Relecture de Corps du roi de Pierre Michon, Verdier, 2002. Le dernier texte s’intitule Le ciel est un très grand homme. Pierre Michon évoque Booz endormi de Victor Hugo qu’il a lu à la naissance de sa fille Louise en 1998. Il récite magnifiquement ce poème dans l’émission de France Culture Á voix nue, Quatrième épisode de la série en 2002 (Productrice : Colette Fellous. Première diffusion : le 28/11/2002). Pierre Michon : ” Booz endormi, c’est moi dans tous les âges. “
Booz endormi (Victor Hugo) * Booz s’était couché de fatigue accablé ; Il avait tout le jour travaillé dans son aire ; Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ; Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.
Ce vieillard possédait des champs de blés et d’orge ; Il était, quoique riche, à la justice enclin ; Il n’avait pas de fange en l’eau de son moulin ; Il n’avait pas d’enfer dans le feu de sa forge.
Sa barbe était d’argent comme un ruisseau d’avril. Sa gerbe n’était point avare ni haineuse ; Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse : – Laissez tomber exprès des épis, disait-il.
Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques, Vêtu de probité candide et de lin blanc ; Et, toujours du côté des pauvres ruisselant, Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.
Booz était bon maître et fidèle parent ; Il était généreux, quoiqu’il fût économe ; Les femmes regardaient Booz plus qu’un jeune homme, Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.
Le vieillard, qui revient vers la source première, Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ; Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens, Mais dans l’oeil du vieillard on voit de la lumière.
*
Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens ; Près des meules, qu’on eût prises pour des décombres, Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ; Et ceci se passait dans des temps très anciens.
Les tribus d’Israël avaient pour chef un juge ; La terre, où l’homme errait sous la tente, inquiet Des empreintes de pieds de géants qu’il voyait, Était mouillée encore et molle du déluge.
*
Comme dormait Jacob, comme dormait Judith, Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ; Or, la porte du ciel s’étant entre-bâillée Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.
Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne Qui, sorti de son ventre, allait jusqu’au ciel bleu ; Une race y montait comme une longue chaîne ; Un roi chantait en bas, en haut mourait un dieu.
Et Booz murmurait avec la voix de l’âme : ” Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ? Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt, Et je n’ai pas de fils, et je n’ai plus de femme.
” Voilà longtemps que celle avec qui j’ai dormi, O Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ; Et nous sommes encor tout mêlés l’un à l’autre, Elle à demi vivante et moi mort à demi.
” Une race naîtrait de moi ! Comment le croire ? Comment se pourrait-il que j’eusse des enfants ? Quand on est jeune, on a des matins triomphants ; Le jour sort de la nuit comme d’une victoire ;
Mais vieux, on tremble ainsi qu’à l’hiver le bouleau ; Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe, Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe, Comme un boeuf ayant soif penche son front vers l’eau. “
Ainsi parlait Booz dans le rêve et l’extase, Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ; Le cèdre ne sent pas une rose à sa base, Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.
*
Pendant qu’il sommeillait, Ruth, une moabite, S’était couchée aux pieds de Booz, le sein nu, Espérant on ne sait quel rayon inconnu, Quand viendrait du réveil la lumière subite.
Booz ne savait point qu’une femme était là, Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle. Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle ; Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.
L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle ; Les anges y volaient sans doute obscurément, Car on voyait passer dans la nuit, par moment, Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.
La respiration de Booz qui dormait Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse. On était dans le mois où la nature est douce, Les collines ayant des lys sur leur sommet.
Ruth songeait et Booz dormait ; l’herbe était noire ; Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ; Une immense bonté tombait du firmament ; C’était l’heure tranquille où les lions vont boire.
Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ; Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ; Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre Brillait à l’occident, et Ruth se demandait,
Immobile, ouvrant l’oeil à moitié sous ses voiles, Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été, Avait, en s’en allant, négligemment jeté Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.
Grandes femmes beiges déjà portant depuis quarante années Á bout de bras de ce pas vert et noir vos paniers d’aubergines Ne vous arrêtez pas comme l’août à sa dernière journée Il pleuvait vers le soir quand on vous l’a dit comme j’imagine Vos jupes dans le vent mouillée ce blanc d’oeuf dans votre oeil qui luit Ne relevez pas la mèche à vos fronts d’une main machinale Ah n’essuyez pas votre joue ainsi ce n’est que de la pluie On s’habitue à ce que tout soit rayé d’une diagonale On sait parfois d’avance à qui le tour qu’on regarde songeant Maintenant qu’on ne peut plus rien faire pour lui qui soit une aide On s’habitue à ces départs on dirait aisément aux gens Septembre risque d’être froid surtout prenez bien votre plaid Ayons l’air de trouver somme toute naturel ce qui l’est Tous ces fruits cependant qui vont sans lui pourrir au bord des tables Une part de ce monde hésite d’être encore où s’envolaient D’entre ses mains ces lents oiseaux bleu sombre engendrés pour les fables.
Une part avec lui du monde et de moi-même est devenue Instrument dépourvu d’usage et pourtant signe avant-coureur Mémoire je reviens à ma jeunesse quand je l’ai connu Cet homme hors mesure là-haut dans la rue Simon-Dereure Où la beauté sans cri des objets lui faisait trembler la main Rien plus que lui n’était humble devant les choses familières Et la lampe au verre de travers prenait un accent humain Car les lampes fumaient encore parmi nous cela semble hier Nul comme lui peut-être mais ce soir je songe à Reverdy Je songe à ce Montmartre noir emporté dans les yeux qu’on ferme Braque un dimanche éteint souviens-toi de ce que fut vendredi Dans ce double miroir toute une part du monde atteint son terme Une part du monde se perd dans ce regard qui s’est perdu Cette lumière d’une chambre et rien n’a troublé le silence Par un après-midi je ne sais d’où descend l’ombre attendue Le temps qui passe met sur tout son immobile violence.
Cette nature n’est point morte elle meurt voyez sous vos yeux Et ce peut-être un paysage avec la mer et ses limites Dieppe ou Varengeville un simple ourlet à l’étoffe des cieux Ici finit doucement l’homme et cet empire qu’il imite Sans barque un naufrage de liège entre les varechs échoué Et la tendresse des grands bras autour de tout que font les dunes Au fond cette vie avait l’air au mieux d’une villa louée Ô sables blessés derrière soi que la marée abandonne Peinture étrangement pareille à cette saison d’aujourd’hui Comme si le peintre eût mis à choisir ses couleurs l’existence Au décor d’un opéra sans musique où rien ne se produit L’histoire même à la prunelle est un effet de persistance Rien qu’une image une image après l’autre et sans doute est-ce moi Voyant dans les rameaux muets d’oiseaux et de ramages Á la recherche on ne sait trop de quel écho qui mal rimoie Qui mets l’absurde pont abstrait des mots de l’une à l’autre image.
N’est pas assez sur la toile après tout de ce qui fut peint Qu’attendez-vous d’autre de lui quel témoignage et quelle preuve Voici le verre et le couteau voici le jour voici le pain Et l’ancienne présence de l’homme à mes yeux qui reste neuve Ils ont beau s’en aller qui eurent privilège à voir premiers Le spectacle ils ont beau nous quitter peut-être par lassitude Et que cela soit Chardin Braque ou Vermeer que vous les nommiez Il en revient toujours poursuivre la même longue étude Mais nous qui demeurons sans eux aveugles nous les survivants Dans ce siècle qui meurt d’un peintre ou d’un poète à chaque halte Nos yeux habitués à l’homme en vain dans ce désert de vent Cherchent l’après de notre soif la source à présent sous l’asphalte Nous nous tenons près des gisants comme des rois déshérités Qui rêvent la fête finie à ce qui leur fut un Versailles Et sans croire aux dieux de pierre debout sur leurs socles restés Dans le parc désormais attendrons le signe fait qu’ils s’en aillent.
Les Adieux. Éditions Temps actuels, 1981.
Ce poème a paru dans Les Lettres françaises du 1 septembre 1963 en hommage à Georges Braque qui venait de disparaître.
Aragon : les adieux. Exposition conçue par la Maison Elsa Triolet-Aragon. Espace Niemeyer, (2 place du Colonel Fabien 75019 Paris) du 14 décembre 2022 au 11 janvier 2023. Entrée libre tous les jours sauf le lundi, de 12 h à 19 h. Fermeture exceptionnelle : week-ends de Noël et du jour de l’An.
Exposition Arrachez-moi le coeur vous y verrez Paris Aragon du jeudi 1 décembre 2022 au mercredi 4 janvier 2023. Caserne Napoléon. Rue de Lobau, 75004 Paris. Le Paris d’Aragon se décline en mots à travers la vie et l’œuvre de l’écrivain, et en photographies, avec la complicité de Claude Gaspari sur les murs de la caserne Napoléon, face à l’Hôtel de Ville.
En 1968, Aragon raconte à Dominique Arban comment il fit l’acquisition d’une toile de Georges Braque dont la vente en 1928 lui permit de partir pour Venise avec Nancy Cunard: ” Poussé en cela par André Breton j’avais, à la vente Kahnweiler, acheté un tableau de Braque qui ne plaisait à personne et n’avait ainsi pas atteint le prix que faisait même une très petite nature morte ; la Baigneuse, qui est la toile sur laquelle commence, chez Braque, le cubisme. c’est pour Braque, un tableau analogue, si vous voulez, à ce qu’ont été pour Picasso Les Demoiselles d’Avignon. ” (Aragon parle avec Dominique Arban. Seghers, 1968. Page 60)
Je lis le deuxième tome du journal du romancier Rafael Chirbes, publié par Anagrama en octobre 2022 : Diarios. A ratos perdidos 3 y 4. Le journal El País l’a placé le 17 décembre dernier en tête des 50 meilleurs livres écrits en espagnol en 2022.
La tonalité du journal de Rafael Chirbes est souvent amère. Il ne montre aucune indulgence envers lui-même ni envers certains de ses confrères. Il est décédé le 15 août 2015 à 66 ans d’un cancer du poumon. C’était un des écrivains réalistes les plus lucides sur la période de la transition démocratique et sur l’état de l’Espagne depuis la mort du dictateur.
Son éditrice chez Rivages, Nathalie Zberro, disait : « Si je devais trouver une formule, je dirais qu’il est l’écrivain des ombres . Par exemple, Franco en lui-même ne l’intéresse pas. C’est l’ombre qu’il a continué à projeter sur son pays qui devient un sujet pour Chirbes. Quelle est la portée intime de l’événement ? Que signifie vivre, aimer ou rire après la dictature ? Quelles sont les implications profondes, humaines, dans la conscience de chacun ? »
On peut lire en français :
Tableau de chasse [ Los disparos del cazador ]. Traduction de Denise Laroutis, Paris, Éditions Payot & Rivages, collection « littérature étrangère », 1998, 134 pages. Rivage Poche n°316.
La Belle Écriture [ La buena letra. 1992 ]. Traduction de Denise Laroutis, Paris, Éditions Payot & Rivages, collection « littérature étrangère », 2000, 157 pages. Rivage Poche n°451.
La Longue Marche [ La larga marcha. 1996 ] . Traduction de Denise Laroutis, Paris, Éditions Payot & Rivages, collection « littérature étrangère », 2001, 374 p.
La Chute de Madrid [ La caída de Madrid. 2000 ] Traduction de Denise Laroutis, Paris, Éditions Payot & Rivages, collection « littérature étrangère », 2003, 291 p. Rivage Poche n°528.
Sur le rivage [ En la orilla. 2013 ]. Traduction de Denise Laroutis, Paris, Éditions Payot & Rivages, collection « littérature étrangère », 2015, 509 p.
Le passage où il parle de Corps du roi de Pierre Michon (Verdier, 2002) a particulièrement attiré mon attention. Je le traduis ici en français.
Rafael Chirbes. Diarios. A ratos perdidos 3 y 4. Anagrama 2022. Páginas 331-332.
« Brillantísimo. Cuerpos del rey de Pierre Michon, texto sobre textos, es verdad, bestiario literario: Beckett, Faulkner, Balzac. No sé si es necesario un libro así, pero bienvenido sea. A lo mejor, la angustia que me provoca no tiene que ver con que sea un libro inútil, sino un libro imposible de alcanzar. Me imagino a Vila-Matas leyéndolo como le gustaría leerse a sí mismo, esas historias de escritores que se relacionan con sus libros y entre sí. Los libros de Michon suenan como un eco del tañido de la campana que anuncia el final de la literatura, pero qué hermosura de sonido, qué envidiable escritura. Escribo lo que acabo de escribir, y me pregunto qué es lo que digo, qué quiero decir con esas palabras. Quiero decir que Michon me gusta y me disgusta. O que lo admiro y, sin embargo, me disgustan las razones por las que merece ser querido. Todo suena tan bien, está tan limpiamente expuesto, tan bien armado el artilugio y afinado el instrumento. Pero, al fondo, el sonido de la campana. No basta con nombrar a Faulkner y al gordo Balzac para convertirlos en personaje de la narración, ni a ellos, ni los retazos cogidos de sus personajes. No basta con que tú mismo te pongas como personaje que envidia la Comedia humana, que enmudece ante ella y solo puede emborracharse como un perro. Está la Comedia humana de Balzac y está Victor Hugo. Está su obra, esa obra a la que Michon a la vez homenajea y niega. Reconóceme que aquello fue otra cosa, y que tampoco aquellos tiempos carecían de tentaciones para acabar escribiendo de refilón. Pero ellos miraron de frente el toro de la literatura. Se atrevieron con él, sin tener que utilizar intermediarios, sin protegerse a la sombra de otros. Porque detrás de la admiración hay cierta pedantería, por ejemplo en el trato a Balzac. Como si tú, Michon, supieras más que él. Como si fueras David, capaz de tumbar a Goliat de una pedrada: convertir el murallón de libros de Balzac en escombros, de lo que se recogen algunos débris para uso doméstico. A Balzac no se le puede mirar a ratos desde abajo, a ratos desde arriba. Está ahí, ciclópeo, imbatible. Soporta tu mirada desde la imponente altura de sus obras. ¿Qué haces tú jugando con el muñeco gordinflón que te fabricas? Ese no es Balzac. Escribo esto, y entre tanto me dejo emborrachar por ese Michon que baila sobre la tumba de Faulkner, participo de su borrachera, escucho la voz, la voz de la literatura «que habla a través de su cuerpo, médium esta noche entre un desolado autor que, a sus cincuenta y siete años, aún no ha llegado al incipit y la oscura voz que se escucha debajo de la lápida. Habla de una parra de la que penden dulces racimos de uva». ¡Salud, Michon! Dale mis recuerdos a Faulkner cuando vuelvas a verlo. Y gracias por tu libro extraordinario, con el que no puedo estar de acuerdo.
Journaux. A mes moments perdus 3 et 4. 2022.
« Brillantissime. Corps du roi de Pierre Michon, un texte sur des textes, c’est vrai, un bestiaire littéraire : Beckett, Faulkner, Balzac. Je ne sais si un tel livre est nécessaire, mais il est le bienvenu. Peut-être mon angoisse ne veut pas dire que je le considère comme un livre inutile, mais plutôt comme un livre impossible à saisir. J’imagine Vila-Matas le lisant comme il aimerait se lire, ces histoires d’écrivains qui entretiennent des rapports entre eux, mais aussi à travers leurs livres. Les livres de Michon résonnent comme un écho du tintement de la cloche qui annonce la fin de la littérature, mais que le son est beau, que l’écriture est enviable. J’écris ce que je viens d’écrire et me demande ce que je dis, ce que je veux dire avec ces mots. Je veux dire que Michon me plaît et me déplaît à la fois. Ou bien que je l’admire et que, cependant, les raisons pour lesquelles il mérite d’être aimé me déplaisent. Tout cela sonne si bien, c’est exposé si habilement, la machine est si bien agencée, l’instrument si bien accordé. Mais, au fond, on entend le son de la cloche. Il ne suffit pas de nommer Faulkner et le gros Balzac pour qu’ils deviennent des personnages de la narration, eux ou les bribes de leurs personnages. Il ne suffit pas que tu te présentes comme un personnage qui envie La Comédie humaine, qui reste sans voix face à elle et qui ne peut que s’enivrer comme un cochon. La Comédie humaine est là, Victor Hugo aussi. Leur œuvre est là, cette œuvre à laquelle Michon rend hommage et qu’il nie en même temps. Reconnais quand même que c’était autre chose, que ces époques-là ne manquaient pas non plus de tentations qui faisaient qu’on finissait par écrire vite fait. Mais ils ont regardé le taureau de la littérature dans les yeux. Ils lui ont fait face, sans utiliser d’ intermédiaires, sans s’abriter à l’ombre des autres. Car derrière l’admiration il y a une certaine pédanterie, par exemple dans la relation à Balzac. Comme si toi, Michon, tu en savais plus que lui. Comme si tu étais David, capable d’abattre Goliath d’un jet de pierre : de transformer la muraille de livres de Balzac en décombres dont on ramasse quelques débris pour un usage domestique. On ne peut regarder Balzac tantôt d’en bas, tantôt d’en haut. Il est là, cyclopéen, imbattable. Fixe ton regard depuis l’imposante hauteur de ses œuvres. Qu’as-tu à jouer avec le pantin rondouillard que tu fabriques ? Ce n’est pas Balzac. J’écris ceci, et pendant ce temps, je me laisse enivrer par ce Michon qui danse sur la tombe de Faulkner, je participe à son ivresse, j’écoute la voix, la voix de la littérature « qui parle à travers son corps, médium cette nuit entre un auteur dévasté qui, à cinquante-sept ans, n’est pas arrivé encore à l’incipit et à la voix sombre que l’on entend sous la pierre tombale. Il parle d’une treille d’où pendent des grappes de raisins ». Salut, Michon ! Fais mes amitiés à Faulkner quand tu le reverras. Et merci pour ton livre extraordinaire avec lequel je ne peux être d’accord. »
Au sommet du mont, parmi les cailloux, les trompettes de terre cuite des hommes des vieilles gelées blanches pépiaient comme de petits aigles.
Pour une douleur drue, s’il y a douleur.
La poésie vit d’insomnie perpétuelle.
Il semble que ce soit le ciel qui ait le dernier mot. Mais il le prononce à voix si basse que nul ne l’entend jamais.
Il n’y a pas de repli ; seulement une patience millénaire sur laquelle nous sommes appuyés.
Dormez, désespérés, c’est bientôt jour, un jour d’hiver.
Nous n’avons qu’une ressource avec la mort : faire de l’art avant elle.
La réalité ne peut être franchie que soulevée.
Aux époques de détresse et d’improvisation, quelques-uns ne sont tués que pour une nuit et les autres pour l’éternité : un chant d’alouette des entrailles.
La quête d’un frère signifie presque toujours la recherche d’un être, notre égal, à qui nous désirons offrir des transcendances dont nous finissons à peine de dégauchir les signes.
Le probe tombeau : une meule de blé. Le grain au pain, la paille pour le fumier.
Ne regardez qu’une fois la vague jeter l’ancre dans la mer.
L’imaginaire n’est pas pur ; il ne fait qu’aller.
Les grands ne se perpétuent que par les grands. On oublie. La mesure seule est blessée.
Qu’est-ce qu’un nageur qui ne saurait se glisser entièrement sous les eaux ?
Avec des poings pour frapper, ils firent de pauvres mains pour travailler.
Les pluies sauvages favorisent les passants profonds.
L’essentiel est ce qui nous escorte, en temps voulu, en allongeant la route. C’est aussi une lampe sans regard, dans la fumée.
L’écriture d’un bleu fanal, pressée, dentelée, intrépide, du Ventoux alors enfant, courait toujours sur l’horizon de Montmirail qu’à tout moment notre amour m’apportait, m’enlevait.
Des débris de rois d’une inexpugnable férocité.
Les nuages ont des desseins aussi fermés que ceux des hommes.
Ce n’est pas l’estomac qui réclame la soupe bien chaude, c’est le cœur.
Sommeil sur la plaie pareil à du sel.
Une ingérence innommable a ôté aux choses, aux circonstances, aux êtres, leur hasard d’auréole. Il n’y a d’avènement pour nous qu’à partir de cette auréole. Elle n’immunise pas.
Cette neige, nous l’aimions, elle n’avait pas de chemin, elle découvrait notre faim.
Voyage en Grèce du 19 au 30 septembre. Nous étions à Monemvassia le mardi 27 septembre. Cette belle ville fortifiée du sud du Péloponnèse, située sur la côte est de la Laconie est l’ancienne Malvoisie. La ville historique ou Kastro se trouve sur une presqu’île. Elle occupe une partie d’un rocher de 1,8 km de long et 300 m de haut, relié par une digue au continent. Sur les remparts, on peut voir la maison familiale du poète communiste grec Yannis Ritsos (1909-1990) et son buste. Après la guerre civile dans son pays, de 1948-1952, il a été incarcéré dans les camps de Kondopouli (île de Limnos), Makronissos et Aghios Efstratios (île d’Aï-Strati) au titre de la “rééducation nationale”. Lors du coup d’État des Colonels en 1967, il a été à nouveau interné, puis assigné à résidence. Aragon publiera en 1957 un article important dans Les Lettres françaises pour faire connaître davantage le poète en France. Yannis Ritsos et Louis Aragon ne se sont rencontrés qu’une seule fois à Athènes le 14 octobre 1980.
Marche
Il a usé ses souliers nuit après nuit cheminant sur les cailloux des étoiles – cheminant seul pour l’amour des hommes. Il était fait, cet homme-là pour le bonheur du monde. On l’a empêché. On lui a pris ce qu’il pouvait donner de plus : sa confiance en ceux-là même qui le refusaient. A présent il se promène, deux fois seul, sur la rive. Il regarde. Ne récolte rien. Des ombres de barques raient l’or du couchant, dans le grand silence de la beauté délaissée. Inachevé plein d’amertume, je reviendrai frapper à ta porte.
Correspondances – Anthologie de la poésie grecque contemporaine, 1945-2000 (NRF Poésie/Gallimard n°353, 2000. ) – Traduit du grec par Michel Volkovitch.
Blancheur
Il posa sa main sur la page pour ne pas voir la feuille blanche. Et il vit dessus sa main nue. Alors il ferma aussi les deux yeux, et entendit monter en lui, ensevelie, la ténébreuse, l’indescriptible blancheur.
Léros, 10.XI.67
Le mur dans le miroir et autres poèmes. NRF Poésie/Gallimard n°354. 2006. Traduction : Dominique Grandmont.
Mes chers semblables
Mes chers semblables comment pouvez-vous vous courber encore ? Comment pouvez-vous ne pas sourire ? Ouvrez les fenêtres. Le monde resplendit infatigable. Qu’il soit regardé.
Symphonie du printemps, 1938. Bruno Doucey, 2012 Traduction : Anne Personnaz.
Article publié dans les Lettres françaises (semaine du 28 février au 6 mars 1957).
Pour saluer Ritsos (Aragon)
En février 1949, dans la page du C.N.E. que les Lettres Françaises publiaient alors, était présenté à nos lecteurs un poète grec, Yannis Ritsos, avec un grand poème, Lettre à la France, traduit par M. Néoclès Coutousis : dans un article voisin, on pouvait lire de lui cette biographie : Né à Monemvasie (Laconie), en 1909, il est, depuis 1934, un des chefs de file de la jeune poésie grecque. Ses recueils lyriques et généreux s’intitulent Tracteurs, Pyramides, Le chant et la sœur, Symphonie Printanière, La marche de l’Océan, Epreuve. Ritsos est un vibrant ami de la France, de ses livres, de ses messages de progrès. Le 14 Juillet 1945, il composa une admirable Lettre à la France qui fut déclamée alors devant 30 000 Athéniens et dont le retentissement fut profond en France, où notamment Pierre Blanchard, en 1946, à Paris, au cours d’une réunion franco-grecque, en fit une inoubliable lecture. Le poème, depuis, a été reproduit dans l’anthologie des poèmes pour la paix, publiée par M Armand Megglé. Ritsos est poitrinaire. Le poète était alors déporté à l’île de Limnos. Nous n’avions plus entendu parler de lui depuis ce temps là. Voici qu’un petit livre de lui nous donne de ses nouvelles, cette Sonate au clair de lune, qui nous parvient avec une traduction de M. Alécos Kataza, que nous publions aujourd’hui. Le poète est maintenant à Athènes, libre. Il a quarante-neuf ans, et sur ce texte on peut maintenant le voir grandeur nature : il faut savoir le saluer, et le dire très haut, c’est un des plus grands et des plus singuliers parmi les poètes d’aujourd’hui. Pour ma part, il y avait longtemps que quelque chose ne m’avait donné comme ce chant le choc violent du génie. Je sais : ce mot-là ne se prononce pas, ou tout au moins il ne faut pas l’écrire. Je n’y puis rien. Je ne le retire pas. * De ce poème, paru en décembre 1956, le traducteur m’écrit qu’il exprime l’impasse tragique dans laquelle sont tombés l’individualisme et toute le civilisation bourgeoise. J’imagine qu’il me dit ceci, s’étant donné la peine de et l’amour de traduire, pour concilier à ce poème le lecteur que je suis. Et je sais que l’ayant lu à des camarades, qui avaient peut-être besoin de ce commentaire pour se sentir le droit d’admirer, et à qui j’avais omis de le transmettre, j’ai vu dans leurs yeux cet égarement, ce trouble, des gens qui ne voient pas où on les mène. On m’a dit que c’était obscur, difficile, et même plus fait pour une revue que pour les Lettres. Je ne me suis pas arrêté à ces remarques : J’ai peut être tort de faire cette confiance aux lecteurs des Lettres françaises, mais je ne les croie pas faits pour ne lire que des poèmes d’un seul type, portant tout au moins les références évidentes qui rendent licite l’enthousiasme qu’on en a. Ritsos a-t-il ou non voulu montrer l’impasse de l’individualisme et de la civilisation bourgeoise ? Je n’en sais rien. Je puis imaginer que l’on comprenne cette Sonate au clair de lune d’une telle affirmation, et elle peut bien être fondée. Elle me rappelle et l’explication que Michelet donne du Radeau de la Méduse, affirmant que Géricault y a peint la France dans la nuit de la Restauration, et l’explication par Proudhon de ce Retour de foire de Courbet, où il voit toute l’histoire de la société sous Louis-Philippe. Ce n’est pas aujourd’hui que les hommes marqués par la passion politique, cherchent ainsi à lier profondément ce qu’ils admirent et ce qu’ils pensent, avec un bonheur inégal. Justifier, justifier… Qui oserait dire que cela ne part pas d’un sentiment louable ? J’ajouterai qu’il arrive que ce genre d’interprétation serve le livre, tableau, poème, ou cuvette, à laquelle il faut bien voir qu’il s’applique par une volonté émouvante du théoricien, cherchant à créer un pont entre l’œuvre d’art et ceux qui vont passer distraitement devant elle. Mais c’est par là surtout que ce genre d’interprétation vaut, et parfois prévaut. Il faut le prendre comme une image poétique, ne pas trop s’attacher à la traduction qu’il donne, et Michelet ne pouvait pas ne pas voir la France sur le Radeau, et son image est celle d’un poète, et je salue en lui ce poète. Mais considérer directement l’œuvre de Géricault comme « la France sous le Restauration » est un non-sens. C’est, une fois de plus, tomber dans ce qu’on appelle, pour le condamner, le sociologisme vulgaire. * Ceci dit, je voudrais simplement mettre la Sonate sur le tourne-disque, faire autour de vous ce silence dans lequel va commencer le chant, s’épanouir cette lumière lunaire qui n’est ni Le clair de lune calme et beau de Verlaine, cet éclairage pour les jets, l’eau et les masques, ni le jeu géométrique, blanc et noir, de la musique moderne, le Pierrot lunaire allemand. Dans cette nuit de printemps où une femme âgée, de noir vêtue, parle à un jeune homme…est-ce la bourgeoisie ? L’individualisme ? Mais ce qui me saisit c’est comme par les deux fenêtres entrent avec la clarté nocturne non point des personnages des Fêtes galantes, non les spectres de Macbeth, non le monde irréel des fées et des elfes, mais la cité cimenteuse et aérienne, badigeonnée de clair de lune. L’image, ici, ce ne sont point les mots poétiques, le bazar éprouvé des choses nobles, qui en appuie les deux volets tournants : c’est le fauteuil défoncé dans la pièce ou les souliers aux talons tournés qu’on porte une fois par moi chez le cireur du coin, dans la cuisine les verseuses suspendues au mur qui brillent – comme des grands yeux ronds d’invraisemblables poissons… … et quand j’enlève la tasse de la table il reste un trou de silence au-dessous, je mets immédiatement la main dessus pour n’y pas regarder – je remets la tasse à sa place… D’où vient cette poésie ? d’où ce sens du frisson ? où les choses telles qu’elles sont jouent le rôle des spectres, où l’Hamlet grec est confronté, non plus avec les rois morts, le nouvel Œdipe non plus avec le Sphinx, mais avec les objets sournoisement familiers et … le chapeau du mort qui roule de la patère dans le sombre couloir. Il y a, dans cette poésie, le bruit méditerranéen d’une mer sans marée, j’y fais comme un quelconque M. de Marcellus le voyage de Grèce, d’une Grèce qui n’est plus celle de Byron ou de Delacroix, d’une Grèce qui est sœur de la Sicile de Pirandello et de Chirico, où la beauté n’est point des marbres mutilés, mais d’une humanité déchirée, et le jeune homme qui vient de quitter la vieille femme dit, c’est vrai, déboutonnant sa chemise, sur cette poitrine puissante : la décadence d’une époque… il me fallait ces mots, il a suffit de ces mots pour que je le voie, qu’il s’anime (ici, le commentaire du traducteur semble se justifier, si tant est vrai que la morale d’une fable explique la folie du fabuliste qui a fait jouer ensemble une cigogne et un renard). On cherche à s’expliquer les choses par analogie : et peut-être me fallait-il parler de la Sicile, quand la Grèce se suffit, parce qu’une nuit semblable dans un pays où je n’ai jamais mis les pieds me rassure sur le caractère trop réel de cette nuit-ci, et mon ignorance de la Grèce non moins parfaite que celle que j’ai de la Sicile… Alors, parce que le mystère de la poésie, il est dans les poètes mêmes, et qu’ici aussi il me faut comparer, comparer et toujours comparer, je m’avise qu’il y a chez Yannis Ritsos, plus que Shakespeare ou Eschyle, un souffle étrange et que je connais bien, un écho d’un poète secret, dot j’ai l’intonation dans l’oreille. Et le nom de Lautréamont vient clore ce trop long prolégomène, et c’est avec Lautréamont qu’ici j’accueillerai Ritsos, à côté de lui que je le prierai à s’asseoir, avec sa Sonate, belle comme la rencontre d’une machine à coudre et d’un parapluie…, parmi les poètes qui ont le droit de rire, la nuit, au clair de lune, de ce rire bruyant, irrépressible comme la vie.
Albert-Marie Schmidt, Á Pontigny, La NRF, Hommage à André Gide, novembre 1951.
” La nuit tombée, il se plaisait à organiser des divertissements collectifs. Superficiel à force de profondeur, ayant horreur de la pesante gravité des chefs d’école, il se jouait à lui-même la farce de se parodier. Il transformait les pans de sa jaquette en queue de chat-huant, arrondissait ses bras comme des ailerons rognés et déclamait d’une voix rauque et râpeuse Les Hiboux de Baudelaire, provoquant dans le parc, en réponse, la plainte rapide d’une hulotte. Il taillait dans une feuille de papier bristol une auréole dérisoire ; il en couronnait son front chauve et, se nichant à croupetons sous le manteau d’une cheminée, il prenait la pose cafarde et morigénée d’un saint qui trouve l’éternité trop étroite. “
Les hiboux (Charles Baudelaire)
Sous les ifs noirs qui les abritent, Les hiboux se tiennent rangés, Ainsi que des dieux étrangers, Dardant leur oeil rouge. Ils méditent.
Sans remuer, ils se tiendront Jusqu’à l’heure mélancolique Où poussant le soleil oblique, Les ténèbres s’établiront.
Leur attitude au sage enseigne, Qu’il faut en ce monde qu’il craigne Le tumulte et le mouvement.
L’homme ivre d’une ombre qui passe Porte toujours le châtiment D’avoir voulu changer de place.
Vu hier soir en DVD Petite Solange d’Axelle Ropert (2021). Scén. : Axelle Ropert. Dir. photo : Sébastien Bachmann. Mus. :Benjamin Esdraffo. Int. : Jade Springer, Léa Drucker, Philippe Katherine, Grégoire Montana, Chloé Astor. 1 h 25. Prix Jean Vigo 2021.
Un petit film, agréable à voir. Une collégienne de 13 ans (Jade Springer, très crédible), mélancolique et introvertie. La ville de Nantes toujours photogénique. On voit bien sûr le passage Pommeraye qui rappelle Jacques Demy et Lola (1961). L’adolescente est aimée par sa famille, mais livrée à elle-même. Ses parents se disputent et vont se séparer. Elle est seule. Elle marche dans la grande ville. Elle croise des gens, des tramways, elle se fait bousculer. Son grand frère Romain, étudiant, choisit la fuite à Madrid et l’abandonne. Le film fait discrètement allusion au beau mélodrame de Luigi Comencini, L’Incompris (1966). La petite Solange récite en classe La Chanson de Gaspard Hauser de Verlaine. Elle éclate en sanglots.
Je suis venu, calme orphelin, Riche de mes seuls yeux tranquilles, Vers les hommes des grandes villes : Ils ne m’ont pas trouvé malin.
À vingt ans un trouble nouveau Sous le nom d’amoureuses flammes M’a fait trouver belles les femmes : Elles ne m’ont pas trouvé beau.
Bien que sans patrie et sans roi Et très brave ne l’étant guère, J’ai voulu mourir à la guerre : La mort n’a pas voulu de moi.
Suis-je né trop tôt ou trop tard ? Qu’est-ce que je fais en ce monde ? Ô vous tous, ma peine est profonde : Priez pour le pauvre Gaspard !
Sagesse, 1881.
Paul Verlaine a sûrement écrit ce poème en prison lors de son séjour en Belgique. Lors de leur voyage à Bruxelles, Verlaine tire sur Rimbaud à deux reprises, un coup le manquant, l’autre le blessant légèrement au poignet. Il était sous l’emprise de l’absinthe au moment des faits. D’abord enfermé à Bruxelles (du 11 juillet au 24 octobre 1873) jusqu’à son procès, il sera ensuite condamné et transféré à Mons où il passera un peu plus de deux ans (du 25 octobre 1873 au 16 janvier 1875) .
Pablo Neruda tenait en haute estime Jules Laforgue (1860-1887). Il le situait dans la lignée d’un autre romantisme, américain celui-là. On peut lire ces mots dans Viaje al corazón de Quevedo, conférence prononcée à Santiago le 8 de décembre 1943 et publiée en 1955 :
” Hasta hoy, de los genios poéticos nacidos en nuestra tierra virginal, dos son franceses y dos son afrancesados. Hablo de los uruguayos Julio Laforgue e Isidoro Ducasse, y de Rubén Darío y Julio Herrera y Reissig. Nuestros dos primeros compatriotas, Isidoro Ducasse y Julio Laforgue, abandonan América a corta edad de ellos y de América. Dejan desamparado el vasto territorio vital que en vez de procrearlos con torbellinos de papel y con ilusiones caninas, los levanta y los llena del soplo masculino y terrible que produce en nuestro continente, con la misma sinrazón y el mismo desequilibrio, el hocico sangriento del puma, el caimán devorador y destructor y la pampa llena de trigo para que la humanidad entera no olvide, a través de nosotros, su comienzo, su origen.
América llena, a través de Laforgue y de Ducasse, las calles enrarecidas de Europa con una flora ardiente y helada, con unos fantasmas que desde entonces la poblarán para siempre. El payaso lunático de Laforgue no ha recibido la luna inmensa de las pampas en vano: su resplandor lunar es mayor que la vieja luna de todos los siglos: la luna apostrofada, virulenta y amarilla de Europa. Para sacar a la luz de la noche una luz tan lunar, se necesitaba haberla recibido en una tierra resplandeciente de astros recién creados, de planeta en formación, con estepas llenas aún de rocío salvaje. Isidoro Ducasse, conde de Lautréamont, es americano, uruguayo, chileno, colombiano, nuestro. Pariente de gauchos, de cazadores de cabezas del Caribe remoto, es un héroe sanguinario de la tenebrosa profundidad de nuestra América. Corren en su desértica literatura los caballistas machos, los colonos del Uruguay, de la Patagonia, de Colombia. Hay en él un ambiente geográfico de exploración gigantesca y una fosforescencia marítima que no la da el Sena, sino la flora torrencial del Amazonas y el abstracto nitrato, el cobre longitudinal, el oro agresivo y las corrientes activas y caóticas que tiñen la tierra y el mar de nuestro planeta americano. “
Pablo Neruda revendiquera l’influence de Jules Laforgue jusque dans ses derniers poèmes qui ne seront édités qu’après sa mort.
Paseando con Laforgue
Diré de esta manera, yo, nosotros, superficiales, mal vestidos de profundos, por qué nunca quisimos ir del brazo con este tierno Julio, muerto sin compañía ? Con un purísimo superficial que tal vez pudo ense?arnos la vida a su manera, la luna a su manera, sin la aspereza hostil del derrotado? Por qué no acompañamos su violin que deshojó el otoño de papel de su tiempo para uso exclusivo de cualquiera, de todo el mundo, como debe ser?
Adolescentes éramos, tontos enamorados del áspero tenor de Sils-María, ese sí nos gustaba, la irreductible soledad a contrapelo, la cima de los pájaros águilas que sólo sirven para las monedas, emperadores, pájaros destinados al embalsamiento y los blasones.
Adolescentes de pensiones sórdidas, nutridos de incesantes spaghettis, migas de pan en los bolsillos rotos, migas de Nietzsche en las pobres cabezas : sin nosotros se resolvía todo, las calles y las casas y el amor : fingíamos amar la soledad como los presidiarios su condena.
Hoy ya demasiado tarde volví a verte, Jules Laforgue, gentil amigo, caballero triste, burlándote de todo cuanto eras, solo en el parque de la Emperatriz con tu luna portátil – la condecoración que te imponías – tan correcto con el atardecer, tan compañero con la melancolía, tan generoso con el vasto mundo que apenas alcanzaste a digerir. Porque con tu sonrisa agonizante llegaste tarde suave joven bien vestido, a consolarnos de nuestras pobres vidas cuando ya te casabas con la muerte.
Ay cuánto uno perdió con el desdén en nuestra juventud menospreciante que sólo amó la tempestad, la furia, cuando el frufrú que tú nos descubriste o el solo de astro que nos enseñaste fueron una verdad que no aprendimos : la belleza del mundo que perdías para que la heredáramos nosotros : la noble cifra que no desciframos : tu juventud mortal que quería enseñarnos golpeando la ventana con una hoja amarilla: tu lección de adorable profesor, de compañero puro tan reticente como agonizante.
Defectos escogidos, Losada, 1974
En se promenant avec Laforgue
Je vais dire tout net : Pourquoi moi, pourquoi nous, superficiels, mal attifés, car trop profonds, n’allâmes-nous jamais bras dessus, bras dessous avec ce doux Laforgue, mort sans compagnie ? Avec un purissime en apparence qui aurait pu nous apprendre la vie à sa façon, la lune à sa manière, sans le ressentiment hostile du vaincu ? Pourquoi n’accompagnâmes-nous pas son violon qui effeuilla l’automne de papier de son époque pour l’usage exclusif de chacun, de quiconque, de tout le monde, comme il est normal ?
Nous étions des adolescents, des sots épris du ténor acariâtre de Sils-Maria, celui-là, ah ! Qu’il nous plaisait ! Nous aimions son irréductible solitude à rebours, le piton des aigles qui servent seulement à frapper les monnaies, empereurs, oiseaux destinés aux doigts de l’embaumeur et aux blasonnements.
Adolescents logés dans des pensions minables, nourris d’éternels spaghetti, de miettes de pain dans nos poches déchirés, tout se réglait sans nous, les rues et les maisons, l’amour : nous affections d’aimer la solitude comme les forçats, leur condamnation.
Aujourd’hui, et trop tard déjà, je t’ai revu, Jules Laforgue, gentil ami, sombre seigneur, te moquant de toi-même en tes moindres détails, solitaire au parc de l’Impératrice avec ta lune portative – la décoration que tu t’imposais – si correct à l’égard du jour à son déclin, si fraternel auprès de la mélancolie, si généreux envers le monde en son ampleur que tu avais à peine assimilé encore. Car, avec ton sourire agonisant tu es venu trop tard ô doux jeune homme bien vêtu nous consoler de nos médiocres existence alors qu’avec la mort déjà tu te mariais.
Ah ! Combien avons-nous perdu dans ce dédain durant nos années de jeunesse méprisante qui ne sut qu’aimer la tempête, la furie tandis que le frou-frou que tu nous découvrais ou le solo astral que tu nous enseignais étaient des vérités que nous n’apprîmes pas :
cette beauté du monde que tu égarais afin de nous l’offrir plus tard en héritage : le noble chiffre qui resta de nous indéchiffré : ta jeunesse mortelle aspirant à guider qui cognait au carreau avec sa feuille jaune : ta leçon d’adorable professeur, de compagnon intègre et dont la réticence n’avait pour l’égaler que l’ombre de la mort.
La rose détachée et autres poèmes. 1979. NRF Poésie/Gallimard n°394. 2004. Traduit de l’espagnol par Claude Couffon.
Vu hier soir à La Ferme du Buisson (Noisiel) le très beau film de Dominik Moll, La Nuit du 12.
Dans la nuit du 12 octobre 2016, à Saint-Jean-de-Maurienne (Savoie), Clara, 21 ans, est assassinée, brûlée vive par un homme cagoulé, alors qu’elle revenait d’une soirée chez son amie Nanie.
La Nuit du 12 de Dominik Moll. 2022. 1 h 55. Sc. et dial. Gilles Marchand et Dominik Moll d’après 18.3 – Une année à la PJ de Pauline Guéna (Éditions Denoël). Int. : Bastien Bouillon (Yohan) Bouli Lanners (Marceau) Mouna Soualem (Nadia) Pauline Serieys (Nanie) Lula Cotton Frapier (Clara), Anouk Grinberg (la juge).
Le policier Marceau (Marteau ? ) (Bouli Lanners) aurait voulu être professeur de français plutôt que policier pour dévoiler la puissance de la langue française. Dans la voiture, il récite du Verlaine à son ami Yohan (Bastien Bouillon) . Un spectre va hanter les deux hommes.
Colloque sentimental
Dans le vieux parc solitaire et glacé Deux formes ont tout à l’heure passé.
Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles, Et l’on entend à peine leurs paroles.
Dans le vieux parc solitaire et glacé Deux spectres ont évoqué le passé.
– Te souvient-il de notre extase ancienne ? – Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne ?
– Ton coeur bat-il toujours à mon seul nom ? – Toujours vois-tu mon âme en rêve? – Non.
– Ah! les beaux jours de bonheur indicible Où nous joignions nos bouches! – C’est possible.
– Qu’il était bleu, le ciel, et grand, l’espoir ! – L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.
Tels ils marchaient dans les avoines folles, Et la nuit seule entendit leurs paroles.
La Tour Magne est un monument gallo-romain situé à Nîmes (Gard). Haute de 18 m à la fin du III ème siècle, puis de 36 m de haut à l’époque romaine, elle ne mesure plus aujourd’hui que 32,50 m. Elle domine les jardins de la Fontaine sur le mont Cavalier. À l’époque romaine, par sa structure intégrée à l’enceinte, elle pouvait jouer un rôle défensif et celui d’une tour de guet ou à signaux.
La Tour Magne a été rendue célèbre par le distique holorime de Marc Monnier (1829-1885), souvent attribué à Victor Hugo :
Gall, amant de la reine, alla, tour magnanime,
Galamment de l’arène à la tour Magne, à Nîmes.
Au début de la première guerre mondiale, Guillaume Apollinaire (Guillaume Albert Vladimir, Alexandre Apollinaire de Kostrowitzky) veut s’engager. Le conseil de révision ajourne sa demande car il n’a pas la nationalité française. Il est apatride. Un ami, Siégler-Pascal, lui présente Louise de Coligny-Châtillon (1881-1963) le dimanche 27 septembre 1914, lors d’un déjeuner au restaurant Bouttau dans le vieux Nice. Elle sera Lou dans Calligrammes. Elle le rejette. Il tente de nouveau une démarche pour s’engager. Positive cette fois. Il rejoint la caserne du 38e d’artillerie de campagne située route d’Uzès à Nîmes le 6 décembre 1914. Il y reste jusqu’à Pâques 1915. Du 7 au 16 décembre, Louise vient le voir. Guillaume fait le mur pour la rejoindre. Ils deviennent amants dans une chambre de l’hôtel du Midi, square de la Couronne. Ils rompent en 1915, mais continuent d’entretenir une correspondance presque quotidienne jusqu’au 18 janvier 1916. On conserve 220 lettres d’Apollinaire à Lou et 76 poèmes. Ces derniers sont regroupés pour la première fois à Genève en 1947 sous le titre Ombre de mon amouret en 1955 sous le titre Poèmes à Lou.
Un extrait mentionne la Tour Magne :
VII (Guillaume Apollinaire)
Mon Lou la nuit descend tu es à moi je t’aime Les cyprès ont noirci le ciel a fait de même Les trompettes chantaient ta beauté mon bonheur De t’aimer pour toujours ton cœur près de mon cœur Je suis revenu doucement à la caserne Les écuries sentaient bon la luzerne Les croupes des chevaux évoquaient ta force et ta grâce D’alezane dorée ô ma belle jument de race La tour Magne tournait sur sa colline laurée Et dansait lentement lentement s’obombrait Tandis que des amants descendaient de la colline La tour dansait lentement comme une sarrasine Le vent souffle pourtant il ne fait pas du tout froid Je te verrai dans deux jours et suis heureux comme un roi Et j’aime de t’y aimer cette Nîmes la Romaine Où les soldats français remplacent l’armée prétorienne Beaucoup de vieux soldats qu’on n’a pu habiller Ils vont comme des bœufs tanguent comme des mariniers Je pense à tes cheveux qui sont mon or et ma gloire Ils sont toute ma lumière dans la nuit noire Et tes yeux sont les fenêtres d’où je veux regarder La vie et ses bonheurs la mort qui vient aider Les soldats las les femmes tristes et les enfants malades Des soldats mangent près d’ici de l’ail dans la salade L’un a une chemise quadrillée de bleu comme une carte Je t’adore mon Lou et sans te voir je te regarde Ça sent l’ail et le vin et aussi l’iodoforme Je t’adore mon Lou embrasse-moi avant que je ne dorme Le ciel est plein d’étoiles qui sont les soldats Morts ils bivouaquent là-haut comme ils bivouaquaient là-bas Et j’irai conducteur un jour lointain t’y conduire Lou que de jours de bonheur avant que ce jour ne vienne luire Aime-moi mon Lou je t’adore Bonsoir Je t’adore je t’aime adieu mon Lou ma gloire