Marcel Proust

Marcel Proust, Correspondance avec Mme Straus. Plon, 1936. Paris, Le Livre de poche, 1974.

« Les seules personnes qui défendent la langue française (comme « l’Armée pendant l’affaire Dreyfus ») ce sont celles qui l’« attaquent ». Cette idée qu’il y a une langue française, existant en dehors des écrivains et qu’on protège, est inouïe. Chaque écrivain est obligé de se faire sa langue, comme chaque violoniste est obligé de se faire son « son ». »

Vers janvier 1908.

Madame,

Je vous remercie infiniment de votre lettre si ravissante, si drôle, si gentille et j’ai lu presque en même temps l’article de M. Ganderax… Que j’aimerais vous avoir connue ainsi (pouvoir vous appeler « mon amie de Bas-Prunay »), savoir toutes ces choses, avoir été capable de les écrire. Et alors il me semble que je les aurais écrites…un peu autrement.
Je ne dis pas cela contre M.Ganderax, qui a d’immenses qualités, un homme vraiment d’un format qui n’est plus très usité, qu’on verra de moins en moins et que pour ma part je préfère à ceux de maintenant. Mais pourquoi, lui qui écrit si bien écrit-il ainsi ? Pourquoi quand on dit « 1871 » ajoute-t-il « l’année abominable entre toutes ». pourquoi Paris est-il aussitôt qualifié « la grand’ ville » ? Delaunay « le maître-peintre » ? Pourquoi faut-il que l’émotion soit inévitablement « discrète », et la « bonhomie souriante », et les « deuils cruels » , et encore mille autres belles choses que je ne me rappelle pas.
On n’y penserait pas si Ganderax quand il corrige les autres, ne croyait servir la langue française. Il le dit dans votre article « les petites notes marginales que j’écris pour l’illustration et la défense de la langue française ». Pour l’illustration, non. Pour la défense, non plus.
Les seules personnes qui défendent la langue française (comme « l’Armée pendant l’affaire Dreyfus ») ce sont celles qui l’« attaquent ». Cette idée qu’il y a une langue française, existant en dehors des écrivains et qu’on protège, est inouïe. Chaque écrivain est obligé de se faire sa langue, comme chaque violoniste est obligé de se faire son « son ». Et entre le son de tel violoniste médiocre, et le son (pour la même note) de Thibaut, il y a un infiniment petit qui est un monde ! Je ne veux pas dire que j’aime les écrivains originaux qui écrivent mal. Je préfère – et c’est peut-être une faiblesse – ceux qui écrivent bien. Mais ils ne commencent à écrire bien qu’à condition d’être originaux, de faire eux-mêmes leur langue. La correction, la perfection du style existe, mais au-delà de l’originalité, après avoir traversé les faits, non en deçà. La correction en deçà, « émotion discrète » « bonhomie souriante » « année abominable entre toutes », cela n’existe pas. La seule manière de défendre la langue, c’est de l’attaquer, mais oui, madame Straus ! parce que son unité n’est faite que de contraires neutralisés, d’une immobilité apparente qui cache une vie vertigineuse et perpétuelle. Car on ne « tient », on ne fait bonne figure auprès des écrivains d’autrefois qu’à condition d’avoir cherché à écrire tout autrement. Et quand on veut défendre la langue française, en réalité on écrit tout le contraire du français classique. Exemple : les révolutionnaires Rousseau, Hugo, Flaubert, Maeterlinck « tiennent » à côté de Bossuet. Les néoclassiques du dix-neuvième siècle, et la « bonhomie souriante » et l’« émotion discrète » de toutes les époques, jurent avec les maîtres. Hélas, les plus beaux vers de Racine :

« Je t’aimais inconstant, qu’eussé-je fait fidèle !

Pourquoi l’assassiner ? Qu’a-t-il fait ? Á quel titre ?
Qui te l’a dit ? »

n’auraient jamais passé, même de nos jours dans la Revue de Paris. Note, de M.Gandarax, en marge, pour la « Défense et l’illustration de la langue française ». Je comprends votre pensée : vous voulez dire « Je t’aimais inconstant, qu’est-ce que cela aurait été si tu avais été fidèle. » Mais c’est mal exprimé. Cela peut signifier aussi bien que c’est vous qui auriez été infidèle. Préposé à la défense et illustration de la langue française, je ne puis laisser passer cela. »
Je ne me moque pas de votre ami, Madame, je vous assure. Je sais combien il est intelligent et instruit, c’est une question de « doctrine ». Cet homme plein de scepticisme a des certitudes grammaticales. Hélas, madame Straus, il n’y a pas de certitudes, même grammaticales. Et n’est-ce pas plus heureux ? Parce qu’ainsi une forme grammaticale elle-même peut être belle, puisque ne peut être beau que ce qui peut porter la marque de notre choix, de notre goût, de notre incertitude, de notre désir, et de notre faiblesse. Oui, cet homme si intelligent a connu toute notre vie. Il a déjà fait un peu le chemin de toute vie, et il se tourne en arrière, la diversité des plans devrait multiplier pour lui la beauté des éclairages.
Mais le dogme grammatical le tient dans ses chaînes. Émotion discrète, bonhomie souriante. et puis la CARMEN si gaie, est-ce bien vous ? En vous aussi n’y a t-il pas une part de PERDITA, d’IMOGENE ? Malgré tout, c’était un beau témoignage d’une vie sur d’autres vies douloureuses et belles dans leur rayonnement de gloire.
J’ai lu cela avec beaucoup de plaisir et j’ai trouvé la description de votre portrait délicieuse. Il avait fait dernièrement un merveilleux petit discours aux enfants d’une école. C’était bien mieux.
Madame, quelle sombre folie de me mettre à vous écrire grammaire et littérature ! Et je suis si malade ! Au nom du ciel pas un mot de tout ceci. Au nom du Ciel PAS UN MOT de tout ceci à M. Gandarax. Au nom du ciel… auquel nous ne croyons hélas ni l’un ni l’autre.
Respectueusement à vous
Marcel Proust

Portrait de Madame Georges Bizet (Jules-Élie Delaunay). Paris, Musée d’Orsay.

Charles Baudelaire

Le 10 septembre 1931, Charles Baudelaire est le premier auteur à être publié dans la Bibliothèque de la Pléiade. Cette collection a été créée par Jacques Schiffrin, éditeur et traducteur, né à Bakou (Empire russe) le 28 mars 1892. Issu d’une famille juive d’industriels, chassée de Russie par la révolution de 1917, il s’installe en France en 1922 et crée en 1923 sa propre maison d’édition, les éditions de la Pléiade/J.Schiffrin & Cie. Le choix de Baudelaire pour le premier recueil de la Bibliothèque de la Pléiade est loin d’être conformiste. Il s’agit d’offrir au public lettré des œuvres complètes dans un format de poche élégant et robuste. Paraissent ensuite une douzaine de volumes dont les œuvres de Baudelaire, Racine, Voltaire, Edgar Allan Poe, Choderlos de Laclos, Alfred de Musset et Stendhal.

André Gide pousse Gaston Gallimard, propriétaire des éditions de la N.R.F., à intégrer la Bibliothèque de la Pléiade aux éditions Gallimard ce qui est fait le 31 juillet 1933. Jacques Schiffrin en devient le premier directeur. En juin 1936, Jacques Schiffrin accompagne, en tant qu’interprète, son ami André Gide dans un voyage de découverte de l’U.R.S.S à l’invitation des Soviétiques. Louis Guilloux, Jef Last, Pierre Herbart et Eugène Dabit étaient aussi du voyage .Le 5 novembre 1940, à la suite du décret-loi du régime de Vichy (« premier statut des Juifs » du 3 octobre 1940), il est licencié subitement par Gaston Gallimard. Cette décision provoque la « consternation » de Roger Martin du Gard et l’« indignation » d’André Gide. Aidé financièrement par Gide et par l’Américain Varian Fry (1907-1967), Schiffrin peut quitter la France avec sa famille au début de l’année 1941. Après être passé par Marseille, Casablanca et Lisbonne, il s’installe à New York en août 1941 et reprend son métier d’éditeur. Il fonde les éditions Pantheon Books avec Helen et Kurt Wolff (1887-1963), éditeurs allemands qui publièrent les premiers Franz Kafka en 1913. Il ne reviendra jamais en France. Souffrant d’une maladie respiratoire, il décède à New York le 17 novembre 1950.

D’autres éditions des Oeuvres complètes de Baudelaire en Pléiade ont suivi. Elles ont été complétées par la publication de la correspondance du poète en deux volumes.

Charles Baudelaire, Œuvres complètes Tome I. Édition de Claude Pichois. Parution le 27 Novembre 1975. Bibliothèque de la Pléiade, n° 1. 1664 pages.

Charles Baudelaire, Œuvres complètes Tome II. Édition de Claude Pichois. Parution le 14 Octobre 1976. Bibliothèque de la Pléiade, n° 7. 1712 pages.

Charles Baudelaire, Correspondance Tome I. 1832-1860. Édition de Claude Pichois avec la collaboration de Jean Ziegler. Parution le 7 Décembre 1973. Bibliothèque de la Pléiade, n° 247. 1216 pages.

Charles Baudelaire, Correspondance Tome II. 1860-1866. Édition de Claude Pichois avec la collaboration de Jean Ziegler. Parution le 7 Décembre 1973. Bibliothèque de la Pléiade, n° 248. 1168 pages.

Une mise à jour de l’œuvre au grand complet (deux volumes sous coffret) vient de paraître. On la trouve en librairie depuis le jeudi 16 mai 2024. Elle suit l’ordre chronologique de publication depuis Le Salon de 1845 jusqu’aux derniers aphorismes, avec une présentation d’ Antoine Compagnon.

Œuvres complètes I, II. Coffret de deux volumes vendus ensemble. Édition publiée sous la direction d’André Guyaux et Andrea Schellino. Avec la collaboration d’Aurélia Cervoni, Antoine Compagnon, Romain Jalabert, Bertrand Marchal, Henri Scepi, Jean-Luc Steinmetz, Matthieu Vernet et Julien Zanetta. Préface d’Antoine Compagnon.

Tome I : Les écrits de Baudelaire de 1836 à Février 1861 : Vers latins – Salon de 1845 – Le salon caricatural – Salon de 1846 – La Fanfarlo – Publications préoriginales de poèmes à paraître dans «Les Fleurs du Mal» – Les Limbes – Douze poèmes envoyés à Théophile Gautier – Exposition universelle de 1855 – Les Fleurs du Mal (les dix-huit poèmes de la «Revue des Deux Mondes») – Edgar Poe. Sa vie et ses œuvres (et autres textes sur Edgar Poe) – Les Fleurs du Mal (édition de 1857) – De l’essence du rire – Quelques caricaturistes français – Quelques caricaturistes étrangers – Théophile Gautier – Salon de 1859 – Les Paradis artificiels.

Tome II : Les écrits de Baudelaire de février 1861 à 1867 : Les Fleurs du Mal (Édition de 1861) – Richard Wagner et «Tannhäuser» à Paris – Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains – Fusées – Hygiène – Le peintre de la vie moderne – Mon cœur mis à nu – La Belgique déshabillée – Amœnitates Belgicæ – Les épaves – Atelier du « Spleen de Paris » – [Pensées et aphorismes]. Appendice : Titres, projets et fragments – Notes de lecture – Carnet – Transcriptions.

De plus, l’album de la Pléiade de 2024, richement iconographié, lui est aussi consacré. Il a été composé par Stéphane Guégan, spécialiste du XIXe siècle et biographe de Théophile Gautier, le dédicataire des Fleurs du mal.

Stéphane Guégan, Album Charles Baudelaire. Iconographie commentée. Collection Albums de la Pléiade (n° 63), Gallimard. Parution : 16-05-2024. 256 pages. 209 illustrations. La promotion annuelle de la Bibliothèque de la Pléiade en librairie, intitulée «Quinzaine de la Pléiade» (au printemps) existe depuis 1958. Cette promotion consiste à partir de 1965 à offrir aux clients les plus fidèles de la collection un livre-cadeau, hors commerce et à tirage limité, conditionné par l’achat de trois volumes de la collection. On trouve donc l’album chez les libraires participant à la promotion et dans la limite des stocks disponibles.

Antoine Compagnon rappelle dans sa préface : « Baudelaire fut à la fois le découvreur de la modernité comme beauté à extraire du présent (…) et le critique le plus intransigeant du monde moderne comme fuite en avant, foi éperdue dans le progrès, et serpent se mordant la queue. »

Hommage à Delacroix (Henri Fantin-Latour). 1864. Paris, Muse d’Orsay.

Georges Dudach – Jacques Decour – Louis Aragon

Charlotte Delbo et Georges Dudach (à droite), très probablement lors de leurs retrouvailles en gare de Pau (Pyrénées-Atlantiques) en novembre 1941.

Le poème Art poétique d’Aragon fut publié à Neuchâtel (Suisse) le 16 août 1942 dans l’hebdomadaire Curieux que l’on pouvait recevoir légalement en zone libre. Le poète rend hommage à ses amis résistants, Georges Politzer, Jacques Decour, Jacques Solomon et Georges Dudach, fusillés par les nazis en mai 1942.

Georges Dudach, mari de Charlotte Delbo, était l’adjoint de Jacques Decour, professeur agrégé d’allemand, critique et romancier. Après la création du Front national, ce dernier fut chargé du regroupement de tous les écrivains résistants de zone occupée dans le Comité national des Écrivains. Après L’Université libre et La Pensée libre, il projetait la publication d’une nouvelle revue, Les Lettres françaises, qu’il ne verra pas paraître.

Mandaté par le Parti Communiste, Georges Dudach assura la liaison de Paris avec divers intellectuels, et en particulier avec Louis Aragon et Elsa Triolet. Georges Dudach fut fusillé comme otage au Mont-Valérien le 23 mai 1942 en même temps que Georges Politzer, Jacques Solomon, André Pican et Jean-Claude Bauer. Jacques Decour le fut à son tour au même endroit avec Arthur Dallidet et Félix Cadras le 30 mai 1942. Il avait subi 3 mois d’interrogatoires et de tortures.

https://maitron.fr/spip.php?article21760.

Notice DECOUR Jacques [DECOURDEMANCHE Daniel, dit] par Nicole Racine, version mise en ligne le 25 octobre 2008, dernière modification le 11 juillet 2022.

Jacques Decour (1910-1942). Détail d’une photo prise au lycée Rollin (aujourd’hui Lycée Jacques-Decour) , vers 1937.

Art poétique (Louis Aragon)

Pour mes amis morts en Mai
Et pour eux seuls désormais

Que mes rimes aient le charme
Qu’ont les larmes sur les armes

Et pour que tous les vivants
Qui changent avec le vent

S’y aiguise au nom des morts
L’arme blanche du remords

Mots mariés mots meurtris
Rimes où le crime crie

Elles font au fond du drame
Le double bruit d’eau des rames

Banales comme la pluie
Comme une vitre qui luit

Comme un miroir au passage
La fleur qui meurt au corsage

L’enfant qui joue au cerceau
La lune dans le ruisseau

Le vétiver dans l’armoire
Un parfum dans la mémoire

Rimes rimes où je sens
La rouge chaleur du sang

Rappelez-vous que nous sommes
Féroces comme des hommes

Et quand notre cœur faiblit
Réveillez-vous de l’oubli

Rallumez la lampe éteinte
Que les verres vides tintent

Je chante toujours parmi
Les morts en Mai mes amis

16 août 1942 (Hebdomadaire Curieux, Neuchâtel)

En étrange pays dans mon pays lui-même, 1945. (En Français dans le texte, 15 septembre 1943)

Charlotte Delbo

Après avoir lu les poèmes de Primo Levi, je suis revenu à ceux de Charlotte Delbo. Les Éditions de Minuit ont rassemblé en mars 2024 pour la première fois ses poèmes complets, suivis de dix inédits et d’un entretien avec Claude Prévost (La Nouvelle Critique, juin 1965, numéro 167)

http://leseditionsdeminuit.fr/livre-Pri%C3%A8re_aux_vivants_pour_leur_pardonner_d_%C3%AAtre_vivants-3432-1-1-0-1.html

Dans Mesure de nos jours (1971) Charlotte Delbo écrit : « Les poètes voient au-delà des choses. » Elle est née le 10 août 1913 à Vigneux-sur-Seine (Essonne). Elle est morte le 1er mars 1985 à Paris.

Issue d’une famille d’ouvriers italiens, elle adhère en 1932 aux Jeunesses communistes, puis en 1936 à l’Union des jeunes filles de France, fondée par Danielle Casanova. A l’Université ouvrière, elle rencontre en 1934 son futur mari, le militant communiste Georges Dudach, formé à Moscou. Elle l’épouse en 1936. En 1937, elle devient la secrétaire de Louis Jouvet qui l’engage après la lecture d’un article sur le théâtre qu’elle avait écrit pour Les Cahiers de la Jeunesse, dont Georges Dudach était le rédacteur en chef.

Après avoir hésité, elle part avec la troupe de l’Athénée en Amérique du Sud en mai 1941. Elle revient à Paris le 15 novembre 1941.

Elle s’engage alors dans la Résistance avec son mari. Ils vivent dans la clandestinité. Ils font partie du « groupe Politzer », chargé de la publication des Lettres françaises dont Jacques Decour est le rédacteur en chef. Charlotte Delbo est chargée de l’écoute de Radio Londres et de Radio Moscou qu’elle prend en sténo ainsi que de la dactylographie des tracts et des revues.

En février 1942, de nombreux membres de leur réseau de résistants communistes sont pris en filature. Les arrestations se multiplient à la mi-février : Georges et Maï Politzer, Danielle Casanova, Lucien Dorland, Lucienne Langlois, puis André et Germaine Pican, Jacques Decour…

Charlotte Delbo et son mari sont arrêtés le 2 mars 1942 au 93 rue de la Faisanderie (16e arrondissement de Paris) par les Brigades spéciales de la Police française. Georges Dudach est fusillé au fort du Mont-Valérien le 23 mai 1942, à l’âge de 28 ans. Charlotte Delbo est déportée à Auschwitz par le convoi du 24 janvier 1943 dit « convoi des 31000 » (230 femmes – 1446 hommes). Elle est transférée à Ravensbrück au début de l’année 1944 et libérée en avril 1945 après vingt-sept mois de déportation. Elle sera l’une des 49 rescapées du convoi des 31000.

Elle écrira des années plus tard son indispensable trilogie Auschwitz et après.

Aucun de nous ne reviendra (Éditions Gonthier 1965. Éditions de Minuit, 1970)
Une connaissance inutile ( Éditions de Minuit, 1970)
Mesure de nos jours ( Éditions de Minuit, 1971)

En 1965, elle a publié aussi Le Convoi du 24 janvier (Éditions de Minuit), une compilation de courtes biographies des 230 femmes déportées avec elle.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Convoi_des_31000#:~:text=Le%20convoi%20du%2024%20janvier,op%C3%A9ration%20%C2%AB%20Nuit%20et%20brouillard%20%C2%BB.

Il convient de consulter le Maitron, Dictionnaire biographique Mouvement ouvrier Mouvement social. Notice DUDACH Georges, Paul par Nicole Racine, version mise en ligne le 25 octobre 2008, dernière modification le 24 janvier 2022.

https://maitron.fr/spip.php?article23192

Georges Dudach, né le 18 septembre 1914 à Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne), fusillé comme otage le 23 mai 1942 au Mont-Valérien.

J’ai choisi 5 poèmes publiés dans Une connaissance inutile.

Je lui disais mon jeune arbre
Il était beau comme un pin
La première fois que je le vis
Sa peau était si douce
la première fois que je l’étreignis
et toutes les autres fois
si douce
que d’y penser aujourd’hui
me fait comme lorsqu’on ne sent plus sa bouche
Je lui disais mon jeune arbre
lisse et droit
quand je le serrais contre moi
je pensais au vent
à un bouleau ou à un frêne
Quand il me serrait dans ses bras
je ne pensais plus à rien.

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Je l’appelais
mon amoureux du mois de mai
des jours qu’il était enfant
heureux tellement
je le laissais
quand personne ne voyait
être
mon amoureux du mois de mai
même en décembre
enfant et tendre
quand nous marchions enlacés
la forêt était toujours
la forêt de notre enfance
nous n’avions plus de souvenirs séparés
il embrassait mes doigts
ils avaient froid
il disait les mots que disent les amoureux du mois de mai
j’étais seul à entendre
On n’écoute pas ces mots-là
Pourquoi
On écoute le coeur qui bat
On croit pouvoir toute la vie les entendre
ces mots-là tendres
Il y a tant de mois de mai
toute la vie
à deux qui s’aiment.

Alors
ils l’ont fusillé un mois de mai

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Je l’aimais
parce qu’il était beau
c’est une raison futile

Je l’aimais
parce qu’il m’aimait
c’est une raison égoïste

Mais
c’est pour vous
que je cherche des raisons
pour moi, je n’en avais pas
Je l’aimais comme une femme aime un homme
sans mots pour le dire

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Ce point sur la carte
Cette tache noire au centre de l’Europe
cette tache rouge
cette tache de feu cette tache de suie
cette tache de sang cette tache de cendres
pour des millions
un lieu sans nom.
De tous les pays d’Europe
de tous les points de l’horizon
les trains convergeaient
vers l’in-nommé
chargés de millions d’êtres
qui étaient versés là sans savoir où c’était
versés avec leur vie
avec leurs souvenirs
avec leurs petits maux
et leur grand étonnement
avec leur regard qui interrogeait
et qui n’y a vu que du feu,
qui ont brûlé là sans savoir où ils étaient.
Aujourd’hui on sait
Depuis quelques années on sait
On sait que ce point sur la carte
c’est Auschwitz
On sait cela
Et pour le reste on croit savoir

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Yvonne Picard est morte
qui avait de si jolis seins .
Yvonne Blech est morte
qui avait les yeux en amande
et des mains qui disaient si bien .
Mounette est morte
qui avait un si joli teint
une bouche toujours gourmande
et un rire si argentin.
Aurore est morte
qui avait des yeux couleur de mauve.

Tant de beauté tant de jeunesse
tant d’ardeur tant de promesses…
Toutes un courage des temps romains.

Et Yvette aussi est morte
qui n’était ni jolie ni rien
et courageuse comme aucune autre .
Et toi Viva
et moi Charlotte
dans pas longtemps nous serons mortes
nous qui n’avons plus rien de bien.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/poeme-du-jour-avec-la-comedie-francaise/poeme-extrait-du-recueil-une-connaissance-inutile-8000028

La poésie de Charlotte Delbo. France Culture, 13 mai 2024.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-book-club/la-poesie-de-charlotte-delbo-6999158

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/04/04/charlotte-delbo-1913-1985/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/tag/charlotte-delbo/

Paul Verlaine – Eliseo Diego

Le poète cubain Eliseo Diego (1920 – 1994) aimait ce poème de Verlaine.

Portrait de Paul Verlaine. 1867. Zurich, Galerie Chichio Haller.

Le ciel est, par-dessus le toit

Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme !
Un arbre, par-dessus le toit,
Berce sa palme.

La cloche, dans le ciel qu’on voit,
Doucement tinte.
Un oiseau sur l’arbre qu’on voit
Chante sa plainte.

Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là,
Simple et tranquille.
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville.

Qu’as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ?

Sagesse, 1881.

Oda a la joven luz (Eliseo Diego)

En mi país la luz
es mucho más que el tiempo, se demora
con extraña delicia en los contornos
militares de todo, en las reliquias
escuetas del diluvio.

La luz
en mi país resiste a la memoria
como el oro al sudor de la codicia,
perdura entre sí misma, nos ignora
desde su ajeno ser, su transparencia.

Quien corteje a la luz con cintas y tambores
inclinándose aquí y allá según astucia
de una sensualidad arcaica, incalculable,
pierde su tiempo, arguye con las olas
mientras la luz, ensimismada, duerme.

Pues no mira la luz en mi país
las modestas victorias del sentido
ni los finos desastres de la suerte,
sino que se entretiene con hojas, pajarillos,
caracoles, relumbres, hondos verdes.

Y es que ciega la luz en mi país deslumbra
su propio corazón inviolable
sin saber de ganancias ni de pérdidas.
Pura como la sal, intacta, erguida
la casta, demente luz deshoja el tiempo.

Los días de tu vida, 1977.

Ode à la jeune lumière

En mon pays la lumière
est beaucoup plus que le temps, elle s’attarde
avec une étrange délectation sur les contours
militaires de toute chose, sur les vestiges
épurés du déluge.

La lumière
dans mon pays résiste à la mémoire
comme l’or à la sueur de la cupidité,
elle se perpétue en elle-même, nous ignore
depuis la différence de son être, sa transparence.

Quiconque courtise la lumière avec rubans et tambours
en s’inclinant de-ci de-là selon la ruse
d’une sensualité archaïque, immémoriale,
perd son temps, jette ses arguties aux flots
tandis que la lumière, tout à elle-même, dort.

Car dans mon pays la lumière ne regarde pas
les modestes victoires du sens,
ni les désastres raffinés du sort,
elle s’amuse de feuilles, de petits oiseaux,
de coquillages, de reflets, de verts profonds.

Aveugle, la lumière, dans mon pays,
illumine son propre coeur inviolable
sans se soucier de gains ni de pertes.
Pure comme le sel, intacte, fièrement dressée,
la chaste, démente lumière effeuille le temps.

Les jours de ta vie, 1977, in L’obscure splendeur. Traduction : Jean Marc Pelorson. Collection Orphée. La Différence, 1996.

Versiones (Eliseo Diego)

La muerte es esa pequeña jarra, con flores
pintadas a mano, que hay en todas las casas y que
uno jamás se detiene a ver.

La muerte es ese pequeño animal que ha
cruzado en el patio, y del que nos consuela la
ilusión, sentida como un soplo, de que es sólo el gato
de la casa, el gato de costumbre, el gato que ha
cruzado y al que ya no volveremos a ver.

La muerte es ese amigo que aparece en las
fotografías de la familia, discretamente a un lado,
y al que nadie acertó nunca a reconocer.

La muerte, en fin, es esa mancha en el muro
que una tarde hemos mirado, sin saberlo, con un poco
de terror.

Versiones, 1970.

Versions

La mort est cette petite jarre, couverte
de fleurs peintes à la main, qui est dans toutes
les maisons, et sur qui jamais ne s’arrêtent les yeux.

La mort est ce petit animal qui est
passé dans la cour et dont on se remet en se
disant dans une bouffée d’illusion que ce n’est
que le chat de maison, le chat de toujours, le
chat qui est passé et qu’on ne reverra plus.

La mort est cet ami qu’on voit sur les
photos de famille, discrètement marginal, et
que personne n’a jamais réussi à reconnaître.

La mort, enfin, c’est cette tache sur le
mur qu’un soir nous avons regardée, sans le
savoir, avec un soupçon de terreur.

Versions, 1970, in L’obscure splendeur. Traduction : Jean Marc Pelorson. Collection Orphée. La Différence, 1996.

Eliseo Diego (de son vrai nom Eliseo de Jesús de Diego y Fernández Cuervo) est né le 2 juillet 1920 à La Havane (Cuba). En 1944, c’ est un des fondateurs du groupe Orígenes dont la revue est dirigée par José Lezama Lima (1910-1976), l’auteur de Paradiso (1966. Paradiso, Le Seuil, 1971. Traduction : Didier Coste). Cintio Vitier (1921-2009), son épouse Fina García Maruz (1923-2022) et Eliseo Diego forment un cercle de poètes chrétiens progressistes. Fina est la soeur de Bella, épouse d’Eliseo (1921 – 2006). Celui-ci publie des recueils de poèmes et des récits poétiques en prose. Il obtient le Prix national de littérature pour l’ensemble de son oeuvre en 1986 et le Prix international Juan Rulfo en 1993. Il meurt à Mexico le 1 mars 1994. Il est enterré à La Havane. Gabriel García Márquez l’a présenté comme «uno de los más grandes poetas que hay en la lengua castellana». Son fils est le journaliste et romancier Eliseo Alberto, surnommé ” Lichi ” (1951-2011).

Eliseo Diego a aussi enseigné l’anglais au collège, puis à l’université. De 1962 à 1970, il a dirigé la section de littérature enfantine à la Bibliothèque Nationale José Martí. Il a exercé aussi d’importantes fonctions dans l’Union des Écrivains et Artistes de Cuba. Il était angliciste, mais il a aussi traduit Dante et les poètes russes. Il connaissait mal le français. Dans son oeuvre, on trouve pourtant des allusions à la Chanson de Roland, à François Villon, aux contes de Perrault, à Baudelaire, Verlaine, Flaubert et même à Aloysius Bertrand.

(Marie Paule et Raymond Farina m’incitent régulièrement à relire des poètes que j’aime. Merci à eux une fois de plus.)

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Jean Hélion – André du Bouchet – René Char

Nous parcourons l’exposition Jean Hélion La prose du monde au Musée d’Art Moderne de Paris vendredi 22 mars. C’est le premier jour. Il y a encore peu de monde. C’est un plaisir de pouvoir regarder tranquillement les oeuvres d’un peintre méconnu.

Du 22 mars au 18 août 2024, on pourra voir la rétrospective de cet artiste. Elle traverse tout le XXème siècle. Jean Hélion (1904-1987) est un des pionniers de l’abstraction. Il l’introduit en Amérique dans les années 1930, avant d’évoluer vers une figuration personnelle au début de la deuxième guerre mondiale.

Proche de Theo van Doesburg et de Piet Mondrian dans un premier temps (groupe Art Concret et collectif Abstraction-Création), il se détourne de l’abstraction en 1939. Il est l’ami de Calder, Arp, Giacometti, mais aussi de Max Ernst, Marcel Duchamp, Victor Brauner.

Il fréquente aussi les écrivains de son époque (Francis Ponge, Raymond Queneau, René Char, André du Bouchet, Alain Jouffroy) qu’ il associe souvent à son parcours artistique.

Figure tombée. Avril-septembre 1939. Paris, Centre Pompidou.

Je lis une lettre qu’il adresse au poète André du Bouchet au cours de l’été 1952. Pour qui travaille-t-on ?

Il évoque sa collaboration avec René Char pour illustrer, sur la demande d’Yvonne Zervos, 10 poèmes choisis parmi Les Matinaux et réunis, manuscrits, par le poète sous le titre de La Sieste blanche.

” Il n’y a rien que j’aie davantage souhaité, à plusieurs périodes de ma vie que de mêler mes images, étroitement, à des textes que j’admire.”

Il y explique son travail et ses difficultés. Les Éditions Claire Paulhan publient ce mois-ci :

Pour qui travaille-t-on ? Une lettre à André du Bouchet (Été-automne 1952)

Je recherche Divergence, un des poèmes de René Char illustré par l’homme couché qui préoccupait Jean Hélion cet hiver-là. Les références à Arthur Rimbaud et à Une saison en enfer sont nombreuses.

L’Homme couché sur un banc. 1950. Vézelay, Musée Zervos.

Divergence (René Char)

Le cheval à la tête étroite
A condamné son ennemi,
Le poète aux talons oisifs,
A de plus sévères zéphyrs
Que ceux qui courent dans sa voix.
La terre ruinée se reprend
Bien qu’un fer continu la blesse.

Rentrez aux fermes, gens patients ;
Sur les amandiers au printemps
Ruissellent vieillesse et jeunesse.
La mort sourit au bord du temps
Qui lui donne quelque noblesse.

C’est sur les hauteurs de l’été
Que le poète se révolte,
Et du brasier de la récolte
Tire sa torche et sa folie.

La sieste blanche in Les Matinaux 1947-1949. Éditions Gallimard, 1950.

Patrick Deville – Missak Manouchian

Léon Trotsky.
Malcolm Lowry.

Je lis ces jours-ci avec intérêt Viva de Patrick Deville (Éditions du Seuil, 2014. Points Seuil n°4146, 2015). Mon ami P. me l’a conseillé. Les personnages centraux sont Léon Trotsky et Malcolm Lowry, deux personnages qui ont à première vue peu de choses en commun. Le livre est construit en une trentaine de courts tableaux. Tout se passe dans le Mexique des années 30, si riche culturellement et historiquement…

On présente les livres de Patrick Deville comme des “romans d’aventures sans fiction”. En quatrième de couverture, une phrase du grand Pierre Michon : “Je relis Viva si savant, si écrit, si rapide. Chaque phrase est flèche.”

Pages 221-222 de l’édition en Points Seuil : ” Enfermé ce soir dans cette chambre, je reprends une dernière fois les carnets et les chronologies emmêlés de toutes ces pelotes. Nous sommes le 21 février 2014. C’est aujourd’hui le soixante-dixième anniversaire de l’Affiche rouge, des vingt-deux résistants étrangers fusillés par les nazis au Mont-Valérien le 21 février 1944. C’est aujourd’hui le quatre-vingtième anniversaire de l’assassinat de Sandino à Managua le 21 février 1934… On écrit toujours contre l’amnésie générale et la sienne propre…”

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2023/06/19/missak-manouchian/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/02/21/laffiche-rouge/

Je vais lire d’autres livres de Pierre Deville.

Du 13 février au 12 mai 2024, le Jeu de Paume rend hommage à Tina Modotti (1896-1942) à travers une grande exposition, la plus importante jamais consacrée à Paris à cette photographe et activiste politique d’origine italienne.

https://www.connaissancedesarts.com/arts-expositions/photographie/exposition-photo-a-paris-la-photographie-revolutionnaire-de-tina-modotti-11189445/

Sombrero, Marteau et Faucille (Tina Modotti) 1927.

Guillaume Apollinaire – Pablo Picasso

Málaga. Patio principal du Palacio de los Condes de Buenavista. Vers 1530-1540.

Visite du Musée Picasso de Málaga hier. Il est installé depuis 2003 dans le Palacio de los Condes de Benavista (Calle San Agustín,8). 3 parties : Diálogos con Picasso. Colección 2020-2023 + El eco de Picasso + Las múltiples caras de la obra tardía de Picasso. On y fait allusion au poème d’Apollinaire Les saisons. On peut lire la première strophe en espagnol et en anglais, pas en français.

Retrato de Paulo con gorro blanco. París, 14 de abril de 1973. Fundación Almine y Bernard Ruiz-Picasso.
Publié dans La grande revue, novembre 1917. Repris dans Calligrammes, 1918.
Retrato de mujer con sombrero de borlas y blusa estampada. Mougins, 1962. Málaga, Museo Picasso.

Jorge Semprún – Charles Baudelaire

Jorge Semprún. Lugano. 1945.

Je relis des textes de Jorge Semprún (1923-2011), résistant FTP-MOI, rotspanier déporté à Buchenwald, militant communiste orthodoxe puis critique, exclu du PCE en 1964, ministre de la culture d’un gouvernement socialiste en Espagne de 1988 à 1991.

La poésie l’a toujours passionné. Son père, José María Semprún Gurrea (1893-1966), fut correspondant en Espagne de la revue Esprit et représentant de la République espagnole à La Haye de 1937 à 1939. En famille, ils récitaient et apprenaient par coeur des poèmes de Garcilaso de la Vega, Rubén Darío, Gustavo Adolfo Bécquer, César Vallejo, Pablo Neruda. Ceux de Baudelaire et de Rimbaud ont été essentiels dans son rapide apprentissage du français à Paris à partir de 1939.

Adieu, vive clarté est un récit autobiographique de Jorge Semprún, publié en 1998, qui se déroule pendant la période précédant sa déportation à Buchenwald en janvier 1944. Il participait à la Résistance en Bourgogne dans le groupe « Jean-Marie Action », dépendant du réseau Buckmaster, mis en place par les services secrets britanniques. Il fut arrêté à Joigny, le 8 octobre 1943, avec la résistante Irène Chiot, puis détenu à la prison d’Auxerre et torturé par la Gestapo à l’hôpital psychiatrique .

Gallimard. Collection Folio n° 3317.

Chant d’automne (Charles Baudelaire)

                            I        

Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ;
Adieu, vive clarté de nos étés trop courts !
J’entends déjà tomber avec des chocs funèbres
Le bois retentissant sur le pavé des cours.

Tout l’hiver va rentrer dans mon être : colère,
Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,
Et, comme le soleil dans son enfer polaire,
Mon coeur ne sera plus qu’un bloc rouge et glacé.

J’écoute en frémissant chaque bûche qui tombe ;
L’échafaud qu’on bâtit n’a pas d’écho plus sourd.
Mon esprit est pareil à la tour qui succombe
Sous les coups du bélier infatigable et lourd.

Il me semble, bercé par ce choc monotone,
Qu’on cloue en grande hâte un cercueil quelque part.
Pour qui ? – C’était hier l’été ; voici l’automne !
Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.

                              II

J’aime de vos longs yeux la lumière verdâtre,
Douce beauté, mais tout aujourd’hui m’est amer,
Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l’âtre,
Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.

Et pourtant aimez-moi, tendre cœur ! soyez mère,
Même pour un ingrat, même pour un méchant ;
Amante ou soeur, soyez la douceur éphémère
D’un glorieux automne ou d’un soleil couchant.

Courte tâche ! La tombe attend ; elle est avide !
Ah ! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux,
Goûter, en regrettant l’été blanc et torride,
De l’arrière-saison le rayon jaune et doux !

Les Fleurs du mal, 1857.

Dans L’Écriture ou la vie (1994) Jorge Semprun évoque la mort à Buchenwald le 16 mars 1945 du sociologue Maurice Halbwachs (1877-1945), professeur à la Sorbonne.

« J’avais pris la main de Halbwachs qui n’avait pas eu la force d’ouvrir les yeux. J’avais senti seulement une réponse de ses doigts, une pression légère : message presque imperceptible.
Le professeur Maurice Halbwachs était parvenu à la limite des résistances humaines. Il se vidait lentement de sa substance, arrivé au stade ultime de la dysenterie qui l’emportait dans la puanteur.
Un peu plus tard, alors que je lui racontais n’importe quoi, simplement pour qu’il entende le son d’une voix amie, il a soudain ouvert les yeux. La détresse immonde, la honte de son corps en déliquescence y étaient lisibles. Mais aussi une flamme de dignité, d’humanité vaincue mais inentamée. La lueur immortelle d’un regard qui constate l’approche de la mort, qui sait à quoi s’en tenir, qui en a fait le tour, qui en mesure face à face les risques et les enjeux, librement : souverainement.
Alors, dans une panique soudaine, ignorant si je puis invoquer quelque Dieu pour accompagner Maurice Halbwachs, conscient de la nécessité d’une prière, pourtant, la gorge serrée, je dis à haute voix, essayant de maîtriser celle-ci, de la timbrer comme il faut, quelques vers de Baudelaire. C’est la seule chose qui me vienne à l’esprit.
Ô mort, vieux capitaine, il est temps, levons l’ancre…
Le regard de Halbwachs devient moins flou, semble s’étonner.
Je continue de réciter. Quand j’arrive à … – nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons,
un mince frémissement s’esquisse sur les lèvres de Maurice Halbwachs.
Il sourit, mourant, son regard sur moi, fraternel. »

Maurice Halbwachs, 1944.

Le voyage (Charles Baudelaire)

VIII

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons !

Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

Jorge Semprún a glissé ce vers de Baudelaire – ” Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses. ” – dans le scénario de La Guerre est finie d’Alain Resnais. Ce film raconte trois jours de Diego Mora, permanent en exil du PCE qui passe régulièrement la frontière sous des identités d’emprunt pour assurer la liaison entre les militants exilés et ceux qui sont restés en Espagne. Il décrit la vie quotidienne d’un révolutionnaire clandestin qui doute du sens de son action et des moyens mis en oeuvre.

https://www.youtube.com/watch?v=XD7QIGlzktw

https://www.youtube.com/watch?v=o7q8Ougxv10

Las Majas en el balcón (Francisco de Goya). 1808-14. New York, Metropolitan Museum of Art.

XXXVI Le balcon (Charles Baudelaire)

Mère des souvenirs maîtresse des maîtresses
Ô toi, tous mes plaisirs! ô, toi, tous mes devoirs !
Tu te rappelleras la beauté des caresses,
La douceur du foyer et le charme des soirs,
Mère des souvenirs maîtresse des maîtresses !

Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon,
Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses.
Que ton sein m’était doux ! que ton coeur m’était bon !
Nous avons dit souvent d’impérissables choses
Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon.

Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !
Que l’espace est profond ! que le coeur est puissant !
En me penchant vers toi, reine des adorées,
Je croyais respirer le parfum de ton sang.
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !

La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison,
Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles,
Et je buvais ton souffle, ô douceur ! ô poison !
Et tes pieds s’endormaient dans mes mains fraternelles.
La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison.

Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses,
Et revis mon passé blotti dans tes genoux.
Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses
Ailleurs qu’en ton cher corps et qu’en ton coeur si doux ?
Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses !

Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,
Renaîtront-ils d’un gouffre interdit à nos sondes,
Comme montent au ciel les soleils rajeunis
Après s’être lavés au fond des mers profondes.

– Ô serments ! ô parfums ! ô baisers infinis !

Les Fleurs du Mal, 1857.

Le balcon (Edouard Manet). 1869. Paris, Musée d’ Orsay.

Pablo Picasso – Guillaume Apollinaire

Nous avons vu en deux temps l’exposition Picasso Dessiner à l’infini (18 octobre 2023 – 15 janvier 2024) au Centre Pompidou. Elle célèbre les cinquante ans de la mort du peintre espagnol et présente près de mille œuvres (carnets, dessins et gravures). On se perd parfois dans le parcours proposé qui est non linéaire et bouscule la chronologie.

Plan de l’exposition.

Mon attention a été retenue par le thème du cirque dans son œuvre et par son amitié avec les poètes de son temps (Guillaume Apollinaire, Max Jacob, Pierre Reverdy, Paul Éluard)

En 1905, les oeuvres de Picasso se peuplent de saltimbanques. Le cirque Médrano installe alors son chapiteau près de son atelier du Bateau-Lavoir à Montmartre. Le peintre n’insiste pas sur les feux de la rampe, mais sur l’envers du décor : la pauvreté, la marginalité, l’existence errante et solitaire. Les prouesses acrobatiques, les moments de gaieté passés pendant le spectacle l’intéressent peu.

L’Acrobate à la boule. Bateau-lavoir, début 1905. Moscou, Musée Pouchkine.
Famille de saltimbanques. Printemps-automne 1905. Washington, National Gallery.

Il suit les poètes : Baudelaire, Verlaine et Apollinaire qu’il rencontre à la fin de 1904 et qui devient un ami essentiel. Le poème Crépuscule est significatif.

Crépuscule (Guillaume Apollinaire)

A Mademoiselle Marie Laurencin

Frôlée par les ombres des morts
Sur l’herbe où le jour s’exténue
L’arlequine s’est mise nue
Et dans l’étang mire son corps

Un charlatan crépusculaire
Vante les tours que l’on va faire
Le ciel sans teinte est constellé
D’astres pâles comme du lait

Sur les tréteaux l’arlequin blême
Salue d’abord les spectateurs
Des sorciers venus de Bohême
Quelques fées et les enchanteurs

Ayant décroché une étoile
Il la manie à bras tendu
Tandis que des pieds un pendu
Sonne en mesure les cymbales

L’aveugle berce un bel enfant
La biche passe avec ses faons
Le nain regarde d’un air triste
Grandir l’arlequin trismégiste

Alcools, 1913.

Portrait d’Apollinaire. Frontispice d’Alcools. Paris, Mercure de France, 1913. Paris, BnF.

Le texte évoque une arlequine « frolée par les ombres des morts », un charlatan « crépusculaire », un arlequin « blême » et un aveugle qui « berce un bel enfant ». On est entre deux mondes. Les saltimbanques sont des passeurs vers l’au-delà.

Ce thème du cirque réapparaît dans l’oeuvre du peintre quand il retourne au cirque Médrano avec son fils Paulo (1921-1975) vers 1930. Il est saisi par le spectacle lui-même. Le corps humain devient extravagant. L’acrobate est un homme-caoutchouc. Picasso est fasciné par les équilibristes. Ses tableaux sont le reflet d’une grande émotion personnelle.

L’Acrobate. Paris, 18 janvier 1930. Paris, Musée Picasso.
Acrobate bleu. Paris, novembre 1929. Paris, Musée Picasso.

Regarder Picasso à l’infini !