Paul Éluard – Charles Baudelaire

Paul Éluard, 1945.

Paul Éluard (Eugène Grindel) est né le 14 décembre 1895 à Saint-Denis. Il est mort d’une crise cardiaque à Charenton-le-Pont le 18 novembre 1952 à 56 ans. Les oeuvres littéraires tombent en général dans le domaine public 70 ans après la mort de leur auteur. C’est aussi le cas du poète surréaliste à partir du 1 janvier 2023. On constate donc un nombre important de publications et de rééditions de cet écrivain. Les Éditions Seghers ont republié tout leur fonds Éluard avec une nouvelle maquette qui rappelle ” Poètes d’aujourd’hui “. Il avait été le premier poète publié en mai 1944 dans cette collection.

Le Temps des Cerises a édité deux anthologies en avril 2023.

La mémoire des nuits – Tome 1. Poèmes choisis et présentés par Olivier Barbarant et Victor Laby.
La mémoire des nuits – Tome 2. Ecrits sur l’art. Textes choisis et présentés par Olivier Barbarant et Victor Laby.
Ces deux tomes regroupent plus de quarante recueils de poèmes, des discours, des préfaces et des articles. Ils soulignent les liens entretenus par Paul Éluard avec les grands artistes de son temps. Ils ne favorisent pas l’une des époques de l’écrivain au regard d’une autre.

C’est le tome II qui m’a particulièrement intéressé. On y trouve trois textes sur Charles Baudelaire. Voici le premier.

Paul Éluard. Préface au Choix de Textes de Charles Baudelaire. Éditions GLM, 1939. Avec un portrait par Marcoussis.

« Baudelaire aux bras tendus aux mains ouvertes, juste entre les hommes, homme entre les justes et Baudelaire malheureux, oublié, exilé, absurde. Baudelaire blanc, Baudelaire noir, jour et nuit le même diamant, dégagé des poussières de la mort.

Comment un tel homme, que ses contemporains traitent d’idole orientale, monstrueuse et difforme, de héros de cour d’assises, de pensionnaire de Bicêtre, de guillotiné, comment un tel homme, fait comme pas un autre pour réfléchir le doute, la haine, le mépris, le dégoût, la tristesse pouvait-il manifester si hautement ses passions et vider le monde de son contenu pour en accuser les beautés défaites, les vérités souillées, mais si soumises, si commodes ? Pourquoi s’était-il donné pour tâche de lutter, avec une rigueur inflexible, contre la saine réalité, contre cette morale d’esclaves qui assure le bonheur et la tranquillité des prétendus hommes libres ? Pourquoi opposait-il le mal à faire au bien tout fait, le diable à Dieu, l’intelligence à la bêtise, les nuages au ciel immobile et pur ? Écoutez-le dire, avec quelle violence désespérée, qu’il mentirait en n’avouant pas que tout lui-même est dans son livre. Il fait profession de foi de « franchise absolue, moyen d’originalité ». Malgré la solitude, malgré la pauvreté, malgré la maladie, malgré les lois, il avoue, il combat. Toutes les puissances du malheur se sont rangées de son côté. Peut-être y a-t-il quelque chance de gagner ? Le noir, le blanc triompheront-ils du gris, de la saleté ? La main vengeresse achèvera-t-elle d’écrire, sur les murs de l’immense prison, la phrase maudite qui les fera crouler ? Mais la lumière faiblit. La phrase était interminable. Baudelaire ne voit plus les mots précieux, mortels. Ses armes le blessent. Une fois de plus, il découvre sa propre fin. Où des juges avaient été impuissants, la maladie réussit. Baudelaire est muet. De l’autre côté des murs, la nuit recommence à gémir.

« Je ne conçois guère (mon cerveau serait-il un miroir ensorcelé ?) un type de Beauté où il n’y ait du Malheur. » Ce goût du malheur fait de Baudelaire un poète éminemment moderne, au même titre que Lautréamont ou Rimbaud. Á une époque où le sens du mot bonheur se dégrade de jour en jour, jusqu’à devenir synonyme d’inconscience, ce goût fatal est la vertu surnaturelle de Baudelaire. Ce miroir ensorcelé ne s’embue pas. Sa profondeur préfère les ténèbres tissées de larmes et de peurs, de rêves et d’étoiles aux lamentables cortèges des nains du jour, des satisfaits noyés dans leur sourire béat. Tout ce qui s’y reflète profite de l’étrange lumière que les ombres d’une vie infiniment soucieuse d’elle-même créent et fortifient, avec amour. »

Choix de Textes de Charles Baudelaire. Éditions GLM, 1939. Préface par Paul Éluard avec un portrait par Marcoussis.


Charles Baudelaire – Eugène Boudin

En 1859, Baudelaire qui séjourne chez sa mère, Madame Aupick, à Honfleur rencontre le peintre Eugène Boudin. Celui-ci montre au poète ses études de ciels au pastel. Baudelaire reste ébloui. Il ajoute à son compte-rendu du Salon de 1859 ces lignes :

” Oui, l’imagination fait le paysage. Je comprends qu’un esprit appliqué à prendre des notes ne puisse pas s’abandonner aux prodigieuses rêveries contenues dans les spectacles de la nature présente ; mais pourquoi l’imagination fuit-elle l’atelier du paysagiste ? Peut-être les artistes qui cultivent ce genre se défient-ils beaucoup trop de leur mémoire et adoptent-ils une méthode de copie immédiate qui s’accommode parfaitement à la paresse de leur esprit. S’ils avaient vu comme j’ai vu récemment, chez M. Boudin qui, soit dit en passant, a exposé un fort bon et fort sage tableau (le Pardon de sainte Anne Palud), plusieurs centaines d’études au pastel improvisées en face de la mer et du ciel, ils comprendraient ce qu’ils n’ont pas l’air de comprendre, c’est-à-dire la différence qui sépare une étude d’un tableau. Mais M. Boudin, qui pourrait s’enorgueillir de son dévouement à son art, montre très-modestement sa curieuse collection. Il sait bien qu’il faut que tout cela devienne tableau par le moyen de l’impression poétique rappelée à volonté ; et il n’a pas la prétention de donner ses notes pour des tableaux. Plus tard, sans aucun doute, il nous étalera, dans des peintures achevées, les prodigieuses magies de l’air et de l’eau. Ces études, si rapidement et si fidèlement croquées d’après ce qu’il y a de plus inconstant, de plus insaisissable dans sa force et sa couleur, d’après des vagues et des nuages, portent toujours, écrits en marge, la date, l’heure et le vent ; ainsi par exemple : 8 octobre, midi, vent de Nord-Ouest. Si vous avez eu quelquefois le loisir de faire connaissance avec ces beautés météorologiques, vous pourriez vérifier par mémoire l’exactitude des observations de M. Boudin. La légende cachée avec la main, vous devineriez la saison, l’heure et le vent. Je n’exagère rien. J’ai vu. À la fin, tous ces nuages aux formes fantastiques et lumineuses, ces ténèbres chaotiques, ces immensités vertes et roses suspendues et ajoutées les unes aux autres, ces fournaises béantes, ces firmaments de satin noir ou violet, fripé, roulé ou déchiré, ces horizons en deuil ou ruisselants de métal fondu, toutes ces profondeurs, toutes ces splendeurs me montèrent au cerveau comme une boisson capiteuse ou comme l’éloquence de l’opium. Chose assez curieuse, il ne m’arriva pas une seule fois, devant ces magies liquides ou aériennes, de me plaindre de l’absence de l’homme. Mais je me garde bien de tirer de la plénitude de ma jouissance un conseil pour qui que ce soit, non plus que pour M. Boudin. Le conseil serait trop dangereux. Qu’il se rappelle que l’homme, comme dit Robespierre qui avait soigneusement fait ses humanités, ne voit jamais l’homme sans plaisir ; et, s’il veut gagner un peu de popularité, qu’il se garde bien de croire que le public soit arrivé à un égal enthousiasme pour la solitude. ” (Salon de 1859. Lettres à M. le directeur de la Revue française. VII Le paysage. Baudelaire, Oeuvres complètes II. Bibliothèque de la Pléiade NRF Gallimard. Pages 665-666)

Honfleur. Musée Eugène Boudin. Études de ciels (Eugène Boudin), vers 1854-59. Pastel sur papier. L’ancienne chapelle des sœurs Augustines fait partie depuis 1924 du musée municipal de Honfleur et a été transformée en 1960 en musée Eugène-Boudin. Madame Aupick, la mère du poète, se rendait à la messe dans cette chapelle qui se trouvait très près de son domicile.

Charles Baudelaire

Honfleur, Médiathèque. « Mon installation à Honfleur a toujours été le plus cher de mes rêves » (Charles Baudelaire)

Nous avons passé une journée à Honfleur le 24 août dernier. 1982-2023. 41 ans. C’est l’âge de P. J’ai lu l’ouvrage de Catherine Delons, Baudelaire et Honfleur ( Éditions Charles Corlet, 2023), acheté à L’Office de Tourisme qui se trouve dans le même bâtiment que la Bibliothèque/Médiathèque.

« Mon installation à Honfleur a toujours été le plus cher de mes rêves ». Cette citation du poète apparaît sur la verrière. Elle figure dans une lettre qu’il adresse à sa mère de Bruxelles le lundi 5 mars 1866, 3 semaines avant l’attaque qui le laissera hémiplégique et aphasique et 18 mois avant sa mort le 31 août 1867.

Honfleur, ” La Maison joujou “, détruite en 1901. Façade côté jardin.

Le général Aupick, beau-père haï par Charles, achète une petite maison à Honfleur sur la côte de Grâce, rue de Neubourg (aujourd’hui Rue Alphonse Allais) pour en faire sa résidence secondaire. Il acquiert un an plus tard une parcelle de terrain supplémentaire. Il fait quelques aménagements. Il ajoute des vérandas dont une surnommée Mirador sur le côté est de la maison, une serre pour ses plantes exotiques et un kiosque dans le jardin. Il meurt à Paris le 27 avril 1857. Mme Aupick, la mère du poète, s’installe à Honfleur en juin 1857, peu de temps avant la publication des Fleurs du mal. Baudelaire fait un premier et bref voyage là-bas le 20 octobre 1958. Il y séjournera deux fois en 1859 (fin janvier- fin février; mi-avril-mi-juin). Il surnomme cette maison en forme de chalet avec un étage mansardé la “Maison joujou”. Il y reviendra du 15 au 20 octobre 1860. Après son départ à Bruxelles le 24 avril 1864, il voyage à Paris et Honfleur le 4 et 5 juillet pour obtenir de l’argent de Mme Aupick. Baudelaire meurt le 31 août 1867 et sa mère le 16 août 1871. De 1899 à 1900, Alphonse Allais en est le locataire. En 1901, l’hospice civil de Honfleur rachète la maison. Elle est détruite pour agrandir l’hôpital et construire une morgue. La Ville a donné le nom du poète à une rue en 1930 et une plaque a été posée à l’endroit où la maison était érigée. L’hôpital a fermé en 1977.

Relecture de deux poèmes des Fleurs du mal.

LXXX Le goût du néant

Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,
L’Espoir, dont l’éperon attisait ton ardeur,
Ne veut plus t’enfourcher ! Couche-toi sans pudeur,
Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte.

Résigne-toi, mon cœur; dors ton sommeil de brute.

Esprit vaincu, fourbu ! Pour toi, vieux maraudeur,
L’amour n’a plus de goût, non plus que la dispute ;
Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte !
Plaisirs, ne tentez plus un coeur sombre et boudeur !

Le Printemps adorable a perdu son odeur !

Et le Temps m’engloutit minute par minute,
Comme la neige immense un corps pris de roideur ;
Je contemple d’en haut le globe en sa rondeur
Et je n’y cherche plus l’abri d’une cahute.

Avalanche, veux-tu m’emporter dans ta chute ?

Les Fleurs du mal, Édition de 1861.

C

La servante au grand coeur dont vous étiez jalouse,
Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,
Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.
Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs,
Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres,
Son vent mélancolique à l’entour de leurs marbres,
Certe, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,
À dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,
Tandis que, dévorés de noires songeries,
Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,
Vieux squelettes gelés travaillés par le ver,
Ils sentent s’égoutter les neiges de l’hiver
Et le siècle couler, sans qu’amis ni famille
Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille.

Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir,
Calme, dans le fauteuil je la voyais s’asseoir,
Si, par une nuit bleue et froide de décembre,
Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre,
Grave, et venant du fond de son lit éternel
Couver l’enfant grandi de son oeil maternel,
Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse,
Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse ?

Les Fleurs du Mal, Édition de 1861.

Vieux livre de poche acheté en 1969.

Julien Gracq – Edward Burne-Jones – André Delvaux

Le Roi Cophétua et la servante mendiante (Edward Burne-Jones) (1884). Londres, Tate Britain.

Le Roi Cophétua et la servante mendiante (1884) est une des toiles les plus célèbres du peintre préraphaélite anglais, Edward Burne-Jones (1833-1898), qui se trouve à la Tate Gallery, à Londres ( 2m93 x 1m36). Le personnage du Roi Cophétua provient de la légende des ballades anglaises. Plusieurs allusions apparaissent dans l’oeuvre de Shakespeare dans Roméo et Juliette (II, 1), Henri IV, Love’s Labour’s Lost, (IV, 1) où Pénélophon porte parfois le nom de Zénélophon. Il existe aussi un poème d’Alfred Tennyson, The Beggar Maid (1833).

Cophétua était un roi africain très riche qui avait une absence totale d’attirance sexuelle ou amoureuse pour qui que ce soit. Un jour pourtant, alors qu’il était accoudé à la fenêtre de son palais, il vit passer une jeune mendiante. Ce fut le coup de foudre. Cophétua décida qu’il devrait épouser cette jeune femme ou se suicider. Il parcourut la ville offrant quelques pièces de monnaie aux mendiants pour essayer d’avoir plus de renseignements sur la jeune femme. Il n’obtint que peu de détails. Elle s’appelait Pénélophon. Vêtue de haillons, elle mendiait pour vivre. Finalement Cophétua la rencontra à nouveau et lui proposa de l’épouser. Étonnée, Pénélophon accepta. Elle perdit rapidement ses anciennes habitudes et devint une reine aimée. Le couple vécut une vie sans histoire et à leur mort ils furent enterrés dans la même tombe.

Julien Gracq a vu ce tableau à Londres lorsqu’il avait 19 ans. La description qu’il en fait dans la nouvelle est bien différente du tableau.

« Je profitai d’un moment où la servante venait de sortir pour me lever et approcher le flambeau du mur. Je ne voulais pas être surpris ; je craignais déjà de rompre le sombre charme de ce dîner silencieux.
Les couleurs du tableau étaient foncées et le jaune cireux du vernis écaillé qui avait dû le recouvrir en couches successives, égalisant et noyant les bruns d’atelier, lui donnait un aspect déteint et fondu qui le vieillissait, quoique la facture très conventionnelle – qui n’eût pas dépareillé un Salon du temps de Grévy ou de Carnot – n’en fût visiblement guère ancienne. Je dus approcher le flambeau tout près pour le déchiffrer. De la pénombre qui baignait le coin droit, au bas du tableau, je vis alors se dégager peu à peu un personnage en manteau de pourpre, le visage basané, le front ceint d’un diadème barbare, qui fléchissait le genou et inclinait le front dans la posture d’un roi mage. Devant lui, à gauche, se tenait debout – très droite, mais la tête basse – une très jeune fille, presque une enfant, les bras nus, les pieds nus, les cheveux dénoués. Le front penché très bas, le visage perdu dans l’ombre, le verticalité hiératique de la silhouette pouvaient faire penser à quelque Vierge de la Visitation, mais la robe n’était qu’un haillon blanc déchiré et poussiéreux, qui pourtant évoquait vivement et en même temps dérisoirement une robe de noces. Il semblait difficile de se taire au point où se taisaient ces deux silhouettes paralysées. Une tension que je localisait mal flottait autour de la scène inexplicable : honte et confusion brûlante, panique, qui semblait conjurer autour d’elle la pénombre épaisse du tableau comme une protection – aveu au-delà des mots – reddition ignoble et bienheureuse – acceptation stupéfiée de l’inconcevable. Je restai un moment devant le tableau, l’esprit remué, conscient qu’une accommodation nécessaire se faisait mal. Le visage du roi More me poussait à chercher du côté d’Othello, mais rien dans l’histoire de Desdémone n’évoquait le malaise de cette annonciation sordide. Non. Pas Othello. Mais pourtant Shakespeare…Le Roi Cophetua ! Le roi Cophetua amoureux d’une mendiante.
When King Cophetua loved the beggar maid. » (Julien Gracq, Oeuvres complètes II. NRF, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade. Pages 508-509.

Anna Karina dans Rendez-vous à Bray d’André Delvaux (1971).

Rendez-vous à Bray d’André Delvaux est un film produit par Mag Bodard. Il est sorti en 1971 et a obtenu le Prix Louis-Delluc. J’ai pu le revoir en DVD ces jours derniers. Photographie : Ghislain Cloquet. Distribution : Anna Karina, Bulle Ogier, Mathieu Carrière, Roger Van Hool, Martine Sarcey, Pierre Vernier, Bobby Lapointe, Luce Garcia-Ville, Jean Bouise, Nella Bielski, Léonce Corne, Hugues Quester.

Jour de la Toussaint 1917. Profitant de son statut de ressortissant d’un pays neutre, Julien Eschenbach (Mathieu Carrière), jeune pianiste et critique musical luxembourgeois, exerce son métier à Paris alors que ses amis sont au front. Il reçoit un jour un télégramme de son ami Jacques Nueil (Roger van Hool), pilote de guerre français, qui l’invite pour le week-end à La Fougeraie, sa maison de famille à Bray. Le village est situé à l’arrière du front. Julien y est accueilli par une jeune servante mystérieuse (Anna Karina). Alors que son ami se fait attendre, Julien, intrigué par la jeune femme, plonge dans ses souvenirs…

André Delvaux n’utilise pas la convention de la voix-off. Il s’éloigne du texte de Julien Gracq. Il invente un passé à son héros. Ces scènes de bonheur et de gaieté contrastent fortement avec sa visite dans la maison des ombres. La peinture (Burne-Jones, Goya, les peintres flamands et surréalistes), la musique ( Intermezzi de Johannes Brahms, César Franck, Frédéric Devreese), le cinéma (Le Fantômas de Louis Feuillade et le cinéma muet, les ouvertures à l’iris, les allusions à la Nouvelle Vague) jouent un grand rôle dans ce film. Jeune étudiant au Conservatoire de Bruxelles, André Delvaux accompagnait au piano les classiques du muet à la Cinémathèque Royale de Belgique. On retrouve cette anecdote dans une belle scène du film. La narration balance constamment entre rêve et réalité.

https://www.editionsmontparnasse.fr/video/1KVvV7

Suite de http://www.lesvraisvoyageurs.com/2023/07/31/julien-gracq-francisco-de-goya/

Julien Gracq – Francisco de Goya

Relecture de Julien Gracq après l’exposition à la BnF : Le Roi Cophetua in La Presqu’île, 1970. J’ai emprunté à la médiathèque le DVD Rendez-vous à Bray d’André Delvaux, film sorti en 1971 que je veux revoir. 90′. Photographie : Ghislain Cloquet. Distribution : Anna Karina, Bulle Ogier, Mathieu Carrière, Roger Van Hool, Martine Sarcey, Pierre Vernier, Bobby Lapointe, Jean Bouise, Nella Bielski…Prix Louis-Delluc 1971.

Mala noche (Francisco de Goya) (Caprichos n°36)

« La mala noche… Le mot me traversa l’esprit et y fit tout à coup un sillage éveillé. Dans la pénombre vacillante des bougies, les images y glissaient sans résistance ; brusquement le souvenir de la gravure de Goya se referma sur moi. Sur le fond opaque, couleur de mine de plomb, de la nuit de tempête qui les apporte, on y voit deux femmes : une forme noire, une forme blanche. Que se passe-t-il sur cette lande perdue, au fond de cette nuit sans lune : sabbat – enlèvement – infanticide ? Tout le côté clandestin, litigieux, du rendez-vous de nuit s’embusque dans les lourdes jupes ballonnées de voleuses d’enfants de la silhouette noire, dans son visage ombré, mongol et clos, aux lourdes paupières obliques. Mais la lumière de chaux vive qui découpe sur la nuit la silhouette blanche, le vent fou qui retrousse jusqu’aux reins le jupon clair sur des jambes parfaites, qui fait claquer le voile comme un drapeau et dessine en les encapuchonnant les contours d’une épaule, d’une tête charmante, sont tout entiers ceux du désir. Le visage enfoui, tourné du côté de la nuit, regarde quelque chose qu’on ne voit pas ; la posture est celle indifféremment de l’effroi, de la fascination ou de la stupeur. Il y a l’anonymat sauvage du désir, et il y a quelque tentation pire dans cette silhouette troussée et flagellée, où triomphe on ne sait quelle élégance perdue, dans ce vent brutal qui plaque la voile sur les yeux et la bouche et dénude les cuisses. » (Le Roi Cophetua in La Presqu’île. Julien Gracq, Oeuvres complètes II. Bibliothèque de la Pléiade, NRF, Gallimard. 1995. Pages 504 et 505.)

Notice Wikipédia :

L’eau-forte Mala Noche est une gravure de la série Los Caprichos (1799) de Francisco de Goya. Elle porte le numéro 36 dans la série des 80 gravures.

Interprétations

Il existe divers manuscrits contemporains qui expliquent les planches des Caprichos. Celui qui se trouve au Musée du Prado est considéré comme un autographe de Goya, mais semble plutôt chercher à dissimuler et à trouver un sens moralisateur qui masque le sens plus risqué pour l’auteur. Deux autres, celui qui appartient à Ayala et celui qui se trouve à la Bibliothèque nationale, soulignent la signification plus décapante des planches.

  • Explication de cette gravure dans le manuscrit du Musée du Prado :
    A estos trabajos se exponen las niñas pindongas, que no se quieren estar en casa.
    (A de tels déboires s’exposent les jeunes filles qui traînent dans les rues et qui ne veulent pas rester à la maison.)
  • Manuscrit de Ayala :
    Malo anda el negocio, cuando el viento y no el dinero levanta las sayas a las buenas mozas.
    (Le commerce marche mal quand c’est le vent et non l’argent qui lève les jupes des bonnes jeunes filles).
  • Manuscrit de la Bibliothèque nationale :
    Noche de viento recio, mala para las putas. (Nuit de vent impétueux, mauvais pour les putes).

L’estampe, qui provient de l’Album B, mesure 214 × 152 mm sur une feuille de papier de 306 × 201 mm. Goya a utilisé l’eau-forte et l’aquatinte.

Le second dessin préparatoire (1796-1797) est à la plume et à l’encre de noix de galle. En haut, il porte au crayon l’inscription 22. En bas, on trouve l’inscription : Viento / Si ay culpa en la escena la tiene / el trage (Vent. S’il y a un responsable pour la scène, c’est/le vêtement). À gauche de cette inscription, à la plume : XXXVI. Le second dessin préparatoire mesure 240 × 165 mm.

Mala noche. (Francisco de Goya). Dibujo nº81. Album B preparatorio. Capricho n°36.
Mala noche. (Francsco de Goya). Dibujo preparatorio. Capricho n° 36.

La description que le narrateur dans la nouvelle de Julien Gracq donne de la gravure est fidèle, mais son interprétation des personnages et de leurs attitudes renvoie au coeur du récit et en augmente l’ambiguïté. Jean-Louis Leutrat dans un article du Cahier de L’Herne (La Reine au jardin, L’Herne, 1972 ; réédition Le Livre de poche, page 376) suit la présence de la femme blanche dans l’oeuvre de l’auteur du Rivage des Syrtes. ” La scène de l’attente et de la rencontre d’une femme (vêtue de blanc) gouverne l’imagination de J.Gracq. ” (page 363). Il signale que le blanc est la couleur de la sensualité.

Philippe Jaccottet

Philippe Jaccottet, décembre 1990 (Despatin et Gobeli).

Les larmes quelquefois montent aux yeux
comme d’une source,
elles sont la brume sur les lacs,
un trouble du jour intérieur,
une eau que la peine a salée.

La seule grâce à demander aux dieux lointains,
aux dieux muets, aveugles, détournés,
à ces fuyards,
ne serait-elle pas que toute larme répandue
sur le visage proche
dans l’invisible terre fît germer
un blé inépuisable ?

A la lumière d’hiver, Gallimard, 1977. NRF, Bibliothèque de la Pléiade, 2014. Page 579.

(Poème relu sur Twitter. Henri)

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/02/25/philippe-jaccottet-2/

Collection Poésie/Gallimard (n° 277), Gallimard, 1994.

Julien Gracq

Portrait de Julien Gracq (Claudine Gueniot). Vers 1970. Paris, BnF, département des Estampes et de la photographie.

On peut voir du 11 juillet au 3 septembre 2023 à la Bibliothèque nationale de France, site François Mitterrand (Galerie des donateurs), Paris XIII, l’exposition Julien Gracq, La forme d’une oeuvre. Entrée libre.

“J’ai envie d’être avec le lecteur comme avec quelqu’un à qui on pose la main sur l’épaule.” (Julien Gracq)

Présentation sur le site de la BnF : https://www.bnf.fr/fr/agenda/julien-gracq-la-forme-dune-oeuvre.

La BnF célèbre Julien Gracq, l’une des figures les plus marquantes de la littérature du XXe siècle, en exposant pour la première fois les manuscrits qu’il lui légua à sa mort en 2007. Témoignages émouvants de la fabrique d’une œuvre exigeante, les manuscrits littéraires de Julien Gracq sont présentés aux côtés de photographies, de gravures, d’articles et même de ses cahiers d’écolier… Une centaine de pièces – dont certaines sont commentées par des personnalités qui ont lu ou connu Gracq – permettent ainsi de (re)découvrir un écrivain à l’écart des modes, affranchi des prescriptions de l’opinion, qui refusa le prix Goncourt 1951 pour Le Rivage des Syrtes et qui n’a jamais admis pour son art que trois impératifs : la liberté, la qualité et l’intégrité.

L’exposition en bref

À sa mort en 2007, Julien Gracq a légué à la Bibliothèque nationale de France l’ensemble de ses manuscrits, depuis les copies autographes d’Au château d’Argol jusqu’aux textes encore inédits et dont quelques-uns ont depuis été publiés sous les titres Manuscrits de guerre (2011), Terres du couchant (2014), Nœuds de vie (2021) et La Maison (2023).

Ce fonds exceptionnel, qui compte environ quinze mille pages manuscrites, n’a jamais été montré jusqu’à aujourd’hui. Gracq lui-même n’était « pas partisan de faire à l’invité visiter les cuisines ». Sans doute pressentait-il malgré tout l’intérêt que l’on pouvait trouver à ses manuscrits, puisqu’il les a conservés et légués à la BnF. « Vrais restes matériels d’un écrivain », ces manuscrits témoignent de son travail en cours, tel qu’il prend forme sous sa plume. Les différents états (brouillons raturés, copies corrigées, mises au net minutieusement écrites) de romans comme Le Rivage des Syrtes (1951) ou Un balcon en forêt (1958) côtoient dans l’exposition ceux de fragments choisis et organisés parus dans les livres critiques comme Lettrines (1967) ou En lisant en écrivant (1980). On y découvre également les carnets de notes qui accompagnaient l’écrivain dans ses périples géographiques et le manuscrit de La Maison, le dernier inédit en date de Gracq, paru le 30 mars 2023.

C’est la fabrique d’une des œuvres majeures de la littérature du XXe siècle que donne à voir l’exposition de la BnF. L’exposition est conçue comme une introduction à l’œuvre de Gracq et voudrait inciter à rouvrir ses livres. Pour mettre au cœur de l’exposition la relation au lecteur, la Bibliothèque a proposé à Pierre Bergounioux, Aurélien Bellanger, Anne Quefélec, Emmanuel Ruben, Maylis de Kerangal, Pierre Jourde ainsi qu’aux successeurs de l’éditeur José Corti, Marie de Quatrebarbes et Maël Guesdon, de commenter, par écrit ou sous forme audiovisuelle, l’une des œuvres de « l’ermite de Saint-Florent-le-Vieil », illustrant ainsi ce que l’on «gagne» à marcher sur le « grand chemin » de Julien Gracq.

La pianiste Anne Quéffelec parle de Julien Gracq. Elle évoque l’amitié qui unissait son père, Henri Queffélec, et Louis Poirier. Leur rencontre sur les bancs de l’École Normale Supérieure va les mener jusqu’à Budapest, où ils passent les mois de juillet et d’août 1931. Ils sont reçus au collège Eörvös, réplique hongroise de l’ENS. C’est Henri Queffélec qui provoque la rencontre du futur Julien Gracq avec la Bretagne. En effet, il va passer huit jours chez lui, à Brest, fin septembre 1931.

https://essentiels.bnf.fr/fr/video/c511e9f6-9f03-4ffa-867f-bb1b4718d952-pianiste-anne-queffelec-nous-parle-julien-gracq

Notules (Julien Gracq) Cahiers tenus à partir de 1954, interdits de consultation jusqu’en 2027. Paris, BnF, départements des manuscrits.

Julien Gracq à la BNF : vers le point de fuite (Pierre-Edouard Peillon) (Le Monde des Livres, 16 juillet 2023)

https://www.lemonde.fr/livres/article/2023/07/16/julien-gracq-a-la-bnf-vers-le-point-de-fuite_6182192_3260.html

Manuscrit d’Au château d’Argol. Paris, BnF.

Francisco de Goya – Yves Bonnefoy

Goya atendido por el doctor Arrieta, 1820.

Goya et son médecin (ou Goya soigné par le docteur Arrieta (Goya atendido por el doctor Arrieta). Il s’agit d’un tableau peint par Francisco de Goya (1746-1828) en 1820. Il se trouve au Minneapolis Institute of Art (Minnesota). 117 x 79 cm.

Cette oeuvre reflète la grave maladie dont a souffert le peintre à 73 ans, entre novembre 1819 et 1820, On n’en connaît pas la cause, mais son médecin lui a sauvé la vie. Certains spécialistes parlent d’une maladie vasculaire cérébrale (athérome généralisé sur fond de crise d’insuffisance vasculaire cérébrale), d’autres d’une maladie infectieuse (fièvre typhoïde). Les symptômes : céphalée, fièvre élevée, délires et paralysie partielle. Le docteur Eugenio José García Arrieta (1770 – 1820 ?) semble lui administrer de la valériane.

Au pied de l’œuvre, une note, probablement autographe, nous explique :
« Goya agradecido, á su amigo Arrieta: por el acierto y esmero con qe le salvo la vida en su aguda y peligrosa enfermedad, padecida á fines del año 1819, a los setenta y tres de su edad. Lo pintó en 1820. »
« Goya reconnaissant, à son ami Arrieta : pour la compétence ingénieuse et le dévouement avec lesquelles il lui a sauvé la vie au cours de l’intense et dangereuse maladie, dont il a souffert fin 1819, à l’âge de soixante-treize ans. Il l’a peint en 1820. »

Les critiques interprètent ce tableau comme une sorte d’ex-voto pour son médecin. Il pourrait être conçu comme une Pietà laïque. Á la place habituelle de Jésus-Christ se trouve un Goya mourant, et le médecin fait office d’ange protecteur.

La vie du peintre est suspendue, comme par un fil. Il n’a presque plus de force ni de conscience. Sa tête est renversée vers l’arrière et repose sur l’épaule de son ami. Les traits de son visage sont rendus de façon spectaculaire : la bouche légèrement ouverte, le regard perdu. Ses mains s’agrippent aux vêtements qui le couvrent. Il s’accroche à la vie. La couleur et l’éclairage créent un contraste entre les tons du visage de Goya et ceux de son médecin. La robe de chambre de l’artiste est d’un blanc éclatant, comme le drap, ce qui accentue le caractère dramatique de la scène. L’utilisation de la lumière renvoie aux tableaux de Rembrandt. Pour Goya, Vélasquez et Rembrandt sont les maîtres absolus.

Les personnages sont proches du spectateur. À l’arrière-plan, on peut remarquer la silhouette de femmes, interprétées comme Les Moires (ou Parques dans la mythologie romaine), divinités maîtresses de la destinée humaine. Ces visages étranges reflètent le monde inquiétant des ombres qui hante l’artiste aragonais à cette période. Elles rappellent les Peintures noires qu’il va peindre sur les murs de sa maison de campagne des environs de Madrid (La Quinta del Sordo) de 1819 à 1823.

Le tableau nous présente un thème caractéristique du xix ème siècle : l’admiration pour la science. Dans ce cas, il n’y a pas d’intervention chrétienne ou de miracle religieux, mais plutôt le reflet de la sagesse et de la science que représente le docteur Arrieta. Goya s’écarte des satires contre les médecins, courantes à l’époque ( et que lui-même a traité dans les Caprices de 1799). Goya, ce géant de la peinture, est à l’origine de l’art moderne.

En 1820, le gouvernement espagnol aurait envoyé le Docteur Arrieta, dont la clientèle était plutôt bourgeoise, étudier la peste du Levant sur les côtes de l’Afrique. Il y serait décédé. Le vieux peintre qui avait 23 ans de plus que son médecin lui aurait survécu 8 ans malgré ses diverses maladies.

Yves Bonnefoy.

La publication en Pléiade des Oeuvres poétiques d’Yves Bonnefoy m’ a incité à terminer de lire Goya, les peintures noires que le poète a publié chez William Blake & Co .Édit. en 2006.
Yves Bonnefoy a choisi ce tableau pour la couverture de ce livre.

« Mais est-ce seulement l’action décisive du médecin forçant son malade à boire que Goya a voulu remémorer, dans cette peinture ? Étant donné que c’était aussi, ce moment de crise, celui où il cédait à des hallucinations en risque d’être fatales, par exemple ces trois figures parfaitement effrayantes qui, derrière lui et Arrieta, occupent la profondeur de la toile, là où pourtant dans l’alcôve sombre il n’y a rien ni personne ? Effrayants, glaçants, ces visages parce qu’ils sont presque l’ordinaire figure humaine mais non sans pourtant qu’ils ne la dévastent, de par dessous cette apparence qu’ils ont, par l’effet d’un rien qui trahit, on ne sait comment mais c’est l’évidence, qu’ils émanent d’un autre monde. Á les voir, on pense aussitôt à ces créatures de l’enfer qui se resserraient autour du moribond impénitent du tableau ancien, – impénitent ? plutôt au-delà de tout choix, du simple fait de son épouvante. Et on ne peut douter que Goya, s’il a ces yeux révulsés, c’est parce que son regard est semblablement fasciné, capté, entraîné du côté de ces goules qui se masquent d’humanité pour mieux désagréger toute foi dans les valeurs et le sens. » (page 68)

« La compassion du docteur Arrieta, son intensité en cet instant absolue, n’est en rien effaçable par les tristes preuves de la matière. De celles-ci elle n’a pas tenté, illusoirement, le déni comme faisait le rêve religieux des siècles passés, elle n’a pas pour autant baissé les yeux devant leur prétention à être le tout sinistre du monde, elle est montée d’un degré, disons, dans l’escalier qui sort des ténèbres. Et ce fait, en se produisant, a suffi pour rendre à Goya surpris, bouleversé, la force de chasser de son esprit, disons à nouveau de son âme, les démons du doute et du désespoir. Il peut revivre. Il peut, comme le tableau le suggère, rouvrir les yeux, accepter de voir. » (pages 70-71)

(Merci à J. et à M.)

Charles Baudelaire

L’horloge II

Les Chinois voient l’heure dans l’œil des chats.

Un jour un missionnaire, se promenant dans la banlieue de Nankin, s’aperçut qu’il avait oublié sa montre, et demanda à un petit garçon quelle heure il était.

Le gamin du céleste Empire hésita d’abord ; puis, se ravisant, il répondit : « Je vais vous le dire ». Peu d’instants après, il reparut, tenant dans ses bras un fort gros chat, et le regardant, comme on dit, dans le blanc des yeux, il affirma sans hésiter : « Il n’est pas encore tout à fait midi. » Ce qui était vrai.

Pour moi, si je me penche vers la belle Féline, la si bien nommée, qui est à la fois l’honneur de son sexe, l’orgueil de mon cœur et le parfum de mon esprit, que ce soit la nuit, que ce soit le jour, dans la pleine lumière ou dans l’ombre opaque, au fond de ses yeux adorables je vois toujours l’heure distinctement, toujours la même, une heure vaste, solennelle, grande comme l’espace, sans divisions de minutes ni de secondes, — une heure immobile qui n’est pas marquée sur les horloges, et cependant légère comme un soupir, rapide comme un coup d’œil.

Et si quelque importun venait me déranger pendant que mon regard repose sur ce délicieux cadran, si quelque Génie malhonnête et intolérant, quelque Démon du contretemps venait me dire : « Que regardes-tu là avec tant de soin ? Que cherches-tu dans les yeux de cet être ? Y vois-tu l’heure, mortel prodigue et fainéant ? » je répondrais sans hésiter : « Oui, je vois l’heure ; il est l’Éternité ! »

N’est-ce pas, madame, que voici un madrigal vraiment méritoire, et aussi emphatique que vous-même ? En vérité, j’ai eu tant de plaisir à broder cette prétentieuse galanterie, que je ne vous demanderai rien en échange.

Le Spleen de Paris (1869).

Commentaire d’André Blanchard dans ses carnets 1988-1989. De littérature et d’eau fraîche. (septembre 1988) :

” On sait que l’oeil du chat, du fait que les Chinois y voient l’heure, inspira à Baudelaire cette splendeur : ” Oui, je vois l’heure. Il est l’éternité. ” On aimerait interpréter cette sorte d’épitaphe comme le sacre du chat, sphinx par excellence, premier des premiers à être venu sur terre, et dont les yeux furent le parchemin sur lequel sont inscrits non seulement tout le savoir depuis l’origine, mais surtout l’énigme même du monde. “

André Blanchard.

André Blanchard

La bonne nouvelle du printemps : Dominique Gaultier, directeur du Dilettante, publie un gros recueil (1008 pages) qui regroupe les carnets et chroniques d’André Blanchard qui avaient été publiés chez d’autres éditeurs : De littérature et d’eau fraîche (carnets 1988-1989), Erti, 1992 ; Messe basse (carnets 1990-1992), Erti, 1995 ; Impasse de la défense (carnets 1993-1995), Erti, 1998 ; Petites nuits (carnets 2000-2002), Maé-Erti, 2004 ; Impressions, siècle couchant (chroniques), Erti, 1998 ; Impressions, siècle couchant II (chroniques), Erti, 2001. Un grand merci à lui ! Toute l’oeuvre de cet auteur méconnu est maintenant publiée au Dilettante.

On y trouve cette lettre de l’éditeur à son auteur, décédé à Vesoul le 29 septembre 2014.

Cher André,
Voilà près de quarante ans que je frime en rappelant ce qu’est un dilettante sur tous les rabats des livres que je publie : Personne qui s’adonne à une occupation, à un art en amateur, pour son seul plaisir. Personne qui ne se fie qu’à l’impulsion de ses goûts.
Avec vous, pourtant, j’ai dérogé à cette règle : je me suis préoccupé de trésorerie plutôt que de plaisir et vous avez pâti de ma mesquinerie. En 1988, petit éditeur famélique, j’ai reçu votre premier manuscrit par la poste. J’ai été emballé, je l’ai publié. C’était un carnet de pensées, de lectures, de réflexions, de libertés, autant dire le carnet d’un dilettante. D’ailleurs c’était son titre : En dilettante. Nous le rebaptisâmes Entre chien et loup.
J’étais emballé, mais j’étais fauché, et lucide aussi, il faut bien l’avouer – des carnets, les carnets d’un inconnu… à qui diable allais-je pouvoir les fourguer ? – aussi vous ai-je demandé, à l’avenir, de songer plutôt à un roman. Vous demander un roman ! Qu’est-ce qui m’a pris ?
Vous avez essayé, je vous ai refusé et je vous ai perdu. Vous avez écrit d’autres carnets que d’autres ont publiés et que personne ou presque n’a lus. Quel dommage ! J’aurais dû vous faire confiance. Je n’aurais sans doute pas réussi beaucoup mieux sur le plan commercial, mais, du moins, vous aurais-je épargné cet humiliant refus, et à moi, le ridicule.
Aujourd’hui que je suis moins fauché grâce à des romans que je n’ai jamais eu à réclamer, je peux enfin réparer cette bévue : ce précieux volume contient tout ce que j’aurais dû éditer.
Vous n’êtes plus là pour le voir, hélas, mais je vais me battre pour vous trouver les lecteurs que vous méritez.

Pardonnez-moi, cher André, tout ce temps perdu.

Dominique Gaultier

Nota bene : lors de la réédition en 2007 de Entre chien et loup, André Blanchard évoqua, dans sa préface, ses débuts d’écrivain.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/03/14/andre-blanchard/

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/03/22/un-debut-loin-de-la-vie-carnets-1978-1986-notes-dun-dilettante-andre-blanchard/

André Blanchard, De littérature et d’eau fraîche. Carnets 1988-1989.

« Désormais, fini de jouer l’ingénu : je garde sous le boisseau mes voeux de Premier de l’an. Que la nouvelle année n’attende rien de moi. Faisons comme si nous ne connaissions pas – ce qui ne va pas être dur. Et si d’aventure nous avons à traiter affaire ensemble, il sera assez tôt pour les présentations : – 1988 ? Ah ! Enchanté ! Moi, c’est Blanchard, avec un D comme déchéance , etc. »

” Des soucis en broussaille. “

” Des lendemains qui chantent faux. “

” Le bonheur ? Chacun sait ce que cela ne veut pas dire. “

” Retomber en enfance.
– Dessine-moi une illusion.”