Julien Gracq – Francisco de Goya

Relecture de Julien Gracq après l’exposition à la BnF : Le Roi Cophetua in La Presqu’île, 1970. J’ai emprunté à la médiathèque le DVD Rendez-vous à Bray d’André Delvaux, film sorti en 1971 que je veux revoir. 90′. Photographie : Ghislain Cloquet. Distribution : Anna Karina, Bulle Ogier, Mathieu Carrière, Roger Van Hool, Martine Sarcey, Pierre Vernier, Bobby Lapointe, Jean Bouise, Nella Bielski…Prix Louis-Delluc 1971.

Mala noche (Francisco de Goya) (Caprichos n°36)

« La mala noche… Le mot me traversa l’esprit et y fit tout à coup un sillage éveillé. Dans la pénombre vacillante des bougies, les images y glissaient sans résistance ; brusquement le souvenir de la gravure de Goya se referma sur moi. Sur le fond opaque, couleur de mine de plomb, de la nuit de tempête qui les apporte, on y voit deux femmes : une forme noire, une forme blanche. Que se passe-t-il sur cette lande perdue, au fond de cette nuit sans lune : sabbat – enlèvement – infanticide ? Tout le côté clandestin, litigieux, du rendez-vous de nuit s’embusque dans les lourdes jupes ballonnées de voleuses d’enfants de la silhouette noire, dans son visage ombré, mongol et clos, aux lourdes paupières obliques. Mais la lumière de chaux vive qui découpe sur la nuit la silhouette blanche, le vent fou qui retrousse jusqu’aux reins le jupon clair sur des jambes parfaites, qui fait claquer le voile comme un drapeau et dessine en les encapuchonnant les contours d’une épaule, d’une tête charmante, sont tout entiers ceux du désir. Le visage enfoui, tourné du côté de la nuit, regarde quelque chose qu’on ne voit pas ; la posture est celle indifféremment de l’effroi, de la fascination ou de la stupeur. Il y a l’anonymat sauvage du désir, et il y a quelque tentation pire dans cette silhouette troussée et flagellée, où triomphe on ne sait quelle élégance perdue, dans ce vent brutal qui plaque la voile sur les yeux et la bouche et dénude les cuisses. » (Le Roi Cophetua in La Presqu’île. Julien Gracq, Oeuvres complètes II. Bibliothèque de la Pléiade, NRF, Gallimard. 1995. Pages 504 et 505.)

Notice Wikipédia :

L’eau-forte Mala Noche est une gravure de la série Los Caprichos (1799) de Francisco de Goya. Elle porte le numéro 36 dans la série des 80 gravures.

Interprétations

Il existe divers manuscrits contemporains qui expliquent les planches des Caprichos. Celui qui se trouve au Musée du Prado est considéré comme un autographe de Goya, mais semble plutôt chercher à dissimuler et à trouver un sens moralisateur qui masque le sens plus risqué pour l’auteur. Deux autres, celui qui appartient à Ayala et celui qui se trouve à la Bibliothèque nationale, soulignent la signification plus décapante des planches.

  • Explication de cette gravure dans le manuscrit du Musée du Prado :
    A estos trabajos se exponen las niñas pindongas, que no se quieren estar en casa.
    (A de tels déboires s’exposent les jeunes filles qui traînent dans les rues et qui ne veulent pas rester à la maison.)
  • Manuscrit de Ayala :
    Malo anda el negocio, cuando el viento y no el dinero levanta las sayas a las buenas mozas.
    (Le commerce marche mal quand c’est le vent et non l’argent qui lève les jupes des bonnes jeunes filles).
  • Manuscrit de la Bibliothèque nationale :
    Noche de viento recio, mala para las putas. (Nuit de vent impétueux, mauvais pour les putes).

L’estampe, qui provient de l’Album B, mesure 214 × 152 mm sur une feuille de papier de 306 × 201 mm. Goya a utilisé l’eau-forte et l’aquatinte.

Le second dessin préparatoire (1796-1797) est à la plume et à l’encre de noix de galle. En haut, il porte au crayon l’inscription 22. En bas, on trouve l’inscription : Viento / Si ay culpa en la escena la tiene / el trage (Vent. S’il y a un responsable pour la scène, c’est/le vêtement). À gauche de cette inscription, à la plume : XXXVI. Le second dessin préparatoire mesure 240 × 165 mm.

Mala noche. (Francisco de Goya). Dibujo nº81. Album B preparatorio. Capricho n°36.
Mala noche. (Francsco de Goya). Dibujo preparatorio. Capricho n° 36.

La description que le narrateur dans la nouvelle de Julien Gracq donne de la gravure est fidèle, mais son interprétation des personnages et de leurs attitudes renvoie au coeur du récit et en augmente l’ambiguïté. Jean-Louis Leutrat dans un article du Cahier de L’Herne (La Reine au jardin, L’Herne, 1972 ; réédition Le Livre de poche, page 376) suit la présence de la femme blanche dans l’oeuvre de l’auteur du Rivage des Syrtes. ” La scène de l’attente et de la rencontre d’une femme (vêtue de blanc) gouverne l’imagination de J.Gracq. ” (page 363). Il signale que le blanc est la couleur de la sensualité.

Philippe Jaccottet

Philippe Jaccottet, décembre 1990 (Despatin et Gobeli).

Les larmes quelquefois montent aux yeux
comme d’une source,
elles sont la brume sur les lacs,
un trouble du jour intérieur,
une eau que la peine a salée.

La seule grâce à demander aux dieux lointains,
aux dieux muets, aveugles, détournés,
à ces fuyards,
ne serait-elle pas que toute larme répandue
sur le visage proche
dans l’invisible terre fît germer
un blé inépuisable ?

A la lumière d’hiver, Gallimard, 1977. NRF, Bibliothèque de la Pléiade, 2014. Page 579.

(Poème relu sur Twitter. Henri)

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/02/25/philippe-jaccottet-2/

Collection Poésie/Gallimard (n° 277), Gallimard, 1994.

Julien Gracq

Portrait de Julien Gracq (Claudine Gueniot). Vers 1970. Paris, BnF, département des Estampes et de la photographie.

On peut voir du 11 juillet au 3 septembre 2023 à la Bibliothèque nationale de France, site François Mitterrand (Galerie des donateurs), Paris XIII, l’exposition Julien Gracq, La forme d’une oeuvre. Entrée libre.

“J’ai envie d’être avec le lecteur comme avec quelqu’un à qui on pose la main sur l’épaule.” (Julien Gracq)

Présentation sur le site de la BnF : https://www.bnf.fr/fr/agenda/julien-gracq-la-forme-dune-oeuvre.

La BnF célèbre Julien Gracq, l’une des figures les plus marquantes de la littérature du XXe siècle, en exposant pour la première fois les manuscrits qu’il lui légua à sa mort en 2007. Témoignages émouvants de la fabrique d’une œuvre exigeante, les manuscrits littéraires de Julien Gracq sont présentés aux côtés de photographies, de gravures, d’articles et même de ses cahiers d’écolier… Une centaine de pièces – dont certaines sont commentées par des personnalités qui ont lu ou connu Gracq – permettent ainsi de (re)découvrir un écrivain à l’écart des modes, affranchi des prescriptions de l’opinion, qui refusa le prix Goncourt 1951 pour Le Rivage des Syrtes et qui n’a jamais admis pour son art que trois impératifs : la liberté, la qualité et l’intégrité.

L’exposition en bref

À sa mort en 2007, Julien Gracq a légué à la Bibliothèque nationale de France l’ensemble de ses manuscrits, depuis les copies autographes d’Au château d’Argol jusqu’aux textes encore inédits et dont quelques-uns ont depuis été publiés sous les titres Manuscrits de guerre (2011), Terres du couchant (2014), Nœuds de vie (2021) et La Maison (2023).

Ce fonds exceptionnel, qui compte environ quinze mille pages manuscrites, n’a jamais été montré jusqu’à aujourd’hui. Gracq lui-même n’était « pas partisan de faire à l’invité visiter les cuisines ». Sans doute pressentait-il malgré tout l’intérêt que l’on pouvait trouver à ses manuscrits, puisqu’il les a conservés et légués à la BnF. « Vrais restes matériels d’un écrivain », ces manuscrits témoignent de son travail en cours, tel qu’il prend forme sous sa plume. Les différents états (brouillons raturés, copies corrigées, mises au net minutieusement écrites) de romans comme Le Rivage des Syrtes (1951) ou Un balcon en forêt (1958) côtoient dans l’exposition ceux de fragments choisis et organisés parus dans les livres critiques comme Lettrines (1967) ou En lisant en écrivant (1980). On y découvre également les carnets de notes qui accompagnaient l’écrivain dans ses périples géographiques et le manuscrit de La Maison, le dernier inédit en date de Gracq, paru le 30 mars 2023.

C’est la fabrique d’une des œuvres majeures de la littérature du XXe siècle que donne à voir l’exposition de la BnF. L’exposition est conçue comme une introduction à l’œuvre de Gracq et voudrait inciter à rouvrir ses livres. Pour mettre au cœur de l’exposition la relation au lecteur, la Bibliothèque a proposé à Pierre Bergounioux, Aurélien Bellanger, Anne Quefélec, Emmanuel Ruben, Maylis de Kerangal, Pierre Jourde ainsi qu’aux successeurs de l’éditeur José Corti, Marie de Quatrebarbes et Maël Guesdon, de commenter, par écrit ou sous forme audiovisuelle, l’une des œuvres de « l’ermite de Saint-Florent-le-Vieil », illustrant ainsi ce que l’on «gagne» à marcher sur le « grand chemin » de Julien Gracq.

La pianiste Anne Quéffelec parle de Julien Gracq. Elle évoque l’amitié qui unissait son père, Henri Queffélec, et Louis Poirier. Leur rencontre sur les bancs de l’École Normale Supérieure va les mener jusqu’à Budapest, où ils passent les mois de juillet et d’août 1931. Ils sont reçus au collège Eörvös, réplique hongroise de l’ENS. C’est Henri Queffélec qui provoque la rencontre du futur Julien Gracq avec la Bretagne. En effet, il va passer huit jours chez lui, à Brest, fin septembre 1931.

https://essentiels.bnf.fr/fr/video/c511e9f6-9f03-4ffa-867f-bb1b4718d952-pianiste-anne-queffelec-nous-parle-julien-gracq

Notules (Julien Gracq) Cahiers tenus à partir de 1954, interdits de consultation jusqu’en 2027. Paris, BnF, départements des manuscrits.

Julien Gracq à la BNF : vers le point de fuite (Pierre-Edouard Peillon) (Le Monde des Livres, 16 juillet 2023)

https://www.lemonde.fr/livres/article/2023/07/16/julien-gracq-a-la-bnf-vers-le-point-de-fuite_6182192_3260.html

Manuscrit d’Au château d’Argol. Paris, BnF.

Francisco de Goya – Yves Bonnefoy

Goya atendido por el doctor Arrieta, 1820.

Goya et son médecin (ou Goya soigné par le docteur Arrieta (Goya atendido por el doctor Arrieta). Il s’agit d’un tableau peint par Francisco de Goya (1746-1828) en 1820. Il se trouve au Minneapolis Institute of Art (Minnesota). 117 x 79 cm.

Cette oeuvre reflète la grave maladie dont a souffert le peintre à 73 ans, entre novembre 1819 et 1820, On n’en connaît pas la cause, mais son médecin lui a sauvé la vie. Certains spécialistes parlent d’une maladie vasculaire cérébrale (athérome généralisé sur fond de crise d’insuffisance vasculaire cérébrale), d’autres d’une maladie infectieuse (fièvre typhoïde). Les symptômes : céphalée, fièvre élevée, délires et paralysie partielle. Le docteur Eugenio José García Arrieta (1770 – 1820 ?) semble lui administrer de la valériane.

Au pied de l’œuvre, une note, probablement autographe, nous explique :
« Goya agradecido, á su amigo Arrieta: por el acierto y esmero con qe le salvo la vida en su aguda y peligrosa enfermedad, padecida á fines del año 1819, a los setenta y tres de su edad. Lo pintó en 1820. »
« Goya reconnaissant, à son ami Arrieta : pour la compétence ingénieuse et le dévouement avec lesquelles il lui a sauvé la vie au cours de l’intense et dangereuse maladie, dont il a souffert fin 1819, à l’âge de soixante-treize ans. Il l’a peint en 1820. »

Les critiques interprètent ce tableau comme une sorte d’ex-voto pour son médecin. Il pourrait être conçu comme une Pietà laïque. Á la place habituelle de Jésus-Christ se trouve un Goya mourant, et le médecin fait office d’ange protecteur.

La vie du peintre est suspendue, comme par un fil. Il n’a presque plus de force ni de conscience. Sa tête est renversée vers l’arrière et repose sur l’épaule de son ami. Les traits de son visage sont rendus de façon spectaculaire : la bouche légèrement ouverte, le regard perdu. Ses mains s’agrippent aux vêtements qui le couvrent. Il s’accroche à la vie. La couleur et l’éclairage créent un contraste entre les tons du visage de Goya et ceux de son médecin. La robe de chambre de l’artiste est d’un blanc éclatant, comme le drap, ce qui accentue le caractère dramatique de la scène. L’utilisation de la lumière renvoie aux tableaux de Rembrandt. Pour Goya, Vélasquez et Rembrandt sont les maîtres absolus.

Les personnages sont proches du spectateur. À l’arrière-plan, on peut remarquer la silhouette de femmes, interprétées comme Les Moires (ou Parques dans la mythologie romaine), divinités maîtresses de la destinée humaine. Ces visages étranges reflètent le monde inquiétant des ombres qui hante l’artiste aragonais à cette période. Elles rappellent les Peintures noires qu’il va peindre sur les murs de sa maison de campagne des environs de Madrid (La Quinta del Sordo) de 1819 à 1823.

Le tableau nous présente un thème caractéristique du xix ème siècle : l’admiration pour la science. Dans ce cas, il n’y a pas d’intervention chrétienne ou de miracle religieux, mais plutôt le reflet de la sagesse et de la science que représente le docteur Arrieta. Goya s’écarte des satires contre les médecins, courantes à l’époque ( et que lui-même a traité dans les Caprices de 1799). Goya, ce géant de la peinture, est à l’origine de l’art moderne.

En 1820, le gouvernement espagnol aurait envoyé le Docteur Arrieta, dont la clientèle était plutôt bourgeoise, étudier la peste du Levant sur les côtes de l’Afrique. Il y serait décédé. Le vieux peintre qui avait 23 ans de plus que son médecin lui aurait survécu 8 ans malgré ses diverses maladies.

Yves Bonnefoy.

La publication en Pléiade des Oeuvres poétiques d’Yves Bonnefoy m’ a incité à terminer de lire Goya, les peintures noires que le poète a publié chez William Blake & Co .Édit. en 2006.
Yves Bonnefoy a choisi ce tableau pour la couverture de ce livre.

« Mais est-ce seulement l’action décisive du médecin forçant son malade à boire que Goya a voulu remémorer, dans cette peinture ? Étant donné que c’était aussi, ce moment de crise, celui où il cédait à des hallucinations en risque d’être fatales, par exemple ces trois figures parfaitement effrayantes qui, derrière lui et Arrieta, occupent la profondeur de la toile, là où pourtant dans l’alcôve sombre il n’y a rien ni personne ? Effrayants, glaçants, ces visages parce qu’ils sont presque l’ordinaire figure humaine mais non sans pourtant qu’ils ne la dévastent, de par dessous cette apparence qu’ils ont, par l’effet d’un rien qui trahit, on ne sait comment mais c’est l’évidence, qu’ils émanent d’un autre monde. Á les voir, on pense aussitôt à ces créatures de l’enfer qui se resserraient autour du moribond impénitent du tableau ancien, – impénitent ? plutôt au-delà de tout choix, du simple fait de son épouvante. Et on ne peut douter que Goya, s’il a ces yeux révulsés, c’est parce que son regard est semblablement fasciné, capté, entraîné du côté de ces goules qui se masquent d’humanité pour mieux désagréger toute foi dans les valeurs et le sens. » (page 68)

« La compassion du docteur Arrieta, son intensité en cet instant absolue, n’est en rien effaçable par les tristes preuves de la matière. De celles-ci elle n’a pas tenté, illusoirement, le déni comme faisait le rêve religieux des siècles passés, elle n’a pas pour autant baissé les yeux devant leur prétention à être le tout sinistre du monde, elle est montée d’un degré, disons, dans l’escalier qui sort des ténèbres. Et ce fait, en se produisant, a suffi pour rendre à Goya surpris, bouleversé, la force de chasser de son esprit, disons à nouveau de son âme, les démons du doute et du désespoir. Il peut revivre. Il peut, comme le tableau le suggère, rouvrir les yeux, accepter de voir. » (pages 70-71)

(Merci à J. et à M.)

Charles Baudelaire

L’horloge II

Les Chinois voient l’heure dans l’œil des chats.

Un jour un missionnaire, se promenant dans la banlieue de Nankin, s’aperçut qu’il avait oublié sa montre, et demanda à un petit garçon quelle heure il était.

Le gamin du céleste Empire hésita d’abord ; puis, se ravisant, il répondit : « Je vais vous le dire ». Peu d’instants après, il reparut, tenant dans ses bras un fort gros chat, et le regardant, comme on dit, dans le blanc des yeux, il affirma sans hésiter : « Il n’est pas encore tout à fait midi. » Ce qui était vrai.

Pour moi, si je me penche vers la belle Féline, la si bien nommée, qui est à la fois l’honneur de son sexe, l’orgueil de mon cœur et le parfum de mon esprit, que ce soit la nuit, que ce soit le jour, dans la pleine lumière ou dans l’ombre opaque, au fond de ses yeux adorables je vois toujours l’heure distinctement, toujours la même, une heure vaste, solennelle, grande comme l’espace, sans divisions de minutes ni de secondes, — une heure immobile qui n’est pas marquée sur les horloges, et cependant légère comme un soupir, rapide comme un coup d’œil.

Et si quelque importun venait me déranger pendant que mon regard repose sur ce délicieux cadran, si quelque Génie malhonnête et intolérant, quelque Démon du contretemps venait me dire : « Que regardes-tu là avec tant de soin ? Que cherches-tu dans les yeux de cet être ? Y vois-tu l’heure, mortel prodigue et fainéant ? » je répondrais sans hésiter : « Oui, je vois l’heure ; il est l’Éternité ! »

N’est-ce pas, madame, que voici un madrigal vraiment méritoire, et aussi emphatique que vous-même ? En vérité, j’ai eu tant de plaisir à broder cette prétentieuse galanterie, que je ne vous demanderai rien en échange.

Le Spleen de Paris (1869).

Commentaire d’André Blanchard dans ses carnets 1988-1989. De littérature et d’eau fraîche. (septembre 1988) :

” On sait que l’oeil du chat, du fait que les Chinois y voient l’heure, inspira à Baudelaire cette splendeur : ” Oui, je vois l’heure. Il est l’éternité. ” On aimerait interpréter cette sorte d’épitaphe comme le sacre du chat, sphinx par excellence, premier des premiers à être venu sur terre, et dont les yeux furent le parchemin sur lequel sont inscrits non seulement tout le savoir depuis l’origine, mais surtout l’énigme même du monde. “

André Blanchard.

André Blanchard

La bonne nouvelle du printemps : Dominique Gaultier, directeur du Dilettante, publie un gros recueil (1008 pages) qui regroupe les carnets et chroniques d’André Blanchard qui avaient été publiés chez d’autres éditeurs : De littérature et d’eau fraîche (carnets 1988-1989), Erti, 1992 ; Messe basse (carnets 1990-1992), Erti, 1995 ; Impasse de la défense (carnets 1993-1995), Erti, 1998 ; Petites nuits (carnets 2000-2002), Maé-Erti, 2004 ; Impressions, siècle couchant (chroniques), Erti, 1998 ; Impressions, siècle couchant II (chroniques), Erti, 2001. Un grand merci à lui ! Toute l’oeuvre de cet auteur méconnu est maintenant publiée au Dilettante.

On y trouve cette lettre de l’éditeur à son auteur, décédé à Vesoul le 29 septembre 2014.

Cher André,
Voilà près de quarante ans que je frime en rappelant ce qu’est un dilettante sur tous les rabats des livres que je publie : Personne qui s’adonne à une occupation, à un art en amateur, pour son seul plaisir. Personne qui ne se fie qu’à l’impulsion de ses goûts.
Avec vous, pourtant, j’ai dérogé à cette règle : je me suis préoccupé de trésorerie plutôt que de plaisir et vous avez pâti de ma mesquinerie. En 1988, petit éditeur famélique, j’ai reçu votre premier manuscrit par la poste. J’ai été emballé, je l’ai publié. C’était un carnet de pensées, de lectures, de réflexions, de libertés, autant dire le carnet d’un dilettante. D’ailleurs c’était son titre : En dilettante. Nous le rebaptisâmes Entre chien et loup.
J’étais emballé, mais j’étais fauché, et lucide aussi, il faut bien l’avouer – des carnets, les carnets d’un inconnu… à qui diable allais-je pouvoir les fourguer ? – aussi vous ai-je demandé, à l’avenir, de songer plutôt à un roman. Vous demander un roman ! Qu’est-ce qui m’a pris ?
Vous avez essayé, je vous ai refusé et je vous ai perdu. Vous avez écrit d’autres carnets que d’autres ont publiés et que personne ou presque n’a lus. Quel dommage ! J’aurais dû vous faire confiance. Je n’aurais sans doute pas réussi beaucoup mieux sur le plan commercial, mais, du moins, vous aurais-je épargné cet humiliant refus, et à moi, le ridicule.
Aujourd’hui que je suis moins fauché grâce à des romans que je n’ai jamais eu à réclamer, je peux enfin réparer cette bévue : ce précieux volume contient tout ce que j’aurais dû éditer.
Vous n’êtes plus là pour le voir, hélas, mais je vais me battre pour vous trouver les lecteurs que vous méritez.

Pardonnez-moi, cher André, tout ce temps perdu.

Dominique Gaultier

Nota bene : lors de la réédition en 2007 de Entre chien et loup, André Blanchard évoqua, dans sa préface, ses débuts d’écrivain.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/03/14/andre-blanchard/

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/03/22/un-debut-loin-de-la-vie-carnets-1978-1986-notes-dun-dilettante-andre-blanchard/

André Blanchard, De littérature et d’eau fraîche. Carnets 1988-1989.

« Désormais, fini de jouer l’ingénu : je garde sous le boisseau mes voeux de Premier de l’an. Que la nouvelle année n’attende rien de moi. Faisons comme si nous ne connaissions pas – ce qui ne va pas être dur. Et si d’aventure nous avons à traiter affaire ensemble, il sera assez tôt pour les présentations : – 1988 ? Ah ! Enchanté ! Moi, c’est Blanchard, avec un D comme déchéance , etc. »

” Des soucis en broussaille. “

” Des lendemains qui chantent faux. “

” Le bonheur ? Chacun sait ce que cela ne veut pas dire. “

” Retomber en enfance.
– Dessine-moi une illusion.”

Pierre Bergounioux

Les oiseaux. Belopolie, 2022. Collection “Penser, décider, agir”.

« C’était le temps où les années enferment tant de choses, de sentiments, de pensées qu’elles durent, chacune, une sorte d’éternité. Et c’est lorsque, fâché contre moi-même, rembruni, j’allais reprendre ma marche que la haute, l’éclatante tirade retentissait à nouveau. Et alors, rien n’était plus pareil. Il faisait aussi sombre, aussi froid mais l’oiseau m’annonçait que les beaux jours étaient en marche, au loin. Il les voyait, lui, de la plus haute branche ou de l’antenne de télévision où il était juché. On ne l’entendrait plus de la journée mais un soir, pas forcément celui du même jour, il ratifiait sa promesse. Chaque année, j’ai passé de longs moments, accoudé à l’appui de ma fenêtre, sous les combles, à ne rien faire que l’écouter, infime point sombre d’où rayonnait le chant augural et glorieux. » (page 9)

Épilogue

” En France, le nombre d’oiseaux a chuté d’un tiers en quinze ans. Les populations d’espèces communes ont baissé de près de 28 % entre 1989 et 2021, ce qui représente 560 à 620 millions d’oiseaux disparus. En cause, la destruction des espaces naturels comme lieux de développement et d’alimentation, les pollutions liées au produits phytosanitaires, les nuisances lumineuses et sonores.” (page 31)

Arthur Rimbaud

Je lis deux courts textes de Pierre Bergounioux : Peindre aujourd’hui Philippe Cognée et Cousus ensemble, publiés chez Galilée en 2012 et 2016. Le point commun : les dessins de Philippe Cognée dont peut voir en ce moment les oeuvres au musée Bourdelle (La peinture d’après), mais aussi au musée de l’Orangerie (Contrepoint contemporain). Les citations de Bergounioux m’ont fait relire Soir historique de Rimbaud.

Amaryllis I, II et III. 2022. Templon, Paris-Bruxelles-New York.

Soir historique

En quelque soir, par exemple, que se trouve le touriste naïf, retiré de nos horreurs économiques, la main d’un maître anime le clavecin des prés ; on joue aux cartes au fond de l’étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes, on a les saintes, les voiles, et les fils d’harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant.

Il frissonne au passage des chasses et des hordes. La comédie goutte sur les tréteaux de gazon. Et l’embarras des pauvres et des faibles sur ces plans stupides !

À sa vision esclave, — l’Allemagne s’échafaude vers des lunes ; les déserts tartares s’éclairent — les révoltes anciennes grouillent dans le centre du Céleste Empire, par les escaliers et les fauteuils de rocs — un petit monde blême et plat, Afrique et Occidents, va s’édifier. Puis un ballet de mers et de nuits connues, une chimie sans valeur, et des mélodies impossibles.

La même magie bourgeoise à tous les points où la malle nous déposera ! Le plus élémentaire physicien sent qu’il n’est plus possible de se soumettre à cette atmosphère personnelle, brume de remords physiques, dont la constatation est déjà une affliction.

Non ! – Le moment de l’étuve, des mers enlevées, des embrasements souterrains, de la planète emportée, et des exterminations conséquentes, certitudes si peu malignement indiquées dans la Bible et par les Nornes et qu’il sera donné à l’être sérieux de surveiller. – Cependant ce ne sera point un effet de légende !

Les Illuminations, 1873-1875.

Manuscrit de Soir historique.

Charles Baudelaire

Charles Baudelaire. Paris, Jardin du Luxembourg (Pierre-Félix Masseau 1869-1937) 1933.

XLVIII

Anywhere out of the world

N’importe où hors du monde

Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu’il guérirait à côté de la fenêtre.
Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme.
« Dis-moi, mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d’habiter Lisbonne ? Il doit y faire chaud, et tu t’y ragaillardirais comme un lézard. Cette ville est au bord de l’eau ; on dit qu’elle est bâtie en marbre, et que le peuple y a une telle haine du végétal, qu’il arrache tous les arbres. Voilà un paysage selon ton goût ; un paysage fait avec la lumière et le minéral, et le liquide pour les réfléchir ! »
Mon âme ne répond pas.
« Puisque tu aimes tant le repos, avec le spectacle du mouvement, veux-tu venir habiter la Hollande, cette terre béatifiante ? Peut-être te divertiras-tu dans cette contrée dont tu as souvent admiré l’image dans les musées ? Que penserais-tu de Rotterdam, toi qui aimes les forêts de mats et les navires amarrés au pied des maisons? »
Mon âme reste muette.
« Batavia te sourirait peut-être davantage, nous y trouverions l’esprit de l’Europe marié à la beauté tropicale. »
Pas un mot. – Mon âme serait-elle morte ?
« En es-tu donc venue à ce point d’engourdissement que tu ne te plaises que dans ton mal ? S’il en est ainsi, fuyons vers les pays qui sont les analogies de la Mort. – Je tiens notre affaire, pauvre âme ! Nous ferons nos malles pour Tornéo. Allons plus loin encore, à l’extrême bout de la Baltique ; encore plus loin de la vie, si c’est possible ; installons-nous au pôle. Là le soleil ne frise qu’obliquement la terre, et les lentes alternatives de la lumière et de la nuit suppriment la variété et augmentent la monotonie, cette moitié du néant. Là, nous pourrons prendre de longs bains de ténèbres cependant que, pour nous divertir les aurores boréales nous enverrons de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d’un feu d’artifice de l’Enfer ! »
Enfin, mon âme fait explosion et sagement elle me crie : « N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde ! »

Revue nationale et étrangère, 28 septembre 1867.

Petits poèmes en prose. Le Spleen de Paris. 1869.

Baudelaire (Auguste Rodin). Bronze 1898. Collection privée.

1869.https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-philosophie/baudelaire-anywhere-out-of-the-world-4242005

Saint-John Perse – Sandrine Expilly

Exposition du 13 avril au 15 juillet 2023 à la Galerie Gallimard, 30-32 rue de l’Université 75007- Paris.

Insulaire sur les traces de Saint-John Perse. Sandrine Expilly photographies.

Saint-John Perse (Alexis Leger) est né à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe) le 31 mai 1887. Il s’installe au lieu-dit La Polynésie, sur la Presqu’île de Giens (Var), en 1957. « Je viens d’habiter presque un absolu », dit-il dans une lettre à Mina Curtiss, l’amie américaine, la riche mécène qui a acheté pour lui une villa face à la mer, Les Vigneaux. Le poète y retrouve des parfums, un ciel, une terre qui lui rappellent son île natale. Cette presqu’île méditerranéenne sera à l’origine de ses dernières oeuvres. Le poète a reçu le Prix Nobel de Littérature en 1960. Il est mort le 20 septembre 1975 et est enterré sur la presqu’île de Giens.

Pourpre 3 (Sandrine Expilly).

La photographe Sandrine Expilly connaît ce lieu depuis son enfance :
« Je connais presque par coeur ce bout de terre à l’extrême-sud du Var, il ressemble à un navire tourné vers le large et m’emmène chaque fois vers un ailleurs. Lorsque j’ai découvert la poésie de Saint-John Perse, je me suis laissée emmener par ses mots et son souffle poétique. Plusieurs années durant j’ai tourné autour de la maison où il avait vécu, tenté de suivre ses traces, deviné et imaginé ses pas sur la presqu’île. Dans cette série photographique, je questionne la frontière entre terre et mer, entre paysage réel et onirique. Parallèlement je collecte des morceaux de bois trouvés le long du sentier du littoral, fabrique différents fusains et j’interviens sur les paysages documentaires. J’utilise la matière naturelle du lieu afin d’apposer à mon tour ma propre trace ».

Vents, 1946. NRF Poésie/Gallimard n°36, 1968.

On peut lire les Lettres à une dame d’Amérique, Mina Curtiss (1951-1973). Édition de Mireille Sacotte (éd.), Les Cahiers de la NRF, série Saint-John Perse, n°16, Gallimard 2003.