Les Bouées jaunes (Serge Toubiana)


Les Bouées jaunes, de Serge Toubiana, Stock, 2018.

J’ai acheté et lu ce récit de Serge Toubiana pour Emmanuèle Bernheim, sa compagne depuis 1989. Pourtant, lecteur de toujours de la revue de cinéma Positif et non des Cahiers du Cinéma, l’homme m’était plutôt antipathique.
Critique aux Cahiers depuis fin 1972 en pleine période maoïste.
Rédacteur en chef de de la même revue de 1981 à 1991.
Directeur de la Cinémathèque française de 2003 à 2016.
Une institution à lui tout seul. Le gauchisme mène à tout.

Les livres de sa compagne Emmanuèle Bernheim, écrits dans un style minimaliste, eux, m’ont toujours plu.
«Le style d’Emmanuèle est fait de phrases courtes liées à l’action – le geste de marcher, de courir, de prendre le bus ou le métro, de conduire une voiture, de préparer un repas.» (page 138)

Oeuvres littéraires

Le Cran d’arrêt, Paris, Denoël, 1985. (Folio n° 2614)
Un couple, Paris, Gallimard, 1987. (Folio n° 2667)
Sa femme, Paris, Gallimard, 1993. Prix Médicis 1993 (Folio n° 2741)
Vendredi soir, Paris, Gallimard, 1998. (Folio n° 3287)
Stallone, Paris, Gallimard, 2002. (Folio n° 3287)
Tout s’est bien passé (récit), Paris, Gallimard, 2013. Grand prix des lectrices de Elle 2014. (Foilio n°5780)

Emmanuèle Bernheim est décédée du cancer le 10 mai 2017 à l’hôpital Bichat, à Paris, à 61 ans.

Un homme écrit donc sur la femme qu’il a aimée et perdue. Il raconte leurs vingt-huit ans de vie commune avec sobriété et émotion. L’écrivain c’est bien elle, et non lui.

«Elle vénérait Sartre, Françoise Sagan et Simenon.» (page 72)

«Elle aimait chez cet écrivain le mélange de monstruosité et de neutralité, une force physique qui l’autorisait à porter la littérature sur ses épaules, sans la moindre posture, tout en campant en dehors de la vie littéraire et de ses vanités.» (page 98)

«Son père lui avait demandé de l’aider à mourir.»(page 88).

Le décès de son père est survenu le 9 juin 2009. Voir «Tout s’est bien passé»

«Le cran d’arrêt commence à la manière d’un film d’Aldrich qu’elle adorait, En quatrième vitesse (Kiss me Deadly, le titre original).» (page 99)

«En m’aidant à faire le deuil d’Emmanuèle…» (page 135)

«Le poids des morts pèse longtemps sur la conscience des vivants…» (page 164)

«La vie a passé si vite.» (page 188). Dernière phrase du livre.

Je n’aime pas dans ce livre l’utilisation de l’expression «faire son deuil» que je ne supporte pas. Je n’aime pas trop non plus les allusions aux personnalités connues et amies du couple. J’aime bien, en revanche, l’évocation de la Bretagne et de la nage dans l’Océan. Je connais mieux maintenant qui était Emmanuèle Bernheim.

La chanson favorite d’Emmanuèle Bernheim était «Eye of the Tiger» du groupe américain Survivor. Elle fut écrite à la demande de Sylvester Stallone pour le film Rocky 3: L’Œil du tigre (1982).

La Folie en tête, aux racines de l’art brut (Maison de Victor Hugo)

Exposition vue à la Maison de Victor Hugo, Place des Vosges à Paris.  Jusqu’au 18 mars 2018.

https://www.dailymotion.com/video/x6ai6r9

Point de départ de l’exposition: la place qu’a tenu la folie dans la vie de Victor Hugo. Ce thème est  très présent dans le romantisme littéraire et artistique.

Eugène Hugo, un des deux frères aînés de Victor Hugo, est né le 16 septembre 1800 à Nancy. Ecrivain lui-aussi, il était fragile psychologiquement. Son état s’aggravera après le mariage de Victor Hugo et d’Adèle Foucher ( le 18 octobre 1822 en l’Eglise Saint-Sulpice) dont il était aussi amoureux. Il est interné fin décembre 1822 à Charenton et considéré comme schizophrène et incurable dès la fin 1824. Les médecins refusaient même les visites à la famille. Il est mort à l’asile de Charenton (Val-de-Marne) le 20 février 1837.

Sa figure apparaît dans l’oeuvre de son frère dans  la pièce inachevée Les jumeaux et le poème du 6 juin 1837 :
A Eugène, vicomte Hugo :
“Tu vas dormir là-haut sur la colline verte,
Qui, livrée à l’hiver, à tous les vents ouverte,
A le ciel pour plafond;
Tu vas dormir, poussière, au fond d’un lit d’argile;
Et moi je resterai parmi ceux de la ville
Qui parlent et qui vont!” (
“Les voix intérieures” 1837)

Adèle Hugo, le cinquième enfant et la seconde fille de Victor Hugo et d’Adèle Foucher (appelée aussi Adèle Hugo), est née le 28 juillet 1830 pendant les Trois Glorieuses.

Sa passion pour le lieutenant Albert Pinson, qu’elle rencontra à Jersey en 1854, a fait l’objet du film célèbre de François Truffaut L’Histoire d’Adèle H. (1975) avec Isabelle Adjani. Après avoir poursuivi  jusqu’au Canada et à la Barbade l’homme qu’elle prétendait avoir épousé, elle fut internée à son retour en France en 1872.

Adèle Hugo était, selon les médecins, sujette à l’érotomanie. Les symptômes de la maladie mentale dont elle souffrait (hallucinations, mythomanie, tendance bipolaire, trouble de la personnalité accompagnée d’une perte du rapport au réel) ont également été apparentés à la schizophrénie.

Elle survécut à son père. Après quarante-trois années de réclusion, elle mourut à l’hôpital de Suresnes (Hauts-de-Seine) le 21 avril 1915.

D’elle Balzac avait dit : ” La seconde fille de Victor Hugo est la plus grande beauté que j’aurai vue de ma vie. Elle n’a que quatorze ans, mais elle sera !

L’universitaire Frances Vernor Guille a publié les deux premiers volumes de son journal intime (1852-1853) en 1968 et 1971. (Lettres modernes, Minard). Henri Gourdin a publié, lui,  une biographie, Adèle, l’autre fille de Victor Hugo (Ramsay, 2003), à partir d’une relecture de l’ensemble de son journal (six mille pages connues).

(François Truffaut et Isabelle Adjani pendant le tournage de L’Histoire d’Adèle H.)

L’Exposition présente des collections constituées dans quatre établissements par quatre aliénistes:

– Le docteur William Browne (1805-1885) au Crichton Royal Hospital, installé en 1838 dans la ville écossaise de Dumfries.

– Le docteur Auguste Marie (1865-1934) médecin-chef à l’asile de Villejuif de 1900 à 1920, puis à Sainte-Anne jusqu’en 1929. Sa collection intéressa particulièrement les surréalistes et André Breton qui acheta certaines oeuvres.

– Le psychiatre Walter Morgenthaler (1882-1965) dans l’asile de la Waldau, près de Berne. Il suivra particulièrement l’un des plus célèbres de ces artistes d’art brut , le suisse Adolf Wölfli (1864-1930).

– Hans Prinzhorn (1886-1933), enfin, nommé en 1919 à la clinique universitaire de Heidelberg (Allemagne). Avec un autre psychiatre, Karl Wilmanns (1873-1945), il créera un « musée d’art pathologique » de 4500 documents venant d’Allemagne et d’Autriche . Le nazisme extermina entre 70 000 et 80 000 malades sous l’autorité de Carl Schneider, le successeur de Wilmanns à Heidelberg.

Le Voyageur français Composition aux fleurs s.d. Lausanne Collection de l’Art Brut.

August Klett, “III è Feuille: La république des coqs dans le soleil a donné dîner et danse sans déguisement“, 21 octobre 1923. Collection Prinzhorn, Université d’Heidelberg.

 

J’accuse (Emile Zola)

J’accuse d’Emile Zola publié le 13 janvier 1898 en première page du quotidien parisien L’ Aurore. Lettre ouverte au président de la République.

Conclusion de la lettre:

“Mais cette lettre est longue, monsieur le Président, et il est temps de conclure. J’accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d’avoir été l’ouvrier diabolique de l’erreur judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et d’avoir ensuite défendu son oeuvre néfaste, depuis trois ans, par les machinations les plus saugrenues et les plus coupables.

J’accuse le général Mercier de s’être rendu complice, tout au moins par faiblesse d’esprit, d’une des plus grandes iniquités du siècle.

J’accuse le général Billot d’avoir eu entre les mains les preuves certaines de l’innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées, de s’être rendu coupable de ce crime de lèse- humanité et de lèse-justice, dans un but politique et pour sauver l’état-major compromis.

J’accuse le général de Boisdeffre et le général Gonse de s’être rendus complices du même crime, l’un sans doute par passion cléricale, l’autre peut-être par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la guerre l’arche sainte, inattaquable.

J’accuse le général de Pellieux et le commandant Ravary d’avoir fait une enquête scélérate, j’entends par là une enquête de la plus monstrueuse partialité, dont nous avons, dans le rapport du second, un impérissable monument de naïve audace.

J’accuse les trois experts en écritures, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, d’avoir fait des rapports mensongers et frauduleux, à moins qu’un examen médical ne les déclare atteints d’une maladie de la vue et du jugement.

J’accuse les bureaux de la guerre d’avoir mené dans la presse, particulièrement dans L’Éclair et dans L’Écho de Paris, une campagne abominable, pour égarer l’opinion et couvrir leur faute.

J’accuse enfin le premier conseil de guerre d’avoir violé le droit, en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j’accuse le second conseil de guerre d’avoir couvert cette illégalité, par ordre, en commettant à son tour le crime juridique d’acquitter sciemment un coupable.

En portant ces accusations, je n’ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c’est volontairement que je m’expose.

Quant aux gens que j’accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n’ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l’acte que j’accomplis ici n’est qu’un moyen révolutionnaire pour hâter l’explosion de la vérité et de la justice.

Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme. Qu’on ose donc me traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au grand jour ! J’attends.

Veuillez agréer, monsieur le Président, l’assurance de mon profond respect.”

Emile Zola

Jean-Noël Pancrazi

Jean-Noël Pancrazi est né en 1949 à Sétif. Il a passé les dix premières années de sa vie à Batna avec ses parents et sa sœur. Ses années d’enfance pendant la guerre d’Algérie jouent un grand rôle dans son œuvre. Il a quitté comme beaucoup son pays en 1962. (Je voulais leur dire mon amour, Gallimard, 2018)

Il est revenu en Algérie pour la première fois cinquante ans plus tard à l’occasion du festival de cinéma méditerranéen d’Annaba (anciennement Bône). Il comptait profiter de cette occasion pour revoir sa terre mais un événement étrange en a décidé autrement. Il a été expulsé de son pays natal, sans explication.

«Cela faisait plus de cinquante ans que je n’étais pas revenu en Algérie où j’étais né, d’où nous étions partis sans rien. J’avais si souvent répété que je n’y retournerais jamais. Et puis une occasion s’est présentée : un festival de cinéma méditerranéen auquel j’étais invité comme juré à Annaba, une ville de l’Est algérien, ma région d’origine. J’ai pris en décembre l’avion pour Annaba, j’ai participé au festival, je m’y suis senti bien, j’ai eu l’impression d’une fraternité nouvelle avec eux tous. Mais au moment où, le festival fini, je m’apprêtais à prendre comme convenu la route des Aurès pour revoir la ville et la maison de mon enfance, un événement est survenu, qui a tout arrêté, tout bouleversé. C’est le récit de ce retour cassé que je fais ici.» (Quatrième de couverture)
Jean-Noël Pancrazi.

Le cinéma joue un très grand rôle dans tout le récit, à la fois dans l’évocation de l’ enfance et la description du festival.

J’avais été touché par certains de ses récits:

Madame Arnoul, 1995. Prix Inter (Folio, n° 2749)
Renée Camps, 2001. (Folio n°3684)
La Montagne, 2012. Prix Méditerranée (Folio n° 6035)

L’émission Le Masque et la Plume (France Inter) a présenté le livre Jean-Noël Pancrazi le 7 janvier 2018. Les critiques littéraires n’ont pas très tendres, me semble-t-il. Arnaud Viviant était de très mauvaise foi. Michel Crépu l’a bien défendu. Olivia de Lamberterie a dit: «C’est un livre très élégant, ce qui est à la fois sa vertu et aussi, un peu, son verrou.»

https://www.franceinter.fr/emissions/le-masque-et-la-plume/le-masque-et-la-plume-07-janvier-2018

«Je voulais toucher au bout de l’escalier extérieur le sable, la terre pour me dire que c’était bien l’Algérie comme si le nom devait s’ancrer enfin, devenir solide, réel; ce n’était pas du cinéma, elle était là, dans ma main, la terre sous laquelle les morts et les anciens dormaient même s’ils ne m’entendaient pas quand je disais que j’étais là.» (page 16)

«C’était eux qui pouvaient le mieux comprendre – le même air âcre et doux des hauts plateaux que j’avais respiré, les cigognes, les blés, les sauterelles, la neige, le sirocco de juillet – ce que j’avais été, ce que je restais: un enfant qui courait sans fin, tête nue au soleil pendant des heures…» (page 21)

«Mais il restait le bruit de la bombe – ce bruit unique, concentré et large à la fois (…), l’esprit s’était arrêté, la mémoire devenait très lente, centenaire, on devenait neutre, presque insensible s’il n’y avait cette clameur après qui amenait le malheur; ce bruit qui vous habitait toute la vie, qui, même assourdi par le temps, revenait inchangé, avec son mystère, sa sécheresse de foudre même sous un ciel très bleu ou dans la nuit sans nuages…» (page 67)

«J’allais sur la terrasse, tant de douceur dans la baie et le ciel; je pourrais rester ici toute la vie…» (page 86)

Hippone (Hippo Regius) est le nom antique de la ville d’Annaba, au Nord-Est de l’Algérie. Elle devint l’une des principales cités de l’Afrique romaine. Saint Augustin (354-430) fut évêque de la ville de 395 jusqu’à sa mort en 430.

Antonin Artaud

Une grande ferveur pensante et surpeuplée

Une grande ferveur pensante et surpeuplée portait mon moi comme un abîme plein. Un vent charnel et résonnant soufflait, et le soufre même en était dense. Et des radicelles infimes peuplaient ce vent comme un réseau de veines, et leur entrecroisement fulgurait. L’espace était mesurable et crissant, mais sans forme pénétrable. Et le centre était une mosaïque d’éclats, une espèce de dur marteau cosmique, d’une lourdeur défigurée, et qui retombait sans cesse comme un front dans l’espace, mais avec un bruit comme distillé. Et l’enveloppement cotonneux du bruit avait l’instance obtuse et la pénétration d’un regard vivant. Oui, l’espace rendait son plein coton mental où nulle pensée encore n’était nette et ne restituait sa décharge d’objets. Mais, peu à peu, la masse tourna comme une nausée limoneuse et puissante, une espèce d’immense influx de sang végétal et tonnant. Et les radicelles qui tremblaient à la lisière de mon œil mental, se détachèrent avec une vitesse de vertige de la masse crispée du vent. Et tout l’espace trembla comme un sexe que le globe du ciel ardent saccageait. Et quelque chose du bec d’une colombe réelle troua la masse confuse des états, toute la pensée profonde à ce moment se stratifiait, se résolvait, devenait transparente et réduite.

Et il nous fallait maintenant une main qui devînt l’organe même du saisir. Et deux ou trois fois encore la masse entière et végétale tourna, et chaque fois, mon œil se replaçait sur une position plus précise. L’obscurité, elle même devenait profuse et sans objet. Le gel entier gagnait la clarté.

L’Ombilic des Limbes, 1927. 

Insomnie (Victor Hugo)

Quand une lueur pâle à l’orient se lève,
Quand la porte du jour, vague et pareille au rêve,
Commence à s’entr’ouvrir et blanchit à l’horizon,
Comme l’espoir blanchit le seuil d’une prison,
Se réveiller, c’est bien, et travailler, c’est juste.
Quand le matin à Dieu chante son hymne auguste,
Le travail, saint tribut dû par l’homme mortel,
Est la strophe sacrée au pied du sombre autel ;
Le soc murmure un psaume ; et c’est un chant sublime
Qui, dès l’aurore, au fond des forêts, sur l’abîme,
Au bruit de la cognée, au choc des avirons,
Sort des durs matelots et des noirs bûcherons.

Mais, au milieu des nuits, s’éveiller ! quel mystère !
Songer, sinistre et seul, quand tout dort sur la terre !
Quand pas un oeil vivant ne veille, pas un feu ;
Quand les sept chevaux d’or du grand chariot bleu
Rentrent à l’écurie et descendent au pôle,
Se sentir dans son lit soudain toucher l’épaule
Par quelqu’un d’inconnu qui dit : Allons ! c’est moi !
Travaillons ! —— La chair gronde et demande pourquoi.
-— Je dors. Je suis très-las de la course dernière ;
Ma paupière est encor du somme prisonnière ;
Maître mystérieux, grâce ! que me veux-tu?
Certe, il faut que tu sois un démon bien têtu
De venir m’éveiller toujours quand tout repose !
Aie un peu de raison. Il est encor nuit close ;
Regarde, j’ouvre l’oeil puisque cela te plaît ;
Pas la moindre lueur aux fentes du volet ;
Va-t’en ! je dors, j’ai chaud, je rêve de ma maîtresse.
Elle faisait flotter sur moi sa longue tresse,
D’où pleuvaient sur mon front des astres et des fleurs.
Va-t’en, tu reviendras demain, au jour, ailleurs.
Je te tourne le dos, je ne veux pas ! décampe !
Ne pose pas ton doigt de braise sur ma tempe.
La biche illusion me mangeait dans le creux
De la main ; tu l’as fait enfuir. J’étais heureux,
Je ronflais comme un bœuf ; laisse-moi. C’est stupide.
Ciel ! déjà ma pensée, inquiète et rapide,
Fil sans bout, se dévide et tourne à ton fuseau.
Tu m’apportes un vers, étrange et fauve oiseau
Que tu viens de saisir dans les pâles nuées.
Je n’en veux pas. Le vent, de ses tristes huées,
Emplit l’antre des cieux ; les souffles, noirs dragons,
Passent en secouant ma porte sur ses gonds.
-— Paix là ! va-t’en, bourreau ! quant au vers, je le lâche.
Je veux toute la nuit dormir comme un vieux lâche;
Voyons, ménage un peu ton pauvre compagnon.
Je suis las, je suis mort, laisse-moi dormir !

-— Non !
Est-ce que je dors, moi ? dit l’idée implacable.
Penseur, subis ta loi ; forçat, tire ton câble.
Quoi ! cette bête a goût au vil foin du sommeil !
L’orient est pour moi toujours clair et vermeil.
Que m’importe le corps ! qu’il marche, souffre et meure !
Horrible esclave, allons, travaille ! c’est mon heure.

Et l’ange étreint Jacob, et l’âme tient le corps ;
Nul moyen de lutter ; et tout revient alors,
Le drame commencé dont l’ébauche frissonne,
Ruy-Blas, Marion, Job, Sylva, son cor qui sonne,
Ou le roman pleurant avec des yeux humains,
Ou l’ode qui s’enfonce en deux profonds chemins,
Dans l’azur près d’Horace et dans l’ombre avec Dante :
Il faut dans ces labeurs rentrer la tête ardente ;
Dans ces grands horizons subitement rouverts,
Il faut de strophe en strophe, il faut de vers en vers,
S’en aller devant soi, pensif, ivre de l’ombre ;
Il faut, rêveur nocturne en proie à l’esprit sombre,
Gravir le dur sentier de l’inspiration ;
Poursuivre la lointaine et blanche vision,
Traverser, effaré, les clairières désertes,
Le champ plein de tombeaux, les eaux, les herbes vertes,
Et franchir la forêt, le torrent, le hallier,
Noir cheval galopant sous le noir cavalier.

1843, nuit.

Les Contemplations

Albert Camus

Le 4 janvier 1960, mourait Albert Camus avec son ami Michel Gallimard dans un accident de voiture sur la Nationale 6, au lieu-dit Le Petit-Villeblevin, dans l’Yonne.
J’ai relu ces jours-ci La Chute, son roman le plus singulier, qui se passe à Amsterdam.

Le voyage (Charles Baudelaire)

                           À Maxime Du Camp

I

Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes,
L’univers est égal à son vaste appétit.
Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir que le monde est petit !

Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,
Le coeur gros de rancune et de désirs amers,
Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
Berçant notre infini sur le fini des mers :

Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ;
D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
Astrologues noyés dans les yeux d’une femme,
La Circé tyrannique aux dangereux parfums.

Pour n’être pas changés en bêtes, ils s’enivrent
D’espace et de lumière et de cieux embrasés ;
La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,
Effacent lentement la marque des baisers.

Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir ; coeurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
Et sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !

Ceux-là, dont les désirs ont la forme des nues,
Et qui rêvent, ainsi qu’un conscrit le canon,
De vastes voluptés, changeantes, inconnues,
Et dont l’esprit humain n’a jamais su le nom !