Francisco de Goya – Yves Bonnefoy

Goya atendido por el doctor Arrieta, 1820.

Goya et son médecin (ou Goya soigné par le docteur Arrieta (Goya atendido por el doctor Arrieta). Il s’agit d’un tableau peint par Francisco de Goya (1746-1828) en 1820. Il se trouve au Minneapolis Institute of Art (Minnesota). 117 x 79 cm.

Cette oeuvre reflète la grave maladie dont a souffert le peintre à 73 ans, entre novembre 1819 et 1820, On n’en connaît pas la cause, mais son médecin lui a sauvé la vie. Certains spécialistes parlent d’une maladie vasculaire cérébrale (athérome généralisé sur fond de crise d’insuffisance vasculaire cérébrale), d’autres d’une maladie infectieuse (fièvre typhoïde). Les symptômes : céphalée, fièvre élevée, délires et paralysie partielle. Le docteur Eugenio José García Arrieta (1770 – 1820 ?) semble lui administrer de la valériane.

Au pied de l’œuvre, une note, probablement autographe, nous explique :
« Goya agradecido, á su amigo Arrieta: por el acierto y esmero con qe le salvo la vida en su aguda y peligrosa enfermedad, padecida á fines del año 1819, a los setenta y tres de su edad. Lo pintó en 1820. »
« Goya reconnaissant, à son ami Arrieta : pour la compétence ingénieuse et le dévouement avec lesquelles il lui a sauvé la vie au cours de l’intense et dangereuse maladie, dont il a souffert fin 1819, à l’âge de soixante-treize ans. Il l’a peint en 1820. »

Les critiques interprètent ce tableau comme une sorte d’ex-voto pour son médecin. Il pourrait être conçu comme une Pietà laïque. Á la place habituelle de Jésus-Christ se trouve un Goya mourant, et le médecin fait office d’ange protecteur.

La vie du peintre est suspendue, comme par un fil. Il n’a presque plus de force ni de conscience. Sa tête est renversée vers l’arrière et repose sur l’épaule de son ami. Les traits de son visage sont rendus de façon spectaculaire : la bouche légèrement ouverte, le regard perdu. Ses mains s’agrippent aux vêtements qui le couvrent. Il s’accroche à la vie. La couleur et l’éclairage créent un contraste entre les tons du visage de Goya et ceux de son médecin. La robe de chambre de l’artiste est d’un blanc éclatant, comme le drap, ce qui accentue le caractère dramatique de la scène. L’utilisation de la lumière renvoie aux tableaux de Rembrandt. Pour Goya, Vélasquez et Rembrandt sont les maîtres absolus.

Les personnages sont proches du spectateur. À l’arrière-plan, on peut remarquer la silhouette de femmes, interprétées comme Les Moires (ou Parques dans la mythologie romaine), divinités maîtresses de la destinée humaine. Ces visages étranges reflètent le monde inquiétant des ombres qui hante l’artiste aragonais à cette période. Elles rappellent les Peintures noires qu’il va peindre sur les murs de sa maison de campagne des environs de Madrid (La Quinta del Sordo) de 1819 à 1823.

Le tableau nous présente un thème caractéristique du xix ème siècle : l’admiration pour la science. Dans ce cas, il n’y a pas d’intervention chrétienne ou de miracle religieux, mais plutôt le reflet de la sagesse et de la science que représente le docteur Arrieta. Goya s’écarte des satires contre les médecins, courantes à l’époque ( et que lui-même a traité dans les Caprices de 1799). Goya, ce géant de la peinture, est à l’origine de l’art moderne.

En 1820, le gouvernement espagnol aurait envoyé le Docteur Arrieta, dont la clientèle était plutôt bourgeoise, étudier la peste du Levant sur les côtes de l’Afrique. Il y serait décédé. Le vieux peintre qui avait 23 ans de plus que son médecin lui aurait survécu 8 ans malgré ses diverses maladies.

Yves Bonnefoy.

La publication en Pléiade des Oeuvres poétiques d’Yves Bonnefoy m’ a incité à terminer de lire Goya, les peintures noires que le poète a publié chez William Blake & Co .Édit. en 2006.
Yves Bonnefoy a choisi ce tableau pour la couverture de ce livre.

« Mais est-ce seulement l’action décisive du médecin forçant son malade à boire que Goya a voulu remémorer, dans cette peinture ? Étant donné que c’était aussi, ce moment de crise, celui où il cédait à des hallucinations en risque d’être fatales, par exemple ces trois figures parfaitement effrayantes qui, derrière lui et Arrieta, occupent la profondeur de la toile, là où pourtant dans l’alcôve sombre il n’y a rien ni personne ? Effrayants, glaçants, ces visages parce qu’ils sont presque l’ordinaire figure humaine mais non sans pourtant qu’ils ne la dévastent, de par dessous cette apparence qu’ils ont, par l’effet d’un rien qui trahit, on ne sait comment mais c’est l’évidence, qu’ils émanent d’un autre monde. Á les voir, on pense aussitôt à ces créatures de l’enfer qui se resserraient autour du moribond impénitent du tableau ancien, – impénitent ? plutôt au-delà de tout choix, du simple fait de son épouvante. Et on ne peut douter que Goya, s’il a ces yeux révulsés, c’est parce que son regard est semblablement fasciné, capté, entraîné du côté de ces goules qui se masquent d’humanité pour mieux désagréger toute foi dans les valeurs et le sens. » (page 68)

« La compassion du docteur Arrieta, son intensité en cet instant absolue, n’est en rien effaçable par les tristes preuves de la matière. De celles-ci elle n’a pas tenté, illusoirement, le déni comme faisait le rêve religieux des siècles passés, elle n’a pas pour autant baissé les yeux devant leur prétention à être le tout sinistre du monde, elle est montée d’un degré, disons, dans l’escalier qui sort des ténèbres. Et ce fait, en se produisant, a suffi pour rendre à Goya surpris, bouleversé, la force de chasser de son esprit, disons à nouveau de son âme, les démons du doute et du désespoir. Il peut revivre. Il peut, comme le tableau le suggère, rouvrir les yeux, accepter de voir. » (pages 70-71)

(Merci à J. et à M.)

Charles Baudelaire

L’horloge II

Les Chinois voient l’heure dans l’œil des chats.

Un jour un missionnaire, se promenant dans la banlieue de Nankin, s’aperçut qu’il avait oublié sa montre, et demanda à un petit garçon quelle heure il était.

Le gamin du céleste Empire hésita d’abord ; puis, se ravisant, il répondit : « Je vais vous le dire ». Peu d’instants après, il reparut, tenant dans ses bras un fort gros chat, et le regardant, comme on dit, dans le blanc des yeux, il affirma sans hésiter : « Il n’est pas encore tout à fait midi. » Ce qui était vrai.

Pour moi, si je me penche vers la belle Féline, la si bien nommée, qui est à la fois l’honneur de son sexe, l’orgueil de mon cœur et le parfum de mon esprit, que ce soit la nuit, que ce soit le jour, dans la pleine lumière ou dans l’ombre opaque, au fond de ses yeux adorables je vois toujours l’heure distinctement, toujours la même, une heure vaste, solennelle, grande comme l’espace, sans divisions de minutes ni de secondes, — une heure immobile qui n’est pas marquée sur les horloges, et cependant légère comme un soupir, rapide comme un coup d’œil.

Et si quelque importun venait me déranger pendant que mon regard repose sur ce délicieux cadran, si quelque Génie malhonnête et intolérant, quelque Démon du contretemps venait me dire : « Que regardes-tu là avec tant de soin ? Que cherches-tu dans les yeux de cet être ? Y vois-tu l’heure, mortel prodigue et fainéant ? » je répondrais sans hésiter : « Oui, je vois l’heure ; il est l’Éternité ! »

N’est-ce pas, madame, que voici un madrigal vraiment méritoire, et aussi emphatique que vous-même ? En vérité, j’ai eu tant de plaisir à broder cette prétentieuse galanterie, que je ne vous demanderai rien en échange.

Le Spleen de Paris (1869).

Commentaire d’André Blanchard dans ses carnets 1988-1989. De littérature et d’eau fraîche. (septembre 1988) :

” On sait que l’oeil du chat, du fait que les Chinois y voient l’heure, inspira à Baudelaire cette splendeur : ” Oui, je vois l’heure. Il est l’éternité. ” On aimerait interpréter cette sorte d’épitaphe comme le sacre du chat, sphinx par excellence, premier des premiers à être venu sur terre, et dont les yeux furent le parchemin sur lequel sont inscrits non seulement tout le savoir depuis l’origine, mais surtout l’énigme même du monde. “

André Blanchard.

André Blanchard

La bonne nouvelle du printemps : Dominique Gaultier, directeur du Dilettante, publie un gros recueil (1008 pages) qui regroupe les carnets et chroniques d’André Blanchard qui avaient été publiés chez d’autres éditeurs : De littérature et d’eau fraîche (carnets 1988-1989), Erti, 1992 ; Messe basse (carnets 1990-1992), Erti, 1995 ; Impasse de la défense (carnets 1993-1995), Erti, 1998 ; Petites nuits (carnets 2000-2002), Maé-Erti, 2004 ; Impressions, siècle couchant (chroniques), Erti, 1998 ; Impressions, siècle couchant II (chroniques), Erti, 2001. Un grand merci à lui ! Toute l’oeuvre de cet auteur méconnu est maintenant publiée au Dilettante.

On y trouve cette lettre de l’éditeur à son auteur, décédé à Vesoul le 29 septembre 2014.

Cher André,
Voilà près de quarante ans que je frime en rappelant ce qu’est un dilettante sur tous les rabats des livres que je publie : Personne qui s’adonne à une occupation, à un art en amateur, pour son seul plaisir. Personne qui ne se fie qu’à l’impulsion de ses goûts.
Avec vous, pourtant, j’ai dérogé à cette règle : je me suis préoccupé de trésorerie plutôt que de plaisir et vous avez pâti de ma mesquinerie. En 1988, petit éditeur famélique, j’ai reçu votre premier manuscrit par la poste. J’ai été emballé, je l’ai publié. C’était un carnet de pensées, de lectures, de réflexions, de libertés, autant dire le carnet d’un dilettante. D’ailleurs c’était son titre : En dilettante. Nous le rebaptisâmes Entre chien et loup.
J’étais emballé, mais j’étais fauché, et lucide aussi, il faut bien l’avouer – des carnets, les carnets d’un inconnu… à qui diable allais-je pouvoir les fourguer ? – aussi vous ai-je demandé, à l’avenir, de songer plutôt à un roman. Vous demander un roman ! Qu’est-ce qui m’a pris ?
Vous avez essayé, je vous ai refusé et je vous ai perdu. Vous avez écrit d’autres carnets que d’autres ont publiés et que personne ou presque n’a lus. Quel dommage ! J’aurais dû vous faire confiance. Je n’aurais sans doute pas réussi beaucoup mieux sur le plan commercial, mais, du moins, vous aurais-je épargné cet humiliant refus, et à moi, le ridicule.
Aujourd’hui que je suis moins fauché grâce à des romans que je n’ai jamais eu à réclamer, je peux enfin réparer cette bévue : ce précieux volume contient tout ce que j’aurais dû éditer.
Vous n’êtes plus là pour le voir, hélas, mais je vais me battre pour vous trouver les lecteurs que vous méritez.

Pardonnez-moi, cher André, tout ce temps perdu.

Dominique Gaultier

Nota bene : lors de la réédition en 2007 de Entre chien et loup, André Blanchard évoqua, dans sa préface, ses débuts d’écrivain.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/03/14/andre-blanchard/

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/03/22/un-debut-loin-de-la-vie-carnets-1978-1986-notes-dun-dilettante-andre-blanchard/

André Blanchard, De littérature et d’eau fraîche. Carnets 1988-1989.

« Désormais, fini de jouer l’ingénu : je garde sous le boisseau mes voeux de Premier de l’an. Que la nouvelle année n’attende rien de moi. Faisons comme si nous ne connaissions pas – ce qui ne va pas être dur. Et si d’aventure nous avons à traiter affaire ensemble, il sera assez tôt pour les présentations : – 1988 ? Ah ! Enchanté ! Moi, c’est Blanchard, avec un D comme déchéance , etc. »

” Des soucis en broussaille. “

” Des lendemains qui chantent faux. “

” Le bonheur ? Chacun sait ce que cela ne veut pas dire. “

” Retomber en enfance.
– Dessine-moi une illusion.”

Pierre Bergounioux

Les oiseaux. Belopolie, 2022. Collection “Penser, décider, agir”.

« C’était le temps où les années enferment tant de choses, de sentiments, de pensées qu’elles durent, chacune, une sorte d’éternité. Et c’est lorsque, fâché contre moi-même, rembruni, j’allais reprendre ma marche que la haute, l’éclatante tirade retentissait à nouveau. Et alors, rien n’était plus pareil. Il faisait aussi sombre, aussi froid mais l’oiseau m’annonçait que les beaux jours étaient en marche, au loin. Il les voyait, lui, de la plus haute branche ou de l’antenne de télévision où il était juché. On ne l’entendrait plus de la journée mais un soir, pas forcément celui du même jour, il ratifiait sa promesse. Chaque année, j’ai passé de longs moments, accoudé à l’appui de ma fenêtre, sous les combles, à ne rien faire que l’écouter, infime point sombre d’où rayonnait le chant augural et glorieux. » (page 9)

Épilogue

” En France, le nombre d’oiseaux a chuté d’un tiers en quinze ans. Les populations d’espèces communes ont baissé de près de 28 % entre 1989 et 2021, ce qui représente 560 à 620 millions d’oiseaux disparus. En cause, la destruction des espaces naturels comme lieux de développement et d’alimentation, les pollutions liées au produits phytosanitaires, les nuisances lumineuses et sonores.” (page 31)

Arthur Rimbaud

Je lis deux courts textes de Pierre Bergounioux : Peindre aujourd’hui Philippe Cognée et Cousus ensemble, publiés chez Galilée en 2012 et 2016. Le point commun : les dessins de Philippe Cognée dont peut voir en ce moment les oeuvres au musée Bourdelle (La peinture d’après), mais aussi au musée de l’Orangerie (Contrepoint contemporain). Les citations de Bergounioux m’ont fait relire Soir historique de Rimbaud.

Amaryllis I, II et III. 2022. Templon, Paris-Bruxelles-New York.

Soir historique

En quelque soir, par exemple, que se trouve le touriste naïf, retiré de nos horreurs économiques, la main d’un maître anime le clavecin des prés ; on joue aux cartes au fond de l’étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes, on a les saintes, les voiles, et les fils d’harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant.

Il frissonne au passage des chasses et des hordes. La comédie goutte sur les tréteaux de gazon. Et l’embarras des pauvres et des faibles sur ces plans stupides !

À sa vision esclave, — l’Allemagne s’échafaude vers des lunes ; les déserts tartares s’éclairent — les révoltes anciennes grouillent dans le centre du Céleste Empire, par les escaliers et les fauteuils de rocs — un petit monde blême et plat, Afrique et Occidents, va s’édifier. Puis un ballet de mers et de nuits connues, une chimie sans valeur, et des mélodies impossibles.

La même magie bourgeoise à tous les points où la malle nous déposera ! Le plus élémentaire physicien sent qu’il n’est plus possible de se soumettre à cette atmosphère personnelle, brume de remords physiques, dont la constatation est déjà une affliction.

Non ! – Le moment de l’étuve, des mers enlevées, des embrasements souterrains, de la planète emportée, et des exterminations conséquentes, certitudes si peu malignement indiquées dans la Bible et par les Nornes et qu’il sera donné à l’être sérieux de surveiller. – Cependant ce ne sera point un effet de légende !

Les Illuminations, 1873-1875.

Manuscrit de Soir historique.

Charles Baudelaire

Charles Baudelaire. Paris, Jardin du Luxembourg (Pierre-Félix Masseau 1869-1937) 1933.

XLVIII

Anywhere out of the world

N’importe où hors du monde

Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu’il guérirait à côté de la fenêtre.
Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme.
« Dis-moi, mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d’habiter Lisbonne ? Il doit y faire chaud, et tu t’y ragaillardirais comme un lézard. Cette ville est au bord de l’eau ; on dit qu’elle est bâtie en marbre, et que le peuple y a une telle haine du végétal, qu’il arrache tous les arbres. Voilà un paysage selon ton goût ; un paysage fait avec la lumière et le minéral, et le liquide pour les réfléchir ! »
Mon âme ne répond pas.
« Puisque tu aimes tant le repos, avec le spectacle du mouvement, veux-tu venir habiter la Hollande, cette terre béatifiante ? Peut-être te divertiras-tu dans cette contrée dont tu as souvent admiré l’image dans les musées ? Que penserais-tu de Rotterdam, toi qui aimes les forêts de mats et les navires amarrés au pied des maisons? »
Mon âme reste muette.
« Batavia te sourirait peut-être davantage, nous y trouverions l’esprit de l’Europe marié à la beauté tropicale. »
Pas un mot. – Mon âme serait-elle morte ?
« En es-tu donc venue à ce point d’engourdissement que tu ne te plaises que dans ton mal ? S’il en est ainsi, fuyons vers les pays qui sont les analogies de la Mort. – Je tiens notre affaire, pauvre âme ! Nous ferons nos malles pour Tornéo. Allons plus loin encore, à l’extrême bout de la Baltique ; encore plus loin de la vie, si c’est possible ; installons-nous au pôle. Là le soleil ne frise qu’obliquement la terre, et les lentes alternatives de la lumière et de la nuit suppriment la variété et augmentent la monotonie, cette moitié du néant. Là, nous pourrons prendre de longs bains de ténèbres cependant que, pour nous divertir les aurores boréales nous enverrons de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d’un feu d’artifice de l’Enfer ! »
Enfin, mon âme fait explosion et sagement elle me crie : « N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde ! »

Revue nationale et étrangère, 28 septembre 1867.

Petits poèmes en prose. Le Spleen de Paris. 1869.

Baudelaire (Auguste Rodin). Bronze 1898. Collection privée.

1869.https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-philosophie/baudelaire-anywhere-out-of-the-world-4242005

Saint-John Perse – Sandrine Expilly

Exposition du 13 avril au 15 juillet 2023 à la Galerie Gallimard, 30-32 rue de l’Université 75007- Paris.

Insulaire sur les traces de Saint-John Perse. Sandrine Expilly photographies.

Saint-John Perse (Alexis Leger) est né à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe) le 31 mai 1887. Il s’installe au lieu-dit La Polynésie, sur la Presqu’île de Giens (Var), en 1957. « Je viens d’habiter presque un absolu », dit-il dans une lettre à Mina Curtiss, l’amie américaine, la riche mécène qui a acheté pour lui une villa face à la mer, Les Vigneaux. Le poète y retrouve des parfums, un ciel, une terre qui lui rappellent son île natale. Cette presqu’île méditerranéenne sera à l’origine de ses dernières oeuvres. Le poète a reçu le Prix Nobel de Littérature en 1960. Il est mort le 20 septembre 1975 et est enterré sur la presqu’île de Giens.

Pourpre 3 (Sandrine Expilly).

La photographe Sandrine Expilly connaît ce lieu depuis son enfance :
« Je connais presque par coeur ce bout de terre à l’extrême-sud du Var, il ressemble à un navire tourné vers le large et m’emmène chaque fois vers un ailleurs. Lorsque j’ai découvert la poésie de Saint-John Perse, je me suis laissée emmener par ses mots et son souffle poétique. Plusieurs années durant j’ai tourné autour de la maison où il avait vécu, tenté de suivre ses traces, deviné et imaginé ses pas sur la presqu’île. Dans cette série photographique, je questionne la frontière entre terre et mer, entre paysage réel et onirique. Parallèlement je collecte des morceaux de bois trouvés le long du sentier du littoral, fabrique différents fusains et j’interviens sur les paysages documentaires. J’utilise la matière naturelle du lieu afin d’apposer à mon tour ma propre trace ».

Vents, 1946. NRF Poésie/Gallimard n°36, 1968.

On peut lire les Lettres à une dame d’Amérique, Mina Curtiss (1951-1973). Édition de Mireille Sacotte (éd.), Les Cahiers de la NRF, série Saint-John Perse, n°16, Gallimard 2003.

Gérard Guégan – Sonia Mossé 1917 – 1943

J’ai enfin pu acheter à la librairie L’Écume des Pages (174 boulevard Saint-Germain. Paris, VI) le récit de Gérard Guégan, Sonia Mossé, une reine sans couronne. Collection champ libre. Les Editions Le Clos Jouve. 4 rue Perron. 69004 Lyon. le livre était introuvable dans les autres librairies de Paris.

J’ai suivi et lu ses dernière publications

  • Fontenoy ne reviendra plus, Stock, 2011.
  • Appelle-moi Stendhal, Stock, 2013.
  • Qui dira la souffrance d’Aragon ? Stock, 2015.
  • Tout a une fin, Drieu, Gallimard, 2016.
  • Hemingway, Hammett, dernière, Gallimard, 2017.
  • Nikolaï – le bolchevik amoureux, Éditions Vagabonde, 2019.
  • Fraenkel, un éclair dans la nuit, Éditions de l’Olivier, 2021.

Ce dernier livre m’avait beaucoup intéressé puisqu’il mettait magnifiquement en lumière la vie extraordinaire de Théodore Fraenkel, médecin et ami d’André Breton, Jacques Vaché, Louis Aragon, Philippe Soupault, Tristan Tzara, Robert Desnos etc.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/02/23/theodore-fraenkel-1896-1964/

Nusch Éluard et Sonia Mossé (Man Ray), 1935.

Sonia Mossé est, elle, bien moins connue, mais sa brève vie est passionnante et tragique.

Elle est née le 27 août 1917 à Paris (XIV arrondissement). Elle est morte le 30 mars 1943 au Camp de concentration de Sobibór, en Pologne. Elle allait avoir 27 ans.

Sa famille juive est originaire d’Orange (Comtat Venaissin). Les « juifs du pape » vivaient là depuis le XIII ème siècle.

Ses parents sont Emmanuel Mossé (1876-1963), avocat à la cour d’appel de Paris et Natasza Goldfain ( Vilnius, Lituanie 1890-? ). Elle a une demi-sœur, Esther Levine (1906 -1943), et un demi-frère, Jean Joseph Mossé (1908-1995)

Sonia Mossé est actrice, modèle, décoratrice, dessinatrice. Elle a inspiré de nombreux photographes et peintres de son époque.

En avril-mai 1935, elle joue dans Les Cenci, une pièce de théâtre d’Antonin Artaud, adaptée de la tragédie de Shelley. Elle été créée au Théâtre des Folies-Wagram avec des décors et costumes de Balthus . En mars 1937, Jean-Louis Barrault met en scène Numance de Miguel de Cervantès au Théâtre Antoine avec des décors et costumes d’André Masson. Sonia Mossé y tient le rôle de Renommée.

Elle est proche du mouvement surréaliste, d’André Breton et surtout de Paul Éluard, Sa beauté blonde inspire les photographes (Man Ray, Dora Maar, Juliette Lasserre, Otto Wols) et les peintres (Alberto Giacometti, Balthus, André Derain). Son amitié avec Nusch Éluard est immortalisée par le célèbre portrait de Man Ray de 1935.

Pour gagner sa vie, elle dessine des bijoux pour Hermès et travaille pour la haute couture.

En 1938, elle participe à l’Exposition internationale du surréalisme à Paris (17 janvier-24 février. Galerie des Beaux-Arts de Georges Wildenstein, rue du Faubourg-Saint-Honoré). Elle crée un mannequin féminin, exposé avec ceux d’André Breton, André Masson, Yves Tanguy, Jean Arp, Wolfgang Paalen, Marcel Duchamp et Salvador Dalí.

Fin 1938, elle inaugure le cabaret-théâtre Chez Agnès Capri avec la chanteuse et actrice Agnès Capri (Sophia Rose Fridman 1907-1976) et l’actrice Michele Lahaye (1911-1979) qui a eu l’idée du projet. Elles sont soutenues par Francis Picabia, Max Ernst, Alberto Giacometti, Jean Cocteau, Balthus, André Derain, Louis Marcoussis et Moïse Kisling qui fournissent des peintures et des dessins pour les financer. L’intérieur du cabaret est conçu par Sonia Mossé.

Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate et que Paris est occupé par les troupes allemandes, le cabaret ferme ses portes. Sonia Mossé refuse de porter l’étoile jaune et de se faire recenser, mais continue de fréquenter les cafés interdits aux citoyens juifs. Elle est dénoncée et arrêtée avec sa soeur en février 1943 à leur domicile, 104 rue du Bac à Paris par la police du commissaire Charles Permilleux, responsable des Affaires juives, rattaché à la Police Judiciaire. Toutes deux sont internées au camp de Drancy, près de Paris, puis déportées le 25 mars 1943 dans le convoi 53 vers le camp d’extermination polonais de Sobibór. Dans ce convoi, il y avait 1008 personnes, dont 118 enfants. Á la Libération, il n’y aura que 5 rescapés. On peut affirmer qu’elles ont été gazées le jour même de leur arrivée, le 28 mars 1943 ou le lendemain.

Sonia Mossé (Juliette Lasserre 1907-2007), vers 1937.
 

Robert Desnos

Robert Desnos chez lui, 19 rue Mazarine, Paris VI. 1942.

Le grand poète et résistant Robert Desnos est toujours d’actualité. Seghers vient de publier quatre-vingt-six textes inédits sous le titre Poèmes de minuit, inédits 1936-1940 . Il ont été écrits essentiellement en 1936 et 1937. Le poète passe alors sa journée à créer des émissions et des slogans publicitaires pour Radio Luxembourg et le Poste parisien. La nuit, il se fixe une règle : ne pas dormir avant d’avoir rédigé un poème. Il les reprend en 1940, en intègre certains dans Fortunes (Gallimard, 1942) et Etat de veille (Pour mes amis – Robert J. Godet, 1943). Les quatre-vingt-six autres sont restés ignorés jusqu’à la vente aux enchères, à l’Hôtel Drouot, en ­octobre 2020, de la bibliothèque de Geneviève et Jean-Paul Kahn, un couple de collectionneurs. Les quatre cahiers de Robert Desnos ont été achetés pour 13 000 euros par un autre bibliophile, Jacques Letertre.

https://www.hotelslitteraires.fr/2021/08/06/quatre-cahiers-de-123-poemes-autographes-de-robert-desnos-dont-85-inedits-par-jacques-letertre/

Quatre cahiers de poèmes autographes inédits de Desnos, 1940. Société des Hôtels Littéraires.

A l’époque où il recopie ces poèmes, Robert Desnos rejoint le quotidien Aujourd’hui, créé par Henri Jeanson en juin 1940. Le premier numéro paraît le 10 septembre 1940. En novembre 1940, les autorités allemandes somment le directeur d’Aujourd’hui de prendre publiquement position contre les Juifs et en faveur de la politique de collaboration. Henri Jeanson démissionne et le journaliste Georges Suarez lui succède. Il sera fusillé en novembre 1944. Desnos reste à son poste. Il collecte des renseignements jusqu’en 1944 pour le réseau de résistance Agir. Dénoncé, il est arrêté par la Gestapo le 22 février 1944. Il connaît la prison de Fresnes, puis le camp de Compiègne. Il est déporté le 27 avril 1944 à Auschwitz, Buchenwald, Flossenbürg, Flöha, puis Theresienstadt (Tchécoslovaquie). Il survit aux marches de la mort, mais meurt du typhus le 8 juin 1945. Il n’avait pas 45 ans.

Trois poèmes de ce recueil :

19/04/1936

Ange blanc
Le plafond n’intercepte pas le ciel
Il le remplace
Seulement le plafond c’est plus sûr que le ciel qui n’est rien
Et je ne souhaite le ciel à aucun homme
tandis que je souhaite à chacun de mes amis
Je souhaite à tous les hommes
un plafond au-dessus de leur lit.

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29/03/1936

Bois brûlé
Bois brisé
Le printemps sent l’incendie
J’abolis toutes les armes fanées
Je pose mon pied sur aujourd’hui
Tout m’est joie jusqu’au simple fait de respirer
De sentir l’air pénétrer dans mes poumons
Tout m’est joie même de m’indigner
Contre l’injustice la sottise la méchanceté
Tout m’est joie
Et surtout de savoir que j’ai raison
Et d’avoir de l’affection
Pour d’autres hommes.

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08/02/1936

Gaieté si chèrement gagnée
Amitiés trahies
Paysages enfuis
Pavés brisés à coups de talons
Pluies d’orages
Mais je te tiens gaieté à la gorge
Et si tu meurs ce sera de rire
La chanson molle
S’étire au long des avenues.
J’imagine une pelouse d’herbe tendre
isolée au milieu d’une forêt
Couché sur cette pelouse
Sur le dos
Rire aux anges
Aux anges je vous demande un peu
En regardant passer dans le ciel bleu
les jolis nuages blancs


Lettre adressée à Youki, le 15 juillet 1944, depuis le camp de Flöha.

Mon Amour,

Notre souffrance serait intolérable si nous ne pouvions la considérer comme une maladie passagère et sentimentale. Nos retrouvailles embelliront notre vie pour au moins trente ans.
De mon côté, je prends une bonne gorgée de jeunesse, je reviendrai rempli d’amour et de forces ! Pendant le travail un anniversaire, mon anniversaire fut l’occasion d’une longue pensée pour toi. Cette lettre parviendra-t-elle à temps pour ton anniversaire ? J’aurais voulu t’offrir 100 000 cigarettes blondes, douze robes des grands couturiers, l’appartement de la rue de Seine, une automobile, la petite maison de la forêt de Compiègne, celle de Belle-Isle et un petit bouquet à quatre sous. En mon absence achète toujours les fleurs, je te les rembourserai. Le reste, je te le promets pour plus tard.

Mais avant toute chose bois une bouteille de bon vin et pense à moi. J’espère que nos amis ne te laisseront pas seule ce jour. Je les remercie de leur dévouement et de leur courage. J’ai reçu il y a une huitaine de jours un paquet de J.-L. Barrault. Embrasse-le ainsi que Madeleine Renaud, ce paquet me prouve que ma lettre est arrivée. Je n’ai pas reçu de réponse, je l’attends chaque jour. Embrasse toute la famille, Lucienne, Tante Juliette, Georges. Si tu rencontres le frère de Passeur, adresse-lui toutes mes amitiés et demande-lui s’il ne connaît personne qui puisse te venir en aide. Que deviennent mes livres à l’impression ? J’ai beaucoup d’idées de poèmes et de romans. Je regrette de n’avoir ni la liberté ni le temps de les écrire. Tu peux cependant dire à Gallimard que dans les trois mois qui suivront mon retour, il recevra le manuscrit d’un roman d’amour d’un genre tout nouveau.

Je termine cette lettre pour aujourd’hui.

Aujourd’hui 15 juillet, je reçois quatre lettres, de Barrault, de Julia, du Dr Benêt et de Daniel. Remercie-les et excuse-moi de ne pas répondre. Je n’ai droit qu’à une lettre par mois. Toujours rien de ta main, mais ils me donnent des nouvelles de toi ; ce sera pour la prochaine fois. J’espère que cette lettre est notre vie à venir. Mon amour, je t’embrasse aussi tendrement que l’honorabilité l’admet dans une lettre qui passera par la censure. Mille baisers. As-tu reçu le coffret que j’ai envoyé à l’hôtel de Compiègne ?

Robert

Henri Matisse – Charles Baudelaire

Henri Matisse (Man Ray) 1922. Paris, Centre Pompidou.

Le peintre passe l’été 1895 en Bretagne, à Beuzec-Cap-Sizun, sur la côte nord du Cap Sizun, donnant sur la baie de Douarnenez, avec son ami d’atelier, Émile Wéry. Sur un carnet préparatoire à l’un de ses voyages, il retranscrit deux poèmes de Baudelaire, L’idéal et Les phares. il retourne en Bretagne les deux étés suivants.

XVIII. L’Idéal

Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes,
Produits avariés, nés d’un siècle vaurien,
Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes,
Qui sauront satisfaire un coeur comme le mien.

Je laisse à Gavarni, poète des chloroses,
Son troupeau gazouillant de beautés d’hôpital,
Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses
Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.

Ce qu’il faut à ce coeur profond comme un abîme,
C’est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime,
Rêve d’Eschyle éclos au climat des autans ;

Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel-Ange,
Qui tors paisiblement dans une pose étrange
Tes appas façonnés aux bouches des Titans !

VI. Les Phares

Rubens, fleuve d’oubli, jardin de la paresse,
Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer,
Mais où la vie afflue et s’agite sans cesse,
Comme l’air dans le ciel et la mer dans la mer ;

Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,
où des anges charmants, avec un doux souris
Tout chargé de mystère, apparaissent à l’ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ;

Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,
Et d’un grand crucifix décoré seulement,
où la prière en pleurs s’exhale des ordures,
Et d’un rayon d’hiver traversé brusquement ;

Michel-Ange, lieu vague où l’on voit des Hercules
Se mêler à des Christs, et se lever tout droits
Des fantômes puissants qui dans les crépuscules
Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ;

Colères de boxeur, impudences de faune,
Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,
Grand coeur gonflé d’orgueil, homme débile et jaune,
Puget, mélancolique empereur des forçats ;

Watteau, ce carnaval où bien des coeurs illustres,
Comme des papillons, errent en flamboyant,
Décors frais et légers éclairés par des lustres
Qui versent la folie à ce bal tournoyant ;

Goya, cauchemar plein de choses inconnues,
De foetus qu’on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir et d’enfants toutes nues,
Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;

Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
où sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;

Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes;
C’est pour les coeurs mortels un divin opium !

C’est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C’est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !

Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !

Les Fleurs du Mal, 1857.

Ses modèles sont donc alors : Rubens, Léonard de Vinci, Rembrandt, Michel-Ange, Puget, Watteau, Goya, Delacroix… A Paris, il visite en novembre 1895 la première exposition consacrée à Paul Cézanne, à la galerie d’Ambroise Vollard. Le jeune homme au gilet rouge le marque particulièrement. Comme pour Picasso, Cézanne c’est le patron. « Il était notre père à tous », confie le peintre espagnol à son ami Brassaï, évoquant l’influence exercée par Cézanne sur toute la génération ( Gauguin, Braque, Derain, Matisse ) dont il fait partie. Il ajoute même que Cézanne a été son « seul et unique maître ».

Le Garçon au gilet rouge (Paul Cézanne). 1888-90. Zürich, Collection Emil G. Bührle.