Emil Cioran – 1

Je lis avec un certain plaisir les Entretiens d’Emil Cioran publiés dans la Collection Arcades (n°41) de Gallimard.

Je n’aime pas trop le personnage. Ses écrits de jeunesse comme ceux d’autres intellectuels roumains de la même génération sont marqués par l’idéologie du mouvement fascisant et antisémite de la Garde de fer.

Dans son troisième livre, Des larmes et des saints (1937), il écrit: «Les Hongrois nous haïssent de loin tandis que les Juifs nous haïssent au cœur même de notre société» et «Le Juif n’est pas notre semblable, notre prochain, et, quelle que soit l’intimité entretenue avec lui, un gouffre nous sépare». Plus tard, il enlèvera ces passages de l’édition française

Certains de ses écrits retiennent néanmoins mon attention, car j’apprécie les fragments, les écrits courts, les  aphorismes.

J’admire son style. Le français n’est pas sa langue natale. Arrivé à Paris en 1937, il écrit son premier livre en français, Précis de décomposition, en 1947. Il ne sera publié qu’en 1949 chez Gallimard. Il écrit avec difficulté, le roumain et le français étant très différents, d’après lui.

Entretiens. Parution 1995.
Avec François Bondy, Fernando Savater, Helga Perz, Jean-François Duval, Léo Gillet, Luis Jorge Jalfen, Verena von der Heyden-Rynsch, J. L. Almira, Lea Vergine, Gerd Bergfleth, Esther Seligson, Fritz J. Raddatz, François Fejtö, Benjamin Ivry, Sylvie Jaudeau, Gabriel Liiceanu, Bernard-Henri Lévy, Georg Carpat Focke, Branka Bogavac Le Comte, Michael Jakob.

«Se dépenser dans des conversations autant qu’un épileptique dans ses crises.»

«Peut-on parler honnêtement d’autre chose que de Dieu ou de soi ?»

«L’être idéal ? Un ange dévasté par l’humour.»

« Il y a les pensées de tous les jours. Et il y a les pensées qui ne vous viennent que par éclairs »

“Nous durons tant que durent nos fictions.”

“Etre dupe ou périr.”

«Un livre doit fouiller les blessures, et même les irriter. Un livre doit être un danger.»

La tentation d’exister, 1956:

«Tout mot est un mot de trop.»

 

 

 

Robert Desnos

Paris Eglise Saint-Merri: Portail principal.

Couplets de la Rue Saint-Martin

Je n’aime plus la rue Saint-Martin
Depuis qu’André Platard l’a quittée.
Je n’aime plus la rue Saint-Martin,
Je n’aime rien, pas même le vin.

Je n’aime plus la rue Saint-Martin
Depuis qu’André Platard l’a quittée.
C’est mon ami, c’est mon copain.
Nous partagions la chambre et le pain.
Je n’aime plus la rue Saint-Martin.

C’est mon ami, c’est mon copain.
Il a disparu un matin,
Ils l’ont emmené, on ne sait plus rien.
On ne l’a plus revu dans la rue Saint-Martin.

Pas la peine d’implorer les saints,
Saints Merri, Jacques, Gervais et Martin,
Pas même Valérien qui se cache sur la colline.
Le temps passe, on ne sait rien.
André Platard a quitté la rue Saint-Martin.

États de veille, Avril 1943.

Robert Desnos (Claude Cahun) 1930.

Guillaume Apollinaire

Paris,  Eglise Saint-Merri. Portail principal: Baphomet.

Le musicien de Saint-Merry

J’ai enfin le droit de saluer des êtres que je ne connais pas
Ils passent devant moi et s’accumulent au loin
Tandis que tout ce que j’en vois m’est inconnu
Et leur espoir n’est pas moins fort que le mien

Je ne chante pas ce monde ni les autres astres
Je chante toutes les possibilités de moi-même hors de ce monde et des astres
Je chante la joie d’errer et le plaisir d’en mourir

Le 21 du mois de mai 1913
Passeur des morts et les mordonnantes mériennes
Des millions de mouches éventaient une splendeur
Quand un homme sans yeux sans nez et sans oreilles
Quittant le Sébasto entra dans la rue Aubry-le-Boucher
Jeune l’homme était brun et ce couleur de fraise sur les joues
Homme Ah! Ariane
Il jouait de la flûte et la musique dirigeait ses pas
Il s’arrêta au coin de la rue Saint-Martin
Jouant l’air que je chante et que j’ai inventé
Les femmes qui passaient s’arrêtaient près de lui
Il en venait de toutes parts
Lorsque tout à coup les cloches de Saint-Merry se mirent à sonner
Le musicien cessa de jouer et but à la fontaine
Qui se trouve au coin de la rue Simon-Le-Franc
Puis saint-Merry se tut
L’inconnu reprit son air de flûte
Et revenant sur ses pas marcha jusqu’à la rue de la Verrerie
Où il entra suivi par la troupe des femmes
Qui sortaient des maisons
Qui venaient par les rues traversières les yeux fous
Les mains tendues vers le mélodieux ravisseur
Il s’en allait indifférent jouant son air
Il s’en allait terriblement

Puis ailleurs
À quelle heure un train partira-t-il pour Paris

À ce moment
Les pigeons des Moluques fientaient des noix muscades
En même temps
Mission catholique de Bôma qu’as-tu fait du sculpteur

Ailleurs
Elle traverse un pont qui relie Bonn à Beuel et disparait à travers Pützchen

Au même instant
Une jeune fille amoureuse du maire
Dans un autre quartier
Rivalise donc poète avec les étiquettes des parfumeurs

En somme ô rieurs vous n’avez pas tiré grand-chose des hommes
Et à peine avez-vous extrait un peu de graisse de leur misère
Mais nous qui mourons de vivre loin l’un de l’autre
Tendons nos bras et sur ces rails roule un long train de marchandises

Tu pleurais assise près de moi au fond d’un fiacre

Et maintenant
Tu me ressembles tu me ressembles malheureusement

Nous nous ressemblons comme dans l’architecture du siècle dernier
Ces hautes cheminées pareilles à des tours
Nous allons plus haut maintenant et ne touchons plus le sol

Et tandis que le monde vivait et variait

Le cortège des femmes long comme un jour sans pain
Suivait dans la rue de la Verrerie l’heureux musicien

Cortèges ô cortèges
C’est quand jadis le roi s’en allait à Vincennes
Quand les ambassadeurs arrivaient à Paris
Quand le maigre Suger se hâtait vers la Seine
Quand l’émeute mourait autour de Saint-Merry

Cortèges ô cortèges
Les femmes débordaient tant leur nombres était grand
Dans toutes les rues avoisinantes
Et se hâtaient raides comme balle
Afin de suivre le musicien
Ah! Ariane et toi Pâquette et toi Amine
Et toi Mia et toi Simone et toi Mavise
Et toi Colette et toi la belle Geneviève
Elles ont passé tremblantes et vaines
Et leurs pas légers et prestes se mouvaient selon la cadence
De la musique pastorale qui guidait
Leurs oreilles avides

L’inconnu s’arrêta un moment devant une maison à vendre
Maison abandonnée
Aux vitres brisées
C’est un logis du seizième siècle
La cour sert de remise à des voitures de livraisons
C’est là qu’entra le musicien
Sa musique qui s’éloignait devint langoureuse
Les femmes le suivirent dans la maison abandonnée
Et toutes y entrèrent confondues en bande
Toutes toutes y entrèrent sans regarder derrière elles
Sans regretter ce qu’elles ont laissé
Ce qu’elles ont abandonné
Sans regretter le jour la vie et la mémoire
Il ne resta bientôt plus personne dans la rue de la Verrerie
Sinon moi-même et un prêtre de saint-Merry
Nous entrâmes dans la vieille maison
Mais nous n’y trouvâmes personne

Voici le soir
À Saint-Merry c’est l’Angélus qui sonne
Cortèges ô cortèges
C’est quand jadis le roi revenait de Vincennes
Il vint une troupe de casquettiers
Il vint des marchands de bananes
Il vint des soldats de la garde républicaine
O nuit
Troupeau de regards langoureux des femmes
O nuit
Toi ma douleur et mon attente vaine
J’entends mourir le son d’une flûte lointaine

Guillaume Apollinaire, Calligrammes, 1918.

Portrait du poète (Guillaume Apollinaire) (Maurice de Vlaminck) 1903 Los Angeles County Museum of Art

Louis Calaferte (1928-1994)

Louis Calaferte

N’oubliez pas de lire

“Dès que j’avais un livre, mon premier soin était de m’enfermer avec dans ma chambre d’hôtel comme pour une séance d’initiation, et je ne décrochais pas avant d’en avoir terminé, qu’il eût deux cents ou mille pages. Lire les paroles qu’un homme, dont on ne connaît généralement ni le visage ni la vie, a écrites tout spécialement à votre intention sans oser espérer que vous les liriez un jour, vous qui êtes si loin, si loin sur d’autres continents, d’une autre langue. Peut-être habite-t-il une grande maison de campagne au bord du Tibre ou un quarante-septième étage dans New York illuminé, peut-être est-il en train de pêcher l’écrevisse, de piler la glace pour le whisky de cinq heures, de caresser sa femme sur le divan, de jouer avec ses enfants ou de se réveiller d’une sieste en songeant à tout ce qu’il voulait mettre de vérité dans ses livres, sincèrement persuadé de n’avoir pas réussi bien que tout y soit quand même, presque malgré lui. Il a écrit pour vous. Pour vous tous. Parce qu’il est venu au monde avec ce besoin de vider son sac qui le reprend périodiquement. Parce qu’il a vécu ce que nous vivons tous, qu’il a fait dans ses langes et bu au sein, il y a de cela trente ou cinquante ans, a épousé et trompé sa femme, a eu son compte d’emmerdements, a peiné et rigolé de bons coups dans sa vie, parce qu’il a eu faim de corps jeunes et de plats savoureux, et aussi de Dieu de temps à autre et qu’il n’a pas su concilier le tout de manière à être en règle avec lui-même. Il s’est mis à sa machine à écrire le jour où il était malheureux comme les pierres à cause d’un incident ridicule ou d’une vraie tragédie qu’il ne révèlera jamais sous son aspect authentique parce que cela lui est impossible. Mais il ne tient qu’à vous de reconstituer le drame à la lumière de votre propre expérience et tant pis si vous vous trompez du tout au tout sur cet homme qui n’est peut-être qu’un joyeux luron mythomane ou un saligaud de la pire espèce toujours prêt à baiser en douce la femme de son voisin. Qu’il ait pu écrire les deux cents pages que vous avez sous les yeux doit vous suffire. Qu’il soit l’auteur d’une seule petite phrase du genre : «A quoi vous tracasser pour si peu, allez donc faire un somme en attendant», le désigne déjà à nous comme un miracle vivant. Même si vous deviez oublier cette phrase aussitôt lue et n’y repenser que le jour où tout va de travers, à commencer par le réchaud à gaz ou la matrice de votre femme. Et si par hasard vous avez la prétention de devenir écrivain à votre tour, ce que je ne vous souhaite pas, lisez attentivement et sans relâche. Le Littré, les articles de dernière heure, les insertions nécrologiques, le bulletin des menstrues de Queen Lisbeth, lisez, lisez, lisez tout ce qui passe à votre portée. A moins que, comme ce fut souvent mon cas, vous n’ayez même pas de quoi vous acheter le journal du matin. Alors descendez dans le métro, asseyez-vous au chaud sur un banc poisseux — et lisez ! Lisez les avis, les affiches, lisez les pancartes émaillées ou les papiers froissés dans la corbeille, lisez par-dessus l’épaule du voisin, mais lisez !…”

Louis Calaferte, Septentrion (1963)

Il aimait déclarer qu’il n’était ni optimiste ni pessimiste, mais mortimiste. Un mortimiste c’est quelqu’un qui a une forte conscience quotidienne de la mort.

“D’abord, on vous dit qu’on vous a donné la vie, et puis après qu’il faut la gagner.
C’est une escroquerie !”

Louis Calaferte, Fac-similé (1997)

 

Arthur Rimbaud

Arthur Rimbaud. Détail du tableau Un coin de table (Henri Fantin-Latour) 1872 Paris Musée d’Orsay

Bannières de mai

Aux branches claires des tilleuls
Meurt un maladif hallali.
Mais des chansons spirituelles
Voltigent parmi les groseilles.
Que notre sang rie en nos veines,
Voici s’enchevêtrer les vignes.
Le ciel est joli comme un ange.
L’azur et l’onde communient.
Je sors. Si un rayon me blesse
Je succomberai sur la mousse.

Qu’on patiente et qu’on s’ennuie
C’est trop simple. Fi de mes peines.
je veux que l’été dramatique
Me lie à son char de fortunes
Que par toi beaucoup, ô Nature,
– Ah moins seul et moins nul ! – je meure.
Au lieu que les Bergers, c’est drôle,
Meurent à peu près par le monde.

Je veux bien que les saisons m’usent.
A toi, Nature, je me rends;
Et ma faim et toute ma soif.
Et, s’il te plaît, nourris, abreuve.
Rien de rien ne m’illusionne;
C’est rire aux parents, qu’au soleil,
Mais moi je ne veux rire à rien;
Et libre soit cette infortune.

 Derniers vers. Printemps et du début de l’été 1872.

Philippe Lançon évoque ce poème dans sa chronique de Charlie Hebdo du 04 Avril 2018.

Le critique de Libération va publier en avril Le Lambeau chez Gallimard. Dans un entretien, il précise: “Mon livre n’est pas un essai sur l’Islamisme ou sur l’état de l’hôpital, sujets sur lesquels je suis incompétent: c’est un récit et une réflexion intimes. C’est l’histoire d’un homme qui a été victime d’un attentat, qui a passé neuf mois à l’hôpital, et qui raconte le plus précisément, et j’espère le plus légèrement possible, comment cet attentat et ce séjour ont modifié sa vie et la vie des autres autour de lui, ses sentiments, ses sensations, sa mémoire, son corps et sa perception du corps, son rapports à la musique, à la peinture, sa manière de respirer et d’écrire.”

Victor Hugo – Charles Baudelaire

Portrait de Charles Baudelaire (Gustave Courbet) 1848-49. Montpellier, Musée Fabre.

Lettre à Charles Baudelaire

Hauteville House, dimanche 30 août 1857

J’ai reçu, Monsieur, votre noble lettre et votre beau livre. L’art est comme l’azur, c’est le champ infini. Vous venez de le prouver. Vos Fleurs du mal rayonnent et éblouissent comme des étoiles. Continuez. Je crie bravo de toutes mes forces à votre vigoureux esprit. Permettez-moi de finir ces quelques lignes par une félicitation. Une des rares décorations que le régime actuel peut accorder, vous venez de la recevoir. Ce qu’il appelle sa justice vous a condamné au nom de ce qu’il appelle sa morale. C’est là une couronne de plus.
Je vous serre la main, poëte.
Victor Hugo

Portrait en pied de Victor Hugo (Edmond Bacot), 1862.

Le Bleu du Ciel (Georges Bataille)

”   Je la voyais en général dans un bar-restaurant derrière la Bourse. Je la faisais manger avec moi. Nous arrivions difficilement à finir un repas. Le temps passait en discussions.
C’était une fille de vingt-cinq ans, laide et visiblement sale (les femmes avec lesquelles je sortais auparavant étaient, au contraire, bien habillées et jolies). Son nom de famille, Lazare, répondait mieux à son aspect macabre que son prénom. Elle était étrange, assez ridicule même. Il était difficile d’expliquer l’intérêt que j’avais pour elle. Il fallait supposer un dérangement mental. Il en allait ainsi, tout au moins, pour ceux de mes amis que je rencontrais en Bourse.
Elle était, à ce moment, le seul être qui me fit échapper à l’abattement: elle avait à peine passé la porte du bar – sa silhouette décarcassée et noire à l’entrée, dans cet endroit voué à la chance et à la fortune, était une apparition du malheur – je me levais, je la conduisais à ma table. Elle avait des vêtements noirs, mal coupés et tachés. Elle avait l’air de ne rien voir devant elle, souvent elle bousculait les tables en passant. Sans chapeau, ses cheveux courts, raides et mal peignés, lui donnaient des ailes de corbeau de chaque côté du visage. Elle avait un grand nez de juive maigre, à la chair jaunâtre, qui sortait de ces ailes sous des lunettes d’acier.
Elle mettait mal à l’aise: elle parlait lentement avec la sérénité d’un esprit étranger à tout; la maladie, la fatigue. le dénuement ou la mort ne comptaient pour rien à ses yeux. Ce qu’elle supposait d’avance, chez les autres était l’indifférence la plus calme. Elle exerçait une fascination, tant par sa lucidité que par sa pensée d’hallucinée. Je lui remettais l’argent nécessaire à l’impression d’une minuscule revue mensuelle à laquelle elle attachait beaucoup d’importance. Elle y défendait les principes d’un communisme bien différent du communisme officiel de Moscou. Le plus souvent, je pensais qu’elle était positivement folle, que c’était, de ma part, une plaisanterie malveillante de me prêter à son jeu. Je la voyais, j’imagine, parce que son agitation était aussi désaxée, aussi stérile que ma vie privée, en même temps aussi troublée. Ce qui m’intéressait le plus était l’avidité maladive qui la poussait à donner sa vie et son sang pour la cause des déshérités. Je réfléchissais: ce serait un sang pauvre de vierge sale.”

(Roman achevé en mai 1935, publié en 1957)

Georges Bataille fit la connaissance de Simone Weil en 1931 au temps du «Cercle communiste démocratique»  et pendant sa collaboration à la revue La Critique sociale où elle écrivait aussi.

Boris Souvarine, qui dirigea le « Cercle Communiste démocratique », groupe oppositionnel antistalinien, reprocha à Georges Bataille d’avoir pris pour modèle de l’étrange personnage de Lazare dans Le Bleu du Ciel, Simone Weil. Bataille la décrit comme une femme laide, bonne, intelligente, et militante politique. Sa présence est un besoin pour le narrateur, Troppmann.

Après la seconde guerre mondiale et la mort de Simone Weil le 24 août 1943 au sanatorium d’ Ashford (Angleterre), il la décrira ainsi:
«J’ajouterai ici que j’ai rencontré autrefois Simone Weil. Bien peu d’êtres humains m’ont intéressé au même point. Son incontestable laideur effrayait, mais personnellement je prétendais qu’elle avait aussi, en un sens, une véritable beauté. Elle séduisait par une autorité très douce et très simple; c’était certainement un être admirable, asexué, avec quelque chose de néfaste. Toujours noire, les vétements noirs, les cheveux en aile de corbeau, le teint bistre. Elle était sans doute très bonne, mais à cour sûr un Don Quichotte qui plaisait par sa lucidité, son pessimisme hardi, et par un courage extrême que l’impossible attirait. Elle avait bien peu d’humour, pourtant je suis sûr qu’intérieurement elle était plus fêlée, plus vivante qu’elle ne croyait elle-même. De son amie [c’est-à-dire de Simone Weil], Simone Pètrement n’a pas vu le côté néfaste, ni l’extraordinaire inanité. Je le dis sans vouloir la diminuer: il y avait en elle une merveilleuse volonté d’inanité: c’est peut-être le ressort d’une âpreté géniale, qui rend ses livres si prenants.»

Georges Bataille, «La victoire militaire et la banqueroute de la morale qui maudit» dans Critique n°40, septembre 1949.

Simone Weil

Henri Michaux-Continuum

Les Masques du vide (Henri Michaux) 1942

Des oeuvres intéressantes à voir  à la galerie Thessa Herold, 7 rue de Thorigny, Paris, 3 ème jusqu’au 21 Avril .  Elles vont des années 30 jusqu’aux années 80

« Plus tard, les signes, certains signes. Les signes me disent quelque chose. J’en ferais bien, mais un signe, c’est aussi un signal d’arrêt. Or en ce temps je garde un autre désir, un par-dessus tous les autres. Je voudrais un continuum. Un continuum comme un murmure, qui ne finit pas, semblable à la vie, qui est ce qui nous continue, plus important que toute qualité.

Impossible de dessiner comme si ce continuum n’existait pas. C’est lui qu’il faut rendre.

Echecs. Echecs. Essais. Echecs. »

(Henri Michaux, Emergences. Résurgences. Genève, Skira, Les Sentiers de la création, 1972.)

“Un jour, j’arracherai l’ancre qui tient mon navire loin des mers. (…) Etre rien et rien que rien (…). vidé de l’abcès d’être quelqu’un, je boirai à nouveau l’espace nourricier. (…) Perdu en un endroit lointan (ou même pas) sans nom, sans identité.”

(Peintures, GLM,  1939)

Henri Michaux

MA VIE (Henri Michaux)

Tu t’en vas sans moi, ma vie.
Tu roules.
Et moi j’attends encore de faire un pas.
Tu portes ailleurs la bataille.
Tu me désertes ainsi.
Je ne t’ai jamais suivie.

Je ne vois pas clair dans tes offres.
Le petit peu que je veux, jamais tu ne l’apportes.
A cause de ce manque, j’aspire à tant.
A tant de choses, à presque l’infini…
A cause de ce peu qui manque, que jamais tu
n’apportes.

1932

Henri Michaux “La Nuit Remue” Gallimard 1935

Je me souviens aussi de ma lecture d’ Ecuador en 2015, ce récit de voyage écrit par Henri Michaux, après un voyage de l´auteur, malade, à travers les Andes, l’Équateur, et le Brésil et publié en 1929. Il était accompagné par son ami, le grand poète écuatorien, Alfredo Gangotena (1904-1944).

Alfredo Gangotena.

Jean-Luc Sarré

Jean-Luc Sarré était né à Oran en 1944. Il vivait à Marseille depuis 1968. Il participa aux premiers numéros de la revue Sud de Jean Malrieu et publia ses poèmes dans des revues comme Argile, Port des Singes, Europe et Action Poétique. Ses recueils furent publiés par Orange Export Limited, Flammarion, Fourbis-Farrago, La Dogana et Le Bruit du Temps. Il est décédé du cancer le 3 février 2018 à Marseille.

Je l’ai découvert grâce à Antoine Jaccottet qui a créé la maison d’édition Le Bruit du Temps (66 Rue du Cardinal Lemoine, 75005 Paris). J’aime ses carnets, je suis moins sensible à ses poèmes.

Quelques-uns des livres de Jean Luc Sarré:
Extérieur blanc, Flammarion, 1983  (poèmes).
La Chambre, Flammarion, 1986 (poèmes).
Les Journées immobiles, Flammarion, 1990 (poèmes).
Rurales, urbaines et autres, Fourbis, 1991, repris dans Comme si rien ne pressait, La Dogana, 2010 (carnets).
Embardées, La Dogana, 1994 (poèmes).
Au crayon, Farrago, 1999, repris dans Comme si rien ne pressait, La Dogana, 2010 (carnets).
Affleurements, Flammarion, 2000 (poèmes).
Bardane, Farrago, 2001 (poèmes).
Poèmes costumés, Farrago, 2003 (poèmes).
Bât. B2, Farrago, 2006 (poèmes).
La Part des anges, La Dogana, 2007 (poèmes).
Autoportrait au père absent, Le Bruit du temps, 2010 (poèmes).
Comme si rien ne pressait, Carnets 1990-2005, La Dogana, 2010 (carnets).
Ainsi les jours, Le Bruit du temps, 2014 (carnets).
Poèmes costumés suivi de Bât. B2, Le Bruit du temps, 2017 (poèmes/poche).
Apostumes, Le Bruit du temps, 2017 (carnets).

Jean-Luc Sarré, Ainsi vont les jours:
«J’ai peu fréquenté l’espoir mais assez cependant pour le reconnaître sous les traits de son absence.»
« Voici des années que je ne vis plus grand-chose, pour ne pas dire rien, mais souvent très intensément.»
«Les solutions sont des réponses, je préfère les questions.»
«Mon but? Il m’atteindra tôt ou tard.»
« Oran. Eté 43. Etre le fruit d‘une négligence, une faute d’étourderie, une coquille, un cuir, un lapsus…c’est, au bout du compte, plutôt léger à porter. J’aurais trouvé plus contrariant qu’on ait pu «me vouloir».
«Le mal du pays? Je suis né avec.»
«Visiterais-je plus souvent ma jeunesse algérienne si elle n’était synonime de lumière brutale? Ce n’est peut-être là qu’un prétexte ou une raison parmi tant d’autres ou bien encore une sujétion car, dans cette lumière, baignent nombre de mes souvenirs. (Devant la fenêtre alors que tombe la pluie)»
«Les jours rallongent et je ne suis pas prêt.»
«On vit (…) le désespoir, mais on ne vit pas l’absence d’espoir…»

Jean-Luc Sarré, Apostumes:
«Est-ce par ce qu’il m’est arrivé de me sentir culpabilisé par l’histoire que je n’emploie jamais l’expression «terre natale»? (…) Ne pas appartenir.»
«Me voici devenu un vieux con. Ça devait finir ainsi. Un évolution tout ce qu’il y a de plus logique quand je considère le chemin parcouru. En être conscient est une bien maigre consolation.»
«Non seulement je n’ai pas tiqué mais nous avons franchement ri, avec Ch. qui connaît mes origines, quand il a parlé du cancer du colon.»
«Si je me sens exilé, aujourd’hui comme toujours, ce serait plutôt de naissance. Je considère moins l’Algérie comme ma terre natale que comme l’espace où se déroula une jeunesse heureuse. En même temps, il est rare que je perde une occasion de signaler mes origines, une façon «d’être un peu moins d’ici». Rassurant exil perpétuel.»
«Je n’ai pas grand-chose à entendre de personnes à qui je n’ai rien à dire.»

Un début loin de la vie. Carnets 1978-1986. Notes d’un dilettante. (André Blanchard)

Dilmanche 6 août 1978

   “Je recopie quelques généralités que m’avaient inspirées il y a trois mois les dix ans de Mai 68. Tout se récupère, il suffit d’attendre que le grand frisson ne soit plus qu’un mauvais souvenir pour les uns et que nostalgie pour les autres. Les marchands peuvent faire leur monnaie, concocter de juteux coups éditoriaux, et ça aide que ces marchands soient ceux qui tenaient les barricades. Ils doivent aussi se dire qu’il faut renseigner un nouveau public: les lycéens d’aujourd’hui tétaient encore leur pouce en 68. Je fais le bilan comme je le vois. La Gauche prolétarienne s’est rangée: c’est aussi bien, vu le ramassis de fils à papa qu’il y avait aux commandes. Les situs se sont sabordés: normal, ils s’affirmaient eux-mêmes sûrs et ravis d’êtres dépassés. Les autonomes ont pris le relais mais refusent toute filiation historique, ne revendiquant que leur propre ” spontanéité hors de toute dialectique”: sauf celle du baratin! Certains anciens combattants commencent à se placer dans la hiérarchie sociale…normal là aussi: quand les bourgeois fabriquent de la révolution, ça a toujours été à leur profit en utilisant le peuple. il reste les vrais marginaux à qui va mon respect, ce sont les cocus de l’Histoire, par exemple ceux décrits  dans le film Comme les anges déchus de la planète Saint-Michel.”

Aujourd’hui 22 mars, je relis les lignes qu’ André Blanchard a écrites, il y a environ 40 ans. Je ne peux pas vraiment contredire ces réflexions pessimistes. Curieusement, je pense à Flaubert et à son Education sentimentale.

Gustave Flaubert. Place des Carmes. Rouen.