançon.

1972.

Première publication dans La Nouvelle Revue Française n°241, janvier 1973.

Chant pour un équinoxe. Gallimard, 1975.

Alejo Carpentier – Robert Desnos

Alejo Carpentier

De 1928 à 1939, l’écrivain cubain Alejo Carpentier vit en France et Robert Desnos est un de ses meilleurs amis.

Le 21 février 1928, Robert Desnos part à Cuba. Il a réussi à se faire engager comme représentant de La Razón, un journal argentin, au Congrès de la presse latine, qui se tient à La Havane. Il arrive le 6 mars et rencontre Miguel Ángel Asturias, Corpus Barga entre autres. Il se rend compte de l’énergie incroyable que dégage cette ville. Lors de son séjour (du 5 au 16 mars 1928), il découvre la musique cubaine, les ” sons ”, la rumba et fréquente les jeunes révolutionnaires cubains qu’il fera connaître en France à son retour.

Le 16 mars 1928, Il ramène clandestinement avec lui, sur le paquebot Espagne, Alejo Carpentier qui fuit la dictature du général Gerardo Machado. Le futur romancier du Siècle des Lumières avait été incarcéré pendant sept mois pour avoir signé el Manifiesto Minorista, publié le 6 mai 1927, et se trouvait en liberté conditionnelle. Á Paris, ils travailleront ensemble dans les années 30 pour la radio et se verront presque tous les jours.

Paul Deharme ( 1898-1934 ) fonde en 1932 et dirige les studios Foniric, un service de production radiophonique, qui fournit notamment à Radio-Paris et Radio Luxembourg des campagnes publicitaires et des programmes de radio très élaborés, sponsorisés par des marques. Il organise un laboratoire de recherche au sein de Foniric et fait appel à des artistes divers ( Robert Desnos, Armand Salacrou, Jacques Prévert, Léon-Paul Fargue Alejo Carpentier, Antonin Artaud, Kurt Weill ). Foniric comme son nom l’indique associe le phonique et l’onirique, le son et le rêve. C’est l’idée que se fait Deharme de la TSF : faire rêver l’auditeur.

Le 3 novembre 1933, Radio-Paris à 20h15, Radio-Luxembourg et cinq postes régionaux à 21 heures, diffusent La Grande Complainte de Fantômas, suite dramatique en douze tableaux de Robert Desnos sur une mélodie de Kurt Weill, direction dramatique d’Antonin Artaud, direction musicale d’Alejo Carpentier. Il s’agit de faire de la publicité pour Si c’était Fantômas ?, un grand roman d’aventures inédites de Marcel Allain, publié en feuilleton à partir du 3 novembre dans Le Petit Journal.

Alejo Carpentier publie régulièrement dans son pays des articles sur l’Europe dans le Diario de la Marina et dans des revues comme La gaceta musical, Social ou Carteles. Le 19 mai 1939, il quitte l’Europe depuis Rotterdam. Il s’installera à Caracas jusqu’à la révolution cubaine (1959)

Après la mort du typhus du poète résistant à Terezín le 8 juin 1945, le romancier cubain a souvent rappelé la mémoire de son ami.

Autoportrait (Robert Desnos).

Le Monde, 26/01/1979

Portrait de Robert Desnos (Alejo Carpentier)

Lorsqu’il m’arrive d’évoquer le groupe d’écrivains, de peintres, de musiciens qui s’assemblaient chaque fin d’après-midi autour d’une très longue table – toujours la même – au café des Deux Magots, j’en demeure tout ébloui. De 1930 à 1934, on pouvait rencontrer là, liés par une amitié inébranlable qui valait bien mieux qu’un ” esprit d’école “, des hommes tels que Roger Vitrac, Michel Leiris, Georges Bataille, Georges Ribemont-Dessaignes, Pierre et Jacques Prévert, Antonin Artaud – aussi fidèle au rendez-vous que les autres, – Raymond Queneau, André Masson, Balthus, Robert Desnos. Côté musique : Edgar Varèse et son jeune disciple André Jolivet. Côté cinéma-théâtre : Jean-Louis Barrault, Etienne Decroux, Gaston Modot, Sylvia Bataille, Luis Bunuel. Comme visiteurs occasionnels : Léon-Paul Fargue et Saint-Exupéry, toujours bien accueillis. Et, à une table attenante à la nôtre, l’équipe du Grand Jeu :

René Daumal, Gilbert-Lecomte, le peintre Sima…
S’il n’y eut jamais parmi nous un ” esprit d’école “, il y régnait, par contre, un ” esprit de génération “, nourri des mêmes ferveurs, marqué par les mêmes antipathies, qui transformait tout naturellement les initiatives particulières en un travail collectif, et cela uniquement pour des raisons d’âge, de fidélité à certaines idées, à certaines prises de position vis-à-vis des événements de l’époque. Tous, nous collaborions aux revues Bifur, Documents, Iman – dont j’assurais la publication à Paris, en langue espagnole.

D’autre part, des projets qui exigeaient un travail d’équipe sortaient de nos réunions quotidiennes : un opéra pour Varèse, dont j’écrivis le livret avec Artaud, Desnos et Ribemont ; un Pantoum des pantoums, sorte de mystère lyrique, conçu par Gilbert-Lecomte sur des poèmes de René Ghil, dont la participation orchestrale devait être de Ribemont-Dessaignes et de moi-même. Enfin l’esprit de notre groupe se manifesta encore lors des représentations de Numance, monté par Jean-Louis Barrault en 1937, grâce au soutien financier de Desnos, avec des décors et des costumes d’André Masson, sur une musique que j’avais écrite.

Et quand Desnos fit son entrée à la radio, grâce au remarquable pionnier des mass media que fut Paul Deharme, il y entraîna aussitôt ses amis. Ce qui nous valut, très vite, des réalisations telles que La Grande Complainte de Fantômas (Artaud-Desnos-Kurt Weill) dont j’assurai la mise en ondes ; Salut au monde, inspiré de Walt Whitman (Desnos, Jean-Louis Barrault) ; Histoire de baleines (Desnos-Prévert), etc. (1).

Plusieurs Robert Desnos en Robert Desnos
Il est extrêmement difficile de fixer des souvenirs, lorsqu’on parle de Robert Desnos, car sa personnalité présentait des côtés si divers, si contradictoires en apparence, que tout effort d’assemblage, par les moyens de la mémoire, ne nous donne jamais qu’une image fuyante qui est plutôt le reflet d’un curieux caractère que la réalité profonde d’un homme qui mena une expérience poétique à ses possibilités extrêmes. Car il y avait plusieurs Robert Desnos en Robert Desnos, tous tellement nécessaires à ses raisons d’exister que seule une somme, à peu près impossible à établir, étant donnée sa complexité, nous donnerait un portrait véridique de celui qui, pourtant, était notre camarade de tous les jours.

Très secret, souvent distant, souvent replié sur son monde intérieur, sur la constante disponibilité créatrice de son génie, il sortait tout à coup de ses longs silences, passant brusquement à une sorte d’éclatement de lui-même qui se traduisait en de fulgurants monologues, rythmés, scandés, qu’il pouvait déclamer à tue-tête, en marchant au long d’une rue, surtout la nuit. Et quand il revenait de cette sorte de délire lucide, on retrouvait le charme d’un ami gouailleur, insouciant, porté à la blague, à la mystification, à la ” mise en boîte ” de n’importe qui, sachant jongler avec les mots d’une façon déroutante. Il avait le sens de l’éloge qui pouvait vous être le plus encourageant, comme il avait le génie de l’engueulade efficace, du scandale à froid, de la phrase terrible qui allait droit au but.
Fier d’avoir grandi dans le quartier de Saint-Merri, il empruntait volontiers un parler populaire, faubourien, qui contrastait curieusement avec ses habitudes de correction vestimentaire – correction poussée jusqu’au souci de porter des costumes du meilleur style ” deuil en vingt-quatre heures “, chaque fois qu’il avait à déplorer la mort d’un parent.

Anarchiste en apparence, il était néanmoins d’une rigidité à toute épreuve en ce qui concernait certains engagements idéologiques ou politiques qu’il tenait pour nécessaires ; appartenant à la génération de ceux qui criaient : ” Famille, je vous hais ! “, il adorait son père, mandataire aux Halles, et jamais il ne manquait le déjeuner familial du dimanche ; auteur de La Liberté ou l’Amour !, il fut d’une incroyable fidélité aux femmes qu’il aima ; désordonné et fantasque durant les heures de la nuit, il s’imposait, de jour, une discipline ponctuelle et presque tatillonne aux studios de la rue Bayard, où nous avons travaillé ensemble pendant six années (de 1933 à 1939).

Le monde hispanique
Mais, parmi les aspects les moins connus de Robert Desnos, il y en a un qu’ignorent de nombreux écrivains qui se sont penchés sur sa vie et sur son œuvre : ses relations avec le monde hispanique, et surtout latino-américain, à la suite de l’étonnant voyage qu’il fit à Cuba en 1928, au cours duquel il me détourna du projet de m’établir au Mexique – car l’atmosphère politique de La Havane m’était devenue irrespirable – pour m’amener à Paris, où je devais rester onze ans.

A partir de ce moment sa maison fut, en quelque sorte, un foyer permanent d’activités ayant un rapport avec les événements de l’Amérique latine et de l’Espagne : on y conspira contre le dictateur Machado ; on y rédigea des tracts et des manifestes ; on y vit défiler, selon les époques et les jours, Cesar Vallejo, Miguel Angel Asturias, Nicolas Guillen, Cardoza y Aragon, Neruda, Arturo Uslar Pietri, le compositeur Silvestre Revueltas, avec qui il commença à écrire une cantate en éloge de la nationalisation des pétroles mexicains. Il fit les esquisses d’un livret d’opérette, L’Etoile de La Havane, pour le compositeur cubain Eliseo Grenet… Puis, après deux voyages en Espagne, ce fut – on l’ignore trop – son amitié avec Federico Garcia Lorca. Et lorsque le poète de Noces de sang fut abattu par les fascistes et que la guerre civile se déchaîna, il y eut chez lui des réunions presque quotidiennes d’hommes tels que José Bergamin, Rafael Alberti, Joan Miro, Miguel Hernandez – qui devait mourir dans les geôles de Franco – et de tant d’autres qui se trouvent encore parmi nous, toujours fidèles à leurs idées d’alors.

Robert Desnos, poète essentiellement français, par l’œuvre et par le caractère, fut néanmoins un des esprits les plus universels d’entre les deux guerres. Puisse-t-il servir d’exemple à certains de nos contemporains trop souvent limités, en leurs vues du monde, par leur incapacité de regarder au-delà des frontières factices qu’ils se sont inutilement créées !…

Robert était un poète aimé de tous, par le fait même que, en véritable homme de son temps, sans cesser pour cela d’être foncièrement français, il se sentait espagnol à Madrid, cubain à La Havane, péruvien avec Vallejo – discutant même, en toute connaissance de causes, des faiblesses et des bévues de l’ american way of life avec son ami Hemingway, qui, bien des années plus tard, en 1945, me parlait avec admiration de l’auteur de Corps et Biens (” Je suis certain qu’il est dans la résistance “, me disait-il…) alors que nous ignorions, tous deux, qu’il venait de mourir des suites de sa captivité dans un camp de concentration allemand.

(1) Réalisations malheureusement perdues, car elles étaient enregistrées avec les moyens de l’époque, sur disques d’une vie limitée à quelques mois, dont l’enduit cellulosique se détachait au bout d’un certain nombre d’auditions.

Robert Desnos – Federico García Lorca

Robert Desnos (Man Ray) vers 1925.

Sources

1) Chronologie Federico García Lorca (Oeuvres complètes I, Bibliothèque de La Pléiade, NRF Gallimard, 1981. Édition établie par André Belamich.) Septembre-octobre 1935.

2) Chronologie Desnos Oeuvres. Édition établie par Marie-Claire Dumas. Quarto Gallimard. 1999.

En septembre 1932, Robert Desnos fait un premier séjour avec sa compagne, Youki (Lucie Badoud 1903-1966), en Espagne.
Il y séjourne à nouveau du 20 octobre au 15 novembre 1935, toujours avec Youki.
Federico García Lorca collabore à la revue Cheval vert pour la Poésie, fondée en octobre 1935 par Pablo Neruda, et se lie d’une vive amitié avec Robert Desnos par l’intermédiaire du poète chilien. Cette rencontre n’a été mentionnée jusqu’à présent que par Alejo Carpentier.
Le 21 janvier 1937, à la Maison de la Culture (Salle Poissonnière, 8 rue du Faubourg Poissonnière, Paris), Pablo Neruda et César Vallejo rendent hommage à Federico García Lorca, assassiné le 18 août 1936 par les Franquistes. Jean Cassou et Robert Desnos prennent aussi la parole
Robert Desnos présente le 18 juillet 1937 le gala qui clôt le Deuxième Congrès international des écrivains pour la défense de la culture qui s’est tenu successivement à Valence, Barcelone, Madrid et Paris.
Le 7 novembre 1937 reprenant le cri de lutte des républicains espagnols « No pasarán ! Pasaremos nosotros », Desnos écrit un chant en l’honneur des Républicains ainsi qu’une cantate pour la mort de García Lorca. « Savez-vous la nouvelle ? García Lorca va mourir ».

No pasarán (Robert Desnos)

Nuits, Jours et nuits sombres !
Feu, Sang et décombres !
Sang clair des libres Espagnols !
Oui pour l’Espagne et la liberté
Un sang pur coule sur notre sol
Pour l’humanité
No ! No pasarán !

Feu, rougis la forge
Ceux qui nous égorgent
Par ce fer nous crèv’rons leur cœur
Ceux qui ont mis le feu aux maisons
Ceux qui ont tué nos frères, nos sœurs
Jamais ne nous vaincront
No ! No pasarán !

Qui traîne des chaînes ?
Qui sème la haine ?
Le fascisme et tous ses banquiers
Ils ont de l’or, ils ont des canons
Mais nous luttons pour le monde entier
Nous les briserons
No ! No pasarán !

Il nous faut des armes
C’est un cri d’alarme
Il faut des ball’s et des fusils
Aux lueurs du feu, aux sons du tocsin
Nous combattons avec nos outils
Tous ces assassins !
No ! No pasarán !

Par toute la terre
Viennent des volontaires
Pour lutter à côté de nous !
Gloire aux amis qui nous ont rejoints
Au sanglant et glorieux rendez-vous
Ils tendent le poing
No ! No pasarán !

Morts des barricades
Morts nos camarades
Le jour vient, vous serez vengés
Le jour se lève au feu des combats
Dans la mort des soudards insurgés
Nous sonnons leur glas
No ! No pasarán !

Que le jour se lève
Sur ce mauvais rêve
Pour les hommes de l’univers
Pour les travaux de paix et d’amour
Nous peinerons été comme hiver
Ah ! Vienne ce jour
Si pasaremos !

Les Voix intérieures, Éditions du petit Véhicule. Nantes, 1987.

Savez-vous la nouvelle ?
García Lorca va mourir (Robert Desnos)

FEMME Savez-vous la nouvelle ?

CHOEUR DE FEMMES Après le soir vient la nuit
L’eau chante à la fontaine
La lune se baigne au puits.

FEMME Savez-vous la nouvelle ?

CHOEUR DE FEMMES L’amour la nuit l’air le vent
Jours, nuits et c’est la vie
La danse au tambour au mois d’août.

FEMME Savez-vous la nouvelle ?

CHOEUR DE FEMMES Le linge est blanc sous nos doigts
Viens donc avec les filles
Aimer et chanter et danser.

FEMME Savez-vous la nouvelle ?

CHOEUR DE FEMMES L’été l’hiver l’eau le vin
Viens, viens voici la danse
Les fruits et l’amour dans les bois.

FEMME Savez-vous la nouvelle ?
García Lorca va mourir

CHOEUR DE FEMMES Ah Ah Ah Ah Ah Ah Ah

L’annonce aux hommes

CHOEUR Les champs sont gorgés de soleil
Les fleuves sont secs
La terre les a bus
Les moissons dorment dans les greniers
Qu’il fera bon rêver tout l’été
En buvant le vin des outres

SOLO Alerte !
La rouge moisson des libertés s’apprête
Alerte !
Demain, cette nuit, aujourd’hui
Alerte !
García Lorca est déjà mort.

CHOEUR L’usine ce soir au soleil
Est comme un château
Dormir loin du travail
Sous le ciel car nous sommes très las
Qu’il fera bon rêver tout l’été
en buvant le vin des outres.

SOLO Alerte !
La rouge moisson des libertés s’apprête
Alerte !
Demain, cette nuit, aujourd’hui
Alerte !
García Lorca est déjà mort.

CHOEUR La mer elle chante et ses flots
Sont pleins de reflets
D’éclairs des grands poissons
Les courants porteront nos bateaux
Parmi les vents plus chauds et calmes
Au-dessus des fonds propices.

CHOEUR Alerte !
La rouge moisson des libertés s’apprête
Alerte !
Demain, cette nuit, aujourd’hui
Alerte !
García Lorca est déjà mort.

CHOEUR Qui est-ce García Lorca ?
Nous ne le connaissons pas
Qui est-ce García Lorca ?

SOLO C’est vous-mêmes.

Les Voix intérieures, Éditions du petit Véhicule. Nantes, 1987.

Grenade. Monument en l’honneur de Federico García Lorca ( Juan Antonio Corredor). 2010. Avenida de la Constitución.

Paul-Jean Toulet

Paul-Jean Toulet à l’ Ile Maurice. 1886-88.

Je remercie Léon-Marc Lévy (La Cause Littéraire) et Éric Poindreau. Grâce à eux, j’ai relu Les Contrerimes.

Jorge Luis Borges vouait une profonde admiration à Paul-Jean Toulet (1867-1920) et aux Contrerimes. La cople 53 était la préférée du grand écrivain argentin.

LIII

Voici que j’ai touché les confins de mon âge.
Tandis que mes désirs sèchent sous le ciel nu,
Le temps passe et m’emporte à l’abyme inconnu,
Comme un grand fleuve noir, où s’engourdit la nage.

Coples.

Trois autres de ses poèmes célèbres:

I. Romance sans musique

En Arles.
Dans Arle, où sont les Aliscams,
Quand l’ombre est rouge, sous les roses,
Et clair le temps,

Prends garde à la douceur des choses.
Lorsque tu sens battre sans cause
Ton coeur trop lourd ;

Et que se taisent les colombes :
Parle tout bas, si c’est d’amour,
Au bord des tombes.

Chansons.

Les Alyscamps (L’Allée des Alyscamps) (Vincent Van Gogh). Novembre 1888. Collection privée.

XII

Puisque tes jours ne t’ont laissé
Qu’un peu de cendre dans la bouche,
Avant qu’on ne tende la couche
Où ton coeur dorme, enfin glacé,
Retourne, comme au temps passé,
Cueillir, près de la dune instable,
Le lys qu’y courbe un souffle amer,
– Et grave ces mots sur le sable :
Le rêve de l’homme est semblable
Aux illusions de la mer.

Dixains.

II

Le tremble est blanc

Le temps irrévocable a fui. L’heure s’achève.
Mais toi, quand tu reviens, et traverse mon rêve,
Tes bras sont plus frais que le jour qui se lève,
Tes yeux plus clairs.

Á travers le passé ma mémoire t’embrasse.
Te voici. Tu descends en courant la terrasse
Odorante, et tes faibles pas s’embarrassent
Parmi les fleurs.

Par un après-midi de l’automne, au mirage
De ce tremble inconstant que varient les nuages,
Ah, verrai-je encor se farder ton visage
D’ombre et de soleil ?

Chansons.

Paul-Jean Toulet. NRF Poésie/Gallimard n°131. Septembre 1979. Édition de Michel Décaudin.

Juan Marsé

Juan Marsé (Jordi Socías).

Juan Marsé, le grand romancier espagnol (Teresa l’après-midi, L’Obscure Histoire de la cousine Montse, Adieu la vie, adieu l’amour) aurait eu 89 ans le 8 janvier 2022.

Sa fille Berta Marsé (1969) rappelle aujourd’hui dans El País que l’écrivain voulait que 10 % de ses cendres soient remises à son agent littéraire, Carmen Balcells (1930-2015).
Lors de son discours de réception du Prix Cervantès 2008, il avait dit :
“Querida Carmen, me has dado tantas alegrías que tengo ordenado, para cuando me muera, que me incineren y te entreguen el 10% de mis cenizas”. Il reprenait alors à son compte une plaisanterie célèbre de Groucho Marx : « Je désire être incinéré et je veux que 10% de mes cendres soient versées à mon impresario. »

Le 14 décembre 2020, à Santa Fe de Segarra (Lérida), village natal de Carmen Balcells où elle est enterrée, Alejandro et Berta Marsé ont remis les cendres de leur père au fils de Carmen Balcells, Lluís Miquel Palomero. Les cendres de Juan Marsé ont été placées près de celles de Carmen Balcella, au pied d’un arbousier, arbre planté pour l’occasion et qui supporte mieux le climat rude de l’endroit que le caroubier choisi dans un premier temps.

Carmen Balcells était l’agent littéraire la plus célèbre dans le monde de la littérature en langue espagnole. Elle représentait les intérêts de six Prix Nobel (Gabriel García Márquez, Mario Vargas Llosa, Camilo José Cela, Miguel Ángel Asturias, Vicente Aleixandre, Pablo Neruda) et aussi ceux de Julio Cortázar, Manuel Vázquez Montalbán, Juan Carlos Onetti, José Donoso, Eduardo Mendoza.

https://elpais.com/cultura/2022-01-08/marse-ya-descansa-con-balcells.html

Alejandro et Berta Marsé à Santa Fe de Segarra.

Pablo Picasso – Paul Valéry – Mathilde Pomés – Juan Ramón Jiménez

Ady Fidelin, Marie Cuttoli, Man Ray, Paul Cuttoli, Pablo Picasso, Dora Maar. Antibes, 1937.

Mardi 14 décembre, dans l’exposition Picasso l’étranger au Musée de l’Histoire de l’immigration (4 novembre 2021 – 13 février 2022) (Commissariat: Annie Cohen-Solal, assistée d’Elsa Rigaux.), j’ai remarqué une lettre manuscrite d’Henri Laugier du 1 janvier 1961 envoyée à Pablo Picasso et accompagnée d’une copie manuscrite d’un texte de Paul Valéry (Paris, Musée national Picasso), Fortune selon l’esprit. Henri Laugier (1888-1973) est un physiologiste et haut fonctionnaire, très lié à Marie Cuttoli (1879-1973), collectionneuse, gérante de l’atelier de tapis d’art Myrbor et amie de Picasso qu’elle reçoit avant-guerre dans sa villa Shady Rock d’Antibes.

Minotaure 1935. Tapisserie des ateliers d’Aubusson (Marie Cuttoli), d’après un papier collé de Picasso du 1 janvier 1928. Antibes, Musée Picasso.

Fortune selon l’esprit (Paul Valéry)

Je ne demanderai à la fortune que les conditions physiques et chimiques de la liberté de l’esprit – le tiède, le frais, le calme, l’espace, le temps, le mouvement – selon le besoin. Un robinet que l’on ouvre ou que l’on ferme, et d’où coulent la solitude ou le monde, les montagnes ou les forêts, la mer ou bien la femme. Et des instruments de travail.
Le luxe m’est indifférent. Je ne regarde pas les « belles choses ». C’est en faire qui m’intéresse, en imaginer, en réaliser. Une fois faites, ce sont des déchets. Nourrissez-vous de nos déchets. Transformer le désordre en ordre. Mais une fois l’ordre créé, mon rôle est terminé. Vixi. L’œuvre d’art me donne des idées, des enseignements, pas de plaisir. Car mon plaisir est de faire, non de subir. Mais l’ouvrage qui m’impose du plaisir, son bon plaisir, m’inspire vénération, terreur, sentiment d’une force supérieure.

Mélange, Gallimard, 1941.

Mathilde Pomés, 1931.

La recherche de ce texte m’a mis sur la piste de Mathilde Pomés (1886-1977), hispaniste et traductrice, dont je connaissais les contacts avec les écrivains espagnols de la Génération de 1898, mais aussi avec ceux de la Génération de 1927. Amie d’Henry de Montherlant et de Paul Valéry, c’est la première femme à obtenir l’agrégation masculine d’espagnol (major en 1916). Elle publie Poètes espagnols d’aujourd’hui aux éditions Labor de Bruxelles en 1934 et chez Stock en 1957 une Anthologie de la Poésie Espagnole. Un hommage lui est rendu par de nombreux écrivains espagnols au restaurant Buenavista de Madrid le 10 avril 1931. Vicente Aleixandre, Prix Nobel de Littérature en 1977, considérait Mathilde Pomés comme “el verdadero cónsul de la poesía española en Europa”

Elle a légué un millier de lettres de 160 correspondants à ses amis Manuel Sito Alba, directeur de la Biblioteca española de París, et Elisa Ruiz García, son épouse, catedrática emérita de la Facultad de Geografía e Historia de la Universidad Complutense de Madrid. Ceux-ci les ont données à la Bibliothèque Nationale de Madrid qui a organisé une exposition du 30 septembre 2016 au 8 janvier 2017 : Cartas a una mujer: Mathilde Pomès (1886-1977).

https://elpais.com/cultura/2016/08/21/actualidad/1471772906_197753.html

Madrid, Residencia de Estudiantes 1913-1915 (Antonio Flórez Urdapilleta 1877-1941).

Elle décrit ainsi la visite de Paul Valéry à Madrid au printemps 1924.

Paul Valéry et l’Espagne (Mathilde Pomés)

Le voyage, au temps de la jeunesse de Paul Valéry, n’était point article forfaitaire. C’était une entreprise individuelle, avec ses risque et ses profits singuliers. Uni à l’Italie pas des liens de famille, Valéry se déplace volontiers de sa Sète natale à Gênes, dont il a tracé de prestes, chatesques, odorants croquis.
Marié, il se rend en voyage de noces en Belgique et à Cologne. Puis commence cette longue période de silence, de travail, de constitution de trésor qui durera jusqu’à l’après-guerre ; période simplement coupée de quelques déplacements intérieurs, que l’on peut dire sédentaire.
Tout à coup la gloire se lève, envahit sa vie, l’écartèle. Valéry ne se possède plus ; on se dispute sa présence, on se l’arrache. C’est avant le plus fort de cette ruée qu’il reçoit son baptême espagnol. Venant d’Italie par Toulon et Montpellier, il passe pour la première fois les Pyrénées le 16 Mai 1924.
La société de Cours et Conférences, que préside le duc d’Albe, lui a demandé deux conférences. Á Madrid le conférencier loge à la Residencia de Estudiantes, rue del Pinar, sur cette douce colline que le grand poète Juan Ramón Jiménez quand, en 1915, avant son mariage, il y résidait lui-même, avait baptisée « la colline des peupliers ». Valéry y parle les 17 et 20 mai, sur « Baudelaire et sa postérité » (dans l’intervalle, à l’Institut français, sur « Ronsard et l’esprit de la Pléiade »)
La jeunesse intellectuelle se presse autour de lui. La courtoisie, l’empressement de ses hôtes ne le laissent pas seul. Il ne court pas la ville, ne flâne pas ; il ne visite même pas à son gré le Prado. On ne lui fait grâce ni de l’Escorial, ni de Tolède, ni d’Aranjuez. Après quoi, il faut prolonger chaque soirée jusqu’à quatre ou cinq heures du matin, c’est à dire jusqu’au moment où, d’habitude, Valéry se lève.
Il revient étourdi de veilles, de questions, de remarques, de vivacité, d’esprit. Il n’a retenu que des hommes. Quels êtres que ces Espagnols ! Toujours tendus, à la pointe d’eux-mêmes, vibrants, nerveux, prêts à voler ! Les fameux frondeurs d’Annibal, c’est eux-mêmes qu’ils lançaient.

– Qu’avez-vous vu à Madrid ?

– Ortega, Marichalar, Morente, Jiménez Fraud…

– Et la poésie ? Et Juan Ramón Jiménez !

– Sous les espèces de roses…

– Vous dites ?

– Que je n’ai vu ce grand poète que sous la plus belle apparence qu’il pût prendre, celle des merveilleuses roses qu’il m’a envoyées…

Á cette rencontre manquée, Valéry supplée par un compliment en vers :

À Juan Ramón Jiménez (Paul Valéry)

que me envió tan preciosas rosas…

…Voici la porte refermée
Prison des roses de quelqu’un ?…
La surprise avec le parfum
Me font une chambre charmée…

Seul et non seul, entre ces murs,
Dans l’air les présents les plus purs
Font douceur et gloire muette –
J’y respire un autre poète.

Madrid, Miércoles 21 de Mayo 1924.

Gustave Flaubert

Gustave Flaubert (Paul Gabriel Capellaro 1862-1938). Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon.

Le 12 décembre 1821, à quatre heures du matin, est né à Rouen, Gustave Flaubert, fils de Achille-Cléophas Flaubert , chirurgien en chef à l’Hôtel-Dieu de cette ville, et d’Anne-Justine-Caroline Fleuriot.

Gallica propose de retrouver toutes ses ressources consacrées au romancier : sélections, dossier d’écrivain, billets de blog, manuscrits et éditions prestigieuses.

https://gallica.bnf.fr/conseils/content/gustave-flaubert

Je conseille aussi la lecture de Flaubert, les luxures de la plume de Marie Paule Farina. L’Harmattan, 2020.

Quelques citations retrouvées un peu au hasard :

Lettre à Louis Bouilhet, 18 février 1851.

« Mais j’éprouve par là le premier symptôme d’une décadence qui m’humilie et que je sens bien. Je grossis, je deviens bedaine et commence à faire vomir. Peut-être que bientôt je vais regretter ma jeunesse et, comme la grand’mère de Béranger, le temps perdu. Où es tu, chevelure plantureuse de mes dix-huit ans, qui me tombais sur les épaules avec tant d’espérances et d’orgueil ! Oui, je vieillis ; il me semble que je ne peux plus rien faire de bon. J’ai peur de tout en fait de style. Que vais-je écrire à mon retour ? Voilà ce que je me demande sans cesse. »

Lettre à Louise Colet, 26 mars 1854

« Chaque voix trouve son écho ! Je pense souvent avec attendrissement aux êtres inconnus, à naître, étrangers, etc., qui s’émeuvent ou s’émouvront des mêmes choses que moi. Un livre, cela vous crée une famille éternelle dans l’humanité. Tous ceux qui vivront de votre pensée, ce sont comme des enfants attablés à votre foyer.
Aussi quelle reconnaissance, j’ai, moi, pour ces pauvres vieux braves dont on se bourre à si large gueule, qu’il semble que l’on a connus, et auxquels on rêve comme à des amis morts.”

Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, 4 septembre 1858.

“Pourquoi ne travaillez-vous pas ? Le seul moyen de supporter l’existence, c’est de s’étourdir dans la littérature comme dans une orgie perpétuelle. Le vin de l’Art cause une longue ivresse et il est inépuisable. C’est de penser à soi qui rend malheureux”

Lettre à Léon de Saint-Valéry, 15 janvier 1870.

« Vous me demandez de vous répondre franchement à cette question : « Dois-je continuer à faire des romans ? » Or, voici mon opinion : il faut toujours écrire, quand on en a envie. Nos contemporains (pas plus que nous-mêmes) ne savent ce qui restera de nos œuvres. Voltaire ne se doutait pas que le plus immortel de ses ouvrages était Candide. Il n’y a jamais eu de grands hommes, vivants. C’est la postérité qui les fait. – Donc travaillons si le cœur nous en dit, si nous sentons que la vocation nous entraîne »

Lettre à George Sand, 4 décembre 1872.

“Car j’écris (je parle d’un auteur qui se respecte), non pour le lecteur d’aujourd’hui mais pour tous les lecteurs qui pourront se présenter tant que la langue vivra. Ma marchandise ne peut donc être consommée maintenant, car elle n’est pas faite exclusivement pour mes contemporains. Mon service reste donc indéfini et, par conséquent, impayable.»

Lettre à Guy de Maupassant, 9 août 1878.
«Prenez garde à la tristesse. C’est un vice. On prend plaisir à être chagrin et, quand le chagrin est passé, comme on y a usé des forces précieuses, on en reste abruti. Alors on a des regrets, mais il n’est plus temps. Croyez-en l’expérience d’un scheik à qui aucune extravagance n’est étrangère.»